blum & mespoulet - l'anarchie bureaucratique.pdf

July 21, 2016 | Author: adamzero | Category: Types, Books - Non-fiction
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A study of the Soviet state statistical service under Lenin and Stalin....

Description

Alain Blum et Martine Mespoulet

L'anarchie bureaucratique Pouvoir et statistique sous Staline

I

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue Abel-Hovelacque PARIS XIIIe

2003

Avertissement Le site web http://www-census.ined.fr/histarus offre des documents complémentaires à cet ouvrage: des tableaux et graphiques, les titres originaux des ouvrages et articles russes, une bibliographie complétée, un index des noms cités, près de 400 biographies des statisticiens et hommes politiques russes et soviétiques cités ou évoqués dans des documents utilisés dans notre recherche et d'autres bases de données que nous avons constituées pour notre travail. Pour simplifier la lecture de ce livre, nous avons choisi de transcrire les noms russes en utilisant une translittération française. Tous les sigles employés sont explicités dans le texte ou en note de bas de page.

Catalogage Électre-Bibliographie BLUM Alain*MESPOULET Martine

L'anarchie bureaucratique: statistique et pouvoir sous Staline. - Paris: La Découverte, 2003. - (L'espace de l'histoire) ISBN 2-7071-3903-3 Rameau : statisticiens : URSS : 1900-1945 URSS: politique et gouvernement: 1917-1936 URSS : politique et gouvernement : 1936-1953 Dewey: 947.2 : Russie. URSS. Communauté des États indépendants (CEi) Public concerné: Y cycle-Recherche. Public motivé Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d'alerter le lecteur sur la menace que représente pour l'avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du f>hotocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1" juillet 1992 interdit en effet expressément, sous peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or cene pratique s'est généralisée dans les établissements d'enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd'hui menacée. Nous rappelons donc qu'en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel A La Découverte. Vous pouvez également consulter notre catalogue et nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr. @

Éditions La Découve'4 Paris~

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Introduction

L'histoire de l'URSS, celle du stalinisme en particulier, est souvent présentée comme exceptionnelle. Ce caractère est inscrit dans le terme «totalitarisme». L'idée de la soumission totale des individus au pouvoir exercé par un homme ou un parti tout-puissant est au cœur de la théorie totalitaire. Dans son ouvrage Les Origines du totalitarisme, paru en 1951, Hannah Arendt met ainsi l'accent sur l'atomisation de la société et sur la destruction de tout esP,ace public et de tout espace politique pluraliste dans un État dirigé de cette manière 1• L'approche totalitaire postulant la nature essentiellement politique de l'histoire soviétique, la société n'a guère de place dans cette analyse. Le politique n'est pas l'expression de configurations sociales particulières, ou d'affrontements entre groupes sociaux, mais est construit de manière autonome, dans une logique d'auto référence et d'actions à visée interne essentiellement. Le lien social n'est pas pris en compte, seule la relation politique est agissante. D'après cette grille de lecture, la révolution d'Octobre fut un coup d'État effectué par un groupe, les bolcheviks, qui se comportait

1. Hannah ARENDT, les Origines du totalitarisme, J• partie le Système totalitaire (The Origins of Totalitarianism, 1951), traduction française, Seuil, Paris, 1972. Voir aussi Carl Joachim FRIEDRICH et Zbigniew K. BREZINSKI, Totalitarian Dictatorship. and Autoaacy, Cambridge University Press, Cambridge, Mass., 1956. Une histoire de l'approche totalitaire est présentée dans Enzo TRAVERSO, le Totalitarisme, le XX' siède en débat, Seuil, coll. « Points"essais •, Paris, 2001.

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comme un cercle autonome 2• La société n'est pas un objet d'étude car, atomisée, elle est soumise à la décision politique. L'existence. de chacun dépend de sa place dans une hiérarchie verticale d'essence exclusivement politique. Ainsi la dékoulakisation est présentée comme le résultat d'une décision venue d'en haut et imposée dans les villages 3• Elle n'est jamais interprétée comme le produit d'une tension sociale réelle entre classes populaires des villes et monde rural, mais plutôt comme une guerre du pouvoir contre la paysannerie, comme une expression de la défiance de Staline et de quelques autres dirigeants à l'égard de celle-ci 4 • De même, les répressions et les grandes purges de 1937-1938 sont analysées comme la conséquence de la seule décision d'un tyran, et non pas comme l'expression d'éventuelles tensions sociales qui travailleraient la société soviétique des années 1930. En 1941, George Orwell écrivait : «Ce qui caractérise l'État totalitaire, c'est qu'il régente la pensée, mais ne la fixe pas. Il établit des dogmes intangibles, puis les modifie d'un jour à l'autre. Il a besoin de dogmes, parce qu'il a besoin de la soumission absolue de ses sujets, mais il ne peut éviter les changements, dictés par les impératifs de la politique de la force. Il se proclame infaillible et, en même temps, s'emploie à détruire l'idée même de vérité objective 5• »

Dans ces quelques lignes, Orwell développe une idée qui aboutit à contredire celle de l'efficacité d'action d'un système de pouvoir totalitaire : l'ordre imposé, si rigide soit-il, ne peut empêcher le désordre ; pire, il le crée. Orwell rejoint Hannah Arendt sur ce point. Cette caractéristique du fonctionnement du pouvoir stalinien a été perçue, dès les années 1970, par les historiens, appelés ensuite « révisionnistes », qui contestèrent la capacité 2. Voir Richard PIPES, La Révolution russe, PUF, Paris, 1993. 3. Robert CONQUEST, La Grande Terreur. Les purges staliniennes des années 30, précédé de Sanglantes moissons, la collectivisation des terres en URSS, Robert Laffont, coll. « Bouquins ,., Paris, 1995 (éditions originales : The Harvest ofSorrow, 1986, et The Great Terror, 1968 et 1990). . 4. Andrea GRAZIOSI, The Great Soviet Peasant War: Bolsheviks and Peasants, 1917-1933, Harvard Papers in Ukrainian Studies, Harvard, 1996. 5. George ORWELL, « Littérature et totalitarisme ,., in Essais, articles, lettres, lvréa, vol. Il, Paris, 1996, cité in Enzo TRAVERSO, Le Totalitarisme, le XX' siède en débat, op. cit., p. 387-388.

INTRODUCTION

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de la théorie totalitaire à décrire un tel système d'autorité 6 • Pour ceux-ci, cette lecture théorique évacuait contradictions internes et tensions sociales. Système d'interprétation total, elle était construite sur le modèle de l'objet qu'elle décrivait. Au contraire, l'approche révisionniste s'est efforcée d'analyser le politique comme l'expression de tensions, d'oppositions et de luttes aux divers niveaux d'une société parcourue par différents types de contradictions 7• La révolution de 1917 n'est plus présentée comme un acte isolé, ni comme un coup d'Etat, mais comme l'éruption d'une multitude de manifestations de violence populaire ~ue Lénine et les bolcheviks utilisent pour prendre le pouvoir . La collectivisation, même si elle est décidée par Staline, est la conséquence des tensions sociales qui opposent les nouvelles populations urbaines et le monde rural 9 • Quant aux purges de 1937-1938, bien plus que le produit de la seule volonté de Staline, elles sont la traduction de conflits sociaux profonds qui opposent récents promus et anciens spécialistes bourgeois, nouvelles et anciennes classes sociales 10 • L'assouplissement des règles d'accès aux archives de la période soviétique, en 1991, a donné lieu à divers travaux de recherche dont l'approche novatrice a permis de dépasser l'opposition entre l'interprétation révisionniste et la théorie totalitaire 11 • Leurs résultats ont stimulé l'écriture d'une

6. À ce sujet, voir Nicolas WERTH, « De la soviétologie en général et des archives russes en particulier,., Le Débat, n° 77, 1993, p. 127-144. 7. À ce sujet, voir la synthèse de Nicolas WERTH, « L'historiographie de l'URSS dans la période post-communiste ,., Revue d'études comparatives Est-Ouest, n° 30 (1), 1999, p. 81-104. 8. Marc FERRO, La Révolution de 1917, Aubier, Paris, 1967 et 1976 (2 tomes); Marc FERRO (présenté par), Des soviets au communisme bureaucratique, GallimardJulliard, série « Archives ,., Paris, 1980. 9. Moshe LEWIN, La Formation du système soviétique, Gallimard, Paris, 1987. 10. John Arch GETIT et Roberta T. MANNING (eds), Stalinist Terror. New Perspectives, Cambridge University Press, Cambridge, 1993 ; John Arch GETTY, Origins of the Great Purges. The Soviet Communist Party Reconsidered, 1933-1938, Cambridge University Press, coll. «Soviet and East European Studies ,., Cambridge, 1985. 11. Nicolas WERTH, • De la soviétologie en général et des archives russes en particulier .. , art. cit.; Sheila FITZPATRICK, Stalinism - New Directions, Routledge, coll. «Rewriting. Histories .. , Londres et New York, 2000; Stephen KOTKIN, « 1991 and the Russian Revolution : Sources, Conceptual Categories, Analytical Frameworks ,., The journal of Modern History, n° 70 (2), 1998, p. 384-425; David SHEARER, « From Divicfed Consensus to Creative Disorder : Soviet History in Britain and North America ,., Cahiers du monde russe, n° 39 (4), 1998, p. 559-591.

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histoire plus complexe, histoire sociale du politique, mais aussi histoire politique du social 12• Réintégrer les individus au cœur de l'action, mettre en évidence les tensions et les conflits internes au groupe des dirigeants conduisent à rompre avec la représentation du système du pouvoir stalinien comme un bloc monolithique. Tels ont été les principaux apports de ces travaux. En révélant ks fissures de ce système, ils ont mis en évidence l' existence de logiques sociales diverses derrière les prises de position et de décision politiques, et ont fait apparaître plus nettement les hommes et les femmes derrière l'appareil. Aujourd'hui, il est nécessaire d'effectuer une analyse plus fine des comportements et des raisons d'agir de ceux-ci afin de mieux comprendre la nature même de l'Etat stalinien et du sys}ème de pouvoir qui l'a incarné. Etudier le fonctionnement d'une administration permet de repérer ces logiques soc,iales en actes au cœur même de l'action quotidienne de l'Etat et du champ d'application d_es décisions politiques. De ce point de vue, l'administration statistique est un observatoire privilégié : au cœur de la production des chiffres pour,gouverner, elle est un élément constitutif de l'histoire d'un Etat et des pratiques de gouvernement 13 • La production des donnée~ statistiques n'est pas seulement l'expression d'une forme d'Etat, elle est elle-même créatrice de réalité. Outils de classement du social, les nationalités, les classifications professionnelles, par exemple, sont des catégories préconstruites ~ui sont ensuite reprises à leur compte par les acteurs sociaux 4. En les utilisant, les individus 12. Claudio INGERFLOM, « Oublier l'État pour comprendre la Russie (XVI, The Journal of Modern History, n° (68) 4, 1996, p. 747-767. 44. GARF, 374/28/603/106-108 (copie de la lettre tapée à la machine en date du 30 juin 1924) et 109-110 (lettre manuscrite, sans date).

