Bonzon J-P 9 La Roulotte du Bonheur

September 21, 2017 | Author: nathaliecoureges | Category: Reading (Process), Paris, Nature
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A la même librairie PAUL-JACQUES BONZON

1. • LE CHATEAU DE POMPON Premier livre de lecture courante. Cours préparatoire.

2. • POMPON A LA VILLE Lectures suivies. Cours préparatoire.

3. • LE JARDIN DE PARADIS Lectures suivies. C.P., C.E. 1" année.

4. • POMPON LE PETIT ANE DES TROPIQUES Lectures suivies. Cycle élémentaire.

5. • LA MAISON AUX MILLE BONHEURS Lectures suivies. Cycle élémentaire.

6. • LE CIRQUE ZIGOTO Lectures suivies. Cycle élémentaire.

7. • LE CHALET DU BONHEUR Lectures suivies. C.E., C.M. 1" année.

8. • LE RELAIS DES CIGALES Lectures suivies. Cycle moyen.

9. • LA ROULOTTE DU BONHEUR Lectures suivies. C.M. 2e année. 10. • YANI Cours moyen.

11.•AHMED ET MAGALI Cycle moyen.

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PAUL-JACQUES BONZON INSTITUTEUR LAURÉAT DU PRIX ENFANCE DU MONDE

La Roulotte du

BONHEUR LIVRE DE LECTURES SUIVIES COURS MOYEN ILLUSTRATIONS DE DANIEL DUPUY 205' MILLE

D E L A G R A V E

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PRÉFACE Paul-Jacques BONZON est surtout connu comme grand romancier de la jeunesse, d'ailleurs abondamment lauré (Second Prix " Jeunesse " en 1953. Prix " Enfance du Monde " en 1955. Grand Prix du Salon de l'Enfance en 1958). Ses ouvrages suscitent chez nos enfants — et chez bien des adultes — un intérêt croissant. Il sait, de longue expérience, que composer un livre de « lectures suivies » est une entreprise délicate, que le goût des jeunes est à l'action rondement menée, aux péripéties multiples voire violentes ou cruelles. Les livres d'évasion, de délassement, de bibliothèque, pour tout dire, laissent paraître ces caractères. Le livre de classe est tout autre chose. Il est destiné à l'élève et doit atteindre ce but tout simple mais combien essentiel : l'apprentissage de la lecture. C'est donc l'éducateur qui intervient ici. Or, Paul-Jacques Bonzon, écrivain, est aussi un pédagogue authentique et averti, à la tête d'une classe de cours moyen depuis bien des années. Un manuel, il le sait bien, doit être lu mot par mot, phrase par phrase. Or, un ouvrage nourri d'action, où l'intérêt de l'intrigue est tel que l'enfant ne pense qu'à dévorer les pages pour savoir « ce qui va se passer », ne saurait être un bon livre de lecture, lequel est fait pour apprendre à lire et à bien lire. LA ROULOTTE DU BONHEUR est donc un livre de lecture, non un livre de bibliothèque. L'intérêt d'une action rapide et soutenue fait place, ici, à un intérêt psychologique peut-être moins séduisant, du moins de prime abord, mais qui engagera l'enfant à réfléchir et l'attachera en profondeur. Paul-Jacques Bonzon a créé des personnages : Bertrand, Nadou, Bernard dont on sait bien qu'ils sont authentiques, d'une réalité faite de grands événements sans doute, mais aussi d'une infinité de petits détails. Chaque chapitre forme un tout en soi et n'appelle pas nécessairement la lecture du suivant. C'est intentionnellement aussi qu'on a restreint la place faite aux questions, aux explications, en fin de chapitre. L'expérience n'a-t-elle pas prouvé en effet que rien ne saurait remplacer les explications données par le maître lui-même, lesquelles savent s'adapter non seulement au milieu local et régional mais au niveau de la classe. Ce livre conviendra aux maîtres, nous pouvons l'affirmer car l'auteur vit leur expérience propre ; il plaira aux élèves : l'auteur est connu et aimé d'eux et il parle si bien leur langue ! Je pense enfin que Paul-Jacques Bonzon trouvera sa meilleure récompense dans cette contribution à raviver un goût combien précieux mais qui se perd : celui de la lecture bien entendue.

Paul VIGROUX, Inspecteur Général Honoraire.

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TABLE DES CHAPITRES 1 - La consultation 2 - Une ville grise 3 - Joël 4 - Pénibles souvenirs 5 - La lettre 6 - Au revoir la mer. 7 - Le rendez-vous manqué 8 - Un portillon diabolique 9 - Le soleil du Midi 10 - Premières impressions 11 - Mauvais débuts 12 - La composition. 13 - Règlement de comptes 14 - Nadou sait convaincre. 15 - Une prouesse de Bertrand 16 - La lettre 17 - Un beau métier 18 - La décision de Bertrand 19 - La lettre ne partira pas 20 - Projet de voyage 21 - Un départ mouvementé 22 - La grande bleue. 23 - Inquiétude 24 - La lettre de Joël 25 - Retour 26 - Tristesse 27 - Changement de vie. 28 - La rentrée . 29 - La salière de faïence 30 - Joël s'inquiète 31 - La lettre de Nadou 32 - Maladie

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33 - La Hautière 34 - Finette 35 - A cause de Finette 36 - L'espoir renaît 37 - Les violettes 38 - Augustine 39 - Un certain camion 40 - II est difficile de mentir 41 - La chaîne rompue 42 - Départ clandestin 43 - Grâce à Finette 44 - De braves gens 45 - Les faïences de Rouen 46 - Le carrefour Pompadour 47 - Deux ombres 48 - Une étrange arrivée 49 - Le récit de Bertrand 50 - Mme Chanac avait deviné 51 - Que deviendra Finette 52 - A la découverte de Paris 53 - La Tour Eiffel 54 - Autres découvertes 55 - Nouvelle brouille 56 - Du nouveau 57 - La caravane 58 - Tremblement de terre . 59 - Au bord du Doubs 60 - A quelque chose malheur est bon 61 - La route du soleil. 62 - La guerre a passé par là 63 - Avalanche de lettres Epilogue

118 121 124 128 131 134 138 142 145 149 153 157 160 164 168 172 176 179 183 187 191 195 199 204 208 212 217 221 225 230 235 241

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1 - LA CONSULTATION Une servante, coiffée d'un savant bonnet de dentelle juché (i) sur des cheveux d'un roux, flamboyant (2), introduisit Bertrand et sa mère. — Y a-t-il beaucoup de monde? demanda Mme Levasseur. — Une personne seulement ; vous n'attendrez pas longtemps ! La servante les fit entrer dans un petit salon rustique, égayé par un tableau haut en couleurs représentant une flottille de pêche, à l'ancre, dans un petit port normand. Bertrand s'assit sur une chaise, laissant à sa mère le fauteuil dont les ressorts gémirent en s'affaissant. Des illustrés traînaient, pêle-mêle, sur un petit guéridon. Trop impressionné, Bertrand n'osa y jeter un coup d'œil. Presque aussitôt, d'ailleurs, on entendit, à travers la cloison, des bruits de pas, de voix et de portes. Un homme en blouse blanche apparut, invitant du geste les deux clients à passer dans le cabinet voisin. Intimidée, Mme Levasseur ne retrouvait plus les phrases préparées en entrant. Le docteur la regarda, interrogateur. Elle bredouilla :

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— C'est pour mon garçon... mon fils. — Bien... et de quoi se plaint-il? — A vrai dire, monsieur le docteur (3), c'est difficile à expliquer. Il n'a jamais été très fort. Depuis plusieurs mois, il manque d'appétit. Il dort mal et se montre nerveux. Il ne se développe pas comme les enfants de son âge. — Je vois, fit le docteur... Quel âge as-tu, mon garçon? — Je vais avoir onze ans. — Hum ! long comme une asperge... une poitrine de moineau... Veux-tu te dévêtir jusqu'à la ceinture? Tandis que Bertrand s'exécutait, le docteur se tourna vers la mère. — Vous êtes de Cherbourg? — Non, monsieur le docteur, de Guerville, à une trentaine de kilomètres d'ici. — Guerville?... Il y a pourtant un médecin là-bas, mon vieil ami Bachelet. — C'est lui-même qui nous a conseillé de venir vous voir... parce que vous avez la radio. Le docteur balança la tête, approbateur. — Excellente idée, en effet. Il n'en fallut pas davantage pour affoler la pauvre femme. — Alors, monsieur le docteur, c'est grave, vous croyez? — Nous allons voir. Bertrand achevait d'enlever son maillot de flanelle. Le médecin fit la moue devant ce torse trop grêle, cette poitrine trop creuse. De ses grosses mains, il prit les épaules de l'enfant et les redressa. — Eh ! bien, fit-il en souriant, on ne sait donc pas se tenir droit à Guerville? Bertrand rougit. Le docteur prit son stéthoscope (4) sur le bureau, l'appliqua sur la poitrine nue. — Respire fort... encore. Bien! Veux-tu tousser maintenant? A l'écart, MIÏU' Levasseur retenait son souffle comme si ses propres oreilles pouvaient percevoir quelque bruit insolite (5). — Alors, monsieur le docteur? redemanda-t-elle, anxieuse. Le praticien (6) ne répondit pas. D'un petit signe, il l'invita au silence. Puis, à Bertrand : — Dans le dos, à présent ; c'est ça, les bras bien en avant. L'examen durait trop. Sûrement, il y avait quelque chose. Mon Dieu !

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si c'était... Pourtant, elle l'avait toujours si bien soigné son Bertrand. Tous les hivers il prenait régulièrement son fortifiant. - C'est bien, fit le docteur en reposant son petit appareil de bois. Si vous voulez me suivre à côté... Il poussa une porte donnant sur une sorte de petite salle obscure, mystérieuse où, dans la pénombre, brillaient vaguement les nickels d'un étrange appareil. Mme Levasseur tressaillit. Oh ! si, tout à coup, elle allait apprendre que son Bertrand était très malade!...

LES MOTS (1) juché : le verbe jucher s'emploie d'ordinaire pour les volatiles qui ont l'habitude de se percher pour dormir. Employé ici au sens figuré. (2) Roux flamboyant : des cheveux roux qui ont la couleur vive, éclatante, d'une flamme. (3) Monsieur le docteur : habituellement on dit simplement : docteur. C'est par souci de grande politesse que Mme Levasseur ajoute « monsieur ». (4) Stéthoscope : petit instrument de bois ou de métal, utilisé par les médecins pour l'auscultation.

(5) Insolite : Contraire aux règles ou à l'usage, inhabituel. (6) Praticien : se dit de celui qui exerce un art, un métier, dont il connaît les procédés pratiques. Il s'emploie surtout pour désigner les médecins. LES IDÉES Quelle maladie Mme Levasseur peutelle donc redouter pour son fils ? De quel verbe l'adjectif « approbateur » est-il parent ?

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2 - UNE VILLE GRISE Bertrand et sa mère venaient de quitter le cabinet du docteur et descendaient une rue étroite, aux pavés moites, suant l'humidité. Du ciel gris, où le vent marin poussait de lourds troupeaux de nuages, tombait un impalpable crachin (1) qui adhérait aux vêtements comme une rosée. Ils arrivèrent sur le port où étaient amarrés deux remorqueurs luisants de pluie et tout une flottille de chalutiers. L'autobus de Guerville était là, arrêté au pied d'une immense grue au bras inerte (2), mais il ne repartirait pas avant deux bonnes heures. — Nous sommes partis de chez nous depuis longtemps, fit Mme Levasseur, tu dois avoir faim. Bertrand hocha la tête, mais, presque aussitôt, rattrapa son geste. — Oui... peut-être. - Ah! tant mieux, tu me fais plaisir. La Normande chercha une boulangerie et en rapporta des croissants, - Si nous nous reposions un moment dans un café, proposa-t-elle, je quitte si peu souvent Guerville que tout ce bruit m'étourdit.

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En vérité, elle avait surtout grand besoin de se remettre de ses émotions, de parler à Taise avec Bertrand de cette visite chez le docteur. Ils entrèrent dans le premier petit café qu'ils rencontrèrent, un de ces cafés défraîchis et sans luxe comme on en trouve dans tous les ports. En plein après-midi, la salle était déserte. Ils s'installèrent au fond, sur une banquette de faux cuir rouge. Entre la mère et l'enfant, il y eut d'abord un long silence pendant lequel Bertrand grignota distraitement son croissant. — Dis, maman, tu es contente?... — Oh ! oui, très contente. Je craignais tant qu'on te trouve un méchant mal à la poitrine. De ce côté-là, je suis rassurée... seulement!... - Puisque le docteur a dit que ce n'était pas grave... - Pas grave, peut-être, mais tu te souviens de ce qu'il a expliqué. C'est l'air de la mer qui ne te convient pas ; le climat est trop rude dans le Cotentin. Tant que tu resteras à Guerville... - Nous partirons ailleurs, comme le docteur a dit. — Mon pauvre petit, comme tu vas vite! Tu ne te rends pas compte et le médecin non plus, bien sûr. Avec de l'argent on peut aller n'importe où. Mais nous?... Où trouver un logement, du travail?... sans parler de ton frère, que je ne peux pas abandonner avant qu'il soit marié et installé.

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Elle se tut. Le garçon apportait deux tasses de café accompagnées de deux petits verres d'eau-de-vie de cidre, selon l'usage en Normandie. Mme Levasseur repoussa les verres et poursuivit: - Quant à t'envoyer chez des parents, ce n'est pas possible. Toute notre famille habite sur la côte. Il y a bien le cousin Chardin, à Saint-Lô, mais c'est encore si près de la mer... et avec ses quatre enfants. Bertrand regretta ses paroles, dites à la légère ; le visage soucieux de sa mère l’affligea (3). — Ah! soupira Mme Levasseur, si ton père était encore là, comme tout serait plus facile. Il savait si bien prendre une décision. Mon Dieu! une femme restée seule pour élever ses enfants est bien à plaindre... Et pourtant, le docteur l'a répété, plus tôt tu partiras, mieux cela vaudra pour toi. Gentiment, Bertrand se pencha vers sa mère et l'embrassa. - Ne te tracasse pas trop ; je ne suis pas vraiment malade ; nous avons le temps de réfléchir. Ils parlaient ; les aiguilles de l’œil-de-bœuf (4) au fond de la salle, tournaient. Mme Levasseur songea aux menues courses qu'elle s'était proposé de faire en ville, à l'ordonnance du médecin... Ils quittèrent le café. Dehors, la même petite pluie fine et froide engluait (5) toutes choses, confondait le ciel et la mer. Bertrand éternua. — Oh! murmura Mme Levasseur, si tu allais encore t'enrhumer. Ils s'éloignèrent, tandis que, dans la rade, au loin, mugissait la sirène étouffée d'un paquebot.

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3 - JOËL Mme Levasseur ne cessait de chercher une solution et n'en trouvait aucune qui lui convînt. Certes, elle aurait pu placer Bertrand dans un préventorium (i), comme le lui conseillait le médecin de Guerville ou dans une pension de montagne, comme il en existe dans les Alpes ou le Jura ; mais ce mot de préventorium l'effrayait. Elle se représentait un hôpital plein d'enfants moribonds (2) rongés par la fièvre. Quant à la pension, oh ! non, jamais Bertrand ne s'habituerait dans une maison où il ne connaîtrait personne, où il se sentirait loin de chez lui! — Tu as tort, déclara Joël, son fils aîné, Bertrand n'est plus tout à fait un gamin, je suis sûr que si papa était encore là, il te blâmerait de le garder dans tes jupes. — Peut-être, soupira Mme Levasseur, mais tu connais Bertrand, il est si sensible, si émotif, si nerveux, un rien l'exalte ou l'accable (3). Que deviendrait-il, livré à lui-même? Joël sourit doucement. — Il faut pourtant bien que les enfants s'envolent, un jour. A vingt-trois ans, avec sa carrure athlétique, son visage buriné par les embruns, mangé par le sel, Joël n'était plus un enfant, mais un homme viril, mûr, réfléchi. Il aimait sa mère d'un amour profond et savait la conseiller. — Je comprends, maman, je comprends tes hésitations, mais laissemoi réfléchir à tout ça ; fais-moi confiance. Je finirai bien par trouver une solution qui arrangera tout. Un soir, en effet, au retour de deux jours et deux nuits de pêche sur le banc des Minquiers, alors que Bertrand était déjà couché, il déclara :

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- Pour les terriens, la nuit porte conseil. Pour nous, c'est le grand large qui nous aide à débrouiller les affaires compliquées. Voilà à quoi j'ai pensé en halant mes filets : si nous écrivions aux Chanac? — A Pierre Chanac? — Pourquoi pas? Il habite dans le Midi, ou presque. Je ne suis pas très calé en géographie, mais je crois me souvenir que le département de la Lozère est montagneux. Il trouverait peut-être une maison où Bertrand serait bien soigné et où M. Chanac pourrait venir le voir de temps en temps. C'était un bon camarade de papa ; ils se sont battus côte à côte au maquis, pendant la guerre ; ce sont des choses qui comptent et ne s'oublient pas. Mme Levasseur hocha la tête : — Bien sûr, quand les Chanac sont passés nous voir, il y a quelques années, je les ai trouvés charmants, mais de là à leur demander pareil service... Et qui sait ce qu'ils sont devenus? Depuis longtemps, nous n'avons plus reçu de nouvelles, — Ecrivons toujours, nous verrons bien. La Normande soupira et ne répondit pas. Elle se leva, traversa la cuisine pour décrocher le calendrier du facteur, pendu derrière le fourneau et regarda la carte de France collée au dos. Longtemps, elle contempla la mosaïque (4) colorée des départements. - La Lozère, voyons, où est-ce, au juste? De son gros doigt, Joël désigna une tache rosé presque au bas de la carte. — Mon Dieu! s'écria la pauvre femme, si loin!... toute la France à traverser. C'est là que tu voudrais envoyer notre Bertrand?...

LES MOTS (1) Préventorium : établissement où l'on reçoit tes personnes fatiguées, convalescentes mais non malades. (2) Moribonds ; près de mourir. (3) Un rien l'exalte ou l'accable : un rien suffit pour le transporter de joie ou pour le chagriner profondément.

(4) Mosaïque : dessin formé par de nombreuses petites figures de couleurs différentes posées les unes contre les autres. LES IDÉES Que pensez-vous des hésitations de Mme' Levasseur. A votre avis a-t-elle raison ? Cherchez, sur une carte, où se trouve la Lozère ?

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4 - PÉNIBLES SOUVENIRS Quand il apprit que Joël avait écrit à Pierre Chanac, Bertrand se montra ravi. Pour lui, aucun doute, l'ancien camarade de son père allait accepter et lui, Bertrand, partirait pour le Midi. Et pourtant, il connaissait à peine ces lointains amis de sa famille, venus juste une fois à Guerville, pendant leurs vacances, sept ans plus tôt. Sept ans ! Bertrand n'en avait alors que quatre. Comment pouvait-il' se souvenir, alors que sa mémoire ne lui laissait, de son père, mort quelques mois plus tard, qu'un portrait infidèle (i)? — Maman, demanda-t-il un soir, parle-moi encore de ces amis de papa. Comment papa les avait-il connus puisqu'ils habitent si loin? Mme Levasseur eut un sourire un peu triste et posa la main sur l'épaule de son fils. — Vois-tu, Bertrand, je n'ai guère envie de parler de tout cela. Trop de tristes souvenirs me reviennent. Oh! je ne veux pas parler du camarade de ton père... mais de la guerre. Elle nous a fait tant de mal, la guerre! tu n'étais pas né ; tu ne pourrais guère comprendre... Il s'assit près d'elle et lui prit les mains.

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— Je sais, c'est à cause de la guerre que papa n'est plus parmi nous, mais raconte-moi quand même. Elle regarda encore son fils avec tendresse ; une larme borda sa paupière, comme une goutte de rosée. — Oui, c'est à la guerre que ton père et Pierre Chanac se sont connus. Au moment de la grande débâcle (2), en 1940, ton père avait eu la chance de n'être pas fait prisonnier. Après l'armistice, il était revenu à Guerville et, aussitôt, s'était enrôlé dans la Résistance, comme beaucoup de marins du pays. A bord du chalutier, il conduisait clandestinement (3) des patriotes en Angleterre. Hélas! un jour, il s'était fait prendre, juste au moment de quitter le petit port d'Auderville, tu sais, tout près d'ici. Les Allemands l'avaient emmené vers un camp de concentration. Dieu merci! il avait pu s'évader du train qui le conduisait en Allemagne, mais, pour lui, il n'était plus possible de revenir à Guerville. Il s'était réfugié très loin, dans les montagnes du Vercors. C'est là qu'il avait rencontré Pierre Chanac. Tout de suite, ils étaient devenus camarades... plus que des camarades. Au cours de la grande attaque allemande sur le Vercors, en 44, ils se trouvaient encore ensemble. Avec son air tranquille, ton père était le plus intrépide, le plus courageux des hommes. Un jour, après un engagement (4), il était allé à la recherche de son camarade, blessé, qui gisait dans un fourré. C'est en le ramenant qu'il avait reçu cette balle dans la poitrine, cette balle si mal placée, tout près du cœur, que plus tard, aucun chirurgien ne voulut se risquer à l'enlever. — Oui, je sais, maman. — Les médecins semblaient d'ailleurs avoir raison, puisque ton père s'était remis, qu'il avait même pu reprendre la pêche, à sa sortie de l'hôpital de Grenoble... Hélas, c'était trop beau ; ce maudit petit morceau de métal, qu'on croyait devenu inoffensif, n'avait pas dit son dernier mot. Un matin, ton père rentrait d'une nuit de pêche et traversait la place quand tout d'un coup, il s'est abattu, comme une niasse, contre une marche de l'église, làbas, vois-tu, la petite marche d'ardoise bleue. Et il est resté là, inerte, la main collée contre sa poitrine. C'était fini. Sept ans après, la guerre venait de le tuer. Mme Levasseur avait sorti son mouchoir et s'essuyait les yeux tout en regardant une petite photo encadrée, au milieu du buffet, posée contre la grosse cruche de cuivre, une petite photo représentant un marin souriant, la pipe aux dents, le suroît (5) sur la nuque, la main à la barre d'un bateau de pêche.

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II y eut un long, très long silence, puis la pauvre femme murmura, à voix basse : — La guerre!... l'horrible chose. Puisses-tu ne la connaître jamais, mon petit Bertrand...

LES MOTS (1) Portrait infidèle : portrait qui manque de ressemblance. (2) Débâcle : déroute, retraite précipitée. (3) Clandestinement : en cachette. (4) Engagement : petit combat ne mettant aux prises que peu d'hommes. (5) Suroît : coiffure de toile huilée qui protège la tête et surtout la nuque des marins. Désigne aussi le vent du sud-ouest.

LES IDÉES Quand Mme Levasseur dit : « Oh ! je ne veux pas parler du camarade de ton père » que veut-elle signifier ? Que veut dire : camp de concentration. Décomposez le dernier mot pour l'expliquer. Que signifie cette expression : ne pas dire son dernier mot. Employez-la dans une phrase.

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5 - LA LETTRE On était au début de mars. Le soleil se couchait maintenant plus tard sur la mer et les barques dormaient moins longtemps dans le port. Déjà onze jours que Joël avait écrit ; et aucune réponse n'arrivait. — Le temps passe, conclut un soir Mme Levasseur avec une pointe de mélancolie, et avec le temps, tout s'efface. L'ancien camarade de mon mari est sans doute trop pris par la vie ; il nous a oubliés. — Oubliés? s'écria Joël.,. Oh! certainement pas. Je n'ai vu Pierre Chanac qu'une fois, il m'a tout de suite paru de la même trempe que papa... et papa, lui, n'aurait pas oublié ! — Alors, attendons avant de chercher ailleurs. Trois jours passèrent encore. Chaque midi, en rentrant de l'école, où il retournait depuis une semaine, Bertrand jetait un bref regard sur le coin du buffet où le facteur déposait les rares lettres qui arrivaient à la maison. — Toujours rien, maman? — Rien encore.... il ne faut plus y penser. Joël se faisait des illusions (i). Si gentils qu'ils soient, les Chanac ne pouvaient pas grand chose pour nous. Et puis, un matin, alors qu'on n'attendait plus, le facteur tendit une enveloppe. C'était un jour de congé. Bertrand n'était pas en classe. Il se jeta sur la lettre, la tourna dans tous les sens pour déchiffrer le tampon de la poste. — C'est lui, maman! c'est M. Chanac!.,. Les doigts tremblants, Mme Levasseur prit la lettre, puis, presque effrayée par le visage rayonnant de son fils :

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- Oh ! Bertrand, tu serais donc si heureux de partir, de nous quitter ? Bertrand resta interdit. La petite phrase de sa mère lui fit mal. Pouvait-elle comprendre qu'on puisse être à la fois triste de quitter ceux qu'on aime et heureux de partir? — Puisque c'est pour ma santé, maman, pour que je devienne fort comme Joël. Sans hâte apparente, Mme Levasseur ouvrit l'enveloppe avec la pointe d'une aiguille à tricoter ; mais, trop émue, elle tendit la missive (2) à Bertrand. — Lis pour moi, veux-tu? La lettre était longue, d'une écriture rapide et aisée. « Chère madame, « Tout d'abord, excusez mon très long retard à vous répondre. Ce n'est pas tout à fait notre faute. Je porte un nom courant dans notre région. Trois familles s'appellent Chanac à Sainte-Enimie. Votre lettre a été déposée dans la boîte d'un homonyme (3) qui, par malchance, était absent pour quelques jours... « Enfin, l'essentiel est qu'elle soit bien arrivée. Notre chagrin de savoir votre petit Bertrand souffrant est atténué par la confiance que vous nous faites en vous adressant à l'ancien compagnon d'Yves Levasseur. Voici donc la solution toute simple que je vous propose : Bertrand viendra chez nous. Ma femme sera heureuse de l'accueillir, de s'occuper de lui. Sainte-Enimie n'est qu'un modeste village au pied du Causse, mais son climat sec est excellent. La maison est grande et agréable ; si agréable que nous sommes toujours restés là, bien que mon travail me retienne cinq jours sur sept à Nîmes. Bernard et Nadou, mes deux enfants, se font déjà une grande joie d'avoir un nouveau compagnon ; tous trois sont presque du même âge ; ils s'entendront à merveille. « Acceptez donc cette proposition et surtout, chère madame, ne me remerciez pas. Je n'oublierai jamais que je dois la vie à votre mari. Nous attendons donc Bertrand le plus tôt possible ; je pense qu'il est assez grand pour faire seul le voyage jusqu'à Nîmes. Qu'il y arrive de préférence un vendredi ; je serai à la gare et nous remonterons ensemble à Sainte-Enimie. Nous attendons donc une prochaine lettre qui nous donnera votre accord. « En vous remerciant encore une fois d'avoir pensé à nous, je vous prie d'accepter, chère madame Levasseur, toute ma sincère et affectueuse amitié. » « Pierre Chanac. »

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La lecture terminée, Bertrand leva les yeux vers sa mère. La pauvre femme était bouleversée. Il eût été impossible de discerner si elle était au bord des larmes ou de la joie. - Oh! murmura-t-elle simplement, c'est bon de penser que là-bas, si loin, à l'autre bout de la France, on puisse trouver de vrais amis prêts à vous aider... Puis, souriant à son fils : - Alors, mon petit Bertrand, me voilà maintenant au pied du mur (4). Il faudra donc que je te laisse partir? Bertrand ne répondit pas et embrassa sa mère, sentant bien qu'une caresse valait mieux que n'importe quels mots.

LES MOTS (1) Se foire des illusions : croire à des choses qui ne peuvent pas arriver. (2) Missive : synonyme de message. (3) Un homonyme : une personne qui porte le même nom que soi. (4) Être au pied du mur ; être obligé de faire ce qu'on hésitait à entreprendre.

LES IDÉES Que signifie cette expression : être de la même trempe. En recevant la lettre, Mme Levasseur est très émue. Elle pense à deux choses opposées : lesquelles ? Que pensez-vous de M. Chanac. Quelles qualités possède-t-il ?

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6 - AU REVOIR, LA MER! Grande animation sur le quai de la gare de Cherbourg. Un long train noir attend, impatient, crachant une épaisse fumée que le vent d'ouest rabat. Bertrand cache mal sa joie. Jusqu'au dernier moment, il a craint que sa mère ne le retienne, effrayée à la pensée d'un voyage solitaire pour son fils et d'une aussi longue séparation. Non ; Joël a bien su plaider la cause de son frère, calmer les appréhensions de sa mère. Elle a fini par accepter. A quoi ne consentirait-elle pas pour la santé de son Bertrand ? Elle Ta accompagné jusqu'à Cherbourg, avec Joël qui a sacrifié une journée de travail pour ne pas la laisser revenir seule, à Guerville, le cœur lourd. — Comme tu parais heureux, soupire la Normande en regardant son fils ; ma parole, depuis que tu sais que tu vas partir là-bas, tu as déjà repris meilleure mine. Et, ma foi, c'est presque vrai. Il se sent tout autre. Sa nervosité (i) maladive est devenue un énervement (2) agréable. Il va découvrir des pays nouveaux, voir enfin Paris dont il a si souvent rêvé. Quel voyage! Il n'arrivera que le lendemain et devra, jusque-là, se débrouiller comme un homme.

