Boileau-Narcejac Le roman policier
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Boileau-Narcejac, Le roman policier...
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QUE
SAIS-JE?
Le roman policier BOILEAU-NARCEJAC
puf
DES ~MES AUTEURS AUX ÉDITIONS DENOÊL :
Celle qui n'était plus ••. dont H.-G. Clouzot a tiré son film Les Diaboliques. Les Louves porté à l'écran par Luis Saslavsky. D'entre les morts ... dont Alfred Hitchcock a tiré son film Sueurs froides. Le Mauvais Œil. Les Visages de l'ombre porté à l'écran par David Easy. A cœur perdu, dont Etienne Périer a tiré son film Meurtre en 45 tours. Les Magiciennes porté à l'écran par Serge Friedman. V Ingénieur aimait trop les chiffres. 11falé[ices porté à l'écran par Henri Decoin. Maldonne porté à l'écran par Sergio Gobbi. Les Viclimes. Le Train bleu s'arrête treize fois (Nouvelles) • ..• Et mon tout est un homme, Prix de l'Humour noir 1965. La mort a dit : peut-être. La porte du large. Delirium. Les Veufs. La vie en miettes. 1\1anigances (Nouvelles). Opération Primevère. Frère Judas. AUX ÉDITIONS HATIER -
G,-T. RAGEOT!
(romans policiers pour la jeunesse)
Sans Atout et le cheval fantôme. Sans Atout contre l'homme à la dague. Les Pistolets de Sans Atout.
Dépôt légal. - pe édition : s• trimestre 1975 © 1975, Preases Universitaires de France Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays
INTRODUCTION Les études consacrées au roman policier sont três nombreuses. Tantôt, elles s'efforcent de retracer son histoire, ne voyant en lui que le produit contingent de circonstances en continuelle évolution, et comme les auteurs policiers se comptent par centaines, l' érudition la mieux armée ou hien s'en tient à des généralités sans profondeur ou hien, égarée dans des détails sans intérêt, elle sombre dans la nomenclature; tantôt, considérant que le monde du roman policier est le reflet d'une certaine société, elles cherchent à le « démythifier », ce qui conduit à une interprétation sociologique globale qui n'explique nullement pourquoi le roman policier s'est développé en roman prohlême, en roman jeu, en roman noir, en sus· pense, etc. Limités au plus juste par les dimensions exiguës de ce petit livre, nous avons été obligés d'adopter un autre point de vue : celui de l'écrivain qui invente des histoires et réfléchit sur la maniêre dont il les imagine. Un roman policier« tient» son auteur, lui impose une structure qu'il est impossible de modifier sans s'égarer; c'est cette structure que nous avons voulu dégager, un peu comme le naturaliste qui, dans le grouillement multiforme de la vie, essaye de distinguer des « phylums », des souches primiti;v-es qui constituent des genres dotés de caractêres constants. Le roman policier est précisément
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un genre littéraire, et un genre dont les traite sont si fortement marqués qu'il n'a pas évolué, depuis Edgar Poe, mais a simplement développé les vir• tualités qu'il portait en sa nature. Un tel point de vue a d'emblée le mérite de découvrir l'essentiel, qui peut être dit en peu de mots. Notre lecteur, le livre refermé, aura encore beaucoup de choses à apprendre sur le sujet qui nous intéresse, mais il sera, nous l'espérons, en possession de quelques notions fermement établies qui lui permettront de s'orienter facilement dans le champ si encombré de la littérature policière. Note. - Les titres des ouvrages étrangers cités ici sont les titres français (quelquefois très éloignés, hélas, des titres originaux).
CHAPITRE PREMIER
GENÈSE DU ROMAN POLICIER 1. -
Problème et mystère
Quand on se contente d'expliquer le roman policier par son histoire, on commet une double erreur. D'abord, on admet que les trois éléments fondamentaux du roman policier : le criminel, la victime, le détective, ont été produits d'une manière contingente par l'évolution de la société et réunis grâce à un coup de génie d'Edgar Poe. Ensuite, on tient pour acquis que le roman policier, à partir de Poe, ne cesse plus de se renouveler, devenant successivement roman problème, roman à suspense, roman noir, etc. II n'est rien de moins sûr! Si le roman policier existe, c'est d'abord parce que nous sommes des êtres pensants constitués d'une certaine façon. Voici le cadavre d'un homme assassiné. Un chien est capable, du premier coup, de découvrir le criminel. Pas besoin de discours. L'évidence de l'odorat suffit. Un esprit pur est également capable, 'fu premier coup, de découvrir le criminel. Là non plus, pas de discours. Un intellect, échappant aux servitudes de l'espace et du temps, l'intellect de Dieu, si l'on veut, voit intuitivement le vrai. Mais l'homme est privé, justement, d'intuition. n n'est infaillible ni par les sens, ni par la raison. II doit construire la vérité, la
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tirer à grand-peine de l'expérience par l'abstraction. La racine profonde et pour ainsi dire métaphysique du roman policier est là : nous sommes des êtres voués à extraire, vaille que vaille, l'intelligible du sensible. Tant que nous ne comprenons pas, nous souffrons. Mais dès que nous avons compris, nous éprouvons une joie intellectuelle sans pareille. Ecoutons Poe. De même que l'homme fort se réjouit dans son aptitude physique, se complaît dans les exercices qui provoquent les muscles à l'action, de même l'analyste prend sa gloire dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller. Il tire du plaisir même des plus triviales occasions qui mettent ses talents en jeu. Il raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes ; il déploie dans chacune des solutions une puissance de perspicacité qui, dans l'opinion vulgaire, prend un caractère surnaturel (Double assassinat dans la rue Morgue).