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produits d'alimentation, nous mourions vraiment de faim, bien que nous y ayons droit, mais tout traînait en longueur 45 • ,.

Avec le term'e « tyrannie », ils désignent la survivance d'une forme de domination sociale d'ancien régime et soulignent ensuite la persistance d'antagonismes sociaux. Tchergounov, chauffagiste, use du même procédé: des ragots sont transformés en dénonciations 46, sur la base de l'usa!;e de termes symboliques comme tyrannie et exploitation . Il dénonce pêle-mêle le gaspillage des moyens de la TsSOu, l'usage de la voiture de service à titre personnel pour aller chercher de la nourriture à la campagne. Suivent ensuite des accusations, d'abord vagues, contre des attitudes explicitement hostiles au nouveau pouvoir : « On nous répondait : nous ne sonimes pas coupables de cela, mais c'est le pouvoir soviétique qui est responsable ; il vous fait mourir de faim exprès, bien que vous le défendiez.[...] Nous ne sommes ni des membres du Parti, ni des saboteurs 48 • »

Les accusations se font ensuite plus précises. K. A. Lomov, directeur administratif, est violemment mis en cause dans des termes qui préfigurent les dénonciations des années 1930 : «Konstantin Andreevitch Lomov [ ... ]avait une attitude des plus contre-révolutionnaires vis-à-vis de nous. Lorsque nous allions le voir, il nous répondait: "Vous ne m'empêchez pas de travailler, mais je ne souhaite pas discuter avec vous, avec des gens incultes." [... ]Si, dans un courrier, nous appelions Lomov "camarade" et non "monsieur", il nous réglait notre compte da!1s la minute qui suivait, _voilà co,~me cela se passait, i,l aura,ït meme pu nous chasser, mais nous enons des solaats de 1 Armee rouge et, en raison de cela, il était faible. À l'époque de l'émeute de Kronstadt,[ ... ] ils ont relevé la tête, ces deux-là, Pavel Petrovitch Lioubimtsev et Konstantin Andreevitch Lomov, quand ils ont déclaré que ces matelots étaient des bons. Et nous nous rappelons encore, comme si c'était aujourd'hui, que, alors que

45. Ibid. 46. Luc BOLTANSKI, L'Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Métailié, Paris, 1990 ; ainsi que Luc BOLTANSKI, • La dénonciation•, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 51, 1984. 47.GARF,374/28/603/118-118ob. 48. Ibid.

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j'allais voir Lomov, il se moquait de nous et disait: maintenant votre politique a échoué. Chez nous, à la TsSOu, ce sont toutes des filles de gouverneurs, tous des bourgeois pur-sang qui vivent encore aujourd'hui selon de vieilles habitudes. K. A. Lomov se conduisait et encore aujourd'hui se comporte envers nous en tsar et en dieu 49 • »

Ces lettres reflètent la formation incomplète d'une conscience de conflit 50• Leurs auteurs renvoient en permanence le« nous »contre le« vous». Mais ce« nous» désigne les seuls dénonciateurs, qui ne réussissent pas à associer d'autres membres du personnel pour donner l'impression de la lutte d'un groupe contre l'autre. Le processus d'élargissement de la personne qui permet de rendre « normale » une dénonciation, en lui faisant dépasser le simple statut de plainte personnelle par l'opération de généralisation de son objet et de son importance, est ici en cours d'élaboration 51 • Cependant, il reste maladroit, la dénonciation n'est ni assurée ni codifiée. Les chauffeurs s'octroient une légitimité sociale et politique qui reste exclusivement associée à leur passé dans l'Armée rouge. Le terme Krasnoarmeïts?: (soldats del' Armée rouge) revient cinq fois dans cette lettre 2 • C'est une nouvelle identité sociale : ils sont soldats du pouvoir légitime, celui des bolcheviks. Aucune référence n'est faite à un passé paysan ou ouvrier, à une origine sociale qui légitimerait leur position d'une autre manière. Le « vous » est plus globalisant et renvoie à un groupe indifférencié, rattaché à un passé tsariste, bourgeois et oppresseur. Le vocabulaire est néanmoins plus varié. Le « vous » est défini par la tyrannie, le tsar et Dieu, et assimilé à une attitude« contre-révolutionnaire» faite de mépris. Une telle attitude est associée à une distance à la fois sociale (exigence de l'emploi du terme « monsieur» et non 49. GARF, 374/28/603/106-108 50. Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, coll. « NRF essais ,., Paris, 1991. 51. Luc BOLTANSKI, L'Amour et la justice comme compétences. Trois essais de

sociologie de l'action, op. cit.

52. A _Propos du langage issu de la Révolution, cf. Orlando FIGES, « The Russian Revolut1on of 1917 and Its Language in the Village,., The Russian Review, n° 56 (3), 1997, p. 323-345.

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« camarade ») et politique (usage de l'expression « votre politique » pour nommer la politique bolchevique). Les termes utilisés mélangent désignations sociales et qualificatifs calomnieux : propriétaires terriens, filles de gouverneurs, bourgeoisie pur-sang ayant conservé ses vieilles habitudes, garde blanc et buveur de sang, cents-noirs 53 • Ces lettres illustrent la transition entre un type de dénonciation propre à l'ancien régime et un autre formalisé différemment dans une URSS bolchevisée 54• Il est à noter que le langage de classe bolchevique n'est pas encore utilisé. Toutefois, ces dénonciations, au sens le plus strict du terme, ne sont pas les seules formes de mise en cause nominative de telle ou telle personne. Les attaques dont Popov fait l'objet sont d'un autre genre. Elles peuvent être considérées comme une forme d'expression classique d'un conflit entre le directeur d'une administration et une partie du personnel. Les reproches soulignent l'absence de concertation et de prise en compte des revendications de celui-ci, le mépris exprimé par Popov pour tout ce qui émane de la cellule du Parti, les ennuis quotidiens, comme ne pas pouvoir disposer d'une salle de réunion. Popov est caractérisé par la cellule du Parti comme étant :

«un bureaucrate n'ayant aucun désir de recruter et d'employer des membres du Parti et des organisations professionnelles. Il ignore les exigences de la cellule et des organisation professionnelles et a des liens hypocrites avec l'organe central du Parti. [... ] Dictateur [Diktator], il ne donne pas aux autres collaborateurs le moyen de mettre en œuvre leur force créatrice et leur initiative 55• »

53. Les centuries noires ou cents-noirs étaient des milices d'extrême droite extrêmement violentes, actives à la fin du XIX siècle et au début du xx· siècle; contre les juifs et les élites libérales, allant jusqu'à commettre des assassinats. 54. Un tel processus est décrit par exemple dans « Practices of Denunciation in Modern European History ,.,Journal of Modern History, art. cit., pour la période antérieure à la Révolution, et dans Vladimir KOZLOV, « Denunciation and lts Functions in Soviet Governance : A Study of Denunciations and Their Bureaucratie Handling from Soviet Police Archives, 1944-1953 .,,,Journal of Modern History, n°68 (4), 1996, p. 867-898 ;pour les années 1930, SheilaFITZPATRICK, «Signais from Below : Soviet Letters of Denunciation of the 1930s •, art. cit. 55. « Procès-verbal n° 4 de la réunion de la cellule du Parti de la Direction centrale de la statistique,., GARF, 374/28/603/193. 0

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Manifestement, au début de 1924, ces récriminations ne dépassent pas la dimension classique d'un conflit du travail et ne peuvent pas être encore interprétées comme des dénonciations d'excès de pouvoir, celui-ci n'étant pas clairement établi. Elles seront investies cependant d'une tout autre signification avec le renforcement de la légitimité du rôle du Parti au sein de la TsSOu et, en particulier, l'arrivée d'Oganessov. Mais le maintien de Popov à son poste et son entrée au Parti les ramènent vite à un conflit traditionnel. En revanche, l'acharnement dont fait preuve la cellule contre certaines personnes, le directeur administratif Lomov notamment, s'apparente plus à des pratiques de dénonciation. En effet, les accusations portées contre celui-ci aboutissent à la demande explicite de son exclusion. Le contexte de l'institution prend ici toute son importance pour donner sens à une critigue des comportements individuels quotidiens, qui devient effectivement dénonciation. L'instrumentalisation des accusations, leur légitimation par la commission de contrôle et leur utilisation de temps à autre par la Guépéou en modifient la nature. Ce n'est pas le processus en soi qui constitue la dénonciation, mais bien son instrumentalisation 56•

Roder la surveillance quotidienne L'autre forme de système de surveillance ou de quadrillage social alors en place passe directement par la Guépéou. Cet organe dispose de renseignements relativement précis sur l'origine sociale du personnel, dont une partie provient de la cellule du Parti. Les questionnaires d'embauche ont servi manifestement à alimenter l'essentiel de cette information, mais la Guépéou ne semble pas capable, à quelques exceptions près, d'identifier de façon précise ceux qui ont «caché» leur origine. Elle n'a pas plus les moyens d'imposer que celle-ci lui soit fournie. Aux catégories utilisées de manière habituelle pour indiquer l'origine sociale (noble, issu du clergé, bourgeois, citoyen honoraire, fonctionnaire) s'ajoute le fait d'avoir résidé en zone blanche durant la guerre 56. Sheila FITZPATRICK, " Signais from Below: Soviet Letters of Denunciation of the 1930s ,., art. cit., arrive aux mêmes conclusions.

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civile. Les fonctions politiques antérieures sont très rarement citées, soit parce qu'elles ne sont pas connues, soit en raison de l'absence d'engagement politique du personnel de la TsSOu. La Guépéou puise aussi son information auprès des cellules du Parti des logements du personnel qui rapportent des rumeurs sur l'attitude antisoviétique ou hostile d'une personne, le mode de vie et les moyens dont dispose chaque locataire. Les rumeurs qui circulent au sein du milieu de travail sont transmises apparemment par les quelques communistes présents, mais elles sont vagues et se résument au comportement antisoviétique ou à l'attitude durant la révolte de Kronstadt. Elles reflètent surtout les rivalités internes, les jalousies et le regard posé par quelques-uns sur les représentants d'une élite issue de milieux privilégiés avant la Révolution. Les déclarations lors des assemblées du personnel sont parfois consignées et transmises. Tout cela fournit une image double de la société et de son contrôle durant les dix premières années qui suivent la Révolution : celle de la mise en place d'un système de contrôle qui, au bout de cinq ans, est déjà bien rodé, mais aussi celle produite par un système d'information que les réformes engagées en 1921, dans le cadre de la Nouvelle politique économique (NEP), moins dirigiste, n'ont en rien mis à mal. D'un côté, la Guépéou dispose déjà de nombreux dossiers, accessibles, même s'ils restent incomplets. D'un autre côté, une certaine liberté de ton, voire une expression ouverte d'hostilité contre les quelques communistes de la Direction de la statistique, présente dès 1918, est vite interprétée comme une attitude anticommuniste et antisoviétique. Banalité? Les conflits qui prennent place dans le contexte de la purge des années 1924-1925 renvoient à une certaine banalité de la vie d'une administration, lieu de tensions mesquines qui constituent le quotidien, lieu de conflits et de rumeurs qui ne prennent pas a priori une extension très importante. Cette situation paraît banale car, à première vue, on peut en trouver des similaires partout ailleurs, dans n'importe quel pays, en n'importe quelle période, aujourd'hui également. La cellule