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Comme un homme!... Quelle griserie! D'un seul coup, il se trouve grandi de trois ou quatre ans. Il n'est plus le petit garçon dont on s'occupe trop mais le voyageur qui traverse tranquillement la France tout entière... comme un homme ! L'heure du départ approche. Les voyageurs prennent leur place. Joël est monté dans le wagon pour installer son frère. — Là, dans ce coin, à gauche, contre la vitre, tu pourras apercevoir, au passage, la cathédrale de Bayeux et les quartiers neufs de Caen. Le sac de marin et la valise déposés dans le filet, ils redescendent sur le quai d'où Mme Levasseur a suivi l'installation. — Vois-tu, fait-elle, pour se persuader qu'elle est heureuse et ne laisser aucun regret à Bertrand, à présent, je suis contente de te voir partir... simplement, ce qui me soucie, c'est cette traversée de Paris ! — Ne t'inquiète pas, maman, puisque Mme Ledolley m'attendra à la descente du train. Mme Ledolley est une ancienne Guervillaise ; partie à Paris, ou plutôt à Levallois, où son mari travaille, elle a quitté le pays depuis deux ans ; Bertrand se souvient bien d'elle. Quand on lui a écrit pour lui demander de piloter Bertrand de la gare Saint-Lazare à la gare de Lyon, elle a accepté avec empressement. — Surtout, insiste Mme Levasseur, si tu ne l'aperçois pas tout de suite, attends-la, près de la grille de la sortie, comme elle l'a bien recommandé, là où l'employé ramasse les billets. Puis, brusquement, reprise par son éternelle inquiétude maternelle : — Mon Dieu ! et si elle ne venait pas ! — Eh bien, il se débrouillera, tonnerre de sabord, lance Joël en riant, il a une langue, que diable, et à Paris, on parle français... Mme Levasseur sourit, n'ose insister ; mais c'est plus fort qu'elle, elle reprend ses recommandations cent fois répétées. — Tu sais que j'ai mis les sandwiches au jambon au fond de ton sac, enveloppés dans la serviette... fais bien attention en rebouchant ta bouteille d'eau minérale... surtout, n'oublie pas de mettre ton second pull-over, la nuit prochaine dans le train... Mais Bertrand n'écoute pas... ou plutôt, \\feint (3) de ne pas entendre, car il vient de voir sourire, à travers la vitre du wagon, la grosse dame qui sera sa voisine. Enfin, l'heure du départ est là, inexorable (4). — En voiture, Paris, en voiture !...

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Une ultime embrassade et Bertrand rejoint son compartiment. Par la vitre baissée, il tend les mains. — Ne t'inquiète pas, maman ; je t'écrirai tout de suite en arrivant... Un coup de sifflet, une légère secousse, un glissement imperceptible ; sans bruit, le long train démarre. Bertrand se penche, cheveux au vent. Il suit, comme si elles s'éloignaient à reculons, la silhouette trapue de Joël et celle, toute menue, de sa mère qui agite un mouchoir. Puis, brusquement, la courbe de la voie emporte la gare, ne laissant plus entrevoir, un instant, par-dessus les toits, que les superstructures (5) du paquebot anglais Queen Elisabeth, ancré au quai de France. C'est fini. Lentement, Bertrand remonte la vitre et s'assied. C'est étrange! Lui si impatient, si heureux de partir, sent tout à coup monter en lui une indicible impression de tristesse, d'abandon. Il pense au chagrin de sa mère dont il s'est si peu soucié et se reproche de ne pas l'avoir mieux embrassée. Ses yeux papillotent. Va-t-il se mettre à pleurer ? Il serre ses paupières, très fort, pour contenir les larmes. En face, la grosse dame, qui s'est déjà mise à tricoter, ouvre une petite boîte 24

- Tiens, mon petit, prends un bonbon ; ça te fera oublier ton chagrin ! Elle a dit « mon petit ». Bertrand rougit, honteux, vexé. Par politesse, il accepte le bonbon mais, aussitôt, fouillant sa poche, il en tire un indicateur tout neuf et, comme un homme, se plonge dans la lecture aride des chiffres... LES MOTS (I) Nervosité ; état d'agitation et d'inquiétude durable qui constitue une sorte de maladie. (2) Enervement : même état, mais causé par un événement, un fait précis. (3) Feint : du verbe feindre : faire semblant. (4) Inexorable : qui ne peut manquer d'arriver, par exemple, la mort est inexorable. (5) Superstructures : parties supérieures du navire.

LES IDÉES Recherchez, dans la lecture, la petite phrase qui montre le mieux l'amour de Mme Levasseur pour Bertrand. Pourquoi l'auteur répète-t-il plusieurs fois l'expression ; « comme un homme » ? Quand la dame lui a dit « mon petit » qu'aurait pu répondre Bertrand s'il avait osé. Essayez de composer cette réponse.

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7 - LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ

De grosses lettres rouges sur un panneau planté en plein champ : PARIS : 28 KM. Le compartiment commence à s'agiter. Dans le soir qui descend, défilent les lumières de petites villes de banlieue. Comme un pursang (i) qui sent l'écurie, le train semble forcer sa vitesse. Paris! ce mot merveilleux effraie presque Bertrand, à présent. La banlieue est déjà si grande , que doit être Paris ! Et tout à l'heure, en débarquant, s'il ne trouvait pas Mme Ledolley?... Mais non, pourquoi s'inquiéter? S'il ne la reconnaît pas, elle lui fera signe ; de toute façon, le rendez-vous est précis, près du préposé aux billets. Comme tout le monde, il commence à descendre ses bagages : la grosse valise et le sac de marin, acheté tout exprès aux galeries Jean-Bart, à Cherbourg. Maternelle et souriante, la grosse dame qui a eu le temps, pendant les six longues heures du trajet, de finir une chaussette, lui demande : — On t'attend, à l'arrivée? — Oh! oui, madame, on m'attend.

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Mais aussitôt, il ajoute, d'un air détaché : — Et si je ne trouve personne, je saurai me débrouiller. Dehors, les lumières défilent, plus nombreuses, plus serrées, grappes énormes sous le ciel sombre, des lumières qui, tout à coup, se reflètent dans l'eau. — La Seine, murmure quelqu'un, nous arrivons. Deux ponts, un court tunnel, des aiguillages sur lesquels le wagon tressaute et le train ralentit. Les couloirs s'emplissent. Son sac sur le dos, sa valise à la main, Bertrand suit la foule pressée de mettre pied à terre. Quel monde! Enfin, le voilà sur le quai. Cœur battant, tête levée, il cherche, des yeux, les grilles de la sortie. Dans la cohue, il ne voit rien. Les aurait-il dépassées?... Il avance toujours, suivant le troupeau de voyageurs. — Billets, s'il vous plaît!... Il s'arrête, pose sa valise et, le nez en l'air, cherche un visage. Une voix gouailleuse (2), derrière lui, l'interpelle: — Si tu veux compter les étoiles, tu ferais mieux de sortir de la gare! Il s'écarte. Un peu plus loin, comme il vient à nouveau de poser sa valise pour inspecter l'horizon, il se trouve aussitôt entouré : — Porteur?... Commissionnaire?... Taxi?... — Non, merci! Il repousse les importuns (3) mais, sans doute, pas assez vivement, car ils insistent. Pour s'en débarrasser, il s'éloigne et, après un détour, revient près des fameuses grilles. Le flot des voyageurs s'écoule toujours, moins dense, devant la grosse locomotive qui halète comme un chien après une course éperdue. Voici encore un matelot qui se jette dans les bras de sa femme ou de sa fiancée, une vieille dame infirme qu'on roule sur un chariot, un monsieur chauve qui boite. C'est fini, les grilles se referment. Mme Ledolley n'est pas venue. Bertrand veut espérer encore et surtout se cacher son inquiétude. Elle a manqué son autobus... ou le métro ; elle va arriver ; certainement, elle ne peut pas manquer de venir. Dix minutes ! Son sac et sa valise à ses pieds, il attend, planté devant la grille noire. Peu à peu, l'angoisse monte en lui. Dix minutes encore! Mme Ledolley se serait-elle trompée d'heure... ou de train? Avisant un convoi qui arrive, sur un autre quai, il reprend ses bagages, court à travers la foule, se faisant invectiver (4) par des voyageurs qu'il bouscule. Ce train est l'express de Dieppe. Mme Ledolley sait bienqu'on ne prend

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pas le train à Dieppe pour arriver de Guerville. Il revient en courant vers son point de départ. Trente-cinq minutes! L'espoir s'amenuise (5). Elle ne viendra pas. Il se trouve seul, perdu, dans la grande ville inconnue. Découragé, il s'assied sur sa valise, la tête dans les mains. Que faire?...

LES MOTS (1) Pur-sang : cheval de race pure, cheval de course. (2) Voix gouailleuse : voix qui plaisante d'une façon un peu vulgaire. (3) Un importun : est une personne qui nous agace par sa présence, par ses demandes répétées. Voir la fable de La Fontaine : Le coche et la mouche. (4) Invectiver : lancer des invectives, des paroles arrières, violentes ou injurieuses.

(5) S'amenuise diminue ; exactement devient menu. LES IDÉES Regardez la carte et recherchez les villes traversées par Bertrand de Cherbourg à Paris. Pourquoi répondit-il à la grosse dame d'un air détaché ? Essayez de trouver quatre raisons pour lesquelles Mme Ledolley aurait manqué le rendez-vous.

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8 - UN PORTILLON DIABOLIQUE Il est toujours là, assis sur sa valise, la tête lourde, pleine des bruits de cette gare immense, pleine de ses pensées désorientées, quand de brefs coups de sifflet d'un employé le tirent de son isolement. Un train arrive lentement, à reculons, un train vide, qui vient attendre sa cargaison humaine. Au flanc de chaque wagon, une pancarte : Cherbourg. Bertrand tressaille. Ainsi, ce train va repartir là-bas! Demain matin, quand le jour se lèvera, sa locomotive s'arrêtera près du port, devant les bassins pleins de bateaux!... Alors, ô miracle! la détresse qui l'étreignait, la folle envie de repartir à Guerville qui, depuis une heure, montait en lui, insidieuse (I) d'abord, puis impérieuse (2) comme une marée, retombe brusquement. Puisqu'il pourrait, demain, revoir Guerville, il n'est plus perdu. Oh! pourquoi s'est-il abandonné à la détresse? Devant ses yeux, repasse l'image de la grosse dame au tricot. Il revoit son sourire apitoyé, entend sa voix : « Tiens, mon petit, ça te fera oublier ton chagrin. » Vraiment, la phrase désobligeante lui est restée sur le cœur. Eh! bien non, il n'est plus un enfant... et il va le prouver. Après tout, traverser Paris n'est pas la mer à boire. Mme Ledolley n'est pas venue, tant pis ! Le train de Nîmes ne part de la gare de Lyon qu'à onze heures ; il a tout son temps. Il a presque envie de rire de sa stupidité. Crânement, il jette son sac sur l'épaule, empoigne sa valise, traverse l'immense salle des Pas-Perdus, longue comme un boulevard, grouillante comme une foire, et descend un large escalier de pierre. L'air du dehors, plus vif qu'à Cherbourg, le saisit. Ebloui par les enseignes lumineuses qui rampent, dansent, courent, gesticulent le long des murs, étourdi par le trafic hallucinant de la place, il reste hébété. Dire qu'il prenait Cherbourg pour une grande ville!... — Taxi, jeune homme?... Il hésite. Joël, qui est venu deux fois dans la capitale, lui a dit : les taxis sont pour les gens riches. Mais Joël a aussi parlé du métro, ce train sou-

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terrain qui vous emmène n'importe où pour une somme dérisoire (3). Le métro!... Pourquoi pas. C'est Joël qui restera ébahi quand il lui écrira qu'il a traversé Paris, tout seul, en métro. - Alors, jeune homme, taxi?... — Non, merci! Une entrée du métro s'ouvre justement à deux pas. Il descend quelques marches. Une bouffée d'air chaud et fade lui monte au visage. Un long couloir ; des flèches, des noms partout ; un autre couloir qui débouche dans une sorte de rotonde pleine de vitrines, un guichet : billets. Toute assurance retrouvée, il suit la file d'attente. Pas du tout impressionnant le métro!... Son billet au bout des doigts, il demande à un ouvrier qui lave des vitres : — S'il vous plaît, m'sieur, pour aller à la gare de Lyon? — Direction ; Porte des Lilas ; tu changeras d'abord à Réaumur ensuite au Chatelet. Direction Porte des Lilas, bon ; il n'y a qu'à suivre les flèches. Un couloir, encore un autre ; le voici sur le quai, au milieu d'une foule énorme. Une rame arrive, déjà bondée (4), jamais il ne pourra monter. Mais il se sent bousculé, entraîné, poussé, irrésistiblement vers le wagon où il se trouve coincé entre une négresse et un vieux barbu qui le regarde d'un mauvais œil, à cause de sa valise encombrante. Quelle chaleur! Le train démarre, s'arrête. Déjà une gare? A chaque arrêt, au milieu des remous du wagon, il se dévisse le cou pour lire le nom de la station : RéaumurSébastopol. C'est là. Vraiment, circuler dans le métro est simple; il suffit de savoir lire. Un couloir, encore un autre, une flèche qui l'invite à tourner à gauche, une autre à tourner à droite et le voici sur un nouveau quai. Cinq minutes plus tard il débarque à la station Chatelet. Recommençons à suivre les flèches. Hélas! on ne devient pas Parisien aussi vite. Il ne tardera pas à l'apprendre. Le sac sur le dos, la valise au poing, il va déboucher sur un quai quand tout à coup, il voit un portillon vert se fermer lentement, comme mû par une main invisible. Résolument il veut le pousser ; le portillon résiste. Il insiste. Inexorablement, la diabolique petite porte continue de se refermer. Tant pis, essayons de passer quand même. Il se glisse de biais. Hélas! son sac de marin épaissit considérablement sa silhouette. L'étau se resserre. Il se déhanche pour y échapper. Impossible, il reste coincé là, comme dans une souricière... tandis que le train qui entre en gare offre à

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ses passagers le spectacle d'un pantin gesticulant. Sur le quai, ce ne sont que rires et quolibets (5)... Et le supplice dure jusqu'à ce que, le train reparti, le portillon se rouvre tout seul, comme par enchantement, libérant son prisonnier. Ah! le petit Normand s'en souviendra longtemps, des portillons automatiques du métro. Si, de Paris, il ne conserve qu'un souvenir, ce sera bien celui-là...

LES MOTS (1) Insidieuse : sourde, sournoise, qui entre en soi sans qu'on s'en aperçoive. (2) Impérieuse : qui commande, qui ordonne. (3) Un prix dérisoire : un prix si minime, si faible, qu'il est insignifiant, qu'on peut en rire. (4) Bondée : comparaison avec un tonneau, empli jusqu'à la bonde.

(5) Quolibets : plaisanteries, moqueries.

railleries,

LES IDÉES Ce texte pourrait être coupé en trois grands paragraphes. Lesquels ? Remarquez un passage où les phrases sont construites sans verbe. Pourquoi l'auteur les a-t-il supprimés ? Pris dons le portillon : Bertrand éprouve deux sentiments : lesquels ?

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9 - LE SOLEIL DU MIDI Nîmes!... Tout le monde descend! Les voyageurs se répandent sur le quai. Enveloppé dans son manteau trop court (il le porte depuis deux ans), Bertrand cherche quelqu'un, à travers la foule, comme la veille à la gare Saint-Lazare. Mais ses expériences l'ont aguerri (i) et à Nîmes, ni métro ni portillons automatiques. Il avance en titubant, comme un marin qui met pied à terre après une traversée houleuse. Quel voyage! Il a roulé toute la nuit et n'a pas dormi plus de trois heures. La fatigue pèse sur ses épaules. Il cherche l'entrée du passage souterrain où M. Chanac doit l'attendre, mais n'a pas le temps d'arriver jusque là. — Bonjour, Bertrand!... Une main s'est posée sur son épaule. Un homme lui sourit qui, sans hésiter, le serre dans ses bras. — Je t'ai tout de suite reconnu. Tout le portrait de ton père!... Pas trop fatigué par ce long voyage?... Bertrand qui, pendant les dernières heures du trajet, se demandait comment était l'ancien camarade de son père et surtout comment il l'accueillerait, est tout de suite rassuré. M. Chanac est un homme cordial, pas très grand, mais robuste, brun de peau et de cheveux, avec cette voix chaude, teintée de soleil, cette voix bien timbrée et sonore des méridionaux. X — Bien sûr, toi, Bertrand, tu ne pouvais pas me reconnaître. Tu étais haut comme trois pommes quand nous sommes allés à Guerville... Mais tu dois avoir faim et surtout envie de boire quelque chose de chaud? M. Chanac empoigne la valise ; ils quittent la gare, une gare curieuse puisqu'ils doivent descendre un escalier pour arriver en ville. L'heure est matinale, mais le soleil déjà chaud. Bertrand ne peut s'empêcher de lever les yeux vers le ciel intensément bleu. — Eh! oui, Bertrand, ici c'est le Midi... et déjà le printemps. Tiens, regarde ces feuilles!... Ça te change, n'est-ce pas? - Oh! oui, beaucoup! Ils s'installent à une terrasse. Un café brûlant et deux croissants frais réconfortent le petit voyageur dont la tête reste emplie des bruits du train. Il

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se croit encore dans son wagon et par moments, les maisons, de l'autre côté de la rue, semblent défiler. Il doit être assez pâle car M. Chanac s'inquiète : - Tu n'es pas malade, au moins?... Tu verras, à Sainte-Enimie, tu prendras vite de belles couleurs. Ils bavardent, ou plutôt c'est M. Chanac qui parle pour le mettre à Taise. Il explique qu'il a, en son honneur, demandé une journée de congé à l'usine où il travaille comme chef-monteur; d'ordinaire, il ne retourne làhaut que le vendredi soir. Puis il interroge Bertrand sur son voyage : - Et tu as traversé Paris tout seul? Tout seul, la dame qui devait m'attendre n'est pas venue... J'ai même pris le métro. Il passe sous silence le portillon automatique, M. Chanac se moquerait de lui. Il fait bon à la terrasse de ce café, sous la caresse du soleil. Bertrand commence à se détendre ; il étire ses jambes engourdies. L'ami de son père propose : - Un bureau de poste est là, tout près. Veux-tu que j'expédie un télégramme à ta mère pour lui dire que tu es bien arrivé? Elle sera tout de suite rassurée. - Oh! oui, je veux bien. M. Chanac s'absente quelques instants puis invite Bertrand à monter dans sa voiture qui attend, sur le parking voisin. - Sainte-Enimie, est-ce loin?

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- Près de 150 kilomètres. Quand j'ai trouvé ce travail, ici, nous n'avons pu nous loger à Nîmes. Provisoirement, nous nous sommes installés à Sainte-Enimie, dans la vieille maison qui me vient de mes parents. Ma femme se plaît tant à la campagne que nous y sommes restés ; pour mon travail, bien sûr, c'est loin. Je ne remonte que pour le week-end (2). Bertrand s'installe à côté du chauffeur et la voiture démarre. En passant, M. Chanac désigne les arènes, la Maison Carrée, mais Bertrand a vu trop de choses pendant ces deux jours. Les faubourgs traversés, la voiture s'engage sur une large route, puis atteint Aies et un paysage minier assez laid. Enfin on aborde la montagne aride. Quelle différence avec la verte Normandie ! — Tiens, regarde la neige, là-bas, sur l'Aigoual ; elle fondra bientôt... à moins qu'il n'en retombe d'autre.

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Peu à peu, Bertrand sent son cœur se serrer. Malgré l'aimable et forte présence de M. Chanac, une étrange impression de solitude monte en lui. Guerville lui paraît trop loin. Le train donne moins l'impression d'éloignement que l'auto, peut-être à cause de ce fil permanent (3) que constituent les rails. Pendant des semaines, des mois peut-être, il ne reverra plus son pays. Saura-t-il s'habituer à cette nouvelle vie, lui qui n'a jamais quitté sa mère et son frère?... Il soupire. M. Chanac comprend ce que cela signifie, et pose une main sur l'épaule du petit Normand. — Ça te passera, mon gars ; c'est le dépaysement ; un jour ou l'autre, tout le monde a connu ça. Bertrand sourit et ne répond pas, mais comme la voiture atteint le sommet d'une côte, instinctivement, dans l'horizon bleuté des montagnes, ses yeux cherchent la mer.

LES MOTS (1) Etre aguerri ; être habitué aux dures épreuves de la guerre, et, par extension, aux difficultés de la vie. (2) Week-end : mot d'origine anglaise qui signifie : fin de semaine. Ce sont les jours de repos du samedi et du dimanche. (3) Permanent : qui dure et se prolonge sans interruption. Le mot est ici

employé au figuré puisqu'il s'agit pas de temps mais d'espace.

ne

LES IDÉES Regardez sur une carte où se trouve Nîmes. Quel itinéraire Bertrand a-t-il pu emprunter pour y arriver ? Pourquoi Bertrand ne s'intéresse-t-il pas aux monuments de Nîmes ? Vous est-il arrivé d'être dépaysé ? Quand ? Qu'avez-vous éprouvé ?

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10 - PREMIÈRES IMPRESSIONS

« Chère maman, « Je pense que tu as bien reçu le télégramme expédié de Nîmes par M. Chanac. Je voulais t'écrire dès hier ; j'étais trop las ; Mme Chanac m'a obligé à rester au lit. Aujourd'hui, je suis tout à fait remis de ma fatigue. « J'ai fait un très bon voyage jusqu'à Paris ; j'ai vu, en passant, la cathédrale de Bayeux que Joël m'avait dit de regarder. A la gare SaintLazare, j'ai été très ennuyé ; Mme Ledolley n'était pas là. Je l'ai attendue longtemps près de la grille. (J'ai su, le lendemain qu'il y avait une grève des employés d'autobus ce soir-là). Alors j'ai pris le métro, tout seul ; Joël m'avait dit que les taxis sont chers à Paris. Rien de plus amusant que le métro... Mais je n'ai rien vu de Paris, même pas la Tour Eiffel. Dans le métro il m'est arrivé... Mais non, je ne dis rien, je raconterai ça à Joël, plus tard ; il rira bien de moi. Dans le train de Nîmes, il n'y avait pas trop de monde ; j'avais deux places pour moi seul, j'ai pu m'allonger et même dormir, oh! pas longtemps, j'avais trop peur de manquer l'arrivée. M. Chanac m'attendait à Nîmes. A midi, nous étions à Sainte-Enimie. « Sainte-Enimie est un petit village, pas plus grand que Guerville, mais il ne lui ressemble pas, oh! non, pas du tout. Il est bâti en gradins, au pied d'une montagne qu'on appelle le Causse de Sauveterre, et qui est, dit M. Chanac, une sorte de désert de pierre. Au bas du village coule le Tarn, lui aussi bien différent des rivières de chez nous, de la Douve ou de la Vire que je connais. Il coule plus vite, mais ses eaux sont si claires qu'on en boirait. Presque partout, on voit le fond de cailloux blancs. La maison de M. Chanac, tout en haut du village, sur une sorte de terrasse, domine la vallée. Elle est ancienne mais bien aménagée. Son toit, presque plat, est couvert de tuiles, comme tous les toits de ce pays ; c'est curieux. Par contre, je trouve triste la montagne, en face, qui bouche l'horizon. Je me demande si je m'habituerai à ne plus voir la mer.

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« Mme Chanac est très gentille ; elle s'occupe beaucoup de moi. J'aime l'entendre parler ; elle a un joli accent qui chante. Elle dit toujours « adieu » pour « au revoir » ; c'est amusant. Elle m'a donné une petite chambre mansardée, très propre et m'a demandé si j'avais l'habitude de faire mon lit ; je n'ai pas osé dire « non », mais j'ai été bien embarrassé ; ce matin, en m'éveillant, toutes mes couvertures étaient par terre... Mais rassure-toi, maman, je n'ai pas pris froid. Nadou aussi est très gentille, elle a juste dix ans. J'aurais aimé avoir une sœur comme elle. Ses cheveux sont très bruns ; quand elle rit, elle montre de jolies dents blanches. « Ce qui m'inquiète un peu, c'est Bernard ; il est de mon âge mais beaucoup plus fort que moi. Il ne s'intéresse qu'au sport. Si tu voyais sa chambre, elle est pleine de photos découpées dans les journaux sportifs. Sa sœur m'a dit qu'il traversait le Tarn à la nage et que, l'hiver, il faisait du ski sur le Causse. Quand j'ai avoué que je ne savais pas nager, Bernard a haussé les épaules et a dit que ce n'était pas fort pour un marin. J'ai peur de ne pas m'entendre avec lui ; pourtant il n'a pas l'air méchant ; il est toujours prêt à rendre service à sa mère. « Demain, lundi, j'irai à l'école. M. Chanac m'y a fait inscrire hier. Je serai dans la grande classe avec Bernard et Nadou qui est aussi avancée

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que son frère. J'ai vu le maître, il s'appelle M. Meyrieu ; il est jeune. Bernard l'admire parce qu'il est très fort pêcheur de truites. « Chère maman, je ne t'ai pas encore dit mon chagrin de vous avoir quittés, toi et Joël ; pourtant il est très grand. Pendant tout le voyage, j'ai été triste de ne pas t'avoir assez embrassée au moment de te quitter. Je ne pensais qu'à partir. Je me rends compte que c'était très mal. Je me ferai pardonner en t'écrivant souvent. « Je suis sûr que le climat de ce pays me fera du bien. L'air semble plus léger qu'à Guerville, plus pur aussi. Hier soir, M. Chanac avait tourné le bouton du poste de radio. On annonçait de la pluie sur la Bretagne et le Cotentin. A la même heure, ici, le ciel était plein d'étoiles. « Je vais essayer de ne pas m'ennuyer et de bien travailler en classe. Pour me croire un peu chez nous, j'ai épingle, dans ma chambre, les deux vues de Guerville que j'ai emportées ; je les regarde souvent. Si tu vois mon camarade d'école Jean Lemesle, dis-lui que je lui écrirai bientôt. « Chère maman, je te remercie encore du sacrifice que tu as fait en me laissant partir et je t'embrasse très fort ainsi que Joël. J'attends avec impatience ta première lettre. « Bertrand ». « P.-S. — Dans le train j'avais bien mis mes deux pull-overs, comme tu me l'avais recommandé, mais je n'ai pas achevé toutes mes provisions. M. Chanac s'est régalé avec les deux harengs fumés qui restaient. Tu devrais lui en envoyer quelques-uns. »

LES IDÉES Pourquoi ce chapitre ne contient-il pas de mots difficiles ? Pourquoi Bertrand qui n'a pas osé raconter à M. Chanac son aventure dans le métro, ose-t-il presque la dire à sa mère ? Quel détail montre que Bertrand a été un enfant gâté ?

Le village de Sainte-Enimie n'est sans doute pas marqué sur la carte. Il se trouve au sud du département de la Lozère, sur le Tarn, à une cinquantaine de kilomètres de sa source. P.-S. : initiales de la locution latine : post-scnptum qui signifie : écrit après, c'est-àdire un moment après la lettre et non simplement à la suite de la lettre.

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11 - MAUVAIS DÉBUTS A l'école, l'arrivée de Bertrand fit sensation, d'abord parce que, dans un petit village, la venue d'un nouveau est toujours un événement, ensuite parce qu'avec ses cheveux blonds, son teint clair, il intriguait (i) fortement les jeunes indigènes (2), surtout les filles. Dans la cour, ce furent des chuchotements sans fin. - Je te dis que c'est un étranger. - Penses-tu, il parle comme nous ! - Tu as vu ses yeux bleus, c'est un Anglais. - Les Allemands aussi ont les yeux bleus. Mon père a été prisonnier en Allemagne, il me l'a dit. — Moi je sais, Bernard Chanac m'a tout expliqué. Ce garçon est venu chez lui parce qu'il a été malade ; c'est un Breton. — Pas un Breton, un Normand, même qu'il est de Cherbourg. - C'est bien ce que je disais, il est presque Anglais. La cloche tirée, le maître mit tout le monde d'accord en accrochant, au tableau, la carte de France. Du bout de sa règle, il désigna l'endroit d'où arrivait ce nouveau. On trouva que c'était très loin.