Cette crainte devant l'inconnu, cet émerveillement produit par la résolution de l'énigme, voilà les traits fondamentaux du roman policier. Tout arran· gement des choses qui produit une situation troublante est déjà l'annonce - aussi éloignée qu'on voudra - du roman policier. Il tient à notre psychologie, et, en ce sens, il est aussi vieux que l'homme, du moins à l'état latent. Le chasseur de la Préhistoire qui traquait un fauve insaisissable au péril de sa vie, et devait, pour vaincre, imaginer quelque piège subtil, vivait déjà une histoire policière. Paradoxe ? Soit. Prenons alors le cas des soucoupes volantes ; pourquoi les appelle-t-on des O.V.N.I. : des objets volants non identifiés ? Parce que ce qui fait scandale, c'est précisément que per· sonne ne peut dire ce qu'elles sont. Quelque chose existe sur quoi la raison ne mord pas, et cela suffit à provoquer d'abord la frayeur, puis une intense curiosité. Ce qui met la réflexion en échec, c'est qu'il est impossible pour le moment de cerner.« le fait »
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caractéristique qui suggérerait la notion susceptible de se lier aux autres notions qui forment notre re· présentation du monde. On essaye de >. La raison a eu une enfance, a réussi de temps en temps à se délivrer des procédés magiques qui entravaient son libre exercice. II. - Les circonstances : naissance du roman policier On les connaît. Elles ont été énumérées par tous ceux qui ont cherché à expliquer la naissance du roman policier et ont pris pour des causes ce qui n'était que des conditions. La première circonstance à retenir - elle a été remarquablement analysée par Francis Lacassin dans son livre : Mythologie du roman policier (1) c'est l'apparition d'une civilisation urbaine. Avec ses façades faussement rassurantes ; sa foule d'honnêtes gens dont chacun peut dissimuler un criminel ; ses rues grandes ouvertes à de folles poursuites ; ses entrepôts massifs comme des forteresses ; ses palissades fermées sur le mystère ou le néant ; ses lumières qui trouent la nuit menaçante, la ville est tout à la fois pour le détective sa complice, son adversaire et sa compagne. Elle est le symbole du fantastique tapi sous le masque du quotidien...
La ville, oui, mais précisons encore : la ville industrielle, avec son cortège de miséreux, de déracinés, prêts à devenir des hommes de main. y a toujours eu des cours des miracles, des « milieux », des pègres. Mais c'étaient les éléments lourds d'une société très
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hiérarchisée. Ils coulaient d'eux-mêmes dans les bas-fonds. Avec l'apparition des « affaires », tout change. Il se produit un brassage qui déplace les individus. Déjà, la Révolution et les guerres napo· léoniennes avaient provoqué un déclassement général. Le prodigieux développement du commerce et de l'industrie aura pour résultat de faire et de défaire les fortunes, d'élever l'un, d'abaisser l'autre, de fournir des troupes de gueux à des gens sans crupules. Les Thénardier vont foisonner, et pas seulement dans les taudis. Parallèlement au développement de la ville, on assiste à celui de la police. D'abord politique- il s'agissait de traquer les ci-devant puis ceux qui complotaient contre l'Empire - elle s'organise en un corps puissant aux ordres de la Propriété. Balzac n'aurait pas donné de la société de son temps une image fidèle s'il avait oublié Vautrin, et Victor Hugo, de son côté, a imaginé J a vert. Leur modèle a sans doute été Vidocq, l'ancien forçat devenu policier. Mais c'était un policier sans génie parce que sans méthode. Il s'appuyait sur une foule obscure d'indicateurs et comptait plus sur la dénonciation que sur la déduction pour arrêter les coupables. Cependant cette police, faite d'espions plus que de limiers, a le mérite d'être là, de faire partie du pano· rama de la ville. Désormais, le policier est un type social. Le haut de forme, les favoris, la redingote strictement boutonnée, le gourdin torsadé lui composent une silhouette familière. En face de lui, il y a le criminel, protéiforme. Car le déguisement lui prête mille apparences. Quand le déguisement est-il apparu dans la littérature ? Il serait intéressant de le chercher. Qu'un acteur se travestisse, cela va de soi, mais ne concerne que le vêtement. Se« faire une tête», se grimer, est autre-