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du Parti exprime son opposition sous une forme traditionnelle dans un premier temps. Il n'y a pas de tensions particulièrement fortes, ni de conflits extrêmement violents. Avant la fin de l'année 1923, rien ne laisse présager de l'intensité du conflit qui va se dérouler par la suite. L'élément perturbateur qui y conduit provient de l'extérieur, d'une série de décisions qui aboutissent à modifier les légitimités et les places respectives des groupes et individus de cette administration. La cellule du Parti prend brusquement une place démesurée par rapport à son implantation réelle, et la contestation exprimée par un très petit nombre de personnes contre toutes les positions hiérarchiques devient légitime. Cela conduit à la constitution d'un groupe homogène formé de l'essentiel du personnel, face à ce groupuscule jusqu'alors traité par le mépris. Les dénonciations et attaques portées par les membres de celui-ci stigmatisent n'importe quel comportement perçu comme expression d'un ancien privilège. La jalousie et l'envie trouvent des fondements politiques pour s'exprimer. En revanche, le terme « spécialiste » n'est pas encore érigé en catégorie dénonciatrice, comme il le sera à la fin des années 1920. Cependant, cette perturbation reste contrôlée par diverses personnalités appartenant au cercle du pouvoir politique central. En introduisant le directeur de la TsSOu dans la commission de vérification du personnel, puis en lui donnant sa carte du Parti, des responsables politiques ménagent la possibilité d'un retour rapide à une certaine stabilité. Tout en ayant fortement affaibli la cohésion de cette administration et contraint son directeur à accepter une purge qu'il ne souhaitait pas et qu'il a tout fait pour éviter, ils lui adressent un certain nombre de signaux qui lui permettent de conserver la situation en main et conduisent même au départ, par démission, des éléments perturbateurs initiaux. Une question demeure malgré tout. La s.tratégie décrite ci-dessus n'est pas l'expression d'une réelle intention au départ. Elle est le résultat de contradictions et d'hésitations de responsables politiques qui réagissent au coup par coup. Le déroulement de la purge, en effet, laisse apparaître des hésitations, montre que les demandes d'intervention sont parfois suivies d'effet, mais pas toujours. Il est donc difficile ae voir ici une construction préétablie. En revanche, ces différentes formes d'intervention ont peut-être eu un rôle

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formateur pour les purges qui ont suivi. On peut faire l'hypothèse que cette stratégie de déstabilisation suivie d'une reprise du contrôle, si fréquente à partir de la collectivisation 57, au cours d'opérations ponctuelles ou massives, s'est constituée progressivement à travers ces premières expériences de purges.

57. La campagne de collectivisation des exploitations paysannes débute en 1929 et marque un des grands tournants du stalinisme.

4 Le savant, l'administrateur et le bolchevik

Le savant et le politique Face aux différents moments de la purge de 1924 et aux critiques émises à propos de leur travail par des figures éminentes du Parti, Popov et ses proches collaborateurs n'entrent pas dans le jeu de l'accusation politique et cherchent au contraire à maintenir la primauté du caractère scientifique du travail. Popov ne répond pas à l'argument du caractère antisoviétique de tel ou tel membre de la TsSOu ou de son appartenance sociale, mais souligne systématiquement la valeur scientifique et professionnelle de ses collaborateurs. Surtout, il insiste sur l'impossibilité de trouver un communiste capable d'accomplir les tâches réalisées par ceux qui sont accusés. Il poursuit avec persévérance le combat qu'il a mené face à Lénine, déjà en 1921, pour défendre la qualité de la production statistique de l'administration qu'il dirige. Il fait semblant d'admettre que, si de tels communistes existaient, il remplacerait ses collaborateurs incriminés. Le chef du département de démographie, Mikhaïlovski, agit de même lorsqu'il défend ses collaboratrices. Il avance l'idée que la TsSOu n'est pas un outil particulier du nouveau pouvoir socialiste, mais une administration à caractère scientifique qui réalise des opérations aux procédures bien établies et prend part au débat européen dans ce domaine. Il insiste notamment sur le fait que la préparation du recensement de 1926 est une tâche fondamentale qui exige une grande compétence et que, par conséquent, la TsSOu doit être

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protégée contre tout risque de désorganisation dans une telle période 1• Ce conflit contient en germes les termes du débat ultérieur qui reposera sur la construction théorique d'une opposition entre statistique bourgeoise et statistique socialiste : à une conception de la statistique comme science à la recherche de la vérité absolue, au-dessus du politique, s'oppose déjà celle d'une statistique au service du politique. Reste à en forger les outils. La forte demande de chiffres de l'État soviétique amène Popov et les siens à engager une réflexion de fond sur la pertinence des catégories statistiques utilisées et sur l' amélioration des méthodes d'estimation. Pour eux, ce travail n'a un contenu politique qu'en relation avec une nouvelle forme de demande étatique. Leur attitude est celle d'administrateurs de la statistique qui se sont mis au service de la constitution des fondements d'un État moderne, c'est-à-dire d'un État rationnel au service de l'intérêt général. La statistique sert à son efficacité en fournissant des chiffres pour l'action et la prévision 2• Ici, Popov confond sans ambiguïté soçialisme, c01~mu­ nisme et conception modernisatrice de l'Etat. C'est aussi la croyance dans l'action modernisatrice de l'État qui l'avait fait se mettre, comme beaucoup d'experts et spécialistes de différents domaines, au service du Çouvernement provisoire au début de l'année 1917 3 • Mais l'Etat a besoin d'être éclairé par le savoir scientifique. Aussi Popov défend-il fermement, en réponse aux critiques formulées par Boukharine et Zinoviev en juin 1924, le caractère scientifique de la statistique : «Je ne doute pas que, lorsque le cam. Zinoviev dit que la statistique "ment'', il ne visait pas la statistique comme discipline scientifique ; ou alors dire, de façon générale, que "la statistique ment" signifierait dire que "la chimie ment", la "philologie ment'', que toutes les sciences "mentent"[... ]. Pour cette raison, la statistique ne peut donner à tout moment les chiffres souhaités. Elle donne un matériau pour une étude objective de la 1. Lettre de Mikhai1ovski à Kamenev, vice-président du Conseil des commissaires du peuple de l'URSS, GARF, 374/28/603/252-252ob, 2. Alain DESROSitRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit. 3. Peter HOLQUIST, • La société ·contre l'État, la société conduisant l'État : la société cultivée et le pouvoir d'État en Russie, 1914-1921 "•art. cit.

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réalité. Elle donne des chiffres qui reflètent la vie.[ ... ] Il ne faut pas essayer d'obtenir le chiffre souhaité. Il est indispensable de penser les chiffres comme un reflet de la vie, telle qu'elle est[ ...] 4.,. Sa réponse à un article hostile à la TsSOu, paru le 2 février 1925 dans la revue du Gosplan, Planovoe Khoziaistvo, réaffirme avec conviction cette position : « Ne pensez pas, chers camarades, que je suis contre la critique, ô combien non! La critique est toujours utile, elle l'est lorsqu'elle soumet l'administration scientifique à une analyse consciencieuse ; elle est utile aussi quand elle est superficielle, partielle, inexacte dans ses présupposés et inexacte dans ses conclusions. Dans le premier cas, la critique aide directement le travail scientifique d'une administration scientifique et ses travailleurs ; dans le second, d'une manière ou d'une autre, elle montre au scientifique les erreurs qu'il a évitées dans sa recherche, le travail superficiel et faible dans sa manière de traiter les thèmes, qui donnent matière à une critique mal orientée, vers une question qu'il n'a pu éviter.[ ... ] Ainsi, tel sera notre slogan: "Faisons une critique scientifique et consciencieuse 5." »

Pour Popov, le scientifique l'emporte sur le politique, la science et la science appliquée relèvent d'un registre qui suit ses propres règles. Les références politiques à Lénine ou à la révolution d'Octobre sont secondaires et ne sont utilisées que pour justifier la légitimité de l'administration statistique, non son travail. Seule la science justifie celui-ci. Staline n'est pas de cet avis. À. l'occasion du XIVe congrès du Parti il attaque la Direction centrale de la statistique. Il débute son intervention à la tribune, le 18 décembre 1925, par une critique violente de quelques chiffres présentés par la TsSOu: «[... ]En pratique, [la question paysanne] se pose ainsi: après que nous avons fait la révolution d'Octobre, chassé les propriétaires terriens de leurs terres et distribué celles-ci aux paysans, il 4. c Lettre ouverte au cam. Zinoviev et au cam. Boukharine à propos de la statistique•, 28 juin 1924, RGAE, 1051115111-7. 5. c Extrait du journal Planovoe Khoziaïstvo, n° 2, février 1925. Lettre ouverte à la rédaction du journal Planovoe Khoziaïswo •, GARF, 374/28/603/225-226.

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est clair que nous avons plus ou moins transformé la Russie en un pays de paysans moyens 6, comme le dit Lénine, et maintenant les paysans moyens constituent la majorité dans les campagnes, indépendamment du processus de différenciation. [ ... ][Selon certains dirigeants] nous aurions eu environ 60 % de pauvres sous le tsar, et maintenant 75 % ; sous le tsar, il y aurait eu environ 5 % de koulaks 7 et maintenant 8 % ou 12 %. [ ...] Ces chiffres sont pis encore que contre-révolutionnaires. Comment un homme qui pense sur le mode marxiste peut-il faire de telles plaisanteries jusqu'à les imprimer, un homme qui serait même un dirigeant?[... ] Ne menait-on pas sous le tsar une politique d'implantation des koulaks [... ];si le gouvernement aiguillonnait alors la différenciation, et qu'il n'y avait que 60 % de pauvres, alors comment peut-on considérer que, sous notre gouvernement prolétaire, alors qu'il n'y a plus de propriété privée de la terre, c'est-à-dire que la terre est retirée de la c~rc~lati.~n ~t qu'on a créé d~s barri~r~s pour lutter contre cette d1fferenc1at19n, que l'on·a dekoulakise durant deux ans, et que nous ne nous sommes pas encore libérés des méthodes de dékoulakisation, [ ... ] comment se pourrait-il qu'avec de tels obstacles, nous ayons beaucoup plus de différenciation que sous le tsar, plus de koulaks et de paysans pauvres 8 que par le passé ? Comment des gens se disant marxistes peuvent-ils raconter de telles sottises ? Il y a de quoi rire et pleurer à la fois (Rire) 9• »

Pour Staline, déjà, la politique de l'État soviétique est orientée vers un but précis, qui est nécessairement atteint ou en vue ; donc, les chiffres qui _peuvent le vérifier sont bons ; dans le cas contraire, les chiffres sont faux puisque la politique menée par les bolcheviks va dans la bonne voie. Popov lui répond vertement le 22 décembre 1925. Dans une lettre d'une fermeté extrême 10, il l'enjoint de corriger les informations que celui-ci vient de fournir :

6. Seredniaki. Le terme utilisé pour indiquer la transformation est oseredniatchili. 7. Paysans riches. 8. Bedniaki. 9. « Discours politique de Staline ,., XIV' congrès du parti communiste-compte rendu sténographique (3° édition), Gosoudarstvennoe iz-vo, Moscou, 1926, p.43-44. 10. La première version de la lettre, corrigée de la main de Popov, était encore plus violente ; nous indiquons ci-dessous entre crochets les termes originaux.