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Bertrand se sentait gêné, non pas d'être considéré presque comme un étranger, ce qui lui paraissait plutôt flatteur, mais de constater que Bernard avait eu la langue trop longue, en racontant, comme ça, qu'il était venu à Sainte-Enimie pour sa santé. Le sentiment d'infériorité qui l'avait tant de fois affligé, au milieu de ses camarades, à Guerville, le suivrait donc partout? Pour le mettre à l'aise, M. Meyrieu, le maître, demanda au voisin de Bernard, le grand Frédéric (dit Rico) de céder sa place au nouveau. Il ne se doutait pas, le malheureux, du petit drame qu'il allait provoquer en croyant bien faire. Certes, Bernard avait accueilli de son mieux le petit Normand, mais Bertrand n'était pas sportif ; il ne s'intéressait qu'aux livres, tandis que Rico, ah! parlez-moi de Rico, en voilà un qui avait du cran. Depuis deux ans, Bernard et Rico s'était toujours arrangés pour être côte à côte, au même pupitre. Leurs devoirs terminés, ils se mettaient à discuter à voix basse, selon la saison, du Tour de France, de la traversée de la Manche à la nage ou des championnats de ski. Pour une tout autre raison d'ailleurs, il eût été préférable de ne pas mettre côte à côte les deux camarades. Garçon à l'esprit pratique, sachant démonter en un clin d'œil une roue de vélo, réparer un moulin à café électrique ou trouver le plomb qui avait sauté dans la maison, Bernard n'était pas un écolier modèle. Il était complètement brouillé avec le français et en particulier l'orthographe. Ah! l'orthographe. Il disait volontiers : « Quand on se noie dans le Tarn, l'important n'est pas de savoir s'il y a deux « r » à Tarn mais de sortir de l'eau. » C'était son point de vue... mais pas celui de son père, qui rêvait pour son fils des brillantes études que luimême, naguère (3), n'avait pu entreprendre, faute d'argent. Bertrand, au contraire, malgré ses longues et fréquentes absences, avait toujours été un excellent élève, s'intéressant à tout ce qu'on apprend en classe. Ainsi, les mettre côte à côte pouvait paraître raisonnable. C'était une erreur. Le premier jour, les deux camarades restèrent l'un près de l'autre, sans presque se parler. Dès qu'un devoir était terminé, Bernard prenait ostensiblement (4) une feuille de papier et se mettait à dessiner des autos de course ou des hors-bord (5), tandis que Bertrand, déconcerté, comprenant mal le mutisme de son camarade, regardait autour de lui, cherchant, pour se raccrocher à quelqu'un, le regard de Nadou, à l'autre bout de la classe, dans la rangée des filles. Deux jours passèrent ainsi, deux jours mortellement longs, affreusement

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pénibles pour Bertrand qui n'osait demander à Bernard la raison de son silence. Même après la classe, Bernard trouvait un prétexte pour ne pas rentrer avec lui. II entraînait le grand Rico et on ne le revoyait plus jusqu'au soir. Ce désir d'éviter Bertrand apparut tout de suite à Nadou. Elle en fit la remarque à son frère. — Tu n'es pas assez gentil avec Bertrand ; pourquoi ne joues-tu pas avec lui, aux récréations ou le soir ? - Il ne sait jouer à rien. — Ce n'est pas sa faute ; il est moins fort que toi. Vous pourriez jouer aux échecs, moi, je n'y comprends rien, mais j'ai bien vu, hier soir, que papa a eu beaucoup de mal à gagner la partie contre lui. Bernard haussa les épaules. — Les échecs! d'abord ce n'est pas un jeu mais un casse-tête chinois. Si ça l'amuse d'attraper une méningite! Joue avec lui, toi, puisqu'il faut le distraire. — Oh! Bernard, on dirait que tu es méchant. Bien sûr, j'essaierai d'apprendre. — Alors, laisse-moi tranquille! Et il s'éloigna d'un air détaché.

LES MOTS (1) il intriguait : il étonnait, il éveillait une grande curiosité, (2) Indigènes : ce sont les habitants du pays dont on parle. (3) Naguère : autrefois, il y a longtemps. (4) Ostensiblement en se faisant voir, en rendant son geste très visible.

(5) Hors-bord : canots de course dont le moteur est fixé à l'arrière, en dehors du bateau. LES IDÉES Pourquoi le fait d'être presque considéré comme un étranger pouvait-il paraître flatteur à Bertrand ? Pourquoi le maître croyait-il bien faire en mettant Bertrand et Bernard côte à côte ? Que pensez-vous de l'attitude de Nadou ? de celle de Bernard?

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12 - LA COMPOSITION Les trois enfants avaient quitté la maison ensemble, comme d'habitude, Nadou entre les deux garçons, selon l'habitude aussi, comme si, inconsciemment (i), elle voulait servir de lien entre eux. Bernard n'était pas de bonne humeur. La veille, sa mère n'avait pas consenti à le laisser faire une expédition à vélo, sur le Causse, parce que c'était encore trop loin pour que Bertrand puisse le suivre A la rentrée, en classe, les deux garçons se retrouvèrent côte à côte sans plus se parler que les autres jours. Le maître annonça la composition d'orthographe. Bernard haussa les épaules et bougonna : - Une dictée compliquée, bien entendu, et avec des questions pardessus le marché. Il ouvrit son cahier en le malmenant. M. Meyrieu donna le titre : Les bohémiens, lut le texte lentement et commença : « Ils ne sont pas d'ici, ni d'ailleurs, ni de nulle part... » — Pas d'ici, comme toi, fit Bernard, entre ses dents, en jetant un coup d'œil vers le petit Normand.

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Bertrand ne releva pas la méchanceté (2). Il fit celui qui n'avait pas entendu. A Guerville, les jours de composition, le maître invitait toujours les élèves de la même table à disposer entre eux un livre entr'ouvert, debout sur la tranche, pour éviter toute tentation de copier. Machinalement, Bertrand avait pris sa géographie pour la dresser, en écran, à sa gauche. Bernard ne fit aucune remarque et se contenta de froncer les sourcils. Le maître continua : « ils arrivent un soir avec leur maison, l'arrêtent au bord de la route et deviennent pour un jour des voisins... » — Drôles de voisins, ronchonna encore Bernard. La dictée finie, vinrent les questions : des explications de mots, un exercice de conjugaison et une analyse logique, la bête la plus noire parmi les bêtes noires de Bernard. La dictée relue une dernière fois, après un temps convenable pour répondre aux questions, le maître ramassa les cahiers pour la correction. Puis, après la récréation, ce fut au tour du calcul. Dans le domaine des chiffres, Bernard se sentait plus à l'aise. Il voulut se venger de la dictée, mais avec une sorte de rage qui l'obligea à recommencer plusieurs fois ses opérations. C'est seulement en fin d'après-midi que le drame se noua (3), quand M. Meyrieu, avec une solennité inaccoutumée, donna les résultats de la composition. Lentement, gravement, il commença par promener son regard autour de la classe. — Comme d'ordinaire, commença-t-il, les filles se sont révélées plus fortes en dictée et les garçons meilleurs en calcul ; dans l'ensemble, je ne suis pas mécontent des résultats... Cependant, j'ai été déçu, pour ne pas dire exaspéré par certains devoirs. » II se tourna vers Bernard. - Le tien, par exemple, Bernard Chanac. Ma parole, on dirait que tu n'as qu'un but : devenir la lanterne rouge (4) de la classe. Huit fautes et demie dans ta dictée, une dictée choisie à dessein (5) parmi les plus faciles... et par-dessus le marché des erreurs d'opérations dans les deux problèmes, alors que ta sœur, d'une année plus jeune, obtient la moyenne dans les deux matières... Si M. Meyrieu s'en était tenu là, rien ne serait peut-être arrivé, mais, emporté par son élan, ne s'avisa-t-il pas d'établir aussi la comparaison avec Bertrand ! - Quand je pense, lança-t-il, que tu te laisses distancer pareillement par ton camarade Levasseur qui, lui, n'a qu'une faute à sa dictée, toutes ses réponses justes et seulement une erreur de virgule à un problème!...

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Tu devrais avoir honte, Bernard, et te mettre une fois pour toutes dans la tête que nous ne sommes plus à l'époque des primitifs qui vivaient dans les grottes, au bord du Tarn. Dieu merci, le muscle n'est plus la seule force de l'homme ; il y a aussi le cerveau... Un de ces soirs, j'irai voir ton père ; après de tels résultats, il ne devra plus se faire d'illusions. Bernard accepta ce coup de masse sans broncher, sans sourciller, mais qui aurait glissé un regard sous son pupitre, aurait vu ses poings se fermer. Cinq minutes avant la sortie, il fit à Bertrand, sans même le regarder: — Tout à l'heure, tu laisseras Nadou rentrer toute seule, j'ai quelque chose à te dire...

LES MOTS (1) inconsciemment : sans s'en rendre compte, sans s'en apercevoir. (2) Ne releva pos la méchanceté : ne fit pas attention à la méchanceté. (3) Le drame se noua : le verbe nouer est employé au sens figuré. Les esprits se tendirent, le drame devenait inévitable. (4) La lanterne rouge : cette expression courante est empruntée au langage des cheminots, le dernier

wagon d'un train portant toujours une lanterne rouge. (5) A dessein : exprès, volontairement. LES IDÉES Relevez toutes les raisons qui poussent Bernard à s'irriter contre Bertrand. M. Meyrieu s'est montré maladroit. Qu'aurait-il dû ou pu faire ? De son côté Bertrand pouvait-il quelque chose ?

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13 - REGLEMENT DE COMPTES La cloche vient de sonner. Les enfants s'éparpillent comme une volée de moineaux. Un instant, Nadou s'arrête, au seuil de la cour, comme pour attendre Bertrand. A-t-elle pressenti quelque chose? Mais sa grande amie, la fille du facteur, arrive en courant, la prend par le bras et elles s'en vont en riant. — Viens, dit Bernard au petit Normand ! Au lieu de remonter vers la maison, à travers les pittoresques (i) ruelles pavées ou même dallées qui attestent (2) l'ancienne importance du village, Bernard entraîne son camarade le long du Tarn, sur la route de Florac. — Que veux-tu me dire? — Tu le sauras, viens!... Bernard s'arrête après la dernière maison et, brutalement, demande : — Pourquoi as-tu fait ça ? Bertrand ne comprend pas, il ouvre des yeux étonnés.

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- Fait quoi? — Ton livre, ce matin, pendant la dictée... - A Guerville, c'était ainsi, les jours de composition. - Tu sais bien que je ne suis pas fort en orthographe, tu aurais pu me laisser jeter un coup d'œil sur ta dictée. — Oh! Bernard, c'était la composition!... - Tu l'as fait exprès ! — Non, je t'assure, avec un autre que toi, j'aurais aussi mis mon livre ; c'était l'habitude à Guerville, je te le répète. — Tu aurais pu penser à mon père ; tu le connais, mon père, il ne badine pas. En rentrant de Nîmes, il va me passer un drôle de savon... à cause de toi. Bernard proteste vivement. - Tout de même, est-ce ma faute si tu es mauvais en orthographe? — Depuis que tu es arrivé, ce n'est pas très réjouissant pour moi. Quand ce n'est pas mon père, c'est maman. Toujours les mêmes comparaisons : Bertrand par-ci, Bertrand par-là... j'en ai assez. — Encore une fois, est-ce ma faute?... je n'ai jamais voulu te faire tort. Hier encore, je t'ai soufflé pendant la leçon de géographie, je t'ai dit quelle rivière arrosait Amiens. Ne trouvant aucune raison vraiment valable pour accuser son camarade, Bernard hausse les épaules. — Oh, je sais, reprend Bertrand, ma présence ici te déplaît. Tu crois peut-être que je n'ai pas entendu tes réflexions, ce matin, pendant la dictée? — Qu'est-ce que j'ai dit? — Tu t'en souviens aussi bien que moi. Bernard hausse encore les épaules. A-t-il vraiment oublié? est-il de mauvaise foi (3) ? Le fait que son camarade ait pu retenir quelque chose contre lui l'exaspère. Il s'est contenu trop longtemps ; c'est l'explosion. — Tiens, fait-il brusquement, je n'ai peut-être pas de cervelle, mais j'ai des bras qui ne sont pas des chiffes. D'un coup de poing aussi vif qu'inattendu, il envoie Bertrand rouler sur le sol et, soulagé, après un dernier haussement d'épaules, il s'éloigne en sifflotant. Le coup de poing n'a pas été terrible, mais pour Bertrand, la blessure d'amour-propre est grave. Il se relève, ramasse son cartable et, très pâle, reste là, sentant les larmes lui brûler les yeux. Puis il va s'asseoir, un peu plus loin, sur une murette de pierres sèches et rumine sa peine.

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— Je m'en étais aperçu dès le premier jour, se dit-il, il ne m'aime pas... A présent, c'est fini, je ne pourrai plus rentrer chez lui. Lentement, il lève les yeux sur la route blanche, la route qui mène vers Florac, vers Nîmes... vers Guerville. — Il faut que je parte!... Par la pensée, il refait, en sens inverse, le long voyage qui l'a amené à Sainte-Enimie. — Il faut que je parte!... Il se lève, fait quelques pas sur la route, son cartable à bout de bras, comme si, réellement, il s'en allait. Mais il sait bien qu'il ne peut partir, comme ça, tout seul, sans argent. Alors, il revient sur ses pas, s'engage dans les vieilles ruelles, véritable labyrinthe (4) moyenâgeux où des enseignes de ferronnerie pendent encore aux murs moussus. Il voudrait se décider à remonter làhaut ; non, il ne peut pas. A droite, s'ouvre le trou noir d'une ancienne cave voûtée. Il entre. L'endroit est sombre et humide. Il se laisse tomber sur une dalle et s'abandonne à son chagrin.

LES MOTS (1) Pittoresque : de la famille du verbe peindre. Rapprocher aussi de l'adjectif : pictural. Si beau ou si original que cela mérite d'être peint. (2) Qui attestent ; qui montrent, qui sont un témoignage. (3) Etre de mauvaise foi : ne pas vouloir reconnaître ses torts. (A) Labyrinthe : édifice de la Grèce antique composé d'un si grand nombre de

couloirs enchevêtrés infailliblement.

qu'on

s'y

perdait

LES IDÉES Expliquez : aussi vif qu'inattendu. Bertrand a-t-il vraiment l'intention de partir ? Pourquoi n'a-t-il pas répondu au coup de poing de Bernard ? Que pensez-vous du caractère de Bernard ?

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14 - NADOU SAIT CONVAINCRE — Mais enfin, Bernard, il est six heures et Bertrand n'est pas encore rentré. Où est-il? — En sortant de l'école, nous nous sommes disputés. Je l'ai laissé au bas du village. — Disputés!... vous vous êtes battus? — Juste un coup de poing. Je t'assure, maman, je ne voulais pas. Ma main est partie toute seule. Je ne lui ai pas fait grand mal. — Et après, qu’est-il arrivé? — Je suis parti, je croyais que Bertrand allait remonter, lui aussi. — Ainsi, tu ne l'as pas attendu? Bernard baissa la tête. —Tu comprends, maman, on venait de se disputer, alors... c'était difficile. — C'est-à-dire que tu ne voulais pas avoir l'air de céder... Où l'as-tu laissé ? — Au bas du village, sur la route de Florac. — C'est bien, appelle ta sœur et venez avec moi! Ils descendirent vers le Tarn, remontèrent la route qui le longe. Bernard montra l'endroit où ils s'étaient querellés. Nadou ramassa une gomme échappée du cartable de Bertrand. Inquiète, Mme Chanac alla frapper à la porte de l'instituteur. Celui-ci avait bien vu les deux camarades quitter l'école, mais ne savait rien de plus. — Voyons, demanda encore Mme Chanac à son fils, que s'est-il passé au juste ? Bertrand est moins fort que toi ; tu ne vas pas me dire que c'est lui qui a commencé?... Le gros Bernard soupira, baissa encore la tête. — Je ne voulais pas, maman, je t'assure que je ne lui ai pas fait mal. Il s'est vexé pour rien... pour presque rien... Une vieille femme ayant déclaré avoir vu l'enfant s'éloigner sur la route, Mme1 Chanac décida de s'avancer de ce côté. Ils partirent tous trois. Mais au bout d'un kilomètre, Mme Chanac, affolée, fit demi-tour.

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— Je ne comprends pas, répétait Bernard, inquiet, lui aussi. Ils rentrèrent dans le village, remontèrent en hâte vers la maison. Pas de Bertrand. La nuit tombait. Prise de panique (i), Mme Chanac parla d'avertir les gendarmes, le garde-champêtre, de lancer tout le village à sa recherche. Ils redévalèrent les ruelles, débouchèrent à nouveau au bord du Tarn. — Toi, Bernard, descends sur la route de Millau, moi je vais monter sur celle du Causse ; toi, Nadou... — Moi, maman, si tu veux, je vais chercher encore dans le village. Nadou laissa sa mère et son frère s'éloigner et remonta à travers le vieux Sainte-Enimie. La nuit était tout à fait venue. A part les quelques rares trous de lumière des -lampes électriques, les ruelles étaient emplies d'une obscurité presque totale. Nadou luttait de toutes ses forces contre la peur qui lui coupait la respiration. Pourtant, une petite voix secrète lui disait que Bertrand n'était pas parti très loin, qu'il était là, dans le village. Comme elle descendait une ruelle aux murs tapissés de lierre, elle sursauta. Effrayé par ses pas, un chat sauta d'un mur, traversa la ruelle pour se réfugier dans une ruine puis en ressortit aussitôt, plus effrayé encore. Cela parut étrange à Nadou. Le cœur battant, elle s'approcha d'une voûte pleine de nuit. Elle écouta, puis alluma le boîtier électrique qu'elle avait emporté et poussa un cri. - Bertrand!... Il était là, assis sur son cartable pour se protéger de l'humidité du sol. Ebloui-par la lumière, il tressaillit. - Oh! Bertrand, je sais ce qui s'est passé... mais pourquoi ne rentraistu pas? — Il faut que je m'en aille. — Que tu partes?... Des larmes dans la voix, il raconta la scène de la querelle, expliqua que, dès les premiers jours, il s'était rendu compte de la répulsion (2) que Bernard éprouvait pour lui. — Il ne désire qu'une chose, Nadou, me voir quitter Sainte-Enimie. — Oh! Bertrand! Tu as cru cela?... Si tu savais, au contraire, combien mon frère t'admire. Le petit Normand eut un rire amer et sceptique (3). — Vraiment? — Je ne me moque pas, Bertrand, mon frère est très fier de toi... seulement, vois-tu, à présent, il se rend mieux compte de sa médiocrité en classe

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et il en a du chagrin... tout comme toi de n'être pas aussi fort que lui... Pourtant, s'il voulait s'en donner la peine, mon frère travaillerait beaucoup mieux... Ce que tu me dis, de la composition de dictée, m'étonne. Mon frère n'est pas tricheur ; il n'aurait pas copié, j'en suis sûre. Seulement, il a cru que tu voulais le vexer ; il est un peu vif de caractère... comme papa. Tu lui en veux encore?... — C'est lui, Nadou. — Oh! si tu avais vu son chagrin, tout à l'heure, quand maman lui a demandé pourquoi tu n'étais pas rentré. En ce moment, il court à ta recherche sur la route de Millau ; je suis sûre qu'il a bien du mal à se retenir de pleurer. Elle n'avait que onze ans, mais elle s'exprimait comme une petite femme psychologue (4) qui sait lire, à travers les êtres, les secrètes pensées. — Et moi, ajouta-t-elle avec douceur, est-ce que je t'ai fait du mal?... tu voudrais me quitter aussi?... — Oh! non, Nadou, pas toi. — Alors, viens, viens vite. Quand d'en bas maman et Bernard verront les fenêtres de la maison éclairées, ils comprendront que je suis revenue... que je t'ai retrouvé. Il hésita. Mais la voix de Nadou savait se faire insistante et douce. Quand elle lui prit la main pour l'aider à se lever, il ne protesta plus.

LES MOTS (I) Panique : grande peur, frayeur qui ne peut s'expliquer, dont la cause est inconnue ou invisible. Les anciens Grecs disaient que le dieu Pan se promenait souvent la nuit et causait ainsi de grandes peurs appelées pour cette raison paniques. (1) Répulsion : du verbe repousser. Répugnance, antipathie, sentiments qui nous éloignent d'un être.

(3) Un rire orner et sceptique : un rire qui ne marque pas la gaieté mais au contraire, la tristesse et surtout le doute. Ne pas confondre avec septique qui signifie : provoqué par les microbes. (4) Psychologue : un psychologue est celui qui étudie les sentiments, le caractère des êtres. LES IDÉES Bernard est-il vraiment triste de ce qu'il a fait, le regrette-t-il ? Justifiez votre réponse ? Comment pourrait-on d'après ce texte, qualifier le caractère de Bertrand.

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15 - UNE PROUESSE DE BERTRAND Un abcès qui crève fait cruellement souffrir, mais c'est aussitôt le soulagement. L'incident de l'école avait été l'abcès qui éclate. Les secrètes pensées des deux adversaires brutalement mises à nu, chacun savait à présent à quoi s'en tenir sur l'autre. Bien sûr, à cet âge, 1''amour-propre (i) est chatouilleux (2), intransigeant (3), on ne veut pas, ouvertement, reconnaître ses torts. Heureusement Mme Chanac et Nadou étaient là pour servir de tampon. Pour commencer, Mme Chanac alla trouver M. Meyrieu, lui demanda de ne plus laisser Bernard et Bertrand côte à côte, du moins provisoirement. Bien entendu, il fallait trouver une raison. Sous prétexte que le petit Normand souffrait d'une légère myopie, il fut placé au premier rang et Bernard retrouva son intrépide Rico. Nadou se chargea du reste. Avec une patience inouïe, elle chercha à renouer les liens si brutalement rompus entre les deux camarades. Elle dit à son frère que Bertrand s'intéressait aux sports beaucoup plus qu'on ne le croyait et qu'elle l'avait surpris plusieurs fois en train de lire des compte rendus de course sur le journal. A Bertrand, elle expliqua que Bernard, malgré son air détaché, était malheureux d'être mal classé à l'école et que, pas plus tard qu'hier, en cachette, il avait demandé à sa mère de lui faire faire une dictée supplémentaire... ce qui était d'ailleurs exact. Ainsi, il arriva que les deux garçons, séparés pendant les six heures de classe, éprouvèrent presque du plaisir à se retrouver le soir, à la sortie, et à remonter ensemble à la maison. Nadou était ravie. C'était un peu son œuvre. Un nouvel incident, d'ailleurs, devait bientôt concrétiser (4) ces changements d'attitudes. C'était un soir d'avril. Les deux garçons rentraient de l'école à travers le dédale des vieilles ruelles. Tout à coup, ils aperçurent une vieille femme qui, le nez en l'air, lançait des appels suppliants. Ils levèrent les yeux et aperçurent au sommet d'une vieille muraille, un petit chat blanc qui miaulait désespérément.

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- Un chien lui a fait peur, expliqua la vieille, il s'est réfugié là-haut et ne sait plus redescendre. Il y a plus d'une heure que je l'appelle. Bernard et Bertrand s'étaient arrêtés pour regarder le malheureux chat qui, de son perchoir, tendait le cou vers sa maîtresse éplorée. — Le mur est trop haut, remarqua Bernard, il faudrait une échelle des pompiers, mais une voiture ne passerait pas dans la ruelle... quant à l'escalader... merci pour moi! Bertrand ne répondit pas. Depuis longtemps, il cherchait l'occasion de prouver à Bernard qu'à défaut de force il ne manquait pas de cran. Deux ou trois fois, il promena son regard du haut en bas de la muraille puis, sans mot dire, enleva sa veste qu'il jeta sur le sol. — Tu es fou, Bertrand, ce mur est pourri. — On verra bien! Et il commença l'escalade. Lentement, cherchant les pierres en saillie pour s'accrocher, il s'éleva. — Redescends, cria encore Bernard, tu vas te casser les reins. Bertrand n'écoutait pas. Au contraire, les craintes de Bernard semblaient le stimuler (5), lui donner des forces. Il continua son ascension, s'arrêtant pour souffler, tantôt sur le rebord d'une lucarne, tantôt en enfonçant la pointe de sa chaussure dans la fente laissée par le ciment depuis longtemps tombé. Les mains jointes, partagée entre son désir de rentrer en possession de son chat et sa crainte de voir Bertrand tomber, la vieille femme gémissait : « Redescends, mon petit, redescends! » sans qu'on sût au juste à qui cette supplique s'adressait. A un moment, Bertrand faillit lâcher prise, une pierre descellée ayant cédé sous son pied. Bernard et la vieille poussèrent le même cri d'effroi. Par un miracle d'adresse, Bertrand réussit à rétablir son équilibre. Enfin, après de terribles efforts, le petit Normand atteignit le faîte du mur. Comprenant sans doute le danger qu'il avait couru, le chat ne fit aucune difficulté pour se laisser prendre et déposer sur les épaules de son sauveteur. Alors, commença la descente, plus périlleuse encore. A chaque instant, Bertrand pouvait manquer sa « prise », tomber dans le vide. Bernard sentait son cœur s'arrêter chaque fois que le pied de son camarade tâtonnait à la recherche d'un appui. Enfin, Bertrand toucha le sol. Il était blême sous la sueur qui ruisselait de son visage. Sa main droite, écorchée, saignait. - Tu es fou, répéta Bernard, tu ne sais pas ce que tu risquais... moi, je n'aurais jamais osé.

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Bertrand se contenta de sourire modestement, mais au fond, très fier de lui. C'était sa revanche, sa réhabilitation (6). Bernard tendit la main, Bertrand avança la sienne. Ils mettaient le point final à leur rivalité.

LES MOTS (1) Amour-propre : sentiment qu'on a de sa propre valeur, de sa dignité. (2) Chatouilleux : très susceptible, très sensible (sens figuré). (3) Intransigeant : qui ne transige pas, c'est-à-dire qui ne fait aucune concession, qui n'accepte aucun accord. (4) Concrétiser : rendre concret, c'est-à-dire, visible. (5) Stimuler : exciter, donner du courage, de la force. Un fortifiant s'appelle également un stimulant.

(6) Réhabilitation : action de réhabiliter, de rétablir dans tous ses droits celui qui a été condamné injustement. LES IDÉES Comment expliquez-vous le travail de Nadou pour réconcilier les deux camarades ? Quels sentiments s'est-elle efforcée de détruire chez l'un comme chez l'autre ? Expliquez : sans qu'on sût au juste à qui cette supplique s'adressait. Croyez-vous que Bertrand aurait osé grimper sur le mur si Bernard n'avait pas été là?

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16 - LA LETTRE

« Mon cher Jean, « Je t'avais promis de t'écrire souvent ; je n'ai guère tenu ma promesse. Aujourd'hui, je veux me faire pardonner par une longue lettre. « Crois-moi, je n'oublie pas Guerville et la mer continue à me manquer. Cependant, je me suis bien habitué à Sainte-Enimie. Tu me reconnaîtras à peine quand je rentrerai. J'ai pris deux bons kilos et je suis bronzé par le soleil. Tu souriras peut-être en apprenant que je deviens sportif. Pierre Chanac m'a appris à nager la brasse. Je ne traverse pas encore le Tarn, mais je suis capable de me maintenir à flot sur plusieurs mètres. Nous faisons aussi des expéditions à vélo. Le pays est très pauvre, mais très pittoresque. Depuis Pâques, les touristes affluent pour visiter les fameuses gorges du Tarn qui commencent à deux pas d'ici. Tu te rappelles peut-être, notre maître nous en avait parlé à l'école ; je ne savais pas qu'un jour, je les découvrirais moi aussi.