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ment difficile. Il y faut des postiches, parfaitement imités, des fards variés, des accessoires perfectionnés pour modifier la forme du nez ou de la bouche. Quoi qu'il en soit, le déguisement offre au criminel toutes les ressources du trompe-l'œil. Il disparaît dans l'anonymat. Il devient, par essence, insaisissable. La guerre de ruse commence, le duel entre le Bien et le Mal qui va passionner un vaste public. Car il y a maintenant un public, grâce à l'essor des journaux. C'est la grande presse qui a créé le« fait divers » et le fait divers, s'il n'est en général qu'un drame banal (incendie, accident, etc.) est aussi, assez souvent, le récit d'un crime mystérieux (assasinat de la duchesse de Praslin, Lacenaire, affaire Lafarge, etc.). Et ce genre de récit provoque un plaisir intense : attrait du mystère, émotion produite par le spectacle du malheur, désir de justice, etc. C'est le moment où naît le feuilleton, qui met à la portée du plus grand nombre les sombres tragédies à re· bondissements du théâtre romantique. Dès lors, le roman policier est dans l'air. Ses personnages sont en place. Il n'y a plus qu'à rendre évident le lien qui les réunit, c'est-à-dire l'enquête. Or, la science connaît, au XIxe siècle, le dévelop· pement que l'on sait. Disons, pour être précis, la science positive, c'est-à-dire celle qui vise à découvrir les lois qui régissent les phénomènes. Et elle obtient, en peu d'années, des résultats si brillants qu'on la croit, bientôt, capable de tout expliquer. Ajoutons que la démonstration, dans une histoire où il y a un crime sans coupable apparent (puisque le coupable, en prévision de l'enquête, s'est littéralement escamoté), provoque une surprise émerveillée, analogue à celle qu'on éprouve devant une photo en cours de tirage, quand les blancs et les noirs commencent à se dessiner. Dans Le mystère de la rue Jacob, par exemple, le criminel, voulant supprimer une femme qui le gêne, se déguise lui-même en femme. Son physique le lui permet et l'on sait jusqu'à quel degré de perfection on peut pousser un travesti. Il n'a donc aucune difficulté à commettre son crime et à disparaître. Comme le dit Freeman, « la police est obligée de rechercher une personne purement imaginaire ». En réalité, l'histoire est beaucoup plus complexe mais elle repose sur ce procédé de la substitution qui sera énorm.ement employé mais jamais avec autant de méthode qu'ici. Thomdyke ne dispose, au départ, que d'éléments si disparates, et si ténus que la police les a négligés, et il élève devant nous, pierre à pierre, un monument de déductions si imposant et si harmonieux qu'on
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reste bouche hée. C'est cela, l'authentique roman policif>r! Si Thorndyke n'avait pas affaire à un adversaire subtil, il n'aurait pas à soutenir ce duel qui dure 336 pages. La lutte, pensée contre pensée, pro· duit l'épaisseur romanesque, sans fioritures, sans vaines descriptions, en un mot sans littérature. L'auteur doit démontrer au lecteur que la conclusion émergeait naturellement et raisonnablement des faits qu'il connaissait et que nulle autre solution n'était possible ... Si ce travail est bien fait, c'est là, pour le lecteur qui réfléchit, la meilleure partie du livre.
Ce qui conduit Freeman à préciser l'espèce de contrat moral qui est implicitement passé avec le lecteur. Le lecteur ne doit avoir aucun doute sur ce qu'il peut considérer comme vrai ... L'accord tacite entre auteur et lecteur est basé sur le fait que le problème peut être résolu par ce dernier à partir des faits qu'on lui offre.
Remarque capitale, qui met en lumière un aspect nouveaù du roman policier. Ni Poe, ni C. Doyle n'avaient pensé que le lecteur a aussi son rôle à jouer dans ce qu'on pourrait hien appeler le « fonctionnement» du roman policier. Pour eux, le roman policier était en quelque sorte placé devant le lecteur. Celui-ci en prenait connaissance, tirait de sa lecture un certain plaisir, sans plus. Entre le détective et lui, il y avait d'ailleurs un personnage qui ~tait son délégué dans l'histoire, qui remplaçait le chœur de l'ancienne tragédie, et était chargé d'exprimer les sentiments d'étonnement et d'admiration du public. Grâce à ce faire-valoir, dont le hon sens un peu court est celui de tout le monde, le roman se refermait sur lui-même. Le lecteur se bornait à « assister » au déroulement de l'enquête. Qui aurait eu l'idée de fermer le livre, de prendre un crayon et de noter, pour les étudier à loisir, les indices sur lesquels travaillait