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« De la tribune du congrès du Parti, parlant du travail de la TsSOu, vous avez proféré ltn ensemble d'affirmations inexactes [mensongères] 11 • Vous êtes un des responsables du Parti qui a le plus d'autorité, aussi j'espère que vous ne refuserez pas, de la chaire de ce même congrès, de corriger vos affirmations inexactes.[ ... ] Votre affirmation selon laquelle la TsSOu aurait dit que l'excédent commercial des paysans aisés est de 61 % n'est pas exacte [est mensongère]. Cela n'est pas exact [est mensonger], parce que la balance fourragère, comme la définit l'opération statistique, ne peut pas définir un excédent commercial.[ ..• ] On vous a, premièrement, informé probablement de manière incorrecte sur la nature de l'opération statistique (la balance) et, deuxièmement, vous (quand vous étiez présent au Politburo 12) n'avez pas fait attention à ma déclaration catégorique selon laquelle la balance fourragère ne définit en aucun cas l'excédent commercial et ne peut le définir. Votre affirmation selon laquelle la TsSOu aurait donné "il n'y a pas longtemps" le chiffre d'un excédent commercial de 42 % n'est pas exacte [est mensongère]. Ce n'est pas exact [elle est mensongère], car la TsSOu n'a pas donné un tel chiffre. À l'évidence, vous n'avez rien compris aux diagrammes que j'ai présentés au Politburo. [... ] Votre affirmation selon laquelle la TsSOu aurait adapté les chiffres à telle ou telle autre pensée préconçue n'est pas exacte [est mensongère]. Elle n'est pas exacte [elle est; mensongère], car la TsSOu est une administration scientifique et ne triche pas et n'a jamais triché.[ ... ] Votre devoir du haut d'une tribune aussi prestigieuse est de publier ma lettre ou d'annoncer que vos affirmations ne correspondent pas à la réalité. Vous devez savoir que la TsSOu n'est pas une administration privée. C'est une administration scientifique, qui accomplit un travail défini, indispensable pour la construction socialiste. [...]

11. Souligné par P. 1. Popov. 12. Deux réunions du Politburo ont traité de cette question. La première le 3 décembre 1925, « Sur le travail de la TsSOu dans le domaine de la balance fourragère,.,« Procès-verbal du Politburo ,., n° 93, RGASPI, 17/3/533; la seconde sur la même question le 10 décembre 1925, « Procès-verbal du Politburo ,., n° 94, RGASPI, 17/3/534. Ces réunions ont lieu en présence, en particulier de Boukharine (la première seulement), Kamenev, Rykov, Staline, Trotski. La question est traitée par Kouibychev, Iakovlev (tous deux en tant que responsables du NK RKI), Popov, Stroumiline et Tsilko (seulement dans la seconde réunion). Le sténogramme du débat est conservé au RGAE, 105/1/71/1-19 («Extrait du sténogramme de la réunion du Politburo du CC du Parti avec te texte de la présentation de Popov à propos du rapport de Kouibychev sur le travail de la TsSOu »).

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Fidèle et ancien camarade du Parti, vous étiez habitué à dire la vérité, c'est pour cela que je suis profondément convaincu que vous allez dire maintenant la vérité aux membres du Parti et à la population, en reconnaissant que vos affirmations sur les activités de la TsSOu ne correspondent pas à la réalité, vu ce que je viens de vous communiquer Avec mon salut communiste, P. I. Popov 13.,.

Cette lettre est remarquable car elle synthétise en une page ce qui constitue la nature d'une administration centrale et la position de spécialistes qui ont pris le parti de la Révolution, mais revendiquent la reconnaissance de leur professionnalisme face au politique et une relation de confiance avec les dirigeants politiques centraux. Nous n'entrerons pas ici dans le détail du débat sur l'estimation des balances économiques, qui marque toute la décennie. Notons néanmoins que l'enjeu est fondamental dans la lutte que Staline mène alors contre Zinoviev et Kamenev. Il s'agit de savoir si se développe, à l'occasion de la NEP, une bourgeoisie rurale disposant d'une grande partie des ré~oltes, et de connaître la part de la production détenue par l'Etat. Kamenev comme Zinoviev défendent, sur la base des chiffres de la TsSOu, un retour à un pouvoir prolétaire plus fort face aux koulaks. Boukharine et Kalinine, alors soutenus par Staline, défendent le contraire. Or, la balance fourragère est l'outil statistique novateur, élaboré alors, qui permet de mesurer la production et la consommation des paysans. La balance fourragère avait été approuvée le 21 juillet par la commission des experts de la TsSOu et publiée dans son bulletin 14, puis présentée au Gosplan, le 9 octobre, avec des «améliorations». Une commission de !'Inspection ouvrière et paysanne, présidée par Iakovlev, est créée mi-octobre. Le 3 et le 10 décembre, Popov est amené à défendre la position de la TsSOu devant le bureau politique du Comité central du Parti 15 • Le 12 décembre, Iakovlev présente ses propres conclusions, très critiques. Lors de la conférence du Parti de 13. RGASPI, 558/2/192/1-2; publié in A. V. KVACHONKINE et al., La Direction bolchevique, correspondance, 1912-1927, op. cit., 1996. Première version de la lettre dans RGAE, 105/1/72/1-3. 14. Bulletin de la TsSOu, n° 105. 15. Cf note 12, ci-dessus.

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la région de Moscou, Kouïbychev, commissaire à }'Inspection, appuie ses reproches. Une commission de la TsSOu est créée pour défendre le travail réalisé par les statisticiens. Les 18 et 24 décembre, deux réunions du collège de la TsSOu y sont consacrées 16 • Lors du plénum, les intervenants qui s'opposent sur ce point à Zinoviev et Kamenev ne fournissent pas de chiffres, mais des certitudes analogues à celle de Staline. Kouïbychev, présentant ses conclusions, est sans ambiguïté. Ce qui pose problème n'est ras tant le chiffre que les conclusions que l'on peut en tirer 1 • Si celles-ci ne servent pas les intérêts de Staline dans les conflits internes entre dirigeants politiques, alors leur point de départ est considéré comme faux et ces statistiques sont déclarées inexactes. Le chiffre n'est pas seulement créateur de réalité, il est aussi enjeu de pouvoir. D'ailleurs, Kouïbychev, tout en soutenant habilement la position de Staline, n'en ménage pas moins l'institution. Face à la pression de ceux qui souhaiteraient la suppression de la TsSOu, il prend vigoureusement la défense de celle-ci: «[ ... ]On nous dit: mais, c'est bien, vous critiquez la balance fourragère de la TsSOu, vous avez démontré toute l'inconstance, tous les défauts, toute l'impossibilité de l'instituer comme base de quelques mesures pratiques et économiques que ce soit. Tout cela, me semble-t-il, a été démontré avec une complète évidence. Mais on nous dit que, après avoir discrédité la balance de la TsSOu, nous n'avons pas construit notre propre balance, nous n'avons pas présenté une autre variante de la balance fourragère, nous n'avons pas présenté notre schéma, nos catégories de classement pour décrire notre paysannerie et tels ou tels autres groupes socio-économiques. Nous n'avons pas proposé de le faire et ne pouvions accomplir une telle tâche car un tel travail est en réalité du ressort d'un organisme spécifique, travaillant en permanence dans cette direction 18 • »

Il n'est pas certain que l'on puisse lire cette déclaration comme une tentative pour nuancer les propos de Staline, ni 16. c Rapport de la commission de la TsSOu à propos des questions attachées à la révision, par l'inspection ouvrière et paysanne, de la balance fourragère pour 1925-1926 (entérinée à la réunion du collège de la TsSOu du 18 décembre 1925) », Annexe au procès-verbal n° 415 de la réunion du collège de la TsSOu du 18décembre1925, RGAE/105/2/138/5-7. 17. XIV• congrès du Parti, op. cit., p. 546. 18. Ibid., p. 546.

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comme l'opposition à une ligne, suivie par celui-ci, de déstabilisation en profondeur de tout l'appareil administratif. Rien n'indique la position précise de Staline sur ce point. Mais une telle déclaration exprime la persistance de divergences fortes au sein de l'appareil dirigeant, et l'hésitation de nombre de ses membres à entrer dans une phase active de suppression de l'administration statistique et de ses spécialistes. Dans sa lettre réponse à Staline du 22 décembre, Popov exprime sa certitude que la science, de manière générale, et l'exactitude des données statistiques, plus précisément, ne peuvent être mises en doute par le politique. Il oppose la compétence scientifique à la parole politique et affirme la nécessité de diffuser des informations chiffrées dans le Parti et la population. La statistique ne sert pas seulement à gouverner, elle sert aussi à informer la population, principe qui caractérise l'ensemble de la statistique européenne depuis la fin du xix· siècle. Cela est pour lui une ligne de démarcation entre le régime soviétique et l'ancien régime, et l'attitude méfiante du gouvernement tsariste face à toute divulgation des chiffres. Pour Popov et ses collaborateurs, il n'y a pas lieu de distinguer une statistique bourgeoise et une statistique socialiste. Le fondement théorique de la statistique soviétique est le même que celui de la statistique prérévolutionnaire. Seuls les usages sociaux et politiques des chiffres diffèrent. Ce conflit révèle un antagonisme entre statisticiens et responsables politiques, qui repose sur la contradiction fondamentale entre une gestion planifiée du pays imposant l'utilisation de statistiques fiables, produites par des professionnels, et une statistique destinée à constituer un outil de propagande qui corrobore les déclarations politiques. Conflit irréductible aux logiques alors en action, où les bolcheviks, d'un côté, affirment que le communisme doit reposer sur une approche scientifique, et fondent ainsi la légitimité du système qu'ils construisent, et, d'un autre côté, cherchent à imposer leur propre conception de la réalité, à soutenir un discours qui sert avant tout leur intérêt, ou l'intérêt du moment, mais peut aussi servir d'outil pour résoudre les divergences entre les responsables. La contradiction est fort bien résumée par les conclusions ironiques que porte Kamenev sur « sa propre erreur » à

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l'issue de son conflit avec Staline lors du XIVe congrès du Parti: «Je crains maintenant de faire référence à n'importe quel chiffre. Je suis suffisamment sensible aux chiffres pour que ces chiffres soient ensuite réfutés! Ce n'est pas parce que les chiffres sont en eux-mêmes mauvais, mais parce que les chiffres soutiennent la lutte politique. Mais il y a une autorité sur laquelle je peux m'ap1;myer, comme sur une montagne de pierre, ce sop.t les chiffres qm ne seront pas réfutés, les chiffres du cam. Molotov, président de la commission paysanne au Comité central. Ils ne souffrent d'aucun des vices desquels nous souffrons : faible confiance, pessimisme, panique. Et voilà que dans son dernier rapport, il y a deux semaines, il a dit que nous avions, dans nos campagnes, de 40 % à 45 % de paysans pauvres.[ ...] Jusqu'à un éclaircissement de la commission centrale de contrôle, je continuerai à soutenir qu'il y a autant de paysans pauvres et, lorsque la commission de contrôle dira autrement, je penserai autrement (Rire). La commission a déjà dit comment et combien il faut compter de koulaks et de paysans moyens, etc. (Rire. Une voix dans la salle: "Ce n'est pas mal"). Au contraire, cela est très bien. Maintenant, au moins, on nous dit combien, comment et quoi. Maintenant ce sera plus tranquille 19• »

Toute la définition d'une statistique totalitaire, au sens où l'entendait Hannah Arendt, transparaît ici. Mais, à cette époque encore, elle ne conduit pas à bouleverser la production statistique. La croyance de Popov et de ses hommes dans le pouvoir de la science les fait croire à leur indépendance vis-à-vis du Parti et des dirigeants politiques. Pour ces héritiers de la tradition statistique européenne âu XIX" siècle, l'objectivité de la statistique ne·feut être mise en doute et doit dominer la raison politique 2 • Popov restera fidèle cette position jusqu'à la fin des années 1930, et même après les grandes purges de 1937.