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Elles sont vraiment extraordinaires. Imagine la rivière coulant entre deux immenses murailles blanches. Les vrais amateurs parcourent ces gorges en bateau, ou plutôt en canoë. Il paraît que c'est merveilleux. Dès que je saurai mieux nager, M. Chanac me laissera descendre le Tarn ainsi, avec Nadou et Bernard. « Mais c'est autre chose que je veux te raconter aujourd'hui. Un dimanche, M. Chanac nous a tous emmenés visiter l'aven Armand. Tu ignores ( comme moi auparavant) ce qu'est un aven. Figure-toi une grotte colos-salle, creusée par les eaux dans le Causse. Il en existe plusieurs dizaines dans la région mais tous ne sont pas explorés et aménagés. L'aven Armand ( Armand, c'est le nom du spéléologue (i) qui l'a découvert) est situé sur le Causse Méjan, au sud de Sainte-Enimie... mais tu ignores aussi ce qu'est un Causse. Te souviens-tu de la lande de Lessay que nous avions traversée, l'an dernier, pendant notre voyage scolaire au Mont SaintMichel? Nous l'avions trouvée sauvage. Eh bien, la lande de Lessay est un paradis de verdure, à côté du Causse. Rien n'y pousse ; pas une herbe, pas un arbre : un vrai désert de pierre. En le traversant, on sent sa gorge se serrer ; et cela dure des kilomètres et des kilomètres. C'est au milieu de ce désert que s'ouvre l'aven Armand. De l'extérieur, on aperçoit juste un trou, celui par où l'explorateur est descendu, suspendu à une longue corde. « Mais depuis, l'aven a été aménagé. Une longue galerie en pente, taillée dans la roche, conduit au fond de la grotte. Alors, on se trouve tout à coup devant un spectacle prodigieux ; une immense nef, haute comme une cathédrale, pleine de colonnades, de sculptures, d'arborescences (2) extraordinaires ; tout cela en pierre. Comme Ta expliqué le guide, ce sont des stalactites (3) et des stalagmites (4) formées lentement par les gouttes d'eau tombant de la voûte et qui, en s'évaporant, déposent leur calcaire. Et toute cette féerie est éclairée par des projecteurs multicolores, habilement dissimulés derrière les festons de pierre. « En pensant que ce travail des eaux a demandé des milliers d'années... et que moi je n'ai que douze ans, je me sentais vraiment très jeune au fond de l'aven. J'avais presque peur... et Nadou aussi ; elle ne lâchait pas ma main. D'ailleurs, au moment où la caravane des visiteurs était au fond de la grotte, un incident s'est produit (dont je ris à présent) mais qui a semé la panique. Une brusque panne d'électricité a jeté l'aven dans la nuit la plus noire. Des femmes et des enfants se sont mis à crier. Le guide s'est efforcé de les rassurer en allumant sa lampe de poche et en disant qu'une batterie de secours allait se mettre en marche. Cela a tout de même demandé quelques minutes.

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Quand la lumière est revenue, on a entendu un grand « ouf » de soulagement... puis, presque aussitôt, un nouveau cri. Une femme avait perdu son enfant, une fillette de six ans. Tu imagines l'affolement! Voilà la caravane, guide en tête, à la recherche de la disparue, fouillant les moindres recoins de la grotte. L'enfant était-elle tombée dans un gouffre ? Cinq minutes passent, cinq autres encore, rien. Affolé, le guide décide de remonter à la surface pour demander du secours... et qu'aperçoit-il? La fillette, assise sur le Causse, en train de jouer tranquillement aux osselets avec des cailloux. Toute seule, dans l'obscurité, elle avait retrouvé la sortie et attendait ses parents... ses parents qui, tu t'en doutes, ont sûrement gardé un drôle de souvenir de cette visite... « Voilà, mon cher Jean, une lettre où je parle beaucoup de moi. Je ne t'ai pas encore remercié de toutes les petites nouvelles de Guerville que tu m'envoies. Je suis peiné d'apprendre que le père Boutteville s'est cassé le bras en tombant, sur le quai, et que la tempête d'avril a fait tant de dégâts, mais je suis heureux de savoir que la mère du petit Jean Canut est revenue de l'hôpital. Tu ne m'as pas dit ta place aux dernières compositions. Avez-vous déjà choisi le but de votre voyage de fin d'année? Je vais bien regretter de ne pas y participer. Tu me demandes si je 62

pense bientôt rentrer. M. et Mme Chanac veulent me garder le plus longtemps possible. Pour bien faire, disent-ils, je devrais rester une année entière... Mais ce n'est pas possible ; les Chanac ne veulent rien accepter de maman, alors cela me gêne beaucoup d'être une charge pour eux. Je pense rentrer à Guerville à la fin de l'été et être, comme l'an dernier, sur le même banc que toi, dès la rentrée. « Mon cher Jean, écris-moi bientôt, donne-moi encore beaucoup de petites nouvelles, si tu savais combien elles me font plaisir. Serre la main, pour moi, à tous mes anciens camarades, dis-leur que j'aurai beaucoup de choses à leur raconter quand je reviendrai. » Ton camarade, Bertrand.

LES MOTS

(1) Spéléologue : explorateur spécialisé dans la visite des grottes et excavations naturelles. (2) Arborescences : dessins, sculptures ayant la forme d'arbres. (3) Stalactites ; concrétions en forme de longues aiguilles de pierre qui descendent de la voûte. (4) Stalagmites : mêmes concrétions mais qui montent du sol au lieu de descendre. Les avens ne se rencontrent guère que dans les terrains calcaires. Essayez de trouver pourquoi. Cette lettre a-t-elle été écrite longtemps après les incidents qui ont opposé Bernard et Bertrand ?

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17 - UN BEAU MÉTIER

Juin était là, avec ses journées chaudes, ses longs soirs paisibles, tissés de lumières dorées. Quelquefois, après souper, Mme Chanac et les trois enfants descendaient au bord du Tarn. Bernard et Bertrand faisaient des concours de ricochets sur les nappes d'eau tranquille tandis que Nadou cueillait des fleurs et que Mm une bête en jaillit qui, affolée, se met à bondir en tous sens dans la soute. C'était un puma de quelques semaines, capturé en Amérique du Sud par un des passagers qui le ramenait clandestinement (3) en Europe. — Et qu'est-il devenu? — Eh! bien, quand on a constaté qu'il était trop jeune pour nourrir des instincts belliqueux (4), nous l'avons autorisé à terminer le voyage sur les genoux de son maître, comme un gros chat... et il a bu les trois biberons que je lui ai préparés... Voilà, c'est le seul incident dont je me souvienne. Il est vrai que je suis restée à Air-France à peine deux ans. Bertrand regarda Mme Chanac avec curiosité. — Et vous avez renoncé à cette vie si intéressante pour venir à SainteEnimie ? — Eh! oui, cela te paraît extraordinaire, n'est-ce pas, que je sois venue me perdre dans ce village que je ne connaissais même pas de nom. La vie est souvent faite de contradictions. J'avais un beau métier, mais je suis plus heureuse ici, avec mon mari et mes enfants. Quand j'ai connu celui que je devais épouser, je n'ai pas hésité. D'ailleurs, c'était à choisir ; le règlement interdisait aux hôtesses de l'air de fonder un foyer.

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- A cause des accidents? - Non, simplement parce que les deux choses sont incompatibles (5). Une hôtesse de l'air doit se consacrer entièrement, sans défaillance, à son service, être disponible à tout instant, en toute circonstance. Comment pourrait-elle être aussi une bonne épouse et une bonne mère de famille?

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Je devais choisir, j'ai choisi et ne regrette rien... Parfois j'imagine que notre maison, perchée au sommet du village, est un avion et que vous êtes tous mes passagers. Cela suffirait à calmer mes regrets... si j'en avais. - Et vous n'avez plus envie de voyager, de découvrir des pays nouveaux? - Oh! si, Bertrand, mais je ne crois pas nécessaire d'aller si loin. La France est si belle. Tiens, regarde, là-bas, au-dessus des gorges, ces rochers baignés de lumière mauve, n'est-ce pas sublime ? Voyez-vous, mes enfants, c'est notre pays, la France que j'aimerais découvrir, elle est si mal connue de ceux qui ont la chance de vivre sur son sol... Mais qui sait?... peut-être n'aurons-nous plus longtemps à rester ici... Il se pourrait... Elle n'acheva pas et une légère rougeur envahit son visage, comme si elle se reprochait d'avoir eu la langue trop longue. - Que veux-tu dire, maman ? demanda vivement Nadou qui n'avait jamais vu sa mère aussi énigmatique (6). — Oh! rien, ma petite, rien, je voulais simplement dire, que la vie est longue ; nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve. Et pour prévenir toute autre question, Mme Chanac dit en se levant : — La fraîcheur commence à tomber, il est temps de remonter làhaut, à bord de notre avion qui nous attend pour le plus merveilleux des voyages, le voyage des rêves...

LES MOTS (1) S'ébrouer : s'ébattre, s'agiter dans l'eau. Le mot est donc employé ici au sens figuré. (2) Ghetto : quartier d'une ville où les juifs devaient résider, autrefois. Désigne aujourd'hui n'importe quel quartier de grande vi||e où les commerçants juifs ont leurs boutiques. (3) Clandestinement : en cachette. (Le transport des animaux en avion est soumis à des conditions d'hygiène très précises.) (4) Instincts belliqueux : instincts guerriers, agressifs.

(5) Incompatibles ; qui ne peuvent exister ensemble, en même temps. (6) Enigmatique : qui cache une énigme, c'est-à-dire un secret. LES IDÉES Que pensez-vous du métier d'hôtesse de l'air ? Bertrand paraît hanté par les accidents d'avion, essayez d'en trouver une ou plusieurs causes. Relevez les phrases qui montrent que Mme Chanac est une bonne mère de famille.

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18 - LA DÉCISION DE BERTRAND Les paroles sibyllines (1) de Mme Chanac avaient fort intrigué les enfants. Que renfermait ce « qui sait » ? Avait-il été dit à la légère ? était-il, au contraire, lourd de sens?... — N'avez-vous pas vu, fit Nadou, que depuis quelque temps, quand papa rentre, le vendredi soir, il paraît préoccupé. Je suis sûre qu'il se passe quelque chose qu'on nous cache... et n'avez-vous pas remarqué aussi que papa ne s'intéresse plus à son jardin, comme autrefois? — C'est vrai, constata Bernard, et il ne parle plus de repeindre la balustrade de la terrasse, comme il voulait le faire... ni de retapisser ta chambre, Nadou. Ils durent attendre une semaine encore avant de savoir. Un vendredi soir, en remontant de Nîmes, alors qu'on venait de passer à table, M. Chanac annonça gravement que la société : Les Ateliers Cévenols, mal dirigée,

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périclitait (2) et se trouvait au bord de la faillite. Déjà, on prévoyait que les importants locaux et ateliers seraient rachetés par la société des Mines de Bessèges et, naturellement, ce transfert (3) entraînerait de grands changements dans le personnel. — Voilà donc ce qui se passe, conclut M. Chanac ; comme vous voyez ce n'est guère réjouissant pour nous. — Mais toi, papa, demanda vivement Bernard, tu resteras? M. Chanac secoua la tête. — Je ne pense pas. D'abord, il n'est pas certain que la nouvelle direction me prendra, ensuite mon domaine est la mécanique. Dès que je trouverai autre chose, je partirai. — Où? interrogea Nadou. — Je ne sais pas, ma petite ; dans la vie on ne fait pas ce qu'on veut. — Il faudra donc quitter Sainte-Enimie?... — Je le crains. Nadou poussa un soupir. Pour elle, ce petit village accroché au flanc du Causse désert était le plus beau, le plus riant des villages. Elle y était née ; il constituait tout son univers. — Alors, il faudra abandonner notre maison? Une larme roula sur sa joue. Sa mère l'attira à elle et lui caressa les cheveux. — Ne te chagrine pas à l'avance, Nadou. Moi aussi j'aime cette maison, ce village, qui pourtant n'étaient pas les miens. Je m'y suis attachée, surtout parce que nous y avons été heureux, en famille. D'ailleurs, si nous devions partir, ce qui n'est pas encore certain, nous garderions la maison, nous pourrions y revenir, l'été, aux vacances. — Bien sûr, approuva Bernard. Bertrand, lui, ne dit rien. Trois mois plus tôt, en arrivant à SainteEnimie, il avait cru la famille Chanac sinon très aisée, du moins à l'abri des soucis matériels (4). La maison, bien entretenue, lui avait paru presque luxueuse à côté de la sienne, à Guerville, et l'auto était un signe évident de richesse. Peu à peu, il s'était aperçu que les Chanac, eux aussi, devaient compter pour vivre. L'auto était surtout un instrument de travail et si Mme Chanac avait préféré rester là, plutôt que de s'installer à Nîmes, c'était sans doute par goût, mais certainement aussi pour économiser un loyer et parce qu'à la campagne la vie est tout de même plus facile et moins chère. En apprenant que M. Chanac allait perdre son emploi, être obligé de

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déménager, il pensa que sa présence deviendrait une charge très lourde. Il ne devait pas abuser plus longtemps de cette hospitalité. Le lendemain soir, après la classe, il arracha une feuille de cahier pour écrire à Guerville. Tout d'abord, il se demanda comment annoncer son désir de rentrer en Normandie. Dire la vérité lui parut délicat et imprudent. Sa mère écrirait aussitôt aux Chanac en proposant une nouvelle fois de payer la pension de son fils. Mme Chanac comprendrait et serait fâchée. Alors, prétendre qu'il était tout à fait guéri? Mais le croirait-on?... Non, tout simplement, il expliquerait qu'il s'ennuyait, que sa maison ses camarades, la mer, lui manquaient et que, puisqu'on arrivait à l'été, le climat marin lui serait moins néfaste (5). Il commença donc sa lettre dans ce sens. Mais il est difficile de mentir à ceux qu'on aime et Bertrand n'était pas de ces êtres qui peuvent le faire sans rougir ou se trahir. Deux fois, il chiffonna sa lettre et la jeta en boules sur la table.

LES MOTS (1) Paroles sibyllines : paroles mystérieuses, au sens caché. Chez les anciens une Sibylle était une femme qui prédisait l'avenir mais d'une façon pas toujours nettement intelligible. (2) Périclitait : déclinait, dépérissait. Ce verbe vient de : péril. (3) Transfert : acte par lequel la propriété d'une chose passe d'une personne à une autre. Remarquez le préfixe : trans qui signifie : au loin, à travers. (4) Soucis matériels : les soucis d'argent.

(5) Néfaste : qui peut faire mal, causer un malheur. LES IDÉES Expliquez : il constituait tout son univers. Bertrand a-t-il raison d'écrire qu'il s'ennuie à Sainte-Enimie. Qu'au riez-vous écrit à sa place ? Construire deux phrases sur le modèle de celle-ci : II avait cru la famille Chanac sinon très aisée, du moins à l'abri des soucis matériels.

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19 - LA LETTRE NE PARTIRA PAS II la recommençait pour la troisième fois quand Nadou fit irruption (i) dans sa chambre, sans frapper. — Descends vite, Bertrand, viens voir la flottille de canoës qui file sur le Tarn!... Mais, aussitôt, l'air bouleversé du petit Normand la saisit. — Oh! qu'y a-t-il, Bertrand, on dirait que tu as pleuré?... Bertrand se redressa, secoua la tête. - Si, insista Nadou, tu as les yeux rouges, tu as pleuré... Puis, avisant les boules de papier froissé, sur le coin de la table : — A qui écrivais-tu? Bertrand répondit durement : — Ça ne te regarde pas! La fillette resta interdite. Jamais Bertrand ne parlait sur ce ton, surtout à elle. — Oh! je... je te demande pardon... Je ne voulais pas être indiscrète, tu sais. Elle se retira lentement, à reculons ; à la porte, elle s'arrêta. Bertrand l'avait rabrouée (2), mais il avait pleuré, il était malheureux ; elle ne pouvait se résigner à le laisser seul. — Bertrand, fit-elle en revenant vers lui, d'habitude, quand tu as des ennuis, tu me dis tout. — Je n'ai pas d'ennuis. - Tu t'es à nouveau disputé avec Bernard? Il secoua la tête. Nadou jeta encore un regard vers les boules de papier froissé. — Tu écrivais à ta mère? — J'en ai bien le droit, je pense. Peinée par le ton maussade de son camarade, elle insista cependant : — Est-ce que je peux la voir, cette lettre? — Une lettre, c'est comme un secret, tu le sais.

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— Bien sûr, mais il t'est souvent arrivé de me faire lire celles que tu envoies à Guerville. Les sourcils de Bertrand se froncèrent. Son visage pâlit. - Laisse-moi, Nadou, va-t-en!... Le ton était impératif, dur ; la fillette tressaillit. Elle regarda longuement Bertrand qui, la tête penchée, fixait la table, devant lui puis, sans bruit, s'esquiva (3). Elle avait à peine refermé la porte que Bertrand la rappela : — Nadou!... Nadou!... Elle remonta l'escalier quatre à quatre. — Je t'ai fait de la peine, Nadou, pourtant je n'ai rien contre toi. Puis, après un silence : — Tiens! lis... Il lui tendit la feuille. Elle lut d'un trait, puis lentement, relevant ses beaux yeux sombres : — J'ai compris, Bertrand. — Compris quoi?... — Tout ce que tu as écrit là n'est pas vrai... et tu le sais. D'abord, tu n'es pas tout à fait guéri ; avant-hier soir, tu as encore eu un accès de fièvre, et je ne crois pas que tu t'ennuies vraiment chez nous, à présent. Bertrand ne répondit pas. Nadou le regarda droit dans les yeux. — C'est à cause de ce que papa a dit hier soir, n'est-ce pas? Bertrand allait répondre quand un bruit de pas, derrière la porte, l'arrêta. C'était Mme Chanac. - Voilà cinq minutes que je vous appelais ; personne ne répondait. Mon Dieu! que se passe-t-il? Vous avez l'air tout décontenancés? (4). 72

— Il se passe, maman, que Bertrand voulait nous quitter... Voilà la lettre qu'il écrivait à sa mère... à cause de ce que papa a dit hier soir. Mme Chanac lut à son tour, puis regarda longuement Bertrand et lui posa affectueusement la main sur l'épaule. — Oh! Bertrand, tu aurais envoyé cette lettre?... Tu ne te sens donc pas comme chez toi, ici? Nous avons quelques soucis en ce moment, c'est entendu, mais il n'est pas question de quitter Sainte-Enimie, du moins pas avant la fin de l'été. Tu crois vraiment nous embarrasser?... Eh bien, Bertrand, puisque l'occasion se présente, et que Bernard n'est pas là, je veux te parler franchement. Non seulement ta présence ne nous gêne pas, mais elle est très profitable à Bernard. Oh! je sais, les débuts n'ont pas été faciles, entre vous, mais vous vous entendez bien à présent. Ton influence sur lui est excellente.. Il a fait de réels efforts et il s'intéresse à l'école. Egoïstement, nous désirons que tu restes le plus longtemps possible, près de lui. Elle s'arrêta un instant puis, adoucissant encore sa voix : — Tu as donc si peu confiance en notre amitié, Bertrand?... Bertrand avait écouté, la tête baissée, comme honteux. Mais la voix était si douce et le regard de Nadou si tendre ! il se sentit soulagé. — Tiens, fit Nadou en déchirant la feuille, voilà ce que j'en fais de ta lettre... et maintenant vite, dégringolons vers le Tarn voir descendre les canoës...

LES MOTS (1) Faire irruption ; arriver rapidement, sans prévenir. (2) Rabrouer : répondre durement par des paroles vexantes et méchantes. (3) S'esquiver : s'en aller rapidement et sans bruit. (4) L'air décontenancé : l'air de ne plus savoir que penser, que faire.

LES IDÉES Est-ce par simple curiosité que Nadou désire voir la lettre ? Si Nadou s'était montrée susceptible, comment se serait-elle comportée après la réponse de Bertrand? Bertrand tenait-il tant à cacher sa lettre à Nadou ? Pourquoi Mme Chanac met-elle en évidence l'influence heureuse de Bertrand sur Bernard ?

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Parfois, l'après-midi, au cours de classes-promenades de géographie, M. Meyrieu emmenait ses jeunes disciples au bord de la rivière. On organisait ensuite des jeux, on chantait de vieux airs du Rouergue ou du Languedoc, on bavardait. M. Meyrieu, alors, n'était plus le magister (i) dont on craignait les éclats de voix, mais une sorte de grand camarade à qui on pouvait parler librement, presque familièrement, et qui se mêlait volontiers aux jeux comme pour prouver que, lui aussi, appréciait cette détente. Un jour, après la baignade, alors que la petite troupe était assise autour de lui, il déclara : — Mes enfants, si nous parlions de notre voyage de fin d'année!... Où aimeriez-vous aller?... La réponse ne se fit pas attendre : — Loin, m'sieur, très loin, puisque nous sommes riches! M. Meyrieu sourit. La coopérative de l'école était riche en effet, cette année-là. Ses ressources habituelles (cotisations des élèves, vente de plantes médicinales, de vieux papiers, de peaux de lapin) se trouvaient plus que doublées. Pendant l'hiver, M. Meyrieu avait eu l'idée d'organiser, le mercredi soir, des séances de cinéma. La télévision étant encore inconnue à Sainte-Enimie où le Causse formait un écran infranchissable aux ondes, ces séances, très suivies, avaient été rémunératrices (2) pour la coopérative. De plus, un dimanche de mai, le grand Rico n'avait-il pas découvert, au bord du Tarn, un portefeuille perdu par un touriste ? Rico s'était empressé d'apporter sa trouvaille à M. Meyrieu qui l'avait déposée à la mairie. Le portefeuille contenait une assez forte somme, des papiers importants et appartenait à un industriel de Lyon. Rico ayant refusé la récompense offerte, l'industriel avait fait don à l'école, d'une somme qui vint grossir encore la cagnotte (3). Donc on était riche et on voulait aller très loin. — Entendu, fit M. Meyrieu, nous irons loin... Mais où? Une discussion animée, voire (4) passionnée, s'ensuivit. Le clan des garçons penchait pour la mer, à cause de la baignade et d'une éventuelle promenade en bateau. Les filles préféraient une ville, une grande ville, à cause des beaux magasins. Jouant le rôle d'arbitre, M. Meyrieu, qui avait d'ailleurs depuis longtemps son idée, contenta tout son monde en déclarant que le but du voyage serait Marseille. — Marseille! répétèrent en même temps trente voix enthousiastes. Mais le maître avait encore une autre idée derrière la tête.

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- Et puisque nous sommes riches, comme vous dites, ajouta-t-il, eh bien, nous partirons pour deux jours, nous coucherons en route. Deux jours!... La joie atteignit des sommets voisins du délire. Dès lors, le maître s'occupa de l'organisation du voyage qui fut fixé au 23 juin et aurait lieu par car. Bien entendu, les élèves de la petite classe n'y participeraient pas, c'était trop fatigant pour eux. En compensation ils feraient une petite excursion sur le Causse, à l'aven Armand par exemple. Les derniers jours, une véritable fièvre s'empara de l'école. En classe M. Meyrieu accrocha des cartes au tableau, indiqua l'itinéraire... un itinéraire qui suivait vraiment le chemin des écoliers puisque, ne perdant pas le point de vue pédagogique du périple (5), M. Meyrieu avait décidé qu'on visiterait le fameux barrage de Donzère-Mondragon, les monuments romains d'Orange et le Palais des Papes en Avignon. En somme, de quoi mettre la révolution non seulement dans l'école, mais dans le village tout entier. — Tu verras, déclara Bernard au petit Normand, en voyage on ne reconnaît plus M. Meyrieu. Il porte un short, comme nous, et il blague comme un vrai copain. Bertrand, lui, pensa surtout qu'il allait revoir la mer ; il en était tout ému. Cependant s'il n'avait tenu qu'à lui, il n'aurait pas choisi la mer, mais certaines montagnes où, quinze ans plus tôt, son père s'était battu, avait reçu cette mauvaise blessure qui, plus tard, devait l'emporter. — N'aie pas de regret, dit Nadou, si tu savais comme la Méditerranée est belle. Je l'ai vue une fois, au Grau du Roi, prés de Nîmes, je suis sûre que ta mer, à toi, n'est pas aussi bleue... et tu m'apprendras à ramer... Oh! oui, tu m'apprendras, veux-tu?...

LES MOTS (1) Mogister ; le maître.. Ce mot ne s'emploie plus que rarement. Dans la même famille on trouve aussi : magistrat. (2) Séances rémunératrices : qui rapportaient de l'argent. (3) Cagnotte : sorte de tirelire où l'on met de l'argent, de temps à autre en vue de s'offrir quelque chose d'agréable. (4) Voire ; Ce mot est un adverbe et non un verbe. Il a le sens de : même.

(5) Périple : au sens propre : grand voyage par bateau avec retour au point de départ. Le mot est donc employé ici au sens figuré. LES IDÉES Construire deux phrases dans lesquelles vous emploierez l'adverbe voire. M. Meyrieu ne perdait pas le point de vue pédagogique. Que signifie ceci ? Pourquoi Bertrand ne tenait-il pas beaucoup à voir la mer?

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21 - UN DÉPART MOUVEMENTÉ Ce matin-là, bien avant que le soleil fût levé sur le Causse, tous les réveils de Sainte-Enimie se mirent en branle. La veille, le maître avait dit : rassemblement à quatre heures et demie, sur la place, près du pont... et tant pis pour les retardataires! Les retardataires! Ah! oui, un jour comme celui-là, il n'y en aurait pas. Effectivement (i), dès quatre heures, dans la pâleur de l'aube naissante, des silhouettes débouchaient de tous côtés, se hâtant vers le rendez-vous, où le gros car bleu attendait déjà. On reconnaissait le jeune Cornougue, flanqué de deux musettes pareilles à des bouées de sauvetage, la petite Peyre avec ses nattes brunes, traînant une valise plus grosse qu'elle, le grand Ricos courbé en deux sous un sac tyrolien tout neuf, le petit Pompidoux dans son costume des dimanches trop étriqué, le cou pris dans une cravate vert-pomme qui l'étranglait, Gisèle Chirac, l'élégante de l'école, qui étrennait une robe neuve...

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A quatre heures vingt-deux, exactement, débouchait d'une ruelle la famille Chanac, Nadou en tête, un panier de paille tressée à la main, suivie de Bertrand, son sac de marin à l'épaule, puis de Bernard, bâté (2) d'un sac à dos colossal, à courroies de cuir plus larges que la main. M me Chanac qui, comme beaucoup de mères, avait tenu à assister au grand départ, fermait la marche. A quatre heures et demie, toute la troupe était là, au grand complet. En short blanc qui contrastait avec ses jambes brunes et velues, sifflet en sautoir (3), M. Meyrieu clamait ses dernières instructions, rassurait les mères inquiètes, tandis que Mme Meyrieu (qui faisait partie de l'expédition à titre d'hôtesse... de route, administrait des comprimés à ceux qui risquaient de mal supporter les sinuosités des voies lozériennes. Ils étaient trente-sept en tout, trente-sept garnements piaffant d'impatience. Quand le chauffeur donna Tordre de monter en voiture, ce fut une telle ruée, un tel assaut, que personne ne parvint à franchir le marche-pied. — Allons, les garçons, un peu de galanterie ; les filles d'abord, les plus grands au fond! Grimpés sur les banquettes, les voyageurs se haussaient pour arrimer (4) tant bien que mal les bagages dans les filets et déjà, avant le départ, les premiers incidents de route commençaient. Une bouteille mal bouchée se vidait en glougloutant sur la tête du petit Durieu, Gisèle Chirac accrochait sa robe toute neuve à un mousqueton de sac, René Baradoux cherchait en vain son béret égaré, tandis que le petit Pompidoux, dont le réveil avait sonné en retard, et qui n'avait pas déjeuné, déballait ses provisions pour casser la croûte, déposant une tranche de jambon sur la banquette... où aussitôt une imprudente culotte venait s'asseoir. Bernard, Bertrand et Nadou, eux, s'étaient installés côte à côte, au fond. Tout était paré. Sur la place, les mouchoirs maternels s'agitaient. Le chauffeur lança son moteur ; les lourdes entrailles du car vibrèrent. La voiture venait de démarrer quand une voix cria : — Arrêtez! Arrêtez!... Toutes les têtes se tournèrent vers le fond. C'était M. Meyrieu. Dans son affairement il avait oublié son sac, déposé contre le parapet du pont. Il dégringola du car. — Oh! mon sac!... Attiré par le puissant parfum d'un saucisson, un gros chien roux était en train d'ouvrir le dit sac. M. Meyrieu se précipita. Ce que voyant, le chien

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saisit une courroie dans sa gueule et s'enfuit, avec les provisions, sur la route de Millau. — Mon sac!... Mon sac!... En quelques instants, le car se vida de ses occupants et ce fut le signal d'une course éperdue où la supériorité des quadrupèdes sur les bipèdes ne faisait aucun doute. Enfin, grâce à Bernard et au grand Rico, M. Meyrieu rentra en possession de son bien. Mais quels dégâts! Les œufs durs, fracassés, nageaient dans la confiture et le pain n'était plus qu'une énorme éponge rosé, imbibée de vin... Quant au saucisson, il avait disparu. — Ne vous tracassez pas, m'sieur, déclarèrent les jeunes voyageurs, nous avons tous trois fois trop de provisions. Nous partagerons avec vous. L'incident réglé, le car se remit en marche, pour de bon cette fois.

LES MOTS (1) Effectivement : même sens que : en effet. (2) Bote : sens propre : qui porte un bât, c'est-à-dire une sorte de selle ou de panier qu'on installe sur le dos des bêtes de somme (des ânes en particulier) pour mettre des fardeaux. (3) Sifflet en sautoir : sifflet pendu au cou par une ficelle ou une chaînette, (4) Arrimer : terme de marine : arranger solidement la cargaison d'un bateau pour l'empêcher de se déplacer pendant la traversée.