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le détective ? La composition même du récit s'y opposait. Les détails révélateurs apparaissaient se-lon une progression dramatique qui ne prenait fin qu'aux toutes dernières pages. n est difficile de prouver que Freeman fut le premier à considérer le lecteur comme un partenaire. C'est toute la littérature .policière du début du siècle qu'il faudrait dépouiller. Mais il paraît certain que Freeman, le premier, comprit clairement que l'auteur policier s'adressait à quelqu'un et organisa son récit pour faciliter la tâche de celui qui devenait le « co-enquê· teur ». C'est pourquoi, pour Freeman, la construction d'un roman doit passer par quatre phases : l) l'énoncé du problème; 2) la présentation des données essentielles à la découverte de la solution ; 3) le développement de l'enquête et la présentation de la solution ; 4) la discu~sion des indices et la démonstration. Cette structure est devenue classique. On la retrouve dans tous les romans de pure détection, de Freeman à nos jours. Car il ne s'agit point là d'une mode mais d'une nécessité logique. C'est la raison pour laquelle, notamment, le dernier chapitre d'un roman de détection est, en général, si long. L'auteur doit y réunir tous les indices qui, s'ajoutant les uns aux autres, désignent mathématiquement le coupable. Aussi- tous les romans policiers de la période classique présentent-ils le même air de famille, de Patrick Quentin aux plus modernes : Nicholas Blake, Edmund Crispin ou Julian Symons, en passant par Hillary Waugh, Georgette Heyer ou Mignon Eberhart. Mais Freeman ne se proposait nullement de sur-
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prendre le lecteur en lui indiquant soudain l'assassin parmi les personnages les moins soupçonnables. II cherchait uniquement la belle preuve, celle qui suppose une longue suite de raisonnements serrés. Le contenu de cette preuve, c'est-à-dire l'identité du coupable, lui importait peu. C'était -l'identification seule qui avait, pour lui, valeur scientifique et littéraire à la fois. C'est pourquoi il n'a jamais songé à multiplier les suspects. Ainsi, le lecteur n'est pas tenté de deviner, ce qui est le péché mortel d'un enquêteur. En d'autres termes, Freeman considérait que c'est une affaire sérieuse d'écrire un roman policier. Plaçant très haut ce nouveau genre, il n'aurait jamais admis qu'il pût devenir un jeu. TI est vrai qu'une histoire policière qui développe complètement les qualités remarquables qui sont le propre du genre, et reste en outre satisfaisante par le style, l'intrigue, les caractères, est proprement la plus rare de toutes les formes de littérature (L'art du roman policier) (1). (1) Non traduit en français.
CHAPITRE
III
LE LECTEUR CONTRE LE DÉTECTIVE I. -
Le roman jeu
Cependant, le risque était grand que le lecteur, de· partenaire, devint l'adversaire de l'auteur. C'était même inscrit dans la nature des choses. En effet, supposons que j'écrive un roman à la manière de Freeman, de deux choses l'une : ou hien mes indices seront d'une qualité scientifique si subtile que mon lecteur, en théorie aussi compétent que moi mais en fait très ignorant, ne réussira pas à en tirer parti (c'est d'ailleurs ce qui a découragé le public de Freeman), et alors le lecteur ne sera plus qu'un associé découragé. Ou hien mes indices seront à sa portée et il arrivera à la solution avant moi, et alors mon livre lui tombera des mains. Le problème se pose donc ainsi :je dois écrire un livre qui« résiste» à la lecture sans ennuyer. n résistera, si j'offre au lecteur une énigme rare, qu'il ne pourra pas résoudre mais qu'il a pourtant le pouvoir de tirer au clair. Je le mettrai au défi de trouver. Le défi piquera jusqu'au bout sa curiosité mais la nature exception-
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nelle de l'intrigue le tiendra en échec. Et voici le maître mot lâché : à ce qui se passe autour de lui. Camus a peut-être cru qu'il avait inventé l'Etranger, l'homme malade de l'absurde. Hammett l'avait découvert avant lui, d'instinct, et sans justification philosophique. Sam Spade, son héros, dont on ne sait presque rien, se confond avec sa fonction. Il voit et il dit, avec une insensibilité totale. Et, paradoxalement, c'est de cette insensibilité que surgit la vie, parce que l'auteur a cessé de s'interposer entre le lecteur et l'histoire, si bien qu'on se heurte au réel et qu'on en reçoit la meurtrissure de plein fouet. Car ce réel est le plus souvent sordide. Francis Lacassin note : Des filles rançonnent leur père et des maris leur femme. Des pères, pour protéger leur carrière, envoient leurs fils à la houcherie ou les exécutent eux-mêmes, abandonnent leurs cadavres dans la rue pour éviter le scandale. Des femmes, sous l'alibi de la drogue, se mêlent à un grouillement de corps. Des folles se laissent violenter sur l'autel d~une secte bizarre, dans la banlieue de San Francisco, déjà ...