19. Ibid., p. 264. 20. Sur le recours à l'idée d'objectivité au XIX' siècle, voir Theodore M. PORTER, Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton University Press. Princeton, 1995.

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Le savant et l'administrateur Toute l'histoire de la Direction centrale de la statistique soviétique a été marquée par les conflits de compétences entre administrations, d'autant plus vifs que la fonction de la statistique n'était pas définie de manière univoque: outil d'observation au service de la compréhension des dynamiques économiques et sociales du pays, pour les uns, outil de planification au service des administrations en charge d'organiser et de réglementer ces dynamiques, pour les autres. Déjà, avant même la création du Gosplan 21 , Lénine s'était inquiété de la nature et de l'usage de la production des données de la TsSOu et avait insisté sur la nécessité de fournir rapidement des chiffres au service de la gestion économique du pays. En 1921, une fois le Gosplan créé, de fortes tensions opposent ces deux administrations. Cette opposition dégénère progressivement en conflit et amène le Conseil des commissaires du peuple à intervenir directement le 23 juin 1925. Rykov, son président, réunit de nombreuses personnalités concernées par les statistiques produites par la TsSOu, en particulier Tsiouroupa, alors président du Gosplan, Groman et Vichnevski, qui y travaillent, quelques personnalités du Conseil suprême de l'économie nationale et, enfin, de nombreux membres de la Direction de la statistique, Popov lui-même, quelques-uns de ses collaborateurs les plus proches, comme Khriachtcheva et Mikhaïlovski, et quelques directeurs de bureaux régionaux de statistique 22 • Rykov indique, en ouverture de la séance, qu'il a été saisi de nombreuses plaintes au sujet du travail de la TsSOu. Groman entreprend ensuite une critique en règle du travail de celle-ci et demande son rattachement au Gosplan. Il lui reproche de ne pas fournir des chiffres fiables, arguant du fait que les estimations initiales sont souvent corrigées. Il note 21. Le Gosplan de Russie est créé en février 1921 et devient Gosplan de l'URSS en 1923. C'est l'administration chargée de l'élaboration des plans. Elle dépend directement de la plus haute instance du pays chargée des questions économiques, le Conseil au travail et à la défense, présidé par Lénine lui-même. Elle est d'abord présidée par Krjijanovski, puis par Tsiouroupa en 1924 et 1925. 22. « Examen de la question de la situation de la statistique en Union soviétique à la séance du 23 juin 1925 du Conseil des commissaires du peuple,., RGASPI, 17/84/809/171-217.

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q_ue « le Gosplan a tenté, dès le début, de recevoir le matériel indispensable de la TsSOu en quantité [ ... ] et dans des délais suffisants. Voilà alors que débuta la tragédie. Je ne crains pas d'être ridicule en utilisant ce mot 23 ». Il souligne que les conflits sont nés des estimations de la récolte en 1921, chiffres extrêmement sensibles puisque les calculs sont faits au moment de la grande famine. Il note ensuite les « milliards de divergences de vue entre le Gosplan et la TsSOu. La TsSOu a lutté pendant trois ans contre les chiffres du Gosplan. [ ... ] Ainsi, on peut comprendre que, en novembre 1922, le présidium du Gosplan a édicté un arrêté signifiant que les données de la TsSOu ne peuvent servir de fondement au travail de planification 24 ». Il suggère alors que la Direction de la statistique soit soumise au Gosplan et que des représentants des différents ministères de branche siègent dans le collège directeur de la TsSOu. La solution qu'il préconise mettrait donc celle-ci sous tutelle. Elle sous-tend une conception différente du rôle et du travail de l' administration statistique. Celle-ci perdrait un aspect de sa dimension centralisée au profit d'une réattribution de certains rôles aux divers ministères. Elle perdrait aussi son rôle d' observation pour devenir exclusivement un outil au service de la planification. Les critiques adressées par d'autres intervenants vont dans le même sens, reprochant par exemple la mauvaise qualité de la statistique industrielle, ou rappelant les critiques déjà formulées sur la mesure de la stratification sociale dans les campagnes. Kafengauz, représentant du Conseil suprême de l'économie nationale, Kritsman, du Conseil du travail et de la défense et du Gosplan, Vichnevski, collaborateur de Groman au Gosplan, interviennent un peu moins violemment, mais de manière tout aussi critique 25 • Face à de telles accusations, les représentants de la TsSOu font bloc, exprimant une solidarité institutionnelle très forte. Ils défendent la nécessité de l'indépendance de 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Notons que la plupart de ces intervenants seront impliqués, autour de Groman, dans le procès du « parti paysan du travail • et dans celui des mencheviks en 1930 et 1931. Le réseau constitué autour de cet homme existe donc déjà en 1925, composé de spécialistes, statisticiens et économistes opposés à Popov et au groupe des responsables de la Direction de la statistique. Il rappelle une opi;iosition plus ancienne entre ces deux hommes qui date des années de guerre en particulier.

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l'administration statistique, ainsi que la qualité des estimations produites. Tous soulignent le monopole que les statisticiens doivent avoir sur la production des données statistiques, seule garantie de la qualité des chiffres et de l'impossibilité de les manipuler. Ils signalent aussi que de telles statistiques ne peuvent être qu'imparfaites en raison des méthodes de collecte des informations. Ainsi, la statistique des récoltes présente des défauts car les paysans craignent de la voir utilisée dans des buts fiscaux ou pour des réquisitions. De même, la question de la stratification dans les campagnes ne peut être analysée d'une seule manière et doit faire l'objet de nombreuses recherches. Cette manière de relativiser le caractère absolu du chiffre ne pouvait être entendue par des dirigeants politiques désireux de montrer une seule réalité. Les arguments utilisés par les statisticiens pour se défendre prennent toutefois une tournure plus personnelle, rappelant des luttes plus anciennes. Khriachtcheva accuse Groman de ne pas intervenir en faveur de la seule amélioration du travail statistique et dit que « de manière tout à fait volontaire, il n'est pas entré dès le début dans les rangs des travailleurs de la statistique nationale. N'est-ce pas la raison de son souhait de soumettre aujourd'hui la TsSOu au Gosplan, là où il est lui-même ? Dans l'ensemble, le Gosplan est très inventif en termes de chiffres, il peut recevoir n'importe quel chiffre pour n'importe quelle situation. Ce n'est pas un hasard si l'anecdote suivante circule: si un collaborateur du Gosplan propose un chiffre et que ce chiffre, pour une raison ou une autre, ne suscite pas la confiance, alors il va dans un autre bureau et, en l'espace de deux minutes, apporte un nouveau chiffre 26 ». La soumission du Gosplan au pouvoir politique est ici opposée à l'indépendance de la TsSOu et les querelles personnelles se mêlent aux différends politiques et scientifiques. Mais, au-delà, cette discussion met en scène un conflit plus profond qui oppose une forme d'administration, associée à une conception de la planification essentiellement politique, et une administration statistique centrée sur une conception scientifique et critique de la production statistique. Mikhaïlovski le rappelle, « la statistique ne peut donner des chiffres 26. RGASPI, 17/84/809/195ob. (p. 50).

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absolument exacts, mais seulement des chiffres approchant toujours plus ou moins la vérité 27 ». Le but de la production des données est donc d'approcher cette vérité, en déterminant le degré de précision des estimations. Mikhaïlovski, comme Popov, fait référence à une tradition internationale de la statistique et à l'universalité des débats à ce sujet. Le eremier évoque les problèmes de correspondance, aux Etats-Unis, entre données d'enquêtes agricoles et chiffres du recensement. Le second cite longuement Mayr, statisticien allemand qui fait autorité en Europe, pour justifier les incertitudes de la production des données statistiques. A la fin des discussions, Rykov et Tsiouroupa se refusent à prendre une quelconque décision. Rykov souhaite seulement l'ouverture d'un débat public, avec l'intervention d'autres institutions, en particulier l'Académie et l'inspection ouvrière et paysanne. Il attend aussi que le congrès des statisticiens s'en empare. Il s'en remet donc aux spécialistes pour résoudre un conflit qui est très clairement une opposition entre deux institutions concurrentes qui regroupent des statisticiens et des économistes qui développent des conceptions différentes de la production et de l'usage de la statistique. Ni Rykov ni Tsiouroupa ne veulent interpréter ces divergences institutionnelles en termes politiques, laissant aux scientifiques la maîtrise du débat. Et pourtant les querelles politiques ne sont pas absentes de ces polémiques scientifiques. Néanmoins, bien que ces dirigeants politiques n'instrumentalisent pas ces controverses pour le moment, ils disposent déjà d'armes pour attaquer les responsables de la TsSOu sur leur propre terrain, celui de l'argumentation scientifique. L'attitude de Rykov et Tsiouroupa révèle aussi l'hétérogénéité du groupe des dirigeants. Ceux-ci, à la différence de Staline, prennent au sérieux les institutions mises en pl~ce depuis la.Révolution pour la.gesti~n ad!llinistrative de l'Etat. Ils cr01ent à la construction d un Etat moderne. Staline, en revanche, privilégie une stratégie strictement politique et se sert déjà des institutions pour la mener. A ce moment-là, 1.es premiers ne semblent pas anticiper l'usage politique que ce dernier fera de ces conflits.