LES IDÉES Le ton de ce chapitre est assez différent des précédents. Quel qualificatif pourriez-vous lui donner ? Pourquoi la forme de la phrase : « où aussitôt une imprudente culotte venait s'asseoir » est-elle comique ï Dites d'une autre façon cette phrase : ceux qui risquaient de mal supporter les sinuosités des voies lozériennes. Rédaction : si vous avez fait un voyage scolaire, décrivez-en le départ tel qu'il s'est passé.

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22 - LA GRANDE BLEUE

De bon matin, toute la caravane s'est éveillée, nichée piaillante, dans cette petite école provençale, pareille à un mas (i). Ah! comme on a bien dormi, enroulé dans une simple couverture, sur le plancher des deux salles de classe ; garçons d'un côté, filles de l'autre. La veille, la petite troupe est allée de découvertes en découvertes : l'écluse géante du barrage de Donzère-Mondragon, capable d'avaler un train entier de péniches, Tare de triomphe d'Orange et le théâtre antique, au mur colossal, le Palais des Papes et son jardin suspendu, l'étonnant village des Baux, perché sur son rocher comme une sentinelle veillant sur la plaine infinie... Que de merveilles ensoleillées, que d'étonnements naïfs, que de cris d'admiration !... Mais le plus beau reste encore à découvrir ; et tout le monde brûle d'impatience. — Allons mes enfants, en route, Marseille nous attend! De loin, Bertrand se représente mal la grande cité méditerranéenne, il la voit comme Cherbourg, en plus grand bien sûr, mais avec la même atmosphère un peu mélancolique. Quelle surprise quand, après avoir emprunté la magnifique autoroute qui débouche au cœur même de la cité, on découvre brusquement le célèbre Vieux-Port. D'un seul coup, tous les écoliers se sont levés, grimpant sur les sièges, se bousculant, s'agrippant les uns aux autres pour mieux voir. — La mer!... La mer!... Bertrand aussi s'est levé, mais il reste muet. Il avait cru se retrouver chez lui ; cette eau trop bleue, ces voiles trop blanches, cette foule trop grouillante ne peuvent lui rappeler son pays... et quand, le bassin contourné, la lourde voiture s'engage sur la fameuse corniche qui domine la mer, il ne peut que murmurer : — Comme c'est étrange, on ne dirait pas une vraie mer... plutôt un grand lac. - Oh! s'exclama Nadou, tu ne la trouves donc pas belle? Il sourit pour ne pas la peiner, mais au fond de lui-même, il éprouve

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le même dépaysement que le jour où il est arrivé à Sainte-Enimie. Brusquement, il revoit le petit port de Guerville, le môle couvert de varech, les voiles rouges des barques, il revoit son frère, sa mère... Et cela lui rappelle à nouveau qu'avant de partir il n'a pas reçu d'elle la lettre habitue Ile Mais rien n'est plus contagieux qu'une ambiance joyeuse. Peu à peu, il se laisse reprendre par la joie de ses compagnons ; quand, délaissant pour un moment la Grande Bleue, on remonte la Canebière (2) pour aller déjeuner dans un parc,' près du zoo, il a retrouvé son sourire. - Allons, mes enfants, ne perdons pas de temps, mettez les bouchées doubles et surtout ne laissez pas traîner de papiers sales! Le repas expédié, après les inévitables explosions de rires devant les cages aux singes, la caravane se remet en route, à pied cette fois, afin de jouir de la foule colorée, et se retrouve sur les quais pour la visite prévue du paquebot. Puis c'est la « croisière » en vedette à moteur vers le Château d'If, cet îlot minuscule, étincelant de soleil, qui monte la garde à deux milles au large, comme pour protéger la ville. Et déjà il faut songer au retour. Cependant M. Meyrieu a prévu une ultime réjouissance : une baignade dans une baie ombragée de pins parasols. Pour les garçons, surtout, c'est le comble. Le car à peine arrêté, toute la bande s'égaille sur la plage et se jette à l'eau. Très fier de savoir nager, à présent, Bertrand n'hésite pas longtemps. — Oh! comme elle est chaude!... Ce bain est si délicieux qu'il n'en faut pas davantage pour le réconcilier avec cette Méditerranée qui l'a tant surpris, ce matin. Après s'être longuement ébroué, il va s'étendre au soleil, à côté de Nadou, un peu à l'écart des autres, tandis que Bernard continue de nager au loin. Alors, ils se mettent à bavarder. Mais tout à coup, au bout de la baie, Nadou aperçoit de petites barques, halées sur la plage de galets. — Oh! Bertrand, jamais je ne suis montée sur une vraie barque... seulement dans des canoës... et sur le Tarn, il n'y a pas de vagues. Pour Bertrand aussi, la tentation est grande. Si la Méditerranée ne ressemble pas à la Manche, ces petites barques lui rappellent les doris (3) de Guerville. — Oh! emmène-moi, veux-tu?... Elle l'entraîne ; ils poussent un esquif (4) à l'eau. Bertrand saisit les avirons. Il se croit soudain revenu chez lui. De toutes ses forces, il tire sur les rames. Nadou est ravie. L'eau qui clapote sous la quille a un joli petit bruit et c'est si agréable de se sentir balancée sur les vagues.

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— Encore un peu plus loin, Bertrand, là où les vagues sont plus hautes ; je t'assure que je n'ai pas peur. Sans même s'en apercevoir, ils dépassent le bout de la baie, disparaissent aux yeux de leurs camarades. La barque, à présent, danse comme une petite folle, se cabre, plonge, se redresse ; c'est merveilleux. Mais tout à coup, Bertrand pense à M. Meyrieu. D'un coup de rein, il fait virer la barque. — Déjà, soupire Nadou. Mais lorsqu'ils redoublent la pointe de la baie, elle pousse un cri d'effroi. - Mon Dieu!... qu'avons-nous fait? La petite plage, en effet, est devenue comme une fourmilière dévastée par un tremblement de terre. Affolés, s'époumonant à appeler, à siffler, M. et Mme Meyrieu courent en tous sens, à leur recherche. — Vite, Bertrand, rentrons!... Le petit Normand rame encore plus fort. M. Meyrieu, courroucé, les attend, entouré de toute la troupe. — Oh ! m'sieur, c'est ma faute, implore Nadou, c'est moi qui ai demandé à Bertrand... Ne le grondez pas! Mais, puisque l'escapade a bien fini, que ses auteurs sont repentants, le bon M. Meyrieu ne prolonge pas la semonce (5). D'ailleurs, il est grand temps de repartir. Un quart d'heure plus tard, tous les mouchoirs s'agitent pour dire adieu à la mer et, tandis que le car démarre, Bertrand se tourne vers sa petite camarade. - Tu as raison, Nadou, elle est belle, ta Méditerranée...

LES MOTS

(1) Mas : maison provençale. (2) Canebière : à Marseille, la plus belle rue descendant vers le port. (3) Doris : barques, en général à fond plat, que traînent derrière eux les chalutiers pour la pêche à la ligne, au large. (4) Esquif : petit bateau, barque. (5) Semonce : gronderie.

LES IDÉES Sur une carte essayez de retracer l'itinéraire du voyage. Pourquoi Bertrand songe-t-il tout de suite à comparer la Méditerranée à un grand lac ? Sur les gravures comparez la forme des voiles sur les barques de la Méditerranée et des voiles de l'océan ou de la Manche

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23 - INQUIÉTUDE Si les têtes avaient le don de s'enfler à la mesure des choses qu'elles enregistrent par le minuscule trou des prunelles, celles des écoliers de SainteEnimie seraient devenues de véritables montgolfières. Que de découvertes prodigieuses pendant ces deux longs jours qui valaient plus que toute une année de petite vie quotidienne ! Mais, déjà, le beau voyage était presque du domaine du passé. Dans la nuit, sur le chemin du retour, le gros car bleu remontait lentement vers les Cévennes. Ce n'était d'ailleurs plus un car, mais un véritable dortoir. Ecrasés de fatigue, les plus petits dormaient pêle-mêle, sur les banquettes. Seuls quelques grands, dont Nadou, Bernard et Bertrand, luttant contre le sommeil, bavardaient dans la fraîcheur retrouvée qui entrait par les glaces à demi baissées. — Vraiment, je n'aurais jamais cru qu'on puisse en deux jours, faire tant de chemin, voir tant de choses, déclarait Nadou émerveillée... Toi, Bernard, qu'est-ce qui t'a le plus intéressé ?

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La question paraissait si superflue (i) que le bon gros Bernard sourit. — Parbleu! l'avion à réaction que nous avons vu décoller en passant près de l'aérodrome de Marignane... — Et toi, Bertrand? — Tout m'a intéressé. Si j'ai été un peu déçu, en arrivant à Marseille, je me suis bien rattrapé ensuite. — Moi, je crois que c'est notre petite escapade en barque. N'est-ce pas, tu le reconnais, à présent, elle est belle notre Méditerranée? — Très belle, Nadou... et si chaude. Chez nous, quand on se baigne, on grelotte au sortir de l'eau, même en été. J'aimerais la revoir un jour. Et c'était vrai. Parti le cœur un peu triste, en pensant à l'autre voyage qu'il aurait fait, avec ses camarades de Guerville, Bertrand revenait conquis par les paysages lumineux de Provence et, plus encore, par cette vibrante camaraderie qui, pendant quarante heures, avait uni tous ces enfants d'un même village. A présent, il faisait bien partie de Sainte-Enimie. Oh! non, il ne reniait (2) pas Guerville, il comprenait simplement que l'affection, l'amitié, comptent autant que des champs, des maisons, un clocher. Mme Chanac avait bien raison de dire qu'on est heureux n'importe où, pourvu qu'on soit entouré d'êtres qui vous aiment et qu'on aime. — Oh! moi aussi, fit Nadou, j'aimerais refaire ce voyage avec toi qui sais tant de choses sur la mer. Ils se turent. Après de longs détours, le car atteignait enfin le col et abordait la descente vers Florac. Dans deux heures, on serait à SainteEnimie. Alors, lentement, la joie de Bertrand fit place à l'inquiétude. Pendant ces deux jours, à part l'instant de l'arrivée à Marseille, il avait tout oublié, partageant la griserie de ses compagnons de route. Il se demanda à nouveau si, en arrivant, il trouverait la lettre de sa mère. Elle lui écrivait très régulièrement, chaque quinzaine. Sa lettre aurait dû arriver l'avant-veille du départ. Pourquoi ce retard? Voyant son visage s'assombrir, Nadou lui demanda ce qui le préoccupait. — Oh! ne t'inquiète pas, fit-elle, je parierais que cette lettre, maman te l'apportera à notre descente du car. A minuit sonnant, la lourde voiture stoppait sur la place de SainteEnimie.

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Toutes les mères étaient à nouveau réunies... à croire qu'elles étaient restées là, pendant ces deux jours, à attendre leur progéniture (3). Durant quelques instants, malgré l'heure tardive, la petite place s'emplit d'un brouhaha, d'une animation extraordinaires. De loin, à sa silhouette, Bertrand avait déjà reconnu Mme Chanac. Il se précipita vers elle. — Ma lettre?... Est-elle arrivée? Mm(1 Chanac secoua la tête. — Ne t'inquiète pas, Bertrand, un simple retard sans doute... surtout, que cela ne gâche pas ta nuit. Vous devez tous être si las. Quittant aussitôt Bertrand, elle s'avança vers M. et Mme Meyrieu pour les remercier de s'être tant dévoués, puis on remonta vers la maison. Volubiles (4), Bernard et Nadou se disputaient à qui raconterait tel ou tel incident, telle ou telle visite. Bertrand, lui, se taisait. Il ne pouvait s'empêcher de penser à sa lettre. — Je ne comprends pas, se disait-il, je ne comprends pas. Un moment plus tard, quand Mme Chanac vint l'embrasser, dans sa chambre, lui recommandant de s'endormir très vite pour rattraper le temps perdu, il crut tout à coup lire sur le visage penché vers lui une sorte d'anxiété pareille à la sienne. — Oh! madame Chanac... Vous ne croyez pas que...? — Dors, Bertrand ; il est si tard... et souviens-toi de ce qu'a dit tout à l'heure M. Meyrieu ; il préfère vous savoir au lit, demain, toute la matinée, plutôt que de vous voir arriver en baillant à l'école. Elle éteignit la lumière et sortit rapidement. — C'est curieux, pensa Bertrand, on aurait dit qu'elle me cachait quelque chose. Ce soir-là, malgré sa fatigue, il mit longtemps, très longtemps à s'endormir... LES MOTS (1) Superflue : inutile, parce qu'on était sûr de la réponse. (2) Reniait ; il ne reniait pas Guerville, il continuait à l'aimer. (3) Progéniture ; leurs enfants. (4) Volubiles : bavards, bruyants.

LES IDÉES Exprimez à votre façon l'idée contenue dans la première phrase de ce chapitre. Trouvez - vous, comme Bertrand, que Mmc Chanac a l'air de cacher quelque chose. Si oui, indiquez les passages qui pourraient le prouver.

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24 - LA LETTRE DE JOËL Le soleil pénétrait à flots dans la petite chambre mansardée. Après une mauvaise nuit écourtée, pleine de cauchemars, Bertrand achevait sa toilette quand on frappa à sa porte. Aux coups moins précipités que ceux de Nadou, moins pesants que ceux de Bernard, il reconnut Mme Chanac et il tressaillit. Elle entra, souriante mais, comme la veille, il trouva dans son sourire une sorte de contrainte. — Le facteur est-il déjà passé ? demanda Bertrand aussitôt. Mme Chanac, embarrassée, ne répondit pas et s'avança vers le petit Normand. — Oh! qu'y a-t-il, madame Chanac, dites vite! Il y eut un silence. Malgré elle, Mme' Chanac laissa échapper un soupir. De la poche de son tablier, elle sortit une enveloppe. — Hier soir, Bertrand, je n'ai rien voulu te dire, tu étais si las ; il fallait que tu dormes... Oui, une lettre est arrivée, hier matin, mais pas à ton nom, au nôtre ; et ce n'est pas ta mère qui l'envoie, mais ton frère. Bertrand se sentit pâlir. — Quelque chose est arrivé à maman?... Elle est malade?

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- Il ne faut rien s'exagérer, mon petit Bertrand, d'ailleurs Joël le dit, ta mère t'écrira demain ou après-demain ; cette lettre, tu peux d'ailleurs la lire, tu es assez grand pour qu'on ne te cache plus la vérité. Elle lui tendit l'enveloppe. Joël commençait sa lettre en remerciant M. et Mme Chanac de tout ce qu'ils avaient fait pour Bertrand, puis il parlait de sa mère. Elle n'avait jamais joui d'une robuste santé. Depuis quelques mois, avant même le départ de Bertrand pour Sainte-Enimie, elle n'allait plus très bien. Depuis Pâques, elle maigrissait, se plaignant de douleurs au côté droit. Sur les instances (i) de Joël, elle avait enfin consulté le médecin de Guerville. Celui-ci, sans se prononcer, avait préféré l'envoyer à l'hôpital de Cherbourg pour un examen général. On lui avait alors trouvé quelque chose au foie, sans préciser la nature de ce « quelque chose ». Le médecin de l'hôpital avait simplement laissé entendre que c'était sérieux, et que le docteur de Guerville serait renseigné sur l'état de sa cliente. Inquiet, Joël était donc allé trouver le vieux docteur Bachelet qui l'avait vu naître, ainsi que Bertrand. Embarrassé, le médecin avait parlé en termes ambigus (2), d'une maladie sournoise, longue à guérir et, finalement, avait lâché le mot tumeur (3). Cela se passait quatre semaines plus tôt. Mme Levasseur n'avait voulu, à aucun prix, qu'on parle de quoi que ce soit à Bertrand pour ne pas l'inquiéter, risquer de compromettre sa guérison. Joël avait accepté, lui aussi, de se taire. Mais, lentement, l'état de sa mère s'aggravait ; il ne pouvait plus attendre. « Je la crois sérieusement malade, expliquait Joël. Elle n'est pas alitée, mais je suis inquiet chaque fois que je pars en mer. Nous sommes en pleine saison de pêche ; il m'arrive de rester absent deux ou trois jours. Evidemment, je pourrais relâcher (4) pendant quelque temps, mais vous connaissez notre situation. Maman n'a, pour vivre, que sa petite pension de veuve de guerre. Alors, chers monsieur et madame Chanac, je viens vous demander bien franchement si vous jugez mon frère assez remis pour envisager son retour à Guerville. Les vacances approchent ; il pourrait rester à la maison, s'occuper de maman, l'aider. C'est un conseil que j'aimerais recevoir de vous. Si même vous jugez bon de faire part de ma lettre à Bertrand, je vous en laisse le soin. Je sais qu'il aura beaucoup de chagrin, mais la pensée que vous êtes là, près de lui, si dévoués, me rassure. J'attends votre réponse et, en attendant, vous prie de croire à toute notre reconnaissance. » Quand Bertrand eut achevé la lettre, il resta longtemps, les yeux fixés sur le papier, comme s'il lisait encore, puis les leva. Il ne pleurait pas,

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mais son regard avait pris une expression douloureuse qui bouleversa Mme Chanac. — Vous avez bien fait de me montrer cette lettre, murmura-t-il, je vous remercie. Puis, il ajouta : — Qu'avez-vous répondu à Joël? — Nous n'avons pas encore écrit. Quand la lettre est arrivée, hier, j'ai téléphoné à Nîmes, pour la lire à mon mari. Il a été aussi peiné que moi de ce qui vous arrive ; c'est lui qui m'a conseillé de te montrer cette lettre. Il te laisse libre de faire ce que tu choisiras... bien que ta mère, tu le vois, ne soit pas vraiment en danger pour le moment. Bertrand ne réfléchit pas longtemps. D'une voix grave, il déclara : — Maman a besoin de moi, madame Chanac, il faut que je parte. LES MOTS (1) Sur /es instances : sur les conseils, les recommandations. (2) Termes ambigus : termes vagues, peu précis qui cherchent à cacher la vérité. (3) fumeur : sorte d'excroissance des tissus d'un organe. (4) Relâcher : terme de marine qui signifie : arrêter la navigation d'un bateau. Employé ici au sens figuré. LES IDÉES Mme Chanac a-t-elle bien fait de montrer la lettre à Bertrand ou, au contraire, aurait-elle dû lui éviter ce chagrin ? Pourquoi les médecins ne veulent-ils rien dire à Mm° Levasseur et à Joël ? Pourquoi Bertrand remercie-t-il Mme Chanac de lui avoir communiqué la lettre ?

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25 - RETOUR Le vieux car ferraillant grimpe et dévale des côtes raides et rectilignes entre deux rangs de hâtes vives (i) plus hautes que lui. L'air est frais pour la saison ; Bertrand s'en aperçoit à peine, malgré la fatigue qui, de temps à autre, le fait frissonner. La veille, il a voyagé toute la journée en auto avec un ingénieur nîmois, ami de M. Chanac, qui se rendait à Nantes, pour ses affaires. A Nantes l'ingénieur a conduit Bertrand à la gare où il a pris le train qui, au petit matin, l'a déposé à Cherbourg. Quel contraste entre ce triste décor et le joyeux départ, cinq mois plus tôt ! Encore une côte, d'où peut-être, au loin, on apercevra la mer ; mais Bertrand n'y pense même pas. — Maman, soupire-t-il, comment vais-je la trouver? Il essaie de se raisonner. — Voyons, si Joël n'est pas venu m'attendre à Cherbourg, c'est que maman n'est pas trop malade ; il n'a pas jugé bon de me préparer à de mauvaises nouvelles... ou alors il n'a pu quitter son chevet? Mais cette dame de Guerville, dans le car, pourquoi ne s'est-elle pas, une seule fois, retournée vers moi? Ai-je changé au point qu'on ne me reconnaisse plus?... ou évite-t-elle de me regarder pour ne pas me parler de maman ? Ainsi, chaque raison d'espérer est aussitôt anéantie par une raison de s'inquiéter. Pour une âme sensible, comme celle de Bertrand, c'est terrible. Et les haies défilent toujours, d'un vert implacablement (2) monotone. Pour tuer le temps, Bertrand sort de sa poche la lettre de Nadou, une lettre qu'elle lui a remise la veille, en recommandant : « Tu ne l'ouvriras que demain, quand tu seras très loin de Sainte-Enimie. » Chère Nadou, elle avait autant de chagrin que lui et n'a pu retenir ses larmes à l'heure de la séparation ; Bernard non plus d'ailleurs, lui qui se prétendait insensible à tout. Cette lettre, Bertrand ne l'a ouverte que dans le train, et l'a lue sous la veilleuse du couloir, tandis que tout le monde dormait. Il relit les deux pages de cahier couvertes d'une écriture sage et encore anonyme (3) de petite écolière. Tout le cœur de Nadou est là. Elle assure Bertrand que personne ne l'oubliera jamais à Sainte-Enimie et se dit certaine qu'il reviendra bientôt, quand sa mère sera guérie. Elle a mis tant de conviction, tant

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d'affection dans ces mots qu'un instant, il croit sa petite camarade mais, la lettre repliée, l'inquiétude le reprend. Enfin, voici la ferme de la Colombière, les premières maisons du bourg, voici la sienne, toute petite, avec son toit plaqué de mousses et sa haute cheminée. L'autobus s'arrête devant l'église. Joël n'est pas là. Malgré le poids de sa valise et de son sac, Bertrand traverse la place en courant. Le cœur battant, il frappe à la porte ; pas de réponse. Il tourne la poignée ; la porte n'est pas fermée à clef. Voici la cuisine, elle n'a pas changé depuis cinq mois, la photo de papa Levasseur est toujours sur le coin du buffet, le calendrier du facteur derrière le fourneau et la boîte à sel sur le rebord de la cheminée. Pourtant si, quelque chose a changé : pas de fleurs sur la table et l'aire de ciment a été oubliée par le balai. D'une voix craintive, il appelle : — Maman!... Une voix affaiblie répond d'en haut : — Oh! Bertrand, c'est toi?... Monte vite, mon enfant, je t'attendais. Il grimpe quatre à quatre l'étroit escalier de bois. Sa mère est étendue sur le vieux lit en bois de poirier. Son visage s'est aminci, mais elle n'a pas tellement changé ; le teint seulement semble un peu plus jaune. — Oh! maman! Il se penche pour l'embrasser ; elle l'étreint de toutes ses pauvres forces. — Mon Bertrand! Comme tu es devenu fort!... Comme tu as grandi, je ne te reconnais plus... et voilà que tu as pris l'accent du Midi. Puis, aussitôt, rassemblant toute son énergie : - Tu sais, Bertrand, je ne suis pas vraiment malade. C'est Joël qui a voulu envoyer cette lettre. S'il n'avait tenu qu'à moi, tu n'aurais jamais rien su... Tu me trouves au lit parce qu'hier, en préparant la soupe, j'ai eu un petit malaise, mais demain je serai debout, comme les autres jours... Elle se force à sourire, à se montrer gaie ; jamais elle n'a été aussi bavarde, mais elle ne peut empêcher ses traits de se crisper, des gouttes de sueur de rouler sur son front. — Oh ! non, Bertrand, je ne voulais pas que tu reviennes si tôt, mais je suis si heureuse de te retrouver avec cette mine... tiens, va te mettre hors du faux-jour de la fenêtre, à côté de l'armoire, que je te voie mieux. Ce flot de paroles trop joyeuses sonne faux et fait mal à Bertrand. Ainsi, pendant longtemps, sa mère a gardé le silence, ne s'est jamais plainte de sa santé. Elle dépérissait, et il n'en savait rien ; il ne pensait qu'à s'amuser, qu'à être heureux. Il en éprouve une sorte de remords.

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— Oh! maman, à présent que je suis là, tu vas guérir vite... — Bien sûr, d'ailleurs tu verras demain, quand je me lèverai, je n'ai pas du tout l'air malade, pas du tout. — Mais Joël, pourquoi n'est-il pas là? — Il voulait aller t'attendre à Cherbourg ; on l'a convoqué ce matin, aux services maritimes, pour je ne sais quoi, il ne va pas tarder... tiens, justement, le voilà. Un bruit lourd de bottes martèle la cuisine. Joël monte aussitôt vers la chambre. Lui aussi a singulièrement maigri, vieilli même. Les deux frères se serrent d'abord la main, puis s'embrassent, trois fois, selon l'usage normand. Comme sa mère, Joël essaie de prendre un ton badin (4). — Eh oui, mon petit Bertrand, maman fait un peu la paresseuse. N'est-ce pas qu'on ne la dirait pas malade?... De ses grosses mains gercées, râpeuses, il redresse avec beaucoup de douceur l'oreiller, sous la tête aux cheveux grisonnants. Il demande à Bertrand s'il a fait bon voyage puis, très vite, pressé de se trouver seul avec son frère. — Laissons maman se reposer ; d'ailleurs tu dois avoir un appétit d'ogre à présent, avec une mine pareille. Descends déjeuner ; je suis promu au rang de cuisinier ; tu me diras si ma tambouille (5) est bonne. Jusqu'à la dernière marche, il plaisante encore puis, brusquement, son visage se durcit. Il prend Bertrand par le bras et, à voix basse, demande : — Comment la trouves-tu? — Moins mal que je ne le craignais. Alors, le marin baisse la tête et fixe longuement le ciment de la cuisine. Puis, pressant un peu plus fort le bras de son frère : — Elle ne sait rien... mais elle est perdue. LES MOTS ( 1) Une haie vive : une haie qu'on ne taille pas. (2) Implacablement : d'une manière implacable, c'est-à-dire qui ne peut être apaisée. Employé ici au sens figuré. (3) écriture anonyme de petite écolière : une écriture qui ne révèle pas encore la personnalité de son auteur qui est semblable à toutes les écritures d'écoliers. (4) Un ton badin : un ton de badinage, de plaisanterie. (5) Promu au rang : élevé au rang (terme militaire).

(6) Tambouille : mot d'argot qui signifie : mauvaise cuisine. LES IDÉES Que pouvait contenir la lettre de Nadou. Essayez de faire cette lettre. Pourquoi Joël plaisante-t-il devant sa mère ? Mme' Levasseur ignore-t-elle vraiment qu'elle est perdue ? Qu'a pu penser Bertrand en entrant dans la cuisine vide ? Bertrand est presque honteux d'être bien portant alors que sa mère est malade. Ce sentiment est-il explicable ?

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26 - TRISTESSE Joël et Bertrand traversaient, silencieux, la vaste place où un immense Napoléon de bronze, dressé sur son cheval, tend un bras agressif vers le large. L'air était tiède, presque chaud et la mer, pour une fois, avait pris l'azur de la Méditerranée. Nombre de petits Cherbourgeois s'ébrouaient sur la plage toute proche. — Asseyons-nous, proposa Joël. Ils se laissèrent tomber sur un banc. Ni l'un ni l'autre n'avaient envie de parler. Trop de tristesse emplissait leur cœur. Ils étaient arrivés à Cherbourg, trois jours plus tôt, accompagnant leur mère, qu'en désespoir de cause les médecins s'étaient décidés à opérer. Certes, l'opération avait réussi, c'est-à-dire que la malade s'était réveillée paisiblement, dans son lit, après une longue anesthésie. Mais en déduire qu'elle était sauvée!... Ni le bon docteur Bachelet, ni le chirurgien, ne voulaient se montrer affirmatifs. De leur banc, les deux frères regardaient les enfants s'ébattre à grands cris joyeux ; beaucoup avaient leur mère, près d'eux, assise sur le sable. Ah! tous ces gamins, ils ne connaissaient pas leur bonheur! — Non, soupira Bertrand, je ne peux pas croire que maman soit si malade. Souviens-toi, Joël, l'an dernier, quand le père Dudouit a eu son accident d'auto ; tout le monde le croyait perdu. On l'a opéré ; trois semaines plus tard, il était sur pied. — Je me souviens, Bertrand, mais un accident est différent d'une maladie. — Tu n'as pas trouvé, ce matin, que maman avait meilleure mine? — Meilleure mine, oui... à cause de la fièvre sans doute. Bertrand ne posa plus de question. Comprenant que le spectacle de tous ces enfants joyeux bouleversait son frère, le marin se leva. — Allons plutôt faire un tour vers le bassin à flot ; je te montrerai le nouveau remorqueur du port. Que le temps était donc difficile à tuer ! A l'hôpital, on ne les autorisait à voir leur mère qu'une heure le matin et une heure et demie l'après-midi. Le reste du temps, ils erraient dans la ville grise. Cependant ils ne regrettaient pas d'être restés à Cherbourg, plutôt que de rentrer chaque soir, à Guerville.