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Un privé ne choisit pas ses enquêtes et il est normal qu'elles le conduisent dans les bas-fond!!!. Mais cet underground n'a rien de commun avec celui des Mystères de Paris d'E. Sue. C'est celui des Incorruptibles, c'est-à-dire celui des affaires qu'on traite le pistolet au poing. Dans La moisson rouge, il y a dixsept cadavres. La mort n'est plus qu'un épisode sans importance. La vie est hideuse. Et le privé est cet homme menacé, sournois, à la cravate toujours dénouée, qui promène sur les choses ce regard las, blasé, qui fut celui de Bogart. Cette nouvelle littérature, forte comme un alcool, ne pouvait pas faire oublier l'autre, celle des Queen, des Patrick Quentin, celle des Margaret Allingham, Ngaio Marsh, Vera Gaspary. Remarquons-le en passant : les femmes qui ont brillé dans le roman de détection pure (il faudrait citer encore une bonne douzaine de noms célèbres : Joséphine Bell, par exemple, ou Frances Crane, Frances Noyes Hart, Margaret Millar, Laurence Oriol) n'ont jamais produit un seul roman noir; tandis que la postérité de D. Hammett compte de grands écrivains, notamment Horace Mac Coy et Raymond Chandler.
III. -
Raymond Chandler
Nous laisserons Mac Coy de côté parce qu'il n'a jamais été un théoricien du roman policier. Chandler, au contraire, a longuement réfléchi. Il a vu, lui, la parenté profonde qui existe entre roman policier et roman noir et il en a toujours été gêné. Il aurait voulu faire du roman noir un genre à part. Ses lettres, très nombreuses, contiennent une foule d'aperçus dont il a résumé la substance dans deux textes importants : L'art d'assassiner ou la moindre
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des choses (1944) et Quelques remarques sut le roman policier (1949). On peut en tirer neuf propositions que Fr. Lacassin formule ainsi : 1) la situation originale et le dénouement doivent avoir des motifs plausibles ; · 2) les erreurs techniques sur les méthodes du meurtre ou de l'enquête ne sont plus admissibles ; 3) personnages, cadres et atmosphère doivent être réalistes; 4) l'intrigue doit être solidement écrite et avoir un intérêt en tant qu'histoire; 5) la structure doit être assez simple pour que 1'explication finale soit la plus brève possible et accessible à tous ; 6) la solution doit sembler inévitable, possible et non truquée ; 7) il faut choisir entre deux optiques inconciliables : histoire à énigme ou aventure violente ; 8) le criminel doit toujours être puni ; pas forcé· ment par un tribunal ; 9) il faut être honnête à l'égard du lecteur et ne lui cacher aucune donnée. Lui aussi, on le voit, confond roman problème et roman jeu. Ses coups atteignent V an Dine, mais il est d'accord, à son insu, avec Freeman, qui contresignerait certainement les propositions 1), 2), 3), 4), 6) et 9)._ Reste la proposition 7) qui oppose radicalement le roman noir au roman de détection. Les deux genres sont-ils vraiment inconciliables ? Sur ce point, la pensée de Chandler est floue. S'il est vrai qu'il ne manque aucune occasion de railler A. Chris· tie ou V an Dine, en d'autres endroits il se laisse aller à des aveux hien révélateurs.
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Le roman policier que je connais et que j'aime est une tentative un peu vaine de combiner les qualités de deux types d'esprits disparates : ceux qui sont capables d'imaginer un puzzle froidement calculé manquent en principe de la fougue et de la vivacité exigées par un style vivant Qettre à Charles Morton). D. Sayers a essayé de franchir le pas entre le roman policier et le roman de mœurs, tout en conservant l'élément policier. Elle a essayé de passer ... de ceux qui savent bâtir une histoire mais ne savent pas écrire, à ceux qui savent écrire mais qui, bien trop souvent, sont incapables de bâtir une histoire... Elle n'a fait que passer d'un genre populaire à un autre. Je ne veux pas croire que cela soit impossible et qu'un jour quelque part (ce ne sera peut-être pas moi) on ne parvienne pas à écrire un roman qui, tout en conservant ostensiblement son élément de mystère et le piment que cela apporte, sera réelle· ment un roman psychologique et d'atmosphère, où la violence et la peur auront leur rôle (lettre à Bernice Baumgarten).
En somme, il veut tout : le roman de mystère et le roman de violence, et il s'aperçoit, sur le terrain, que ce n'est pas possible. Pourquoi ? Encore une fois parce que le ro·man policier va du mystère aux personnages (technique de la compoeition à l'envers) alors qu'un roman ordinaire part des personnages pour descendre vers l'intrigl1e· Or, Chandler, qui est avant tout un créateur de personnages, se sent brimé par la nécessité où il est forcément de les in· troduire dans une histoire pensée à part. C'est ce qui explique pourquoi ses romans sont si mal cons· truits. Il réussit merveilleusement les scènes mais c'est au détriment de l'action, qu'il oublie ça et là, pour la rattraper plus loin, vaille que vaille. Ce défaut apparaît dans la plupart de ses livres : Le grand sommeil ; Adieu, ma jolie ; La grande fenêtre ; La dame du lac; Fais pas ta rosière; Sur un air de navaja, etc. Son héros, Philip Marlowe, c'est Sam Spade, mais en plus humain. Ses thèmes sont à peu près les mêmes que ceux de D. Hammett. Mais son style ne doit rien à personne. C'est un style parlé;
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bourré d'images qui, toutes, sont conçues comme des .caricatures, exagèrent le trait, mais frappent juste. Dans l'ombre fraîche du perron, étalant leur vieilles godasses éculées au soleil, des vieillards aux visages navrants comme des batailles perdues scrutent le vide d'un air absent ... Tout son corps frémit et sa figure tomba en morceaux comme le croûte d'un pâté de mariage.