27. RGASPI, 17/84/809/99ob. (p. 58). En italique dans le procès-verbal.

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La configuration extérieure des pouvoirs Ces différentes tensions éclairent le mode d'intervention des instances politiques et la configuration des pouvoirs à l'extérieur de la TsSOu. Lors des diverses phases de construction et de reconfiguration de l'appareil statistique, le Comité central du Parti, le Politburo ou encore le Conseil des commissaires du peuple interviennent chacun à sa manière pour résoudre les conflits qui surgissent, définir les lignes d'action des réformes institutionnelles ou changer les hommes chargés d'appliquer les politiques qu'ils veulent mener. La Direction de la statistique est insérée dans un réseau d'institutions qui cherchent, les unes et les autres, à imposer leur légitimité à travers leur propre mode d'intervention ou d'action. Le Conseil des commissaires du peuple et le Comité exécutif central sont tous deux l'expression de la légitimité du pouvoir administratif. La plupart des décrets de création ou de transformation de la TsSOu émanent conjointement de ces deux instances qui restent extérieures au Parti. La Direction de la statistique est aussi incluse dans la chaîne des administrations chargées de gérer l'économie du pays, parallèle à la structure administrative politique, avec le Conseil suprême de l'économie nationale à sa tête. Celui-ci, créé en décembre 1917, doit contrôler l'essentiel des activités économiques. Son domaine de compétence demeure flou et sa relation avec les autres ministères de branches industrielles, complexe. Chargé de la coordination des activités des commissariats à caractère économique, il joue un rôle important dans l'élaboration du premier plan quinquennal. Toutefois, sa compétence est réduite rapidement à la suite de la création, en décembre 1920 du Conseil du travail et de la défense, qui a pour mission de coordonner toutes les activités des commissariats en matière économique et devient la plus haute instance soviétique dans ce domaine. Ceci est caractéristique du système administratif soviétique : une institution est souvent doublée par une autre et leur concurrence tend à rendre leur action inefficace. Cette confusion des rôles se retrouve dans le domaine de la production statistique. À partir du début de l'année 1921, diverses administrations sont chargées de produire des chiffres pour élaborer les mesures économiques de l'État, en

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particulier le Conseil suprême de l'économie nationale et le Gosplan. Elles vont être en concurrence directe avec la Direction de la statistique qui va devoir affirmer sa compétence face à elles. L'administration publique ne constitue que l'une des deux colonnes vertébrales du système politico-administratif soviétique. La seconde, représentée par le parti communiste, son Comité central et ses trois instances fondamentales - le secrétariat, le Politburo et le bureau organisationnel - , est prédominante. La plupart des décisions du Conseil des commissaires du peuple et du Comité central exécutif sont soumises à l'approbation du Politburo. Celui-ci est le lieu premier des prises de décisions qui conduisent à modifier la structure administrative de la Direction de la statistique. Les arrêtés du Conseil des commissaires du peuple, souvent signés conjointement avec le Comité central exécutif ou le Conseil au travail et à la défense, relatifs à une transformation organisationnelle, sont tous ratifiés par le Politburo. Les nominations du directeur de la TsSOu sont décidées directement par le Politburo, de même que, à partir de 1926, celles des membres du collège après proposition du directeur 28 • Malgré des textes qui proclament son indépendance institutionnelle, la Direction de la statistique est donc bien sous contrôle politique. Sa marge d'autonomie dépend alors de la capacité de son directeur à négocier avec les dirigeants politiques ce qui peut la garantir. De l'évolution de cette relation de négociation et des rapports de force qui l'entourent dépend le devenir de la T sSOu, de son personnel et de sa production. La diversité des organes de contrôle rend la tâche du directeur d'autant plus difficile. En effet, une double structure de contrôle est mise en place dès les premières années du pouvoir soviétique. L'intention de Lénine était de créer une administration indépendante du Conseil des commissaires du peuple pour contrôler l'application des décisions et le fonctionnement des administrations. Le décret du 14 novembre 1917 sur le contrôle ouvrier en établit les principes. Le 7 février 1920 naît le commissariat à l'inspection ouvrière et paysanne. Cette structure est 28. Les diverses décisions prises au Politburo et au Conseil des commissaires du peuple concernant la Direction de la statistique sont répertoriées et décrites sur le site http://www-census.ined.fr/histarus.

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doublée rapidement par la création d'une autre, pour le contrôle du Parti en principe indépendante du Bureau politique : la commission de contrôle du Parti est mise en place en mars 1921. En avril 1923, sans être formellement fusionnés, la commission de contrôle du Parti et le commissariat à l'inspection ouvrière et paysanne sont rapprochés, les présidiums des deux commissions étant quasiment confondus. Ce nouveau dispositif va se transformer progressivement, sans véritablement changer de nature. Ainsi, la double structure disparaîtra au début de l'année 1934 et sera remplacée par la Commission de contrôle soviétique qui deviendra l'organe unique de contrôle à la fois de l' administration et du Parti. En réalité, dès le début des années 1920, cette administration n'est pas une instance de contrôle autonome, mais un levier du Politburo ou du Conseil des commissaires du peuple, principalement à partir de 1924. Dans le cas de la Direction de la statistique, elle aura joué deux rôles essentiels : d'une part, légitimer les critiques portées contre son travail et ses responsables en les fondant sur une démarche officiellement présentée comme indépendante du centre de décision politique; d'autre part, déclencher régulièrement des purges dans cette administration. Staline a clairement compris, en ces moments-là, l'usage qu'il pouvait faire d'une telle institution et en a fait l'un de ses principaux leviers de commande. Résistance, malentendu ? Le déroulement et l'issue des premiers conflits entre la Direction de la statistique et les dirigeants bolcheviques conduisent à s'interroger sur la logique de leur attitude : celle-ci est-elle l'expression d'un comportement de résistance seulement ou aussi d'un malentendu 29 ? Les années de formation de la statistique soviétique sont à l'origine de ce que nous appelons le grand malentendu entre le milieu des statisticiens et les dirigeants bolcheviques. Les 29. Sur le traitement de ce type de questions pour l'administration française

~endant_ la Seconde Guerre mondial,e, Marc-Olivier BA;1lUCH, Servir l'État français:

l'adm1mstrat1on en France de 1940 a 1944; Fayard, Pans, 1997.

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premiers sont formés à une conception de l'État moderne gestionnaire du social, héritière de la tradition de la statistique administrative européenne 30 • Ils la défendent avec ferveur. Comme leurs prédécesseurs du XIX• siècle, ils perçoivent la science comme le fondement de leur pratique professionnelle, une science qui leur permet de revendiquer la détention d'une vérité qui est plus forte que la vérité du politique et ne lui est pas réductible 31 • La connaissance ne peut être objet de négociation, elle est un but en soi, et permet aux gouvernants d'orienter leurs décisions politiques. La cohésion institutionnelle et humaine de l'administration statistique tient à ces certitudes. Elle repose sur un corps professionnel dans lequel les liens sont fondés sur une croyance commune dans la supériorité de la science et sur un erojet collectif de production d'un savoir au service d'un Etat rationnel. Le corps des statisticiens structure l'espace administratif, mais ne le recouvre pas complètement puisqu'il y côtoie un personnel non qualifié qui ne partage pas cette croyance. Néanmoins, ce sont les statisticiens qui orientent la production de cette administration et les pratiques de tous ceux qui y travaillent. Entre février et octobre 1917, des statisticiens, comme des économistes et d'autres scientifiques, ont participé directement au Gouvernement provisoire à des postes de ministres ou collaborateurs de ministres 32 • Après Octobre, ils ont pensé pouvoir continuer à servir l'Etat et le bien public, même s'ils ne partageaient pas l'ensemble des idées politiques des bolcheviks. Ils pensaient pouvoir simplement jouer un rôle d'arbitre du politique, de conseiller des dirigeants au service d'un État moderne. Les dirigeants bolcheviques partageaient avec eux la croyance dans l'efficacité de l'application du savoir technique et scientifique à la gestion de l'économie et de la société 33 • Ils connaissaient certains d'entre eux, marxistes, de longue date, ce qui pouvait les faire paraître proches même 30. Alain DESROSif:RES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit. 31. Theodore M. PORTER, The Rise of Statistical Thinking, Princeton University Press, Princeton, 1986. 32. Alessandro STANZIANI, L'Économie en révolution. Le cas russe, 1870-1930, op. cit. ; Peter HOLQUIST, " La société contre l'État, la société conduisant l'État : la société cultivée et le pouvoir d'État en Russie, 1914-1921 ,., art. cit. 33. Nikolai KREMENTSOV, Stalinist Science, op. cit.

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s'ils n'étaient pas membres du Parti. Ils leur confièrent, comme à d'autres spécialistes issus de l'ancien régime, l'organisation d'une administration centrale 34 • Contraints de leur faire appel, ils pensèrent pouvoir coopérer, tout en étant décidés à imposer leur propre projet. L'affirmation de la croyance en la science du nouveau pouvoir a pu laisser les statisticiens penser qu'ils pourraient mettre leur compétence professionnelle au service d'un tel projet sans aucune contestation possible. Là résida un malentendu. Chez une partie des dirigeants, en particulier chez Staline, la prééminence du politique s'affirme dès le premier conflit, jusqu'à nier toute démarche de connaissance qui exprimerait le primat d'une administration affirmant détenir une vérité scientifique supérieure aux certitudes politiques du Parti. Alors que les dirigeants attendaient d'eux une compétence technique avant toute chose, les statisticiens au contraire s'efforçaient de développer une démarche scientifique. Ils se fondaient sur un corpus de connaissances qui dépassait la simple technique statistique, qui était inséré dans une tradition de compréhension du monde à visée universaliste. Ce malentendu est lié à l'ambiguïté du statut de la statist~que administrative en général. Au cœur de la gestion de l'Etat, elle est à l'intersection entre le monde du savoir et le monde du pouvoir 35 • Les statisticiens voient donc dans la Révolution l'occasion de mettre en œuvre un projet scientifique, professionnel et politique pour lequel ils s'étaient battus avant 1917. Ceci les fait entrer de fait dans une logique de gouvernement durant au moins la première moitié de la décennie 1920. Ils mettent en place les outils d'un enregistrement de qualité et réalisent des enquêtes statistiques de grande ampleur. Ils fournissent ainsi aux gouvernants des tableaux, des panoramas dont ceux-ci se servent pour élaborer des mesures économiques et sociales à l'esprit parfois éloigné des conclusions des statisticiens. Forts de leurs résultats, ceux-ci tiennent tête aux pressions politiques, même fortes et menaçantes. Le mode de 34. Sabine DULLIN, Des hommes d'influences, Payot, Paris, 2001 ; Kendall Technology and Society under Lenin and Stalin. Origins of the Soviet Technical Intelligentsia, 1917-1941, op. cit. 35. Alain DESROSIÈRES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit. BAILES,

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constitution de cette administration explique cela en partie. Un noyau d'hommes et de femmes, très solidaires, liés par les parcours d'exil et par la formation à une pensée de la statistique commune, issus d'une même génération, préside aux destinées de l'institution. En particulier, ils s'opposent à un usage de la statistique qu'ils considèrent comme non légitime. Leur attitude est renforcée par le fait que, au sein des dirigeants politiques, il n'y a unanimité ni sur la conception de la relation entre politique et statistique, ni sur la façon de manier cette relation. Certains, comme les statisticiens, veulent construire un État moderne dans lequel l'administration aurait une part d'indépendance. D'autres, au contraire, considèrent que la réussite de leur action nécessite un contrôle fort, qu'ils justifient par leur combat au sein du Parti. Même solidaires, les statisticiens n'en sont pas moins confrontés à des tensions et pressions qu'ils gèrent tant bien que mal. Cela les conduit à accepter l'inacceptable, l'éviction de certains d'entre eux par exemple, et à laisser s'instaurer, peu à peu, subrepticement, de nouvelles logiques de pouvoir, de nouveaux réseaux de solidarité, un transfert de légitimité, qui fourniront une base à l'instabilité permanente des années 1930. La cohésion de ce corps professionnel est en partie ébranlée par la pression exercée par une génération de jeunes peu qualifiés qui n'ont connu que les tensions et violences des deux premières décennies du xxe siècle, et ne se sont formés que de manière bien chaotique à la même culture statistique. Épilogue Le Politburo se réunit une première fois le 3 décembre 1925, en présence de Staline, Boukharine, Kamenev, Rykov et Trotski, pour traiter de la question de la balance fourragère 36 , puis une seconde fois le 10 décembre 1925, pour évoquer le «travail de la TsSOu dans le domaine de la balance fourragère». Interviennent dans la discussion Kouïbychev, Iakovlev (tous deux responsables de l'inspection

c

36. c Sur le travail de la TsSOu dans le domaine de la balance fourragère '" Procès-verbal du Politburo •, n° 93, RGASPI, 17/3/533.