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Ils avaient trouvé une petite chambre, dans un modeste hôtel ; pour économiser le prix des repas au restaurant, ils achetaient des provisions et, quand il ne pleuvait pas, mangeaient sur un banc. A pas lents, ils arrivèrent près du bassin à flot. Joël avait fait son service dans la marine ; il savait beaucoup de choses ; il essaya d'intéresser son frère au remorqueur, embossé (1) près d'un vieux transbordeur désaffecté (2). Mais Bertrand demeurait impatient : Nous nous éloignons trop, Joël, nous allons manquer la visite. — Il n'est que trois heures. — Nous attendrons à l'hôpital. Ils contournèrent le bassin ; Bertrand jeta un coup d'œil vers la gare où un train fumait et ils s'éloignèrent. Ils arrivèrent à l'hôpital. — Ecourtez votre visite, recommanda la religieuse qui les introduisit, votre malade est un peu plus fatiguée, ce soir... Silencieusement, ils pénètrent dans la petite chambre aux murs blancs ; Mme Levasseur repose, les yeux mi-clos comme si elle sommeillait. Mais elle reconnaît aussitôt les pas. — Ah ! mes enfants, vous êtes là

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Elle essaie de se redresser ; c'est trop demander

à ses forces défaillantes Sa tête

retombe sur l'oreiller. - Ne me croyez pas plus malade, murmure-t-elle, ce sont toutes ces piqûres qui me fatiguent. Elle incline la tête, essaie de sourire. — Asseyez-vous, là, tout près, à ma hauteur, que je voie bien vos visages. Un long silence, lourd d'anxiété, de chagrin, plane dans la petite chambre blanche, soudain rompu par une voix tremblante : — Maman!... Nous t'aimons bien! Bertrand ne trouve rien d'autre que cette petite phrase qui contient toute sa peine, toute son affection. - Moi aussi, je vous aime bien, reprend la malade ; c'est pour cela que je vais guérir ; cependant... cependant... Elle hésite, regarde tour à tour ses deux enfants comme pour se faire pardonner ce qu'elle va dire : — Cependant... s'il m'arrivait quelque chose, on ne sait jamais... Joël je te demande... de bien t'occuper de ton frère. — Oh! maman! — Si, si, on ne sait jamais ; il est encore si jeune, Bertrand, si enfant. Tu vois Joël, je suis heureuse que tu songes à te marier bientôt. Si un jour il m'arrivait quelque chose, eh bien, une femme me remplacerait à la maison... — Oh! à quoi penses-tu, maman? Les deux frères ont grand-peine à retenir leurs larmes. La pauvre femme tend sa main amaigrie et sourit comme pour s'excuser. Une sorte de rictus (3) tire le coin de ses lèvres ; on sent qu'elle souffre. Ses yeux, si vifs, si brillants se couvrent d'une sorte de voile qui éteint son regard. — Mes petits, mes chers petits! Elle retombe dans une longue somnolence qui effraie Bertrand. Quand la religieuse pousse la porte pour les inviter à se retirer, il éprouve presque un soulagement. — Demain matin, vous resterez plus longtemps, assure la religieuse, la nuit l'aura reposée. Ils se retirent sur la pointe des pieds après un baiser sur le front brûlant. Longtemps, ils marchent côte à côte sans oser échanger une seule parole. A la dérobée, Bertrand regarde Joël et surprend une larme sur sa joue. C'est la première fois qu'il voit pleurer son frère, il en est bouleversé.

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Ce soir-là, ni l'un ni l'autre n'ont envie de rentrer dans la chambre, d'hôtel. Ils déambulent longtemps dans la ville. L'air est doux, le ciel clair. Joël s'efforce de distraire son frère. Bertrand reste absent. La nuit est venue depuis longtemps quand ils se décident à rentrer, après être encore une fois passés devant l'hôpital, comme si leur mère pouvait deviner leur présence toute proche. — Maman, dit Bertrand au moment de se coucher, je l'ai trouvée bien malade, aujourd'hui. — Oui, Bertrand, bien malade. Le lendemain, ils s'éveillent plus tôt que les jours précédents. Bertrand n'a cessé de se retourner dans le lit, cherchant la main de son frère comme pour se défendre des cauchemars qui le hantaient. Dans la nuit, le ciel, si pur la veille, s'est brouillé. Il « crachine ». Sous leurs imperméables ruisselants, ils se dirigent vers l'hôpital. Dès l'entrée, à la façon dont le portier les salue, à l'empressement de la religieuse à venir vers eux, ils pressentent (7) de mauvaises nouvelles. — Maman?... Comment est-elle? La religieuse fait semblant de n'avoir pas entendu. Elle se penche vers Joël et, à l'abri de sa cornette, murmure quelque chose. — Maman! crie Bertrand; oh! dites vite! Alors, la religieuse se retourne et lui prend la main : — Mon enfant!... Mon pauvre enfant... Elle n'ajoute rien ; Bertrand a compris. Son cœur se serre ; un flot de larmes brûle ses paupières. Il se jette dans les bras de Joël en sanglotant...

LES MOTS (1) Embossé : fixé à l'avant et à l'arrière de manière à se montrer de flanc. (2) Transbordeur désaffecté : un transbordeur est un bateau qui transporte les passagers du quai au navire ancré en rade. Celui-ci est désaffecté, c'est-à-dire qu'il n'est plus utilisé. (3) Rictus : sorte de rire provoqué par des contractions des muscles du visage.

LES IDEES En regardant le train fumer, à la gare, quelles pensées sont venues à Bertrand ? A quoi voyez-vous que Mme Levasseur cache la vérité à Bertrand quand elle dit qu'elle n'est pas très malade. Pourquoi le dernier soir, ni Joël ni Bertrand n'ont-ils envie de rentrer dans la chambre

?

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27 - CHANGEMENT DE VIE Midi approchait. Joël ne tarderait pas à rentrer. Ce jour-là, la mer houleuse n'avait pas permis aux barques de sortir ; les pêcheurs de Guerville profitaient de ce répit pour réparer lignes, filets et casiers à homards. Dans la cuisine, Bertrand achevait de faire rougir des crevettes dans l'eau bouillante. Avec quelques pommes de terre bouillies, deux harengs, un peu de fromage, le menu serait complet. Son tablier de toile cirée noué à la taille (le tablier de maman Levasseur), Bertrand avait l'air d'un vrai marmiton. Il faut reconnaître, d'ailleurs, qu'il ne se tirait pas trop mal d'affaire ; tant de fois, il avait tourné autour de sa mère quand elle cuisinait. Sans avoir jamais touché une casserole ou une écumoire, il retrouvait les gestes maternels. Pourtant, pour le petit Normand, le choc avait été terrible. Encore à présent, un mois et demi après l'enterrement, au petit cimetière de Guerville, perché sur la colline, face à la mer, il ne pouvait s'habituer au grand vide laissé dans la maison. La pensée que plus jamais, maman Levasseur ne reviendrait, que plus jamais il ne la verrait s'affairer dans la cuisine, monter, descendre l'escalier, se pencher sur lui, le soir, lui sourire le matin, au réveil, lui arrachait des larmes. Oh! qu'il s'en voulait d'être parti si longtemps, d'avoir tout ignoré de sa maladie. Il avait été frustré (i) des caresses de sa mère ; il n'en guérirait jamais. Son torchon à la main, il s'arrêta devant le buffet, regarda la photo encadrée, faisant le pendant de celle de son père, une petite photo où sa mère, un panier au bras, la main sur la poignée de la porte, revenait de faire ses provisions. La photo n'était pas très nette ; on reconnaissait tout de même ce sourire doux et un peu triste qu'elle avait eu toute sa vie. — Maman! soupira Bertrand. Il reposa le cadre, alla tirer un pichet (2) de cidre, dans le cellier. Quand il revint, Joël était là, en train d'enlever ses grosses bottes rouges. — Ça sent bon, Bertrand, que nous as-tu préparé?... Bertrand sourit et ne répondit pas. Chaque fois qu'il rentrait, Joël prenait un air joyeux mais Bertrand n'était pas dupe (3). Ils se mirent à table,

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laissant entre eux une place vide, comme d'habitude, la place de l'absente, marquée par un petit bouquet de fleurs dans un verre, les fleurs qu' « elle » aimait tant. Et comme d'habitude aussi, ils parlèrent à voix basse, retenus par cette impression que quelqu'un reposait, là-haut, dans la chambre. — Je te trouve fatigué, Bertrand, fit Joël ; on dirait que tu as perdu tes belles couleurs. Pourquoi ne retournerais-tu pas à Sainte-Enimie ? Tu te souviens de la lettre reçue, après l'enterrement? Sans la rougeole de Nadou, Mme Chanac serait venue et t'aurait emmené. Bertrand secoua la tête : — Non, Joël, les amis de papa ont toutes sortes d'ennuis en ce moment. M. Chanac a perdu sa situation à Nîmes ; ils vont sans doute quitter Sainte-Enimie ; et puis, je ne veux pas te laisser seul. — Si c'est ça qui te retient, Bertrand, je ne resterai plus longtemps seul. Justement, je voulais l'en parler. Tu sais, je ne devais me marier qu'au printemps prochain. Notre malheur m'a obligé à revoir nos projets. MarieMadeleine et ses parents sont d'accord. Nous nous marierons après la saison de pêche, à l'automne.

— Ah!...

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— Et nous nous installerons ici, bien sûr. - Ah! Bertrand baissa la tête. Joël posa sa grosse main sur celle de son frère. — Eh! bien Bertrand, qu'as-tu?... On dirait que cela te chagrine. Tu connais pourtant Marie-Madeleine, elle t'aime bien, elle a toujours été gentille avec toi. — Oh! Joël, je n'ai rien contre Marie-Madeleine ; tu as raison de te marier le plus tôt possible, seulement... — Seulement?... Bertrand se tut. — Parle Bertrand, explique-toi. Le petit Normand releva lentement la tête. — Vois-tu Joël, je me demande si je pourrai m'habituer à voir, dans la maison, quelqu'un d'autre que maman. Joël soupira profondément. — Moi aussi, Bertrand, j'aurais préféré garder maman longtemps, très longtemps et nous installer ailleurs, Marie-Madeleine et moi, mais comment faire autrement? Tu voudrais que nous abandonnions cette maison qui est la nôtre?... — Je ne croyais pas que tu te marierais si tôt. — Bertrand, tu te rends bien compte que nous ne pouvions vivre longtemps ainsi tous deux. Mon métier de pêcheur m'accapare beaucoup. Tu t'occupes de la maison pour le mieux, c'est vrai, mais l'école va bientôt reprendre, et alors?... — Bien sûr, Joël, tu as raison, c'est comme ça. Il y avait dans ce « comme ça » beaucoup de résignation, beaucoup trop. Le repas achevé dans le silence, ils se levèrent. Joël embrassa son frère et sortit pour aller reprendre son travail sur le quai. Bertrand renoua son tablier de toile cirée sur les hanches et commença la vaisselle. Mais la conversation de tout à l'heure le travaillait. Ainsi, dans quelques semaines, Marie-Madeleine entrerait définitivement dans cette maison, prendrait la place de sa mère. Elle aussi s'appellerait Mme Levasseur. « Je me demande si je pourrai vraiment l'aimer », se dit Bertrand. Sa vaisselle essuyée, rangée, selon les rites (4) précis auxquels, depuis toujours, il était habitué et qui lui semblaient à la fois nécessaires et immuables (5), il sortit. Des camarades jouaient sur la place ; il n'eut pas envie de se mêler à eux. Malgré le vent violent qui soulevait la mer, rabotait

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la côte, il alla s'asseoir dans les dunes, parmi les hautes herbes coupantes et salées qui sifflaient dans le vent. Alors, ses pensées se tournèrent vers Sainte-Enimie. Etait-ce une illusion? Il lui semblait que désormais, là-bas, il se sentirait davantage chez lui qu'à Guerville, peut-être à cause de Mme Chanac qui lui rappelait la douceur de sa mère, de Nadou qui partageait si bien ses peines et le comprenait, à cause même de Bernard qui le complétait si bien, depuis qu'ils avaient signé un pacte d'amitié... Mais brusquement, il revint au présent, à son grand frère qui, tout à l'heure, avait quitté la maison, le cœur triste. « Oui, pensa-t-il, je lui ai fait de la peine. Il a toujours été si bon pour moi, Joël. » Pour se faire pardonner, il se leva, dégringola les dunes et courut le rejoindre et l'aider à réparer ses filets.

LES MOTS (1) Frustré : être frustré, c'est être privé d'une chose à laquelle on a droit. (2) Pichet : sorte de carafe en terre cuite. (3) Dupe : Bertrand n'était pas dupe. Il ne se laissait pas prendre à la gaieté de Joël ; il savait que cette gaieté n'était pas réelle. (4) Rites : façons de procéder, toujours les mêmes, au cours d'une cérémonie.

(5) immuables : qui ne peuvent changer, ou plus exactement muer. LES IDÉES Par cette phrase : « II y avait dans ce « comme ça » beaucoup de résignation, beaucoup trop, » que veut dire exactement l'auteur ? Expliquez comment Bernard complétait Bertrand. Quel sentiment éprouve Bertrand visà-vis de Marie-Madeleine?

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En ce matin gris et humide, les petits Guervillais se dirigent vers l'école. Dans la cour, ils s'assemblent par petits groupes presque silencieux. Une rentrée est toujours impressionnante, même pour des écoliers chevronnés (1). Les mains au dos, M. Benoît, le maître, marche de long en large, distribuant des sourires aux marmousets (2) de la petite classe, gratinant ses propres élèves d'une cordiale poignée de mains. M. Benoît est presque un Guervillais ; il est né à Carteret, tout près de là, il a fait toute sa carrière à Guerville et c'est encore à Guerville qu'il

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compte prendre sa retraite. Tannée prochaine. Avec ses sourcils broussailleux, sa lourde moustache, il ressemble à un Gaulois... du moins ses ouailles (3) le prétendent et c'est le surnom qu'on lui a donné. Le Gaulois n'élève jamais la voix en classe, ne donne pour ainsi dire jamais de punitions, non pas qu'il se montre faible envers ses élèves, mais parce qu'il n'a pas besoin de se faire craindre. On lui obéit, tout simplement, parce qu'on accepte son autorité pleine de ferme bienveillance. Les mains au dos, M. Benoît arpente donc tranquillement la cour, de la porte de sa classe jusqu'à la grille d'entrée, et d'un coup d'oeil de berger dénombrant ses moutons, compte les arrivants. Ils sont maintenant tous là... Non pas tous; il en manque un. D'un petit geste du doigt, M. Benoît fait signe à Jean Lemesle qui accourt. — Comment se fait-il que ton camarade Levasseur ne soit pas encore arrivé ? Vous n'êtes donc pas venus ensemble ? — Non, m'sieur, j'ai frappé à sa porte tout à l'heure, en passant, personne n'a répondu — Serait-il malade? — M'étonnerait, m'sieur., hier soir je l'ai encore vu sur le quai avec son frère. — C'est bien, Jean, tu peux rejoindre tes camarades. Le maître reprend ses allées et venues en se grattant le menton comme quelqu'un qui réfléchit. Près du portail, il se penche pour regarder l'heure à l'église : 8 heures 25. — Bizarre, murmure-t-il, la demie va sonner ; il sera en retard. Ce sera bien la première fois. Puis, hochant la tête, il ajoute, toujours pour lui-même : - Pauvre Bertrand, il a beaucoup de mal à accepter son malheur. » Mais une mère de famille arrive, remorquant un gamin récalcitrant (4). Le maître les fait entrer dans sa classe pour la traditionnelle inscription sur le registre matricule. Lorsqu'il reparaît, l'heure de la rentrée est passée de trois minutes. Bertrand Levasseur n'est toujours pas là. M. Benoît sort son sifflet. Les enfants se partagent aussitôt en deux groupes qui se massent devant la porte de chaque classe. Un second coup de sifflet et c'est l'entrée. Le dernier élève vient de franchir le seuil, et M. Benoît va fermer la marche, quand Bertrand Levasseur traverse le préau en courant. Manifestement il ne s'agit pas d'un simple retard. On jurerait qu'il a attendu, caché derrière le mur du presbytère, le moment précis où il pourrait atteindre le maître sans rencontrer ses camarades.

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M. Benoît l'accueille paternellement, lui pose la main sur l'épaule. — Eh! bien Bertrand, je commençais à m'inquiéter ; je ne t'avais pas vu dans la cour avec les autres... Bertrand baisse la tête. Sa poitrine se soulève, très fort, comme si quelque chose l'étouffait. Affectueusement, le maître lui tapote la joue, puis, du doigt, relève le menton qui obstinément se penche vers le sol et il essaie de lire dans le regard qui se dérobe (5). — Allons, mon petit Bertrand qu'y a-t-il?... Tu n'avais plus envie de revenir dans notre vieille école?... — Si. — Jean Lemesle est passé chez toi, tout à l'heure, tu n'y étais pas. Autrefois, vous faisiez toujours route ensemble... Vous n'êtes plus bons camarades tous les deux?... — Oh! si, monsieur... M. Benoît sent bien que l'enfant a quelque chose de grave à dire. — Alors, Bertrand?... — Monsieur, je ne voudrais plus être à côté de Jean en classe. Malgré lui, le maître fronce les sourcils, surpris. — Pourquoi donc? Bertrand hésite, baisse à nouveau la tête puis, tout bas, il murmure : — Je voudrais être à côté de Pierre Hue. Cette fois M. Benoît a compris. Il sent l'émotion lui nouer la gorge. Oui, il comprend pourquoi Bertrand ne veut pas se mêler à ses camarades trop joyeux, trop heureux. Le petit orphelin n'est plus un enfant comme les autres ; s'il vient de demander à être placé près de Pierre Hue, c'est que Pierre Hue, lui aussi, n'a plus de maman...

LES MOTS

(1) Ecoliers chevronnés ; les chevrons étaient des galons en forme de V cousus sur la manche des soldats et qui indiquaient leur ancienneté de service. (2) Marmousets : diminutif de marmots : tout petits enfants. (3) Ouailles : au sens propre : les fidèles d'une religion par rapport à leur pasteur. Ce mot vient du latin et signifie brebis mais il ne s'emploie plus dans ce sens.

(4) Un gamin récalcitrant : qui oppose de la résistance, qui refuse de suivre sa mère. (5) Regard qui se dérobe : qui fuit, qui se cache. LES IDÉES Qu'est-ce qu'une autorité pleine de bienveillance ? Pourquoi l'auteur emploie-t-il le mot : « remorquant » un gamin.

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29 - LA SALIÈRE DE FAÏENCE Le mariage eut lieu le premier samedi de novembre dans l'église de Guerville où une Vierge de bois sculpté semble éternellement bénir la petite goélette suspendue au centre de la nef. Dans sa robe blanche, toute simple, Marie-Madeleine était jolie et très à Taise... beaucoup plus à l'aise que Joël dans son complet trop neuf qui l'engonçait (i). En raison du deuil la cérémonie se déroula, comme on dit, dans la plus stricte intimité (2) et le jour même, Marie-Madeleine vint s'installer, au haut du bourg, dans la maison des Levasseur. Fille de pêcheur, Marie-Madeleine serait l'épouse idéale pour Joël. Les qualités ne lui manquaient pas. Propre, active, avisée (3), elle n'était pas comme beaucoup de ces jeunes filles qui, en se mariant, ont tout à apprendre de la tenue d'un ménage. Aînée d'une famille de trois garçons et de deux filles, elle avait, toute petite, joué à la poupée avec de vrais bébés qui crient, pleurent, salissent leurs couches, et elle ne serait pas empruntée (4) le jour où elle-même aurait des enfants.

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Certes, elle était d'un caractère agréable, mais, élevée à la rude école des familles nombreuses et pauvres, habituée dès son jeune âge aux gros travaux de la maison, il lui était difficile de comprendre la façon un peu débonnaire dont Bertrand avait été choyé. Et puis, elle n'avait guère qu'une dizaine d'années de plus que lui. C'était trop pour que Bertrand pût la considérer comme une sœur, trop peu pour qu'elle jouât auprès de lui le rôle d'une mère. Ainsi, très tôt, malgré les efforts de bonne volonté déployés de part et d'autre, des heurts se produisirent. Bertrand acceptait difficilement de voir sa mère remplacée. En rentrant de l'école, il avait une façon d'inspecter la maison pour constater les changements survenus dans la disposition des meubles, le rangement de la vaisselle, qui agaçait Marie-Madeleine. Avec raison, sans doute, la jeune épouse de Joël voulait régner en maîtresse dans sa maison qu'elle entendait organiser selon ses propres goûts ou ceux de son mari. Pour Bertrand c'était pénible. A chaque instant, il glissait des remarques désobligeantes : maman n'accrochait jamais la grande tuile (5) à ce clou... Maman laissait toujours ouverte la lucarne du cellier... Maman ne mettait pas les torchons sur cette planche dans le placard... Le plus souvent, Marie-Madeleine faisait semblant de ne pas entendre, mais Bertrand, malgré lui, insistait jusqu'à ce que la jeune femme, excédée, se retournât pour répondre. — Je n'ai de comptes à rendre qu'à mon mari... et lui ne m'a jamais fait de reproches. Alors, vexé, Bertrand se retirait dans sa chambre et ne reparaissait plus avant le repas. Cette situation délicate ne pouvait que s'envenimer. Un soir, en rentrant de la mer, Joël trouva sa femme effondrée sur la chaise basse près du fourneau, le mouchoir à la main et les yeux rouges. Il s'approcha, l'embrassa et lui demanda la raison de ses larmes. MarieMadeleine expliqua qu'elle avait, par inadvertance, laissé tomber la salière de faïence bleue qui se trouvait sur le buffet et que Bertrand, furieux, l'avait accusée de l'avoir fait exprès. — Pourtant, tu peux me croire, Joël, ce n'est pas vrai. Je prenais beaucoup de précautions en l'essuyant, elle m'a échappé... Oh! si tu savais comme Bertrand a été méchant avec moi... Joël regarda les débris restés sur le coin de la table. Bertrand tenait beaucoup à cette petite salière bleue. Elle était là depuis longtemps ; il avait cinq ans quand sa mère la lui avait achetée, un jour qu'elle l'avait emmené faire des achats à Cherbourg. Séduit par cette salière, pourtant

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bien ordinaire, aperçue dans une vitrine, Bertrand l'avait réclamée à tout prix. Pourquoi lui avait-elle davantage plu que les jouets de la boutique voisine?... Nul ne percera jamais le secret des caprices d'enfants. Il était • rentré triomphalement à Guerville avec le petit objet qui, depuis, sans avoir jamais servi, trônait sur le buffet comme une précieuse relique. Joël ne douta pas un instant de la bonne foi de Marie-Madeleine mais il se représenta le chagrin de Bertrand.. — Où est mon frère? demanda-t-il. — Dans sa chambre. Il trouva Bertrand étendu tout habillé sur son lit, la tête dans les mains. Il essaya longuement d'expliquer que Marie-Madeleine avait simplement voulu essuyer la salière, qu'il arrivait à toutes les ménagères d'avoir des gestes maladroits. Bertrand ne voulut rien entendre. — Maman ne cassait jamais rien, elle... et je sais que MarieMadeleine Ta fait exprès parce qu'elle savait que j'y tenais... Comme elle fait exprès aussi de tout chambarder dans la maison pour qu'elle ne ressemble plus à ce qu'elle était autrefois. Tu ne vois donc pas tout ça, toi?... Joël ne sut que répondre. Il comprenait sa femme, il comprenait son frère. Pourquoi, eux, ne pouvaient-ils se comprendre? Malheureux, ne sachant trouver les mots apaisants, il soupira puis prit la main de Bertrand et la serra vivement, pour prouver qu'il ne lui retirait pas son affection. Cette poignée de main toucha Bertrand plus que n'importe quelle parole. Il se redressa, s'essuya les yeux et passa ses bras au cou du marin. — Joël, je t'ai encore fait de la peine, pardonne-moi... et demande à Marie-Madeleine de me pardonner aussi. C'est moi qui deviens méchant... parce que maman n'est plus là... LES MOTS (1) Engonçait : qui le gênait ou plus exactement qui lui faisait paraître le cou enfoncé dans les épaules. (2) Stricte Intimité : formule courante employée pour dire qu'une cérémonie s'est déroulée en présence des plus proches parents seulement. (3) Avisée ; à l'esprit vif, d'une intelligence prudente. (4) Empruntée ; embarrassée, gauche, dérouté..

(5) Tuile : sorte de grande poêle en fonte utilisée en Normandie. LES IDÉES Expliquez : la façon un peu débonnaire dont Bertrand avait été choyé. Exprimez cette idée d'une autre façon dans une phrase. Expliquez : nul ne percera jamais le secret des caprices d'enfants. Bertrand est-il réellement devenu méchant ?

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30 - JOËL S'INQUIÈTE Grâce à l'intervention de Joël, l'incident de la salière n'eut pas de suite... du moins pas de suite apparente. Bertrand jura à son frère d'éviter désormais les remarques désobligeantes à l'égard de sa belle-sœur et, de son côté, Marie-Madeleine se promit de ne pas attiser les susceptibilités (l) de l'enfant. Mais une gêne subsistait, que Joël, lorsqu'il était à terre, s'efforçait de dissiper en parlant plus que son naturel ne l'y portait. Pour éviter les petites frictions (2), Bertrand prit l'habitude de vivre surtout dans sa chambre, son refuge, le seul endroit de la maison resté

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intact, où Marie-Madeleine ne pénétrait pas souvent puisque, depuis son retour de Sainte-Enimie, Bertrand avait gardé la bonne habitude de faire lui-même son lit. Là, il pouvait laisser librement courir ses pensées et, le plus souvent, c'est à l'autre bout de la France qu'elles le portaient. Par contraste avec la tristesse de son retour, il lui semblait avoir vécu là-bas cinq mois d'un bonheur parfait. Il oubliait sa nostalgie du début, ses rudes démêlés avec Bernard, pour n'entendre que la voix douce de Mme Chanac, ne revoir que le sourire de Nadou. — Si je pouvais retourner là-bas, soupirait-il ! Chaque jour, cette idée prenait plus de force. Certes, la situation de M. Chanac était toujours en suspens, mais les Ateliers Cévenols n'avaient pas encore fermé leurs portes. Après tout, cet état de choses pouvait se prolonger. Et Nadou n'assurait-elle, pas, dans chacune de ses lettres, que ses parents ne demandaient qu'à le voir revenir ? Chère Nadou ! Elle ne l'avait pas oublié. Régulièrement, chaque quinzaine, elle lui envoyait trois ou quatre pages pleines de sa petite écriture régulière. Un vrai journal ! Elle racontait tout ce qu'on faisait à l'école, tout ce qui se passait à la maison, dans le village et, bien souvent, Bernard (qui pourtant n'avait pas la plume facile) ajoutait un mot. Naturellement, Bertrand répondait avec empressement à ces longues missives mais, pour lui, c'était plus délicat. D'abord, Nadou, trop jeune lors du voyage de ses parents en Normandie, ne se souvenait pas de Guerville ; ensuite pouvait-il dire qu'il ne s'entendait pas très bien avec sa belle-sœur ou que, depuis son retour de Sainte-Enimie, il avait perdu les deux kilos gagnés là-bas ?... C'eût été aussitôt provoquer une invitation à reprendre le chemin de la Lozère. — Non, se disait-il, je ne peux pas... pas encore, seulement quand la situation de M. Chanac sera arrangée. Alors, dans ses lettres, il parlait surtout de l'école, de son nouveau voisin de banc, Pierre Hue, mais aussi de Jean Lemesle qui, discrètement averti par M. Benoît, ne lui avait pas gardé rancune. Il parlait aussi de la mer, puisque Nadou s'y intéressait, de la nouvelle barque entrée en service, de l'incident de la Marie-Jeanne, drossée (3) contre les écueils des Ecréhous (4) où ses marins avaient attendu du secours pendant deux jours et deux nuits. Sur sa santé, il se montrait plus discret, se contentant de dire qu'il allait à peu près bien ce qui, à plusieurs reprises, lui valut des questions précises de la part de Mme Chanac, au bas des lettres de sa fille.

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Effectivement, cette santé n'était guère brillante. Peu à peu elle s'altérait (5) à nouveau. Bertrand manquait d'appétit, s'endormait tard ; l'humidité de l'air ne permettait pas de laisser la fenêtre grande ouverte, toute la nuit, comme à Sainte-Enimie. Ses nerfs ne supportaient pas mieux qu'autrefois le climat vif de cette côte sans cesse secouée par les tempêtes de noroît. Cependant, sans trop savoir pourquoi, peut-être par une sorte de fierté, d'amour-propre, ou tout simplement de jalousie, il ne voulait pas, devant Marie-Madeleine, reconnaître sa fatigue. — Non, disait-il, ne vous occupez pas de moi, je me sens bien. Mais Joël, lui, ne s'y trompait pas. Il connaissait son frère. Cette façon nerveuse de remuer les doigts, ce cerne noir, sous les yeux, qui s'accusait chaque soir un peu plus, étaient révélateurs. Un matin, avant de partir en mer, il prit l'enfant à part et, avec sa manière un peu brutale qui, au fond, n'était qu'une grande simplicité, déclara : — Demain, Bertrand, la Grâce de Dieu restera au port, je te conduirai chez le docteur Bachelet. - Moi ?... mais je ne suis pas malade ! — Tu n'as pas bonne mine Bertrand, et je ne suis pas le seul à m'en être aperçu. Bertrand, eut la bouche ouverte pour dire que s'il avait mauvaise mine c'était à cause... il se retint. Il ne voulait pas peiner encore son frère... et puis, était-il sûr que c'était la vraie, l'unique raison f — C'est bien, fit-il, seulement, nous irons le voir...