On sent ici le plaisir d'écrire pour écrire, en même temps que le désir de bafouer la littérature académique, arrangée, fardée d'optimisme. C'est une certaine way of life conformiste et hien pensante qui est niée avec vigueur. Mais Chandler n'est pas Céline, tout simplement parce qu'il utilise le détour du roman policier pour s'exprimer et que le roman policier n'est pas, ne peut être un roman de mœurs. De nouveau, surgit le point de mutation. Qu'on supprime l'enquête, avec toutes ses servitudes, qu'on libère totalement les personnages, qu'on laisse parler l'humeur et l'on aura : ~e voyage au bout de la nuit. Mais alors le mystère aura disparu. Chandler marque le point extrême où peut s'avancer le roman policier, quand il veut refléter une société corrompue. Le roman noir, comme le roman jeu, a suscité une foule d'imitateurs poussés davantage par la recherche du profit que par le besoin d'écrire. Il est si facile de fabriquer un roman noir : une action quelconque, mais de préférence embrouillée, des scènes de torture, de sadisme, un style à l'emporte-pièce, une pincée d'humour ... Le roman noir, appuyé sur le cinéma, se développa, après Chandler, d'une manière foudroyante. La guerre s'achevait, laissant derrière elle les ruines que l'on sait. Le gangstérisme venait de sévir à l'échelle du monde. Le privé, souvent promu agent secret (Lemmy Caution), était devenu un personnage à la mode. Ne croyant à rien
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mais fidèle à lui-même, il exprimait à merveille les anti valeurs popularisées par les philosophies de l'absurde généralement mal comprises.
IV. -
La Série Noire
Il y eut coïncidence entre l'apparition en France de l'existentialisme et de la Série Noire. Marcel Duhamel, l'avisé directeur de la collection, en définissait ainsi l'esprit : Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la Série Noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sh. Holmes n'y trouvera pas souvent son compte. L'optimisme systématique non plus. L'immoralité, admise en général en ce genre d'ouvrages, uniquement pour servir de repoussoir à la moralité conventionnelle, y est chez elle tout autant que les beaux sentiments, voire que l'amoralité tout court. L'esprit en est rarement conformiste. On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n'y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout. Mais alors ?..• Alors, il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence- sous toutes ses formes et plus particulièrement les plus honnies - du tabassage et du massacre... Il y a aussi de l'amour- préférablement bestial - , de la passion désordonnée, de la haine sans merci ; tous sentiments qui, dans une société policée, ne sont censés avoir cours que tout à fait exceptionnellement, mais qui sont ici monnaie courante et sont parfois exprimés dans une langue fort peu académique mais où domine, toujours, rose ou noir, l'humour.
Cette déclaration, un peu longue, met en relief deux points importants : d'abord le roman noir est présenté comme l'image renversée du roman jeu ; ce qui prouve bien qu'il est un avatar du roman problème ; ensuite, le roman noir se donne pour le roman de la délinquance. Son représentant le plus typique a été James Hadley Chase. On n'a pas oublié Pas d'orchidées pour Miss
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Blandish. Hammett n'était pas cmel ; Chandler non plus. Chase, au contraire, met à vif, savamment, les nerfs de son lecteur. Il multiplie les scènes insoute· nables. Il trempe sa plume dans le sang, mais avec un talent de conteur qui ne s'est jamais démenti tout au long d'une· œuvre considérable : Eva, La culbute, Traquenards, Retour de manivelle et quelques dizaines d'autres romans. C'est que les auteurs de la Série Noire ne pouvaient gagner la partie que grâce au style. Le contenu de leurs récits ne varie guère : braquage, hold-up, enlèvements, rivalités entre bandes, les mêmes thèmes reviennent sans cesse. Restait l'écriture. Ils utilisèrent un certain argot, qui devint, avec l'aide de traducteurs et de traductrices bien entraînés, la langue de la Série Noire. Style parlé, usage fréquent de la première personne, bref, les auteurs, pour la plupart américains, endossaient le même costume : Louis Malley, Jonathan Latimer, D. Henderson Clarke, Day Keene, Don Tracy, Charles Williams, etc. Le roman noir se transformait en produit de consommation à partir d'ingrédients soigneusement dosés : mystère, violence, érotisme, humour (qu'on songe à Mickey Spillane). Quand les meilleurs auteurs américains et anglais furent épuisés, on fit appel aux auteurs français : Amila, Le Breton, Simonin, Bastiani, Giovani, etc., qui écrivirent quelques romans justement célèbres : Du Rififi chez les hommes (Le Breton), Touchez pas au grisby (Simonin). Et puis vint la noJJ,velle vague : A.D.G., Man· ehette, etc. La criminalité politique, avec ses prises d'otages, ses voitures piégées, ses détournements d'avions offre maintenant une riche matière à la Série Noire qui commençait à s'essouffler. En dépit de son aspect commercial, il est juste de
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reconnaître que le roman noir a exercé, en France, une grande influence. Dans l'esprit d'un vaste public, il a ruiné le préjugé du « hien écrire », et à contribué à créer un style nouveau, qui a cessé de faire écran entre l'écrivain et la vie crue. On a retrouvé l'instrument, perdu depuis le xvie siècle, qui est capable d'exprimer la sensation sans fioritures. Cela ne va peut-être pas sans dommage pour l'intelligence, mais c'est hien par ce biais que le roman policier a apporté quelque chose à la culture.