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LE GRAND MALENTENDU

ouvrière et paysanne), Tsilko, Stroumiline et Popov, qui défend son travail avec ferveur 37• Le Politburo prend ensuite une série de décisions laconiques : « Approuver pour l'essentiel les conclusions du collège de l'inspection ouvrière et paysanne à propos du travail de la T sSOu sur la balance fourragère. Reconnaître que la TsSOu et le cam. Popov, en tant que son responsable, ont accepté d'énormes erreurs lors de la constitution de la balance fourragère[ ... ]. Approuver l'arrêté du collège de l'inspection ouvrière et paysanne concernant le caractère indispensable du remplacement du cam. Popov du poste de responsable de la TsSOu par un autre camarade. Ordonner aux cam. Rykov et Kouïbychev, dans un délai de deux semaines, de trouver la candidature correspondante et, avec les conclusions de l'Orgburo, la faire ratifier par le Pb [Politburo). Proposer au Conseil des commissaires du peuple de l'URSS de nommer le cam. Pachkovski directeur intérimaire de la TsSOu. Adopter la directive de base suivante adressée aux travailleurs de la TsSOu: avoir en vue que la TsSOu est l'administration scientifique la plus importante de la République, que les données chiffrées ont une signification de première importance pour les organes dirigeants de la République, que l'on exige de la TsSOu d'être exacte, scientifiquement objective, de réaliser un travail libre de considérations politiques, que toute tentative d'orienter les chiffres par des pensées préconçues sera considérée comme un crime de droit commun 38• ,.

Popov paie ainsi de sa personne, bien que cette décision, lourde de menaces, ne soit pas appliquée tout de suite. Le Conseil des commissaires du peuple attend le 5 janvier pour exécuter la première décision {la nomination temporaire de Pachkovski). Quelques statisticiens sont évincés mais la plupart restent dans l'appareil. Ils vont continuer à accomplir leur travail professionnel sans abandonner leur exigence scientifique, tout en étant conscients des multiples utilisations des chiffres, éloignées de leur conception. Une première page vient d'être tournée. Les statisticiens ont pris conscience du malentendu. 37. " Extrait du sténogramme de la réunion du Politburo avec le texte de la présentation de Popov à propos du rapport de Kouïbychev sur le travail de la TsSOu ,., RGAE, 105/1/71/1-19. 38. "Procès-verbal du Politburo ,., n° 9\ point 4, RGASPI, 17/3/534.

II L'administrateur et le bureaucrate

5

Vers

la tourmente

Après un bref illtermède durant lequel Pachkovski, ancien adjoint de Popov, fait fonction de directeur 1, Ossinski, de son vrai nom Valerian Valerianovitch Obolenski, prend la direction de la TsSOu le 4 février 1926 2 • Sa nomination est lourde de sens. Elle exprime l'intention d'une reprise en main politique de cette administration. Né en 1887, d'un père vétérinaire sympathique aux idées radicales, Ossinski entre au parti social-démocrate en 1907, à l'âge de vingt ans. Il a étudié l'économie politique pendant deux ans, à Moscou en 1905, puis à Berlin. Bolchevik militant de longue date, au lendemain d'octobre 1917 il se retrouve à la tête de deux institutions économiques e~sentielles pour le nouvel État : directeur de la Banque d'Etat de Russie et président du Conseil suprême de l'économie nationale dès sa création, en décembre 1917. Il occupera ces deux postes jusqu'en mars 1918. Figure politique de premier plan, il n'était pas un proche de Lénine. Il faisait partie du groupe des « communistes de gauche 3 », dont il dirigeait la revue Kommounist. Tous opposés à la signature du traité de paix de Brest-Litovsk 4, 1. Recueil des lois, 5ection II, Moscou, 1929 : article 19, 1926. 2. Recueil des lois, section II, op. cit. : article 32, 1926 et « Procès-verbal du Politburo ,., n° 9, point 14, 1926, GARF, 17/3/545. 3. Aux côtés de Boukharine, Kollontaï, Kouïbychev, Kritsman, Ouritski, Preobrajenski, Piatakov et Radek. 4. Traité de paix entre la Russie et l'Allemagne (ainsi que l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie), conclu le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk aux conditions désastreuses pour la Russie, qui perdait plus d'un quart de sa population et de son terri-

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ceux-ci étaient partisans d'une centralisation forte de l'économie et d'une nationalisation des banques. Sur le fond, ils reprochaient à Lénine et Trotski de tendre à un compromis inacceptable avec le capitalisme 5• De son côté, Lénine les accusait d'être victimes de la « maladie infantile du socialisme 6 ». A cette époql}e, Ossinski devient le théoricien principal du capitalisme d'Etat en Russie, prônant des solutions sans concessions, par exemple la suppression rapide de l'usage de la monnaie. En 1920, il devient président du comité exécutif de la région administrative de Toula et membre du collège, instance de direction, du commissariat à l'Approvisionnement. En 1921-1923, il est vice-commissaire à l' Agriculture et vice-président du Conseil suprême de l'économie nationale, puis est nommé ambassadeur en Suède en 1923-1924. En 1925, il devient membre du présidium du Gosplan. A la différence de Popov, il n'a aucune expérience en statistique administrative quand il arrive à la tête de la TsSOu. Sa nomination est politique à double titre: bolchevik de la première heure, il présente les garanties d'un homme d'appareil qui en connaît les principaux rouages et en qui on peut avoir confiance. Son parcours professionnel en a fait aussi un administrateur expérimenté, habitué à occuper des postes à caractère politique. Il n'est donc pas seulement un homme du Parti. A un moment clé des relations entre le Gosplan et la TsSOu, de plus en plus tendues à cette époque, il offre également l'avantage d'être économiste, et pas statisticien, et de faire partie de l'équipe de direction du Gosplan. Il apparaît donc comme l'homme approprié pour servir de pont entre les deux institutions et mettre la statistique au service des orientations planifiées de l'économie soviétique. Dans une autobiographie écrite en 1926, il précise d'ailleurs qu'il a été nommé à ce poste contre sa volonté, alors qu'il était plongé dans ses travaux de recherche sur l'agriculture dans les pays étrangers 7• Peut-être aussi son attitude toire, en particulier les États baltes, la Pologne, l'Ukraine et la Finlande. Sur les débats internes autour de la signature de ce traité, voir Nicolas WERTH, Histoire de l'Union soviétique, op. cit., p. 131-134. 5. Richard PIPES, La Révolution russe, op. cit. 6. Edward H. CARR, La Révolution bolchevique, 1917-1923, 3 tomes, Éditions de Minuit, Paris, 1974 ; Marc FERRO, La Révolution de 1917, op. cit. 7. •Autobiographie,., TsGAMO (Arcb.ives nationales de la région de Moscou), 320/1/73/21-32.

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politique oppositionnelle a-t-elle été considérée comme un atout pour imposer de nouvelles formes de travail à une administration réputée frondeuse ? En outre, n'appartenant pas au corps des statisticiens, il n'était pas suspect de collusion possible avec eux. En tout cas, son arrivée à la Direction de la statistique marque un réel tournant dans la vie de celle-ci, juste avant l'abandon de la NEP pour une politique économique plus dirigiste et centralisée, organisée sur la base du plan. Les premiers changements institutionnels semblent confirmer ces nouvelles orientations. La Direction de la statistique et l'organe de la planification se rapprochent : au cours de l'année 1926, plusieurs membres du Gosplan ent_rent dans le collège de la TsSOu (tableau p. 98). A l'inverse du début des années 1920, celui-ci n'est plus essentiellement l'émanation du collectif de ses responsables statisticiens. Des représentants d'autres institutions fortes consommatrices de données chiffrées siègent dans cet organe de supervision et de définition des grandes lignes de la production statistique. Toutefois, en raison de sa personnalité, Ossinski n'est pas un exécutant docile des injonctions du Politburo. Connu dans le Parti pour son indépendance d'esprit 8, il n'est pas un bureaucrate aux ordres, son action au sein de la TsSOu ne vise pas à l'abandon de tout professionnalisme, loin de là. La mise en œuvre de la mission qui lui a été confiée, mettre cette administration au pas, se révèle complexe car lui aussi est attaché à une réelle indépendance de la Direction de la statistique et au respect de l'autonomie d'une démarche scientifique. Il croit en la statistique comme discipline scientifique productrice de vérité. Possédant une culture large, il revendique un héritage scientifique qui plonge ses racines au cœur du xrxe siècle. Ainsi, il compose une équipe de direction dans laquelle la compétence scientifique reste le critère de choix fondamental : au début de l'année 1928, la moitié de ses membres n'appartient pas au

8. Stephen G. WHEATCROFT et Robert W. DAVIES, «The Crooked Mirror of Soviet Economie Statistics ,., in Robert W. DAVIES, Mark HARRISON et Stephen G. WHEATCROFT, The Economie Transformation of the Soviet Union, 1913-1945, Cambridge University Press, Cambridge, 1994, p. 26.

MEMBRES DU COLLÈGE DE LA TsSOu sous LA DIRECTION D'OSSINSKI

'° OO

Nommés le 11 mai 1926*,_e_eu a...l!_l"ès l'arrivée d'Ossinski Nom et~sition Institution d'orfE!.ne Nom et_p_osition Trakhtenberg, Iossif Adolfovitch Gosplan RSFSR Pachkovski, Evgeni Vladimirovitch (directeur a~int'-·) (directeur a4i_oint) Krassilnikov, Mitrofan Pavlovitch TsSOu Volkovl Aleksandr Mikhaïlovitch'; (directeur adioint) (d~art e 16 novembre 1926) Dmitriev, Vassili Fedorovitch Armée rol!_g_e Chichkov, Aleksandr Matveevitch* Falkner-Smit, Maria Natanovna Institut des professeurs Kossior( Vladimir Vikentevitch roug_es (dé_l'_art e 23 décembre 1926) Nommés ultérieurement, avant le 1°' mars 1928'''' (dé.E_art d'Ossinski) KeJientsev, Platon Mikhaïlovitch Ministère des Affaires N emtchinov, Vassili Sergueevitch (12 8/1926) étranfières (ambassadeur (71911926) en Ita 1e) Oboukhov, Vladimir Mikhaïlovitch Zeïlinl!er, Vladimir Jvanovitch Gosplan d'Ukraine (11111 926) (1611111926) Kritsman, Lev Natanovitch Gosplan RSFSR Groman, Vladimir Gustavovitch (121211926) (121211926) Smirnov, Mikhaïl Vladimirovitch Sereda, Sem en Pafnoutevitch (241211927) (231611927) Tchern~kh, Alekseï Sergueevitch (211711 27)

Institution d'ori__gjne TsSOu t""

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TsSOu

Direction statistique de l'Oural TsSOu

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En italiques: étaient encore membres du collège le F' mars 1928, au moment de l'éviction d'Ossinski. ,. Procès-verbal du Politburo du 29/4/1926, n° 22, et décret du Conseil des commissaires du peuple de l'URSS du 11mai1926, Recueil des lois de l'URSS, n° 14, article 96. ** Différents procès-verbaux du Politburo et décrets du Conseil des commissaires du peuple. Les dates entre parenthèses correspondent à l'approbation par le Politburo de l'entrée dans le collège.