LES MOTS (1) Attiser les susceptibilités : attiser signifie remuer les tisons pour activer la combustion. Les susceptibilités sont les façons difficiles dont Bertrand accueille les remarques qu'on lui fait. Il s'agit donc dans le texte, du sens figuré. (2) Frictions ou frottements ; sens figuré. Les difficultés qu'on éprouve à vivre ensemble (3) Drossée : drosser est un terme de marine. La barque avait été poussée par le vent contre les écueils. (4) Ecréhous : îlots rocheux situés entre l'île anglaise de Jersey et la côte française.

(5) S'altérait mauvaise, se gâtait.

: devenait plus

LES IDÉES Expliquez ; Joël parlait plus que son naturel ne l'y portait. Exprimez cette idée dans une phrase. Construire deux autres phrases sur le modèle de celle-ci : Bernard n'avait pas la plume facile. Quels sentiments précis poussent Bertrand à cacher sa fatigue à MarieMadeleine ? Quel passage montre clairement que Bertrand n'a pas vraiment fait la paix avec sa belle-sœur?

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31 - LA LETTRE DE NADOU Ils allèrent donc consulter le bon vieux docteur Bachelet qui, s'il n'était peut-être pas au courant des derniers progrès de la médecine, ne manquait ni de bon sens (i) ni de sagesse. Il constata, qu'en effet, Bertrand n'avait guère « profité » comme on dit dans le pays. — Mon confrère de Cherbourg et moi-même l'avons déjà dit, déclara-t-il à Joël, notre air marin ne lui convient pas. Ton frère a les nerfs à fleur de peau... d'autre part, votre récent malheur n'est pas fait pour l'apaiser... Ma foi, je ne vois qu'une solution pour lui : retourner dans le Midi, il se portait si bien là-bas. Evidemment, Joël s'attendait à cette réponse. Embarrassé, il expliqua: — Bien sûr, monsieur le docteur, mais ce qui était possible alors ne l'est plus guère aujourd'hui. — Et si ton frère tombait vraiment malade ?... Joël rentra soucieux à la maison. Lui qui, la première fois, avait tant insisté pour envoyer Bertrand à Sainte-Enimie, hésitait aujourd'hui, à cause des Chanac qui se trouvaient en ce moment dans une situation difficile... pour autre chose aussi. Il ne voulait pas que son frère ait l'impression d'être éloigné de Guerville à cause de Marie-Madeleine. De toute façon, si Bertrand repartait dans la Lozère, ce serait à la condition formelle (2) qu'on paierait sa pension. Un soir, il en parla à sa femme. — Les Chanac ont déjà beaucoup fait pour mon frère, nous ne pouvons plus leur demander de l'accueillir à nouveau sans les dédommager... Je voulais te demander si tu accepterais de faire un sacrifice pour Bertrand. Marie-Madeleine n'hésita pas. — Oh ! Joël, pourquoi parais-tu si embarrassé en me posant cette question? — Nous ne sommes pas riches. — Nous ferons pour Bertrand ce que tu jugeras nécessaire pour sa santé.... S'il le faut, je suis prête à faire des heures de ménage dans le bourg. Pareil dévouement de la part de sa belle-sœur, émut Bertrand mais très vite, il interpréta d'une autre façon cette attitude généreuse. — Bien sûr, pensa-t-il, elle serait trop contente de me voir partir.

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Puis il se repentit de cette mauvaise pensée qui ne lui faisait guère honneur. Cependant, la perspective d'être une charge pour le jeune ménage, surtout pour Marie-Madeleine, lui était pénible. Son désir de repartir s'en trouvait terni... Et puis pourquoi Nadou tardait-elle tant à écrire ? Que signifiait son silence ? — Attendons encore, demanda-t-il à Joël lorsque celui-ci décida d'écrire aux Chanac ; les vacances de Noël approchent, j'aimerais finir mes compositions à l'école. Etait-ce parce qu'il allait quitter la maison?... il lui sembla que MarieMadeleine se montrait plus aimable avec lui. Il ne se rendait pas compte, qu'au contraire, l'imminence (3) du départ le rendait, lui, plus conciliant (4). Plusieurs jours passèrent. A l'école, l'ère des compositions s'achevait. Encore une semaine et les petits Guervillais seraient en vacances. Cette fois, Bertrand s'inquiétait sérieusement du silence de Nadou. Il avait beau se répéter.: pas de nouvelles, bonnes nouvelles, pour lui, le dicton avait un autre sens. Hélas ! il ne se trompait pas. Le jour même où Joël se décidait à écrire, une lettre arriva enfin. A l'écriture heurtée et hâtive de l'adresse, Bertrand devina tout de suite que Nadou annonçait une mauvaise nouvelle. « Mon cher Bertrand, commençait-elle, quand tu sauras pourquoi je n'écrivais pas, tu me pardonneras mon silence. Mon père vient d'être blessé dans un accident d'auto... » Et, tout de suite, elle narrait ce qui était arrivé. Au début de décembre, alors que les Ateliers Cévenols allaient, pour de bon cette fois, fermer leurs portes, M. Chanac avait obtenu un congé pour se rendre à Marseille où le directeur d'une grosse entreprise lui offrait une situation intéressante. L'accident était arrivé au retour de ce voyage, exactement au col qui franchit les Cévennes avant la descente sur Florac. De Marseille, M. Chanac avait envoyé un télégramme à Sainte-Enimie pour annoncer qu'il arriverait dans la soirée. Retardé par une malencontreuse crevaison, il avait roulé plus vite pour rattraper le temps perdu et épargner de l'inquiétude à sa femme. Dans les lacets du col, la voiture avait dérapé sur la route verglacée. Après plusieurs tonneaux, elle s'était écrasée contre un arbre. Relevé sans connaissance, M. Chanac avait été conduit chez lui et, de là, transporté à l'hôpital de Millau. Pendant plusieurs jours, il était resté entre la vie et la mort. On espérait à présent le sauver mais, de toute façon la guérison serait longue.

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Les médecins avaient parlé d'une fêlure de la colonne vertébrale et d'un écrasement probable du rein. « Oh ! terminait Nadou, si tu savais les jours terribles que nous venons de vivre. Je me représente mieux, à présent, moi qui n'avais jamais connu de pareilles angoisses, ce que tu as dû éprouver pendant la maladie de ta maman... Vois-tu, je n'ai pas eu le courage de t'écrire plus tôt pour t'annoncer cette mauvaise nouvelle. Pardonne-moi, Bertrand, tu sais pourtant que je ne t'oublie pas... »

LES MOTS (1) Bon sens : façon très simple de comprendre les choses et qui ne fait pas appel à la science. (2) Condition formelle : condition bien arrêtée. (3) Imminence : l'approche du départ. (4) Conciliant : être conciliant, c'est accepter de ne pas imposer son point de vue. comprendre celui des autres. On dit aussi être arrangeant.

LES IDÉES Que signifie l'expression : avoir les nerfs à fleur de peau ? Comment expliquez-vous que l'imminence du départ puisse rendre Bertrand plus conciliant ? Le propre chagrin de Nadou renforce sa sympathie pour Bertrand. Comment expliquez-vous cela ? Les bonnes intentions ne sont, hélas ! pas toujours récompensées. Quel passage du chapitre illustre ce diction ?

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32 - MALADIE Naturellement, il ne fut plus question de départ pour le Midi. Bertrand en éprouva un grand chagrin. Sans qu'il s'en aperçût, l'idée de retrouver la famille Chanac avait fait tant de chemin dans son esprit que, la nuit, dans ses rêves, il se voyait déjà là-bas. Du coup, la maison, MarieMadeleine et même Joël lui semblèrent à nouveau hostiles (i). Les vacances de Noël, qu'il avait pensé consacrer à ses préparatifs, lui parurent horriblement longues. Désemparé, il ne s'intéressait plus à rien... même pas aux livres. Sa susceptibilité redevint pénible pour son entourage. Si Marie-Madeleine, pour le distraire, l'envoyait aux commissions, il l'accusait de le faire travailler, si au contraire, elle ne lui demandait rien, elle le tenait à l'écart. Il se rendait d'ailleurs compte luimême de son état d'esprit compliqué, mais comment se dominer ?

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La rentrée de janvier fut un soulagement. Il retrouva avec plaisir ses camarades et son maître. Ce ne fut qu'une trêve (2). Trop de chagrins, petits et grands, l'avaient affaibli. Un soir, il rentra de classe, la tête lourde, brûlant de fièvre, et dut se coucher. Le lendemain matin, Marie-Madeleine fit appeler le docteur Bachelet qui diagnostiqua une mauvaise angine. Pendant douze jours, Bertrand ne quitta pas sa chambre où MarieMadeleine le soigna avec beaucoup de dévouement. Vingt fois par jour, elle montait l'escalier, apportant une tisane, un livre, ce qu'il demandait. Par instants, il se croyait revenu à l'ancien temps où sa mère le dorlotait, lui passait tous ses caprices. — Marie-Madeleine, disait-il alors, je vous demande pardon, je ne suis pas assez gentil avec vous. La jeune femme souriait : — Ne pense pas à ça, Bertrand, c'est ta fatigue qui te rend parfois de mauvaise humeur. Mais pareille réponse, au lieu de l'apaiser, l'irritait plutôt. Il souffrait déjà tant d'être dépendant, lui qui enviait la forte assurance de Bernard. Enfin, l'angine jugulée (3), il put se lever, mais il avait maigri et pâli. Un soir, alors qu'il venait de se coucher, il reconnut les pas lourds de Joël se dirigeant vers sa chambre. La porte s'ouvrit. Joël n'était pas l'homme à jeter un masque sur son visage pour cacher ses préoccupations. — Bertrand, fit-il, en s'asseyant sur le pied du lit, pendant ta maladie, je n'ai voulu te parler de rien ; aujourd'hui, puisque tu es guéri il est temps. J'ai revu le docteur Bachelet, il faut que tu quittes Guerville. Puisqu'il n'est plus possible de songer aux anciens amis de papa, je t'ai trouvé autre chose ou plutôt, M. Benoît s'en est occupé. — Ah! fit Bertrand d'une voix voilée, presque absente. — Un de ses amis, instituteur comme lui, connaît une famille qui accepte de te prendre en pension. Ce sont des fermiers ; ils ont cinq enfants, tu vois, tu ne seras pas seul. Ils habitent dans le sud du département, une région boisée, éloignée de la côte et coupée du vent marin par des collines. C'est tout près de Mortain. — Ah! fit encore Bertrand, près de Mortain... — Ainsi, tu ne seras pas loin de nous, si tu t'ennuyais tu pourrais revenir... ou nous pourrions aller te voir. Qu'en penses-tu ? Bertrand ne répondit pas. — Allons, mon petit Bertrand, ce n'est pas de gaieté de cœur que je t'envoie là-bas, pense à ta santé... Souviens-toi comme tu avais pris bonne

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mine à Sainte-Enimie?... et rappelle-toi aussi combien tu étais heureux de partir. La tête baissée, Bertrand ne répondait toujours pas. Oh! comment comparer ces deux départs ? La première fois, il n'avait pas eu l'impression d'être obligé de quitter Guerville et il s'en allait vers des êtres disposés à l'accueillir, bras ouverts. Tandis que ces gens-là le recevraient, non pas pour lui, mais pour l'argent qu'on leur donnerait. Comment oser faire le rapprochement ! Lentement, il releva les yeux ; son regard se promena autour de cette petite chambre, son domaine qu'il faudrait quitter. Qu'elle lui paraissait chère à présent ! Ainsi, il allait tout perdre, pour retrouver quoi à la place?... Des larmes lui montèrent aux yeux. Puis, subitement, il se redressa. Il eut honte de pleurer devant son frère, aussi ennuyé que lui, honte de sa faiblesse. — Quand devrai-je partir, demanda-t-il? — Quand tu voudras. A la ferme, on t'attend. — Alors, le plus tôt possible...

LES MOTS (1) Hostiles ; pleins de mauvaises intentions, comme des ennemis. (2) Trêve : répit, interruption de courte durée. (3) Jugulée : mise sous le joug, arrêtée, enrayée, étouffée.

LES IDÉES Que signifie l'expression : jeter un masque sur son visage. Citez deux petits chagrins et deux grands -chagrins. Pourquoi Bertrand décide-t-il brusquement de partir le plus tôt possible ?

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33 - LA HAUTIÈRE Bertrand s'éveilla de bonne heure, avant le jour, et se leva sans bruit pour ne pas déranger les deux petits Guérinel qui dormaient encore dans l'autre lit. Il s'habilla, s'approcha de la fenêtre qui n'avait ni rideaux ni volets. Dehors, c'était encore grand nuit. On ne distinguait rien, ni une lumière, ni le clair faisceau tournant d'un phare comme à Guerville. A peine pouvait-on soupçonner, dans l'ombre, les formes tordues, échevelées des hauts arbres qui barraient l'horizon de la Hautière. Bertrand soupira. Il était là depuis neuf jours et n'arrivait pas à s'habituer à ce pays si proche du sien, mais si différent. — C'est drôle, pensa-t-il, à Sainte-Enimie, je me sentais plus près de chez nous. Et pourtant, après l'arrachement du départ, il avait mis toute sa bonne volonté, tout son courage, à s'adapter à sa nouvelle vie. Il était là, le front posé contre les carreaux glacés, cherchant à voir poindre le petit jour, quand sept coups sonnèrent, à l'horloge, dans la cuisine. Quelques instants plus tard, comme il s'y attendait, d'autres coups, plus violents ceux-là, retentirent sous ses pieds : Mme Guérinel, d'en bas, avec son balai de bouleau, sonnait le réveil. Bertrand se retourna, secoua les deux gamins qui dormaient encore profondément, recroquevillés en boule. — Debout François, debout Mathieu! Les deux petits grognèrent, s'étirèrent, baillèrent, puis se remirent à nouveau en boule pour gagner quelques minutes supplémentaires de sommeil. Alors, Bertrand tira les couvertures auxquelles ils se cramponnaient de toutes leurs forces. Mathieu, qui avait tout juste six ans, jeta un regard suppliant vers Bertrand puis, furieux, lui tira la langue. — Ce n'est pas ma faute, s'écria Bertrand, c'est l'heure, vous n'avez pas entendu le balai ? Non; ils n'avaient rien entendu. Mais presque aussitôt de nouveaux coups ébranlèrent le plancher. Cette fois, les deux gamins n'hésitèrent plus. Ils connaissaient la règle. Si, au deuxième appel, leur mère n'entendait pas leurs pieds trotter sur le plancher, elle grimpait l'escalier et gare à celui qu'elle trouvait encore au lit. Dix minutes plus tard, tout le monde était en bas, sauf le « patron »,

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comme on appelle encore le père dans les fermes du bocage, et Mathilde, la fille aînée, occupés à traire, dans l'étable. — Allons, vite à table ! Cinq bols attendaient, déjà emplis de lait frais, sur la longue table de bois blanc chaque jour lavée à grande eau. Saisissant une tourte (i) de douze livres à peine entamée, la mère découpa de larges tranches de pain à raison de deux par enfant (sauf pour Mathieu qui, encore petit, n'en mangeait qu'une) puis les beurra à grands coups de palette de bois. — Toi, Bertrand, veux-tu que je t'en coupe une troisième? — Oh! non, madame, merci. — Il faut manger, tu es venu ici pour ça. C'est peut-être ce gros pain de campagne qui ne te plaît pas? — Oh ! non, madame, je le trouve bon. La fermière soupira, haussant imperceptiblement les épaules puis se baissa pour lacer les souliers de Mathieu et houspilla (2) Augustine qui lambinait (3). — Allons, c'est l'heure, prenez vos capuchons, ce matin il pleut. Et tâchez, ce soir, de ne pas rentrer à la nuit comme samedi. Une dernière inspection vestimentaire, un coin de museau essuyé avec le mouchoir, une mèche de cheveux redressée, la troupe était prête.

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— Allez, en route. Marie veille à ce que tes frères ne pataugent pas dans la boue pour arriver à l'école les pieds trempés... et toi, Bertrand, à ce que la chienne ne te suive pas. Je ne sais ce que tu lui as fait, elle ne te quitte plus. Un instant, la mère resta sur le pas de la porte puis elle rentra dans la cuisine pour empiler les bols et les laver. Dehors, tombait une petite bruine pareille à celle de Guerville, mais plus triste, plus froide. Quatre kilomètres séparaient la Hautière de l'école de Saint-Georges-au-Bois, quatre kilomètres monotones, à travers des haies dénudées hérissées d'arbres squelettiques, sans parler du grand pan de forêt qu'il fallait couper. En été, avec ses ombrages, la petite route était peut-être agréable, en hiver, transformée en bourbier (4), on y pataugeait d'une ornière à l'autre, comme dans un marécage. A cause des courtes jambes de Mathieu, il fallait compter presque une heure. Une heure sous la pluie, dans le froid de janvier, c'était dur pour Bertrand. Avant le premier détour qui lui cacherait la ferme, il se retourna pour regarder la maison grise qui l'abritait depuis neuf jours... et pour combien d'autres encore? Mais déjà, la bruine, le brouillard l'avaient mangée. Il était seul sur la route, seul avec quatre enfants encore presque inconnus, deux filles trop grandes pour lui et trop sauvages, deux garçons trop jeunes pour en faire des camarades.

LES MOTS (1) Tourte : gros pain rond en forme de miche (mot local). (2) Houspilla : gronda légèrement. (3) Lambinait : mot familier. Augustine ne se pressait pas. (4) Bourbier : terrain détrempé où on s'enfonce.

LES IDÉES Que signifie : formes échevelées ? La fermière soupire et hausse les épaules. Quelles peuvent être ses pensées ' Que pensez-vous de cette fermière? D'après le texte trouvez-lui deux qualités et deux défauts. De quel mot vient « bocage ». Que signifie-t-il ?

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34 – FINETTE Vraiment, Bertrand pouvait se faire difficilement un allié parmi les enfants de la Hautière. Plus âgée, Mathilde travaillait comme un homme, toujours occupée à l'extérieur, n'apparaissant qu'aux heures des repas. Marie et Augustine, les deux jumelles, venaient d'atteindre quatorze ans ; elles faisaient leur dernière année d'école, sans grand espoir d'obtenir leur certificat d'études. D'esprit peu ouvert, négligées dans leur tenue, malgré

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les remontrances répétées de la mère, elles appréciaient mal' le goût de Bertrand pour la lecture, le travail scolaire, et se moquaient volontiers de lui quand elles le voyaient écrire une lettre. François, au contraire, qui venait d'avoir dix ans, se montrait plus éveillé et s'entendait comme un homme, à tendre des collets (i) dans la forêt, ce qui était assez étranger à Bertrand. Quant à Mathieu, que ses sœurs appelaient Courtes-pattes, il était encore à l'âge où l'on pense surtout à faire des sottises. Aussi Bertrand préférait-il souvent rester seul, trouvant suffisante la compagnie des petits Guérinel, pendant le trajet quotidien vers l'école. Pourtant, dans cette ferme retirée, plus isolée qu'une barque dans le grand large, il s'était fait un ami fidèle... trop fidèle, même, aux yeux de Mme Guérinel, qui ne comprenait pas très bien qu'on pût ainsi s'attacher à un chien. Ce chien, ou plutôt cette chienne, portait le nom de Finette. Les fermiers de la Hautière ne s'y intéressaient guère mais, dans une maison isolée, il est toujours prudent d'avoir une bête de garde, pour la nuit ou pour avertir de l'arrivée du facteur, de l'épicier ou d'un étranger. Finette était la plus douce, mais aussi la plus craintive des bêtes, prête à s'éloigner dès qu'on élevait la voix, courbant l'échiné quand le « patron » fronçait les sourcils. Pourtant elle était très belle avec ses longs poils embroussaillés qui lui retombaient sur les yeux. Dès le premier jour, son instinct ne l'avait pas trompée. Elle avait compris que ce nouveau venu dans la maison deviendrait son ami. Cela avait même provoqué un léger incident. C'était au repas du soir ; tout de suite, Finette était venue rôder autour de Bertrand, quémandant quelque nourriture. Sans réfléchir, comme il l'eût fait chez lui, Bertrand avait pris un morceau de sucre dans la boîte, sur la table, et l'avait offert à Finette qui, de joie, agitait sa queue panachée. Tout au plaisir de voir l'animal se délecter, Bertrand n'avait pas surpris le regard étonné des enfants, ni celui de Mme' Guérinel. Pour le premier soir, en effet, on ne lui avait rien dit, mais, le lendemain, le « patron » avait fait la remarque : — Le sucre est cher, Bertrand, il n'est pas pour les chiens. Le petit Guervillais avait rougi, et s'était promis de ne plus récidiver (2)... Mais l'amitié que l'enfant et la bête éprouvaient l'un pour l'autre ne s'en trouva pas diminuée. Finette était aussi friande (3) de caresses que de sucre et les caresses, elles, ne coûtent rien Le jeudi et le dimanche, quand Bertrand jetait son imperméable sur ses épaules, Finette comprenait ce que cela signifiait. Elle sautait de joie

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autour de lui, cherchant à lécher son visage, ou se roulait à terre en signe d'allégresse (4). Tous deux partaient alors dans les bois ou dans les « caches » ainsi qu'on appelle, en Normandie, les chemins creux entre deux haies ; et c'étaient d'interminables courses folles. A Finette, Bertrand pouvait parler sans crainte, il était sûr du secret... et presque aussi sûr que la chienne comprenait, tant ses yeux brillaient d'intelligence. Si le temps n'était pas trop froid, il s'asseyait sur une souche pour se reposer et Finette venait s'installer devant lui, la tête sur ses genoux. Alors, comme à un véritable ami, il lui parlait de Guerville, de Sainte-Enimie, de Nadou, de Bernard. Seul, il n'aurait jamais osé s'épancher (5) ainsi à haute voix ; cela le soulageait. Et Finette écoutait, auditeur attentif, silencieux et captivé. Dès les premiers jours, la chienne prit l'habitude de suivre Bertrand jusqu'à l'école où, tranquillement, devant la grille, elle attendait son nouveau petit maître. Cependant Mm(1 Guérinel ne tenait guère à ce que l'animal rôdât ainsi toute la journée dans le village. Elle pria Bertrand de le chasser chaque fois qu'il le suivrait; Bertrand, désolé, obéit, Finette aussi... mais pas longtemps. Il arriva plusieurs fois que, faisant semblant de dormir dans un coin de la cuisine au moment du départ pour l'école, elle s'élançât un quart d'heure plus tard pour rejoindre son ami. Agacée, Mmc Guérinel dit à Bertrand : —C'est parce que tu t'occupes beaucoup trop d'elle, si tu n'y faisais pas attention, elle ne serait pas toujours dans tes jambes... Pour la punir, elle mit la chienne à la chaîne pendant toute une semaine puis, à nouveau, la croyant assagie (6), lui redonna sa liberté. C'est alors que se produisit le nouvel incident, beaucoup plus grave celui-là, qui devait tant affecter Bertrand. LES MOTS (1) Collets : sortes de pièges constitués par un lacet à nœud coulant et destinés à prendre les lapins au sortir de leur terrier. (2) Récidiver : recommencer (se dit seulement quand il s'agit d'une mauvaise action. (3) Friande : gourmande. (4) Allégresse : très grande joie, félicité. (5) S'époncher : confier ses sentiments intimes, ses malheurs ou ses joies.

(6) Assagie .-calmée, redevenue raisonnable. LES IDÉES Expliquez : négligées dans leur tenue malgré les remontrances répétées de la mère. Que signifie : « Ce qui était assez étranger à Bertrand. » Quel est, parmi les cinq enfants, celui qui vous paraît le plus sympathique et dites pourquoi ? Les Guérinel n'aiment guère leur chien. Comment l'expliquez-vous ?

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35 - A CAUSE DE FINETTE La cloche de l'école s'agitait pour la sortie du soir. Les élèves se rangèrent dans la cour puis, sous la conduite de leur maître, s'avancèrent jusqu'à la route. — Tiens, fit un camarade de Bertrand, ton chien est encore venu t'attendre. Après plusieurs jours de résignation, Finette n'avait pu résister au plaisir de revenir au village. Assise au pied d'un arbre, docilement, elle attendait. Pareille fidélité émut Bertrand, mais il pensa aussitôt à Mme Guérinel qui l'accuserait sans doute d'avoir encore attiré la chienne alors que, sincèrement, il avait tout fait pour la décourager. — Finette! pourquoi es-tu revenue?... Tu vas te faire gronder, en rentrant, et remettre à la chaîne. Il lui fit les gros yeux ; elle leva vers lui un regard si implorant qu'il n'osa la corriger. Au bord de la route, ils attendirent la sortie des filles, toujours un peu en retard, puis les enfants de la Hautière se mirent en route le long de la grande rue du bourg. Tout à coup, comme ils arrivaient à la hauteur de la boutique du bourrelier, ils aperçurent, roulant en sens inverse, un cycliste si mal assuré sur sa machine qu'il allait en zigzaguant, d'un côté à l'autre de la rue. — Oh! fit Marie, c'est Hippolyte Jourdan, le samedi, il fait la tournée de tous les cafés du bourg. — Et quand il a bu, il n'est pas commode, ajouta Augustine, écartons-nous.

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Ils se rangèrent sur le bord du trottoir mais, tout à coup, intriguée par les divagations (i) du personnage, Finette se mit à aboyer puis, prenant son élan, cerna le cycliste par de grands bonds rapides. — Ici! Finette! ici... La chienne n'entendit pas. Aboyant de plus belle, elle sautait devant le vélo comme pour l'obliger à stopper. Furieux, l'homme brandit sa casquette, mais tenir son guidon d'une seule main, quand on n'a pas tous ses esprits est un exercice périlleux. La bicyclette fit une brusque embardée. La roue avant effleura Finette qui se jeta de côté en poussant un cri tandis que l'homme, de son côté, s'abattait sur le trottoir. Des curieux s'attroupèrent. A demi dégrisé par sa chute, l'homme essaya de se relever. Sa tête avait heurté le bord du trottoir, il saignait abondamment. — Sale chien, vociférait-il, c'est lui... C'est lui qui m'a fait tomber. Des témoins le portèrent dans le plus proche café, tandis que quelqu'un allait sonner à la porte du médecin. Atterré, Bertrand était resté sur le trottoir, avec les petits Guérinel.

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— Il saignait beaucoup, fit Marie à sa sœur, ce doit être grave. Bertrand regarda Finette. Vaguement consciente d'être pour quelque chose dans cet événement, la pauvre bête se tenait près de lui, tête basse, la queue entre les pattes. Certainement, elle n'avait pas fait tomber l'ivrogne mais en se relevant, celui-ci l'avait accusée et les gens qui avaient assisté à la scène, pouvaient croire qu'en effet, le chien s'était jeté sur le cycliste. Inquiet, Bertrand s'avança jusque devant le café pour regarder ce qui se passait à l'intérieur. Bientôt reparut le docteur, puis Hippolyte Jourdan qui, la tête bandée, s'emporta à nouveau contre le chien. — La sale bête, elle me le paiera, je sais à qui elle appartient. La nuit tombait quand les enfants rentrèrent à la Hautière. Pourtant peu bavarde d'ordinaire, Marie s'empressa de raconter à sa mère ce qui s'était passé au bourg. La fermière courut appeler son mari, à l'écurie. — Tu entends ce que raconte Marie?... Le patron fronça les sourcils et repoussa Finette qui s'approchait. Puis, se tournant vers Bertrand : — Ça devait arriver... et cet Hippolyte Jourdan, tu ne le connais pas ; un bon à rien, pour sûr, mais assez malin pour tirer profit de tout... et nous ne sommes pas assurés pour le chien. Bertrand sentit fondre sur ses épaules le poids d'une accusation. Il essaya de minimiser (2) l'affaire. — Je ne le crois pas sérieusement blessé, expliqua-t-il, puisqu'il a pu rentrer tout de suite chez lui. Le fermier secoua la tête. — Ce soir, il est trop tard pour descendre au bourg, mais dès demain matin... Le lendemain, il n'eut pas le temps d'atteler son cheval. On vit arriver le journalier (3), à pied, le long de la cache. Il portait toujours, comme un turban, son pansement à la tête et semblait avoir retrouvé ses esprits mais, même à jeun, il n'avait pas l'air commode. - C'est votre chien qui m'a fait ça, déclara-t-il tout de go (4), en entrant... J'ai des témoins et le médecin m'a fait un certificat. Dix jours d'incapacité de travail ; c'est écrit noir sur blanc... et moi je ne suis qu'un journalier, je n'ai pas de vaches pour me nourrir, moi. Il n'était pas difficile de comprendre où il voulait en venir. Une discussion s'engagea. Le fermier commença par déclarer que Finette n'aurait pas aboyé s'il n'avait pas été ivre. L'autre s'emporta.