CHAPITRE
LE 1. -
VI
SUSPENSE
Le roman de la victime
Reste un troisième élément : la victime, qui demeura pour ainsi dire en sommeil, tandis que se développaient, sur des lignes divergentes, le roman jeu et le roman noir. Il ne pouvait guère en être autrement, puisque la victime n'est que le point de départ de l'enquête. Elle ne joue qu'un rôle passif. Ou hien elle est déjà morte quand commence le récit, ou hien elle est la chèvre au piquet qui va attirer le fauve. Mais la partie se déroulera entre le chasseur et le chassé. Pourtant, pendant tout cet affût dramatique, il serait hien intéressant de connaître les sentiments de la chèvre! Supprimons le piquet ! Laissons la bête libre de s'enfuir ou de se défendre avec ses faibles moyens. Elle regarde; elle écoute; le danger n'a pas encore pris forme, mais la menace est partout. Le monde est menace. Où aller ? Où se réfugier ? Il faut attendre, et non pas fuir inconsidérément. Et quand le danger se précisera, alors il faudra essayer de s'échapper. Menace. Attente. Poursuite... Telles sont les trois composantes du suspense. Dans le suspense, qu'est-ce qui est« suspendu» ? Le temps. C'est la menace qui transforme le temps en durée douloureusement vécue. L'attente est cette durée
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ralentie à l'extrême et par là même torturante ; la poursuite est cette durée accélérée, aboutissant à l'espèce de spasme où la vie éclate et se défait. Ce rapport entre le temps et l'émotion a quelque chose de très nouveau, qui, certes, n'était pas étranger au roman problème découvert par Poe, mais Poe ne lui accordait qu'une valeur esthétique. L'étendue d'un poème doit se trouver en rapport mathématique avec le mérite dudit poème - c'est-à-dire avec l'élévation ou l'excitation qu'il comporte, en d'autres termes encore avec la quantité de véritable effet poétique dont il faut frapper les âmes : il n'y a à cette règle qu'une seule condition restrictive, c'est qu'une certaine quantité de durée est absolument indispensable pour la production d'un effet quelconque (La genèse d'un poème).
Or, le roman policier ne visait d'abord qu'à produire un effet de surprise, grâce à la progression rapide de l'enquête, et ce fut cet effet de surprise que les successeurs de Poe s'efforcèrent de fortifier jusqu'à l'abus. Mais quand on comprit que le roman policier était en train de tuer toute sensibilité aussi hien chez les personnages que chez le lecteur, il fallut hien chercher s'il ne pouvait pas produire d'autres effets auxquels on n'avait pas pensé. Il y en avait hien un : la peur, qui avait déjà beaucoup servi lors du duel entre le détective et le criminel, mais qui n'avait jamais été prise comme ressort du récit, puisque le criminel ne triomphait jamais. La peur n'était là que dans la mesure où l'on pouvait craindre l'échec du détective, mais en même temps ce dernier donnait de telles preuves de son habileté qu'on était rassuré. Vienne un auteur qui se dise : « Et si le détective échouait ? S'il arrivait trop tard ? » Du coup, cette « quantité de durée indispensable pour la production d'un effet » dont parle Poe prend une importance décisive. Mais qui sera terrorisé d'une manière durable ? Pas le criminel. Pas le dé·
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tective. Donc la VIctime. Il y aura « un rapport mathématique » entre le temps et « l'excitation » produite par le récit. Ce rapport, c'est précisément le suspense. La structure du roman policier va-t-elle s'en trouver bouleversée ? Pas du tout. Il restera un roman problème comportant toujours la victime, le criminel et le détective. Mais ces éléments seront disposés autrement. La victime, maintenant, vient au premier plan. Derrière, se tient un meurtrier en puissance. Et à l'arrière-plan, presque invisible, travaille obscurément le détective. Bien entendu, la victime ne peut être qu'innocente. Un personnage qui aurait lui-même quelque méfait sur la conscience ferait en général une mauvaise victime. L'innocence sera d'autant plus touchante que la victime sera plus inoffensive. Et l'on tremblera d'autant plus pour elle que l'assassin qui la menace sera plus hideux. Mais l'auteur, ici, devra se méfier. Si l'antithèse entre la victime et le criminel est trop parfaite, si elle est en quelque sorte mécaniquement exploitée (par exemple la victime sera une petite fille infirme et le criminel une bmte sadique), le Grand Guignol ne sera pas loin. C'est que l'émotion est chose sérieuse. Sa sincérité dépend étroitement de la vérité des personnages et de la vraisemblance des situations. Le roman policier à suspense est très difficile à manier. Il se tient en équilibre au bord du thriller. Un simple écart et l'on tombe dans ce « sensationnel » de mauvais aloi dénoncé par Freeman. Or, le roman policier, sous toutes ses formes, doit . demeurer intelligent. C'est sa loi propre. Elle a été supérieurement respectée par un romancier américain qui marque avec bonheur la transition entre le roman de détection et le suspense : Erie Stanley Gardner.
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n n'est pas besoin de présenter ce romancier célèbre. S'adressant à lui dans une lettre de janvier 1946, Chandler écrivait : Quand un livre, n'importe quelle espèce de livre, atteint un certain degré de réussite artistique, c'est de la littérature. Cette intensité peut être affaire de style, de situation, de caractère, de ton d'émotion~ ou d'idée, ou d'une demi-douzaine d'autres choses. Cela peut également être une parfaite maîtrise du mouvement de l'histoire••• C'est à mon avis la qualité que vous possédez plus que tout autre. Chaque page accroche le lecteur pour la suivante. J'appelle cela une forllle de génie. Perry Mason est le détective parfait car il a l'attitude d'un juriste, tout en ayant cette inquiétude de l'aventurier qui ne peut tenir en place.
Cette « parfaite maîtrise du mouvement de l'histoire », c'est déjà le suspense, mais encore à l'état d'ébauche. En effet, dans un roman de Gardner, il y a toujours une victime innocente et menacée, mais le récit ne s'ordonne pas principalement autour d'elle. Il se construit autour de Perry Mason, qui joue le rôle du détective. Mais, comme Perry Mason est l'avocat de la victime, la représente, se substitue à elle, ce qui arrive à cette dernière lui arrive aussi. On tremble pour les deux à la fois. C'est ce couple « avocat-victime » qui marque la transition entre le roman du détective et le roman de la victime sans défense. L'avocat enquête pour une personne poursuivie par la justice et se met toujours dans une situation telle que son honneur est en jeu, tandis ~'une lourde condamnation est sur le point de frapper son client. Et le vrai suspense commence dans l'enceinte du tribunal, quand tout dépend de l'interrogatoire d'un témoin, de l'analyse d'un dernier indice, d'une intuition de la dernière seconde. L'heure s'avance, le juge s'impatiente, l'attorney
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triomphe. La partie semble perdue. C'est alors que dans un véritable sursaut d'intelligence, Mason pose la question qui désarçonne son adversaire. Le mys· tère se dissipe. L'innocence du suspect éclate. Pendant un ou plusieurs chapitres, nous avons vécu le tempo propre au suspense : nous avons oscillé de l'espoir à la crainte, de la crainte à la confiance retrouvée, de la confiance à la résignation. Car, il convient de le remarquer, le suspense doit être modulé pour produire tout son effet. Qu'un cycliste, dans un cirque, exécute le saut de la mort, c'est hien là une sorte de suspense, mais trop bref. Il y manque la péripétie, Que le même cycliste, dans le Tour de France, perde une place, la regagne, crève au mauvais moment, rejoigne enfin le peloton, è'est déjà mieux. Mais ce n'est pas encore assez. S'il n'y a pas de risque de mort, le suspense est privé de cette intensité, de cette angoisse qui est hien l'émotion la plus forte que puisse procurer la lecture. Or, c'est ce risque que Perry Mason et son client n'affrontent jamais. Gardner a le sens du suspense. Il sait utiliser la menace, l'attente, la fuite, et pourtant il ne va pas jusqu'au bout. Pourquoi ? Il est difficile de répondre à coup sûr. D'abord, Gardner a été très influencé par le roman à la manière de Van Dine. Il n'a pas clairement vu que ce personnage mixte, avocat-victime, conduisait à un type de récit qui n'était plus de détection pure. Ensuite, sa formation de juriste le poussait à exploiter des problèmes de droit rares, complexes, formant imbroglio, qui ne pouvaient être résolus que par les moyens traditionnels du roman policier : réflexion, hypothèse, déduction, etc., et ces moyens ne favorisent pas l'exploitation systématique de l'émotion. Et puis le suspense fait appel à des personnages simples, mus par des passions élémentaires, et
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Gardner aime, au contraire, les personnages retors, ceux-là mêmes qu'un avocat a l'habitude de conseiller ou d'affronter. Enfin, il est permis de supposer qu'il n'a pas osé pousser le suspense à fond, paree qu'il n'en avait pas le souffle. Tenir à bout de bras une histoire dont l'unique ressort est l'angoisse, ce qui implique toujours un tout petit nombre de personnages, sinon l'attention s'éparpille, imaginer des péripéties à la fois inattendues et logiques, détailler avec précision hien que sans complaisance les souffrances de la victime, tout cela relève d'un talent qui n'est pas celui de Gardner, car Stanley Gardner, par tempérament, écrit
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