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— Ivre, moi?... Votre chien s'est jeté sur mon vélo... Je vous dis que j'ai des témoins. Je n'ai pas encore porté plainte, j'avais pensé... Certes le fermier a déjà compris que l'homme veut faire une sorte de chantage (5). Ce qu'il réclame c'est de l'argent. Mais, sur les questions d'argent, les Guérinel sont très chatouilleux (6). — Tout ce que je vous demande, reprend le journalier, c'est de me payer mes dix jours de travail perdus... pas plus. Alors, je vous signe un papier et nous sommes quittes. Le fermier a vite fait le calcul. La somme lui paraît exagérée. Sa femme lève les bras au ciel. — C'est à prendre ou à laisser, fait l'homme... Si vous préférez, je vais de ce pas à la gendarmerie. Consterné, Bertrand a assisté à la discussion. A plusieurs reprises, il a vu les regards peser sur lui. Il se sent le grand responsable de cette malheureuse affaire. Oh! s'il avait assez d'argent de poche, comme tout serait simple ! Pour rien au monde, il ne veut devoir quelque chose aux Guérinel. Il pense à Joël, sa seule ressource. Bien sûr, la lettre où il racontera l'incident et où il demandera de l'argent, sera dure à écrire, mais comment faire autrement? Alors, il s'avance vers l'homme : - C'est bien, dit-il, vos journées perdues vous seront payées... puisque c'est ma faute.

LES MOTS (1) Divagations : changements de direction sans aucun but précis. (2) Minimiser ; rendre menu ; donner une petite importance à l'affaire. (3) journalier : homme qui travaille à la journée, tantôt à un endroit, tantôt à l'autre. (4) Tout de go : tout de suite, sans préambule, sans autre parole. (5) Chômage : le chantage consiste à se faire donner quelque chose sous la menace.

(6) Chatouilleux : ici, sens figuré. Les Guérinel sont très sensibles à l'argent. LES IDÉES Construire une phrase dans laquelle vous ferez entrer l'expression « tout de go ». Rédaction : vous imaginez que vous avez été le témoin de l'accident et qu'on vous demande de faire un court rapport. Rédigez ce rapport. Que pensez-vous de l'empressement de Marie à raconter ce qui est arrivé ?

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36 - L'ESPOIR RENAIT Joël ayant indemnisé (1) le journalier, l'affaire n'avait pas eu d'autre suite mais Bertrand restait triste. A la lueur de cet incident, il avait compris que, pour les Guérinel, l'argent comptait vraiment beaucoup. Un jour, il ne put s'empêcher d'en parler à son instituteur, l'ami de M. Benoît. — Je crois que tu juges trop vite ces gens, assura le maître ; les qualités ne leur manquent pas ; ils sont travailleurs, honnêtes et leur ferme est bien tenue. Evidemment, c'est par intérêt qu'ils t'ont pris en pension, mais peut-on le leur reprocher? Tu as pu t'en rendre compte, les terres de cette région ne sont pas riches ; ils ont beaucoup de mal à élever leur famille... Si tu les trouves un peu renfermés, c'est sans doute parce qu'ils vivent isolés de tout... Et par hasard, n'aurais-tu pas, toi-même, été un peu trop gâté?... Bertrand avait souri, sans rien trouver à répondre. Cependant le malaise subsistait. Il avait tant besoin qu'on l'aime pour lui-même. Par comparaison, il sentait combien il avait été injuste envers MarieMadeleine. A cette impression de manquer d'affection, s'ajouta sa peine d'être privé de Finette. Le lendemain de l'incident le patron jura d'aller pendre la chienne dans la forêt. Sa femme le retint, mais Finette ne quitta plus sa chaîne. Tout au plus, M1*1*-1 Guérinel consentit-elle à la détacher un moment, le jeudi et le dimanche, à la condition expresse (2) que Bertrand ne l'emmènerait que dans les bois, loin des chemins fréquentés. — Ma pauvre Finette, disait alors Bertrand, nous n'avons pas eu de chance. Je sais bien, moi aussi, que cet ivrogne n'aurait quand même pas été bien loin sur son vélo... Que veux-tu, il faut accepter. La meilleure consolation de Bertrand était que malgré tout, malgré sa prévention (3) du début pour les longues marches matinales sur les chemins enneigés ou gelés, il se portait mieux qu'à Guerville. L'air du pays le calmait. Il dormait mieux... Et puis, il recevait à nouveau les lettres de Nadou et Bernard. M. Chanac se remettait de son accident beaucoup plus vite qu'on l'avait espéré. La fêlure de la colonne vertébrale s'était révélée superficielle, quant au rein, on n'envisageait plus la grave opération qu'est son ablation (4).

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Ainsi, un mois après l'accident, M. Chanac avait pu rentrer à SainteEnimie où il mettait sa convalescence à profit pour chercher une nouvelle situation, celle qu'on lui proposait à Marseille lui ayant échappé. Rassurée, Nadou avait repris sa correspondance régulière... Mais précisément, si un retard du courrier peut être interprété comme un mauvais signe, une lettre qui arrive en avance peut causer semblable inquiétude. C'est ce qui se produisit. Bertrand avait déjà reçu le lundi, une longue lettre de Sainte-Enimie quand le facteur, trois jours plus tard, en apporta une autre. Lorsque Mm(l Guérinel la lui tendit, le soir, au retour de l'école, il tressaillit, pensant tout de suite à une rechute de M. Chanac. Il sortit dans la cour et, se réfugiant sous le hangar aux charrettes, déchira l'enveloppe... C'était une bonne nouvelle. « Mon cher Bertrand, commençait Nadou, nous allons sans doute nous rapprocher de toi... » En effet, elle expliquait que, par l'intermédiaire d'un ingénieur nîmois, ami de son père, une entreprise de la région parisienne venait de faire, au chef-monteur, une proposition intéressante. Il s'agissait d'ateliers récemment installés en banlieue, à Ivry-sur-Seine, et spécialisés dans la construction d'ascenseurs d'un nouveau modèle. M. Chanac était invité à venir

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pour un mois, faire un stage d'étude. A l'issue (5) de ce stage, si l'essai se révélait satisfaisant, il serait définitivement engagé avec de bons appointements. Le travail consisterait alors à visiter la France, les grandes villes surtout, pour diriger les installations en cours. Pour Bernard et Nadou, dont l'admiration pour leur père n'avait pas de limites, aucun doute, l'essai serait concluant. « Ainsi, poursuivait Nadou, nous quitterons Sainte-Enimie pour nous installer à Paris ou dans la banlieue. J'aurai du chagrin de quitter notre village, mais je suis si heureuse de voir Paris... et puis nous serons beaucoup plus près de ta Normandie. Tu vois, je suis si contente que je n'ai pu attendre plus longtemps pour t'annoncer la nouvelle. » Sur le coup, Bertrand ne partagea pas la joie de Nadou ; la pensée que les Chanac quitteraient Sainte-Enimie l'attrista. Ce petit village, perdu au pied du Causse était pour lui un autre Guerville, le seul village où il aurait pu vivre heureux puisque le sien lui était interdit à cause de sa santé. Ainsi, il ne pourrait plus se représenter Nadou et Bernard dans leur maison qui était aussi « sa » maison. Mais non, c'était stupide. Il devait se réjouir, comme Nadou. — Puisque M. Chanac est guéri, se dit-il, qu'il va travailler à nouveau et que Paris est deux fois plus près d'ici que Sainte-Enimie, peutêtre un jour aurai-je l'occasion d'aller là-bas ? Oui, quand ils seront installés, j'irai les voir. Après, il me sera plus facile d'accepter de vivre dans cette ferme. A cette idée, son visage s'illumina. Il rentra dans la maison, si rayonnant, que Marie et Augustine se poussèrent du coude pour se moquer de lui, mais il ne s'en aperçut pas. LES MOTS (1) Indemnisé : dédommagé par de

(5) Issue ; au sens propre sortie. Ici, la fin du stage.

(2) Condition expresse : même sens que : condition formelle, que nous avons déjà vue. (3) Prévention ; crainte, répulsion. (4) Ablation : opération chirurgicale qui consiste à enlever totalement u n organe malade.

LES IDÉES Pourquoi Bertrand n'avait-il rien trouvé à répondre au maître ? Relevez un détail qui montre que Mme Guérinel ne manque tout de même pas de cœur.

l'argent.

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37 - LES VIOLETTES Un mois s'était écoulé. Lentement le bocage sortait de l'hiver. Le long des haies, au revers des talus, à la lisière de la forêt, les primevères commençaient à déployer leurs feuilles recroquevillées et pâles. Au bout des branches nues, les bourgeons précoces faisaient des nuées de petites boules claires. Le soir, le jour s'étirait longtemps avant de s'éteindre. Plus besoin de hâter le pas, en rentrant de l'école, pour arriver à la ferme avant la nuit. Les petits Guérinel en profitaient ; ils n'étaient jamais pressés de rentrer. Bertrand, lui aussi, n'aurait pas dédaigné la flânerie, mais il aurait préféré être seul ou avec Finette. Malgré ses efforts, il ne s'entendait toujours pas mieux avec les enfants de la Hautière. Cela venait peut-être de son caractère, mais aussi de la jalousie des deux filles envers ce petit étranger, venu chez elles, en pension, comme un enfant de riches. Augustine, cependant, n'était pas trop déplaisante. Lors de la grippe de Marie, elle s'était enhardie à parler, à poser gentiment des questions, s'intéressant à ce que disait Bertrand, autrement que pour s'en moquer, mais la sœur jumelle rétablie, Augustine était aussitôt retombée sous son influence, et la porte de l'amitié à peine entrouverte s'était aussitôt refermée. Ce soir-là, les cinq enfants revenaient du village, comme d'ordinaire, par le petit chemin qui, après force détours, force crochets, aboutit à la Hautière. L'air était doux, presque tiède. En passant près de la forêt, François proposa : — Si nous allions faire un tour de l'autre côté du bois, je connais un endroit plein de violettes. Les filles approuvèrent aussitôt. — Je veux bien, fit Bertrand, mais ne nous attardons pas trop, j'ai des leçons à apprendre pour la composition de demain. — Bah! pour les leçons, on a toujours le temps. Il ne releva pas la remarque et les suivit. L'endroit où poussaient les violettes était assez éloigné et, une fois sur place, les filles ne se hâtèrent pas dans leur cueillette.

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- Il fait doux, ce soir, proposa Marie, asseyons-nous sur le talus. On aurait dit qu'elles faisaient exprès de s'attarder pour contrarier Bertrand qui eut envie de leur fausser compagnie (1) mais Mme' Guérinel n'aimait pas voir les enfants rentrer séparément de l'école. Il ne voulut pas envenimer les choses. Comme il revenait sur ses pas, après une courte incursion (2) dans le bois, il entendit Marie et Augustine, assises l'une près de l'autre, qui parlaient de lui.

- Rentrons le plus tard possible, disait Marie, comme ça il n'aura pas le temps d'apprendre ses leçons. — Et ce sera bien fait, approuvait Augustine, docilement. Bertrand sentit la colère monter en lui. Il s'approcha en faisant craquer les branches sous ses pas. Les deux filles se retournèrent, surprises. — Ce serait bien fait si je ne savais pas mes leçons, reprit-il... mais je les saurai car je ne vous attendrai pas plus longtemps. Les deux filles rougirent, vexées d'avoir été entendues. Augustine baissa la tête mais Marie, se reprenant, lança d'un ton de défi (3): — Tu tiens tant que ça à ce que nous soyons grondées?... Si tu pars sans nous, gare à toi. — Vous n'avez qu'à me suivre. Marie haussa les épaules puis, ironique, reprit : 132

— Monsieur redoute sans doute la fraîcheur du soir, monsieur est une petite naturel (4)... Cette fois, c'en était trop. Marie venait de toucher Bertrand au point le plus vulnérable (5). L'injure était odieuse. Le petit Guervillais serra les poings. Sans dire un mot, sans se retourner, il prit le chemin de la ferme où il arriva encore bouleversé. Comme ils s'y attendaient, les quatre enfants furent grondés par leur mère lorsqu'ils arrivèrent, une demi-heure plus tard. — C'est la faute de Bertrand, expliqua Marie avec effronterie, Mathieu était fatigué ; il avait mal au pied. Pendant qu'il se reposait, nous avons cueilli quelques violettes. Au moment de repartir, Bertrand n'a pas voulu nous attendre, il s'est sauvé en courant. Le petit Guervillais protesta énergiquement. — C'est bien, trancha Mme Guérinel en distribuant une paire de taloches à chacune des deux jumelles, ce soir, vous serez privées de dessert. Durant tout le repas, ce fut le silence complet. Tandis qu'Augustine, gênée et peut-être consciente de la mauvaise foi de sa sœur, baissait le nez sur son assiette, Marie ne cessa de décocher (6) à Bertrand des regards noirs. Au moment de quitter la cuisine pour aller au lit, elle murmura en passant près de lui : — Tu me le paieras!...

LES MOTS (1) Fausser compagnie : s'en aller sans attendre les autres. (2) Incursion : exploration à l'intérieur du bois. (3) Un ton de défi : un ton provoquant qui excite à la dispute. (4) Une pet/te nature : un être de santé fragile. (5) Vulnérable : un point vulnérable est un point sensible, celui par où on peut le mieux atteindre son adversaire.

(6) Décocher : au sens propre lancer une flèche, libérer la flèche de son encoche. LES IDÉES Expliquez pourquoi les enfants de la Hauttère sont jaloux de Bertrand. Que pensez-vous du caractère d'Augustine? Quel passage montre que Bertrand essaie d'être conciliant ? Pourquoi l'injure était-elle odieuse ? Qu'est-ce qu'un regard noir ?

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38 – AUGUSTINE Marie tenait de ses parents paysans cette opiniâtreté (i) qui fait une des qualités mais aussi un des défauts de la vieille race normande. Une nuit de sommeil n'avait pas apaisé son désir de vengeance, Le lendemain, cependant elle se comporta avec Bertrand exactement comme les autres jours. Les cinq enfants de la Hautière reprirent ensemble le chemin de l'école et, même en passant devant la forêt où ils avaient cueilli les violettes, Marie ne pipa mot (2). Cela parut étrange à Bertrand mais comme le jour suivant Marie continua de ne rien manifester, il finit par croire l'incident définitivement clos. — Je me suis trompé sur elle, pensa-t-il, elle a compris qu'elle m'avait fait beaucoup de peine ; simplement elle ne veut pas le reconnaître ; c'est pour cela qu'elle n'en parle plus, comme si elle avait oublié. Il se trompait et n'allait pas tarder à s'en apercevoir. Dans la chambre où il couchait, avec François et Mathieu, Mme Guérinel lui avait donné les deux étagères supérieures du placard pour y ranger ses affaires. Sur l'une, il plaçait son linge, ses chemises, ses mouchoirs, sur l'autre (la plus haute) sa valise, au fond de laquelle il laissait sa boîte en bois, une boîte comme en ont tous les marins, à bord, pour serrer (3) leurs papiers. Il y rangeait soigneusement les lettres qu'il recevait : d'un côté, celles de Joël, de l'autre, plus nombreuses, celles de Nadou et Bernard. Or, le jeudi suivant, en ouvrant sa valise pour mettre la lettre arrivée la veille, où Nadou racontait son installation à Choisy-le-Roi, près de Paris, il constata que le couvercle de sa boîte avait été forcé, une charnière arrachée. Il ouvrit vivement le coffret. Stupeur!... Ses lettres gisaient déchirées, réduites en morceaux, certains guère plus gros que des confetti, tant la main sacrilège (4) avait mis de fureur à détruire. Une photo de sa mère, la seule qu'il possédait, n'avait même pas été respectée. Bertrand fondit en larmes en rassemblant les précieux débris ; puis l'indignation, la colère, montèrent en lui. Il descendit l'escalier quatre à quatre.

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— Où est Marie?...

Augustine, seule dans la cuisine, resta saisie par le visage courroucé de Bertrand. Le petit Guervillais lui prit le bras et la secoua. — Où est Marie? — Papa Ta envoyée chez le bourrelier chercher la croupière pour la jument. Il partit comme un fou à sa rencontre et la trouva à mi-chemin qui revenait tranquillement en sifflant comme un garçon. — Marie!.... mes lettres... pourquoi as-tu fait ça? Loin de se démonter (5), Marie prit au contraire un air très étonné. — Quelles lettres? — Tu sais très bien ce que je veux dire ! Elle haussa les épaules. — Je ne m'occupe pas de tes affaires ; elles ne m'intéressent pas. — Tu voulais te venger... et tu n'as rien trouvé de mieux... toutes mes lettres... et la photographie de maman... Elle le prit de haut. — Pourquoi m'accuser?... je ne suis pas seule à la maison ; j'ai deux autres sœurs et deux frères aussi qui, justement, couchent dans la même chambre que toi... Comme il s'approchait, menaçant, elle brandit la courroie qu'elle rapportait et la fit claquer comme un fouet, — Si tu veux te plaindre, adresse-toi à une autre que moi. Là-dessus, elle eut un petit rire de défi et partit en courant. Désemparé par un tel aplomb, Bertrand ne chercha pas à la rattraper. A quoi bon! Le mal était fait ; rien ne pourrait le réparer. A la colère succéda le découragement. — A quoi bon, reprit-il, puisque, dans cette maison, tout le monde est contre moi. Comme certain jour, à Sainte-Enimie, il n'eut pas le courage de rentrer. Il s'engagea sur un sentier, et se trouva bientôt en pleine forêt. Il marcha au hasard, puis s'assit sur une souche, la tête dans les mains, ruminant son chagrin. Il était là depuis un long moment quand un bruit de branches brisées le fit tressaillir. Il reconnut Augustine qui venait à lui. — Que me veux-tu, toi aussi?... C'est ta mère qui t'envoie à ma recherche ? La miette secoua la tête, rougit puis, sans mot dire, sortit quelque chose

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de la poche de son tablier, quelque chose que Bertrand reconnut aussitôt : des lettres de Nadou. — Où as-tu pris ça ? Augustine rougit encore. — J'étais avec Marie quand elle a fouillé dans ta boîte... moi je ne voulais pas ; j'ai caché deux ou trois lettres... les voilà. Elle tendit les feuilles froissées. Bertrand regarda longuement Augustine avec des yeux pleins d'étonnement. — Toi... tu as osé? — Cache-les bien ; surtout ne parle de rien à Marie, elle ne sait pas que je suis venue dans la forêt à ta recherche. Fais comme si tu ne m'avais pas vue. Avant même que Bertrand fut revenu de son étonnement elle s'enfuit, en courant, comme une voleuse. — Augustine, murmura-t-il, elle n'est donc pas tout à fait comme sa sœur?... Assis sur sa souche, la tête dans les mains, il oublia ses trésors détruits pour penser à Augustine. Le geste de la fillette était un peu comme une éponge qui effaçait la méchanceté de Marie. Il se leva, reprit lentement le chemin de la ferme. LES MOTS (1) Opiniâtreté : entêtement, attachement trop fort à une idée, à une opinion, synonyme : ténacité. (2) Ne pipo mot : ne dit un seul mot. (3) Serrer ; ranger. Ce verbe s'employait beaucoup autrefois. On ne l'utilise plus guère dans ce sens. (4) Main sacrilège : qui ne respecte rien même pas les choses considérées comme sacrées. (5) Se démonter : sens figuré. Perdre contenance, être intimidé.

LES IDÉES Comment une qualité peut-elle aussi être un défaut ? Donnez des exemples. Quelle phrase montre que Bertrand ne manque pas d'indulgence ? Que veut dire l'expression : elle le prit de haut ? Que pensez-vous du geste d'Augustine, de son caractère ? Expliquez : désemparé par un tel aplomb. Expliquez la dernière phrase : le geste de la fillette...

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39 - UN CERTAIN CAMION La perte des précieuses lettres affecta beaucoup Bertrand, et le fait de découvrir que, secrètement, Augustine était de son côté ne constituait qu'une trop mince compensation. Augustine avait agi d'ailleurs dans un moment de rébellion (i) contre sa sœur ; depuis l'incident des lettres, elle vivait dans la frayeur que Marie apprît ce qu'elle avait osé faire. Ainsi, pour écarter tout soupçon elle évitait davantage Bertrand, se contentant de lui jeter parfois de brefs regards inquiets qui avaient l'air de dire : je t'en supplie, ne parle jamais de rien. Quelle chaleur Bertrand pouvait-il retirer d'une amitié si réticente (2), qui n'avait pas le courage de s'exprimer?... Et pendant ce temps, Marie, triomphante, jouissait plus que jamais de son emprise sur toute la jeune tribu de la Hautière.

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Bien sûr, Bertrand aurait pu se plaindre à Mme Guérinel ; qu'y aurait-il gagné ? La fermière aurait trouvé qu'il avait grand tort de se fâcher pour de telles peccadilles... (3) peut-être, aurait-elle grondé Marie qui se serait défendue du bec et des ongles (4) et aurait aussitôt médité une nouvelle vengeance. Ecrire à Joël ? lui dire qu'il était malheureux dans cette famille ?.., II y songea. Un soir, même, il fit à son frère une longue lettre de quatre pages où il accumulait toutes les raisons de se plaindre, puis, en la relisant, il se dit, pensant à MarieMadeleine : — Non, je ne peux pas ; ils diront que c'est ma faute, que je ne suis heureux nulle part, que je n'ai qu'à patienter, à ne pas m'occuper des autres... La lettre ne partit pas, et non plus celle qu'il écrivit à Nadou où il racontait, avec force détails, le sort de ses lettres. Nadou le considérait comme une sorte de grand frère, il ne voulait pas la décevoir par ses jérémiades (5). Tant pis, il souffrirait seul, en silence, puisque c'était son lot. Il décida alors d'adopter l'attitude de la plus parfaite indifférence envers les enfants de la Hautière, réservant son affection à Finette qui, elle, le payait de retour. Pour plus de sécurité, il n'enferma plus ses lettres dans sa boîte et chercha, dans un trou de mur de la remise, une cachette plus sûre. Les premiers jours, l'air détaché de Bertrand décontenança Marie qui, ne trouvant plus de prise, cessa de l'aiguillonner. Il en éprouva une petite satisfaction d'amour-propre mais, au fond de lui-même, il sentait bien qu'il ne pourrait tenir longtemps, seul, contre la sourde hostilité qui l'environnait. Oh! si seulement je pouvais revoir les Chanac, se redisait-il, il me semble qu'ensuite tout serait plus facile. Or, il arriva qu'un curieux hasard vint encourager cette perspective. C'était un midi, les enfants de la Hautière et ceux du manoir de Boucey, les seuls de tout le village à ne pas rentrer chez eux parce que trop éloignés de leurs fermes, se trouvaient au Café des Bocages où la tenancière, Mme Caniou, faisait obligeamment réchauffer les provisions apportées et leur servait même une soupe chaude. Ce jour-là donc, les enfants venaient de s'attabler, comme d'habitude, au fond de la petite salle quand un homme de forte corpulence entra, qui salua Mme Caniou d'une voix sonore et joviale (6). A son allure désinvolte, à sa salopette bleue, Bertrand reconnut aussitôt un chauffeur de « poids lourd ». En effet, se retournant, il aperçut un énorme camion bâché qui stationnait sur la place. Ces « escales » de « poids lourds » n'étaient d'ailleurs pas rares ; Saint-Georges se trouvait sur une des routes les plus directes qui relient Paris à la Bretagne et, chose appréciable pour les routiers, Mme Caniou avait la réputation de réussir à merveille les tripes à la mode de Caen.

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L'homme s'assit devant une table et ouvrit un journal en attendant d'être servi. — Ça fait plaisir de vous revoir, fit Mme Caniou. Vous êtes un peu comme les hirondelles, vous annoncez le printemps. Comment se prépare la saison des primeurs en Bretagne, cette année? Une conversation s'engagea entre le camionneur et l'hôtesse. L'homme tournait le dos à Bertrand, mais se trouvait assez près de lui, de sorte qu'il entendait les paroles échangées. Il était question de commerce, du prix des légumes dont l'homme assurait le transport. Tout à coup, le petit Guervillais tressaillit ; un mot venait de le frapper : Choisy-le-Roi. Sans doute n'était-ce pas très poli d'écouter ainsi une conversation, mais il ne put se retenir de tendre l'oreille, le mot ne revint pas. Le repas terminé, Bertrand se leva aussitôt et, abandonnant un instant les autres écoliers, fit un détour pour traverser la place. Contournant l'énorme camion bâché, il découvrit sur une plaque, à l'arrière, cette inscription :

G. DUVIVIER PRIMEURS EN GROS 94600 CHOISY-LE-ROI

II demeura fasciné : — Choisy-le-Roi, fit-il... là où est maintenant Nadou! LES MOTS (1) Rébellion : révolte. (2) Amitié réticente : amitié qui ne s'exprime qu'imparfaitement qui semble aussitôt retirer ce qu'elle a donné. (3) Peccadilles : petites fautes, ou plus exactement, petits péchés. (4) Se défendre du bec et des ongles : se défendre par des paroles et des gestes menaçants. (5) jérémiades : plaintes continuelles comme celles du personnage biblique

Jérémie qui prédit de nombreuses catastrophes. (6) Joviale : joyeuse, gaie. LES IDÉES Expliquez la phrase : et pendant ce temps-là Marie jouissait... En renonçant à écrire à Joël et à Nadou, de quelle qualité... ou de quel défaut fait preuve Bertrand ? Qu'est-ce qu'une allure désinvolte ? Donnez le contraire. Construire une phrase avec l'expression : payer de retour.

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40 - IL EST DIFFICILE DE MENTIR Ainsi, l'homme qu'il avait vu, attablé près de lui, habitait Choisy-leRoi. Qui sait, ce chauffeur connaissait peut-être les Chanac ou, du moins, les croisait-il parfois dans la rue ? Qui sait encore ? Ils vivaient peut-être dans la même maison, sur le même palier?... Revoir Nadou et Bernard! Ce rêve, souvent caressé, devenait tout à coup possible. Les jours qui suivirent, Bertrand ne pensa plus qu'au retour du camionneur. Quand l'homme reparut, un midi, au Café des Bocages, le petit Guervillais se sentit terriblement ému. Une envie folle le prit : lui demander de l'emmener jusqu'à Paris, à bord de son camion. Mais comment expliquer qu'il voulait partir seul ? Le chauffeur accepterait-il ? Ne demanderait-il pas des explications à Mme Caniou?... qui en parlerait aussitôt au patron de la Hautière. Il fallait donc d'abord prévenir les Guérinel. A première vue, c'était le plus raisonnable, le plus simple ; mais précisément, sur un chemin pierreux, ce n'est pas toujours le plus gros caillou qui vous fait trébucher. Certes, il se serait sans doute enhardi à confier son projet à Mme Guérinel, mais il y avait les enfants, Marie surtout. Avant de déchirer les lettres, Marie les avait certainement lues. Elle savait tout de l'amitié de Nadou pour lui. S'il partait là-bas, au retour, Marie ne se priverait pas de se moquer de lui. Or, l'ironie de Marie était trop perfide (i), elle le blessait trop profondément ; pour rien au monde il ne voulait lui donner de nouvelles armes. — Si je peux faire ce voyage, se dit-il, il ne faut pas, ici, qu'on sache où je vais ; j'écrirai à Joël que j'ai trouvé une occasion d'aller voir les Chanac et il ne s'en étonnera pas. Quant aux Guérinel, je leur dirai que je m'en vais pour deux ou trois jours, à Guerville, chez mon frère. Il lui répugnait de mentir ainsi. Quitte à souffrir, il préférait toujours avouer ce qu'il faisait, dire ce qu'il pensait. Mais vraiment là, était-ce sa faute?... N'avait-il pas le droit de se défendre contre les railleries? Pourtant, cette solution compliquait les choses. En cachant son voyage aux Guérinel, il devait aussi le cacher au chauffeur du camion, donc voyager clandestinement (2). Comment, en plein jour, en plein village, se glisser à bord d'une voiture sans être vu?

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Il se creusait la tête, échafaudant toutes sortes de combinaisons, quand un nouveau hasard vint le servir. Quelques jours plus tard, lors d'une nouvelle « escale » au Café des Bocages, à l'heure de midi, il entendit le transporteur déclarer à Mm
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