~

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Parti 9 • Fait notable, Ossinski a gardé comme directeur adjoint Pachkovski, fidèle lieutenant de Popov à ce poste depuis octobre 1918 10• Dans son discours prononcé à la conférence statistique nationale de janvier 1927 11 , il se refuse d'ailleurs à remettre en cause la compétence des statisticiens de la TsSOu. Au contraire, il insiste sur la richesse de l'héritage de la statistique russe prérévolutionnaire : «Nous avons hérité de la génération précédente une grande culture statistique, venant pour l'essentiel des statisticiens des zemstva et, en partie -il faut l'admettre -d'autres institutions statistiques de l'ancien Empire russe.[ ... ] Ici, il faut évoquer au moins nos recherches sur la statistique des récoltes, qui sont sans aucun doute les meilleures du monde 12 • »

Tout le début de son exposé est un panégyrique de la statistique soviétique présentée comme héritière de la statistique russe. La statistique des récoltes, qui fut pourtant à l'origine de l'éviction de Popov, est saluée comme l'un des fleurons de la statistique soviétique. Ses seules critiques portent sur l'organisation des bureaux régionaux et locaux et sur le fait qu'un trop grand nombre d'administrations continue à produire des statistiques, donc sur l'absence de monopole de la TsSOu dans ce domaine, sur l'insuffisance de la centralisation. À visée purement organisationnelle, elles reprennent en fait ce que Popov réclamait déjà en 1918. Elles ne touchent en rien la légitimité institutionnelle de la Direction de la statistique comme organisation scientifique ou à celle du travail qu'elle a effectué jusque-là. Comme son prédécesseur, Ossinski défend l'institution qu'il dirige dès qu'elle subit de nouvelles attaques. Le 5 août 1927, par exemple, il écrit à Rykov, président de la 9. Ossinski lui-même, Kerjentsev, Dmitriev, Falkner-Smit, Tchernykh et Kritsman sont membres du Parti. Pachkovski, Zeïlinger, Krasilnikov, Nemtchinov, Oboukhov et Groman ne le sont pas. 10. Evgeni V. Pachkovski (1868-1939), né dans une famille noble, n'a jamais été bolchevique. Entre 1891et1918, après deux années d'études à l'Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg, il travaille comme statisticien dans différents bureaux des zemstva. En 1900, il occupe son premier poste de directeur du bureau à Oufa, où il rencontre Popov. 11. N. OSSINSKl, «Situation et tâches urgentes de la statistique d'État•, Vestnik Statistiki, 1, 1927, p. 14-33. 12. Ibid., p. 14.

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Commission de contrôle et du Conseil des commissaires du peuple, une lettre dans laquelle il défend la production des données de son administration face aux attaques portées par la Commission. Il réfute diverses critiques émises contre la TsSOu par plusieurs responsables politiques 13 • Il insiste ensuite sur l'ampleur des travaux statistiques réalisés. La tactique de défense qu'il adopte n'a apparemment guère changé par rapport aux années précédentes. Néanmoins, certains éléments témoignent plus nettement de la signification politique de l'arrivée d'Ossinski à la tête de la Direction de la statistique. Tout d'abord, un deuxième directeur adjoint, membre du Parti, est nommé, pour remplir une fonction plus politique. lossif A. Trakhtenberg, professeur d'économie à Moscou, prend ce poste dès le 1er février 1926. Il conjugue une formation universitaire en droit à un passé bolchevique 14• On le voit, il n'est pas nommé pour sa seule qualité de membre du Parti. Sa formation en droit et en économie acquise avant 1917 le rend proche intellectuellement de bien des statisticiens de la TsSOu. Néanmoins, sa fonction de membre du présidium du Gosplan en fait un homme de confiance pour accélérer le rapprochement entre les deux administrations. En 1927, il laisse la place à un autre cadre du Parti, Platon M. Kerjentsev, non statisticien lui aussi. Né en 1881, fils de médecin, celui-ci a suivi des études à la faculté d'histoire et de philologie de l'université de Moscou. Il a adhéré au parti social-démocrate en 1904 et est devenu bolchevique lors de la scission de 1903. Après deux arrestations, en 1904 et 1906, il vit clandestinement en Russie pendant six ans, puis part à l'étranger, où il restera jusqu'à la Révolution. Son expérience de correspondant de la Pravda à Paris, à partir de 1912, lui sert à son retour à Moscou. Le ier janvier 1918, il est nommé directeur du département étranger des Izvestia, journal du Comité exécutif central, puis en devient rédacteur adjoint. De 1919 à la fin de 1920, il est rédacteur en chef de Rasta, l'agence de publicité soviétique. Parallèlement, il est membre du collège du commissariat à l'instruction de 1918 à 13. TsA FSB, dossier n°10809 14. Iossif A. Trakhtenberg (1883-1957) est né en Ukraine dans une famille de commerçants. Il fait ses études à la faculté de droit de Tomsk, puis à !'École supérieure russe de sciences sociales de Paris.·

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la fin de l'année 1920. Son domaine est celui de la diffusion des idées et de la propagande politique. Sa connaissance des langues étrangères constitue un autre atout pour sa carrière. Fin 1920, il entre comme diplomate au commissariat aux Affaires étrangères, puis est nommé ambassadeur en Suisse et, en avril 1925, en Italie. En 1926-1927, de retour en URSS, il devient président du comité de rédaction de la maison d'édition Ogiz, puis fait un passage rapide à la TsSOu, comme directeur adjoint en 1927-1928, avant de devenir directeur adjoint du département de la propagande du Comité central du Parti jusqu'en 1930 15 • Fidèle du Parti, il occupe des postes où un homme de confiance est chargé de veiller au respect de sa ligne politique. Il ne semble pas être intervenu dans les orientations scientifiques de la Direction de la statistique, laissant ce domaine à Ossinski. La balance fourragère, enjeu du contrôle L'implication d'Ossinski dans le débat sur la balance fourragère met en évidence une personnalité plus engagée dans les luttes politiques que celle de Popov. Ne se limitant pas à la seule transmission des chiffres au pouvoir, il en tire aussi des conclusions sur les orientations générales à choisir pour le pays. Dès son arrivée à la TsSOu, il compose une équipe mixte pour établir cette balance. Il fait appel à des économistes et agronomes réputés du Gosplan, Groman, Vichnevski, vieux adversaires de Popov, à Kondratiev, directeur de l'Institut de la conjoncture auprès du commissariat aux Finances, et à des statisticiens de la TsSOu, réputés pour leurs travaux sur les récoltes et les questions d'approvisionnement, Oboukhov, Doubenetski, Lossitski et Mikhaïlovski, A. G. La question agraire ébranle à nouveau l'institution statistique à la fin de l'année 1927. Les prévisions publiées par la TsSOu au sujet de l'approvisionnement agricole font craindre, selqn Ossinski, une crise très profonde. L'enjeu d'une telle analyse est fondamental puisque la question 15. Dans les années 1930, il occupera différents postes d'administrateur ou de responsable politique dans des institutions du monde de la littérature, des arts, de l'édition ou de la radiodiffusion. Il décède en 1940.

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agraire va déterminer le tournant des années 1928-1929 qui aboutira à l'abandon de la NEP, à la collectivisation forcée et massive des exploitations paysannes et à une industrialisation forcée du pays. Le rythme d'industrialisation projeté, largement supérieur aux possibilités du pays, doit en effet être atteint grâce aux excédents agricoles exportés pour fournir les capitaux nécessaires au financement des investissements. L'estimation de ces excédents est donc une question cruciale. Or, une ligne de la balance fourragère est particulièrement susceptible d'être manipulée, celle qui concerne l'estimation des stocks de grains conservés par les paysans. L'évaluation de ces réserves est d'autant plus sujette à discussion que les paysans sont soupçonnés d'en masquer l'importance et de conserver ces stocks en raison du niveau trop faible des prix imposés, et du coût trop élevé des biens manufacturés et de leur quantité insuffisante 16• Une surestimation des disponibilités en grains permet de planifier un niveau élevé des exportations et, par voie de conséquence, un rythme d'industrialisation rapide. A contrario, elle a un coût social : les multiples violences subies par les paysans pour leur extorquer plus de grains qu'ils ne peuvent en fournir, y compris les réserves mises de côté pour l'ensemencement. La balance fourragère semble être alors la seule réalisation de la Direction de la statistique à attirer directement l'attention des dirigeants politiques du pays, en particulier des membres du Politburo. Fait significatif, le comité mis en place pour l'estimation des récoltes doit être approuvé par ce dernier 17• Cette nouvelle disposition témoigne de la volonté de renforcer un peu plus le contrôle politique sur l'administration statistique. Entre septembre 1927 et le plénum du Parti de juin 1928, le débat autour de ces estimations fait rage 18 • La balance de 1927-1928 fournit une estimation des stocks bien supérieure à la réalité, chiffre d'ailleurs contesté par des membres du 16. Robert W. DAVIES, The Industrialisation of Soviet Russia. /. The Socialist Offensive. The Collectivisation of Soviet Agriculture, 1929-1930, The MacMillan Press, Londres, 1980. 17. «Procès-verbal du Politburo ,., n" 28, point 18, 27 mai 1926, RGASPI, 17/3/562. 18. En particulier Viktor P. DANILOV, Oleg V. KHLEVNIOUK, A. lou. VATLINE et al. (réd.), Comment a-t-on détruit la NEP- sténogramme des plénums du CC du PC (b)-1928-1929, 5 tomes, Mejdounarodnyï fond demokratia, coll.« Rossia XX vek- Dokoumenty ,., Moscou, 2000. -

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collège d'expertise de la TsSOu. Ossinski s'inquiète, dès septembre 1927, du caractère illusoire de l'estimation des réserves, le volume du grain collecté par l'État étant loin de confirmer une telle prévision. Il exprime à nouveau son inquiétude en décembre, à l'occasion du xve congrès du Parti. Dans une longue lettre, adressée à Staline et Rykov le 12 décembre, il expose en détail son point de vue. Se fondant sur l'observation précise des récoltes déjà effectuées, il soutient l'idée de la nécessité d'augmenter les prix du grain pour inciter les paysans à en mettre une plus grande quantité sur le marché. Il défend ainsi, sans ambiguïté aucune, la poursuite de la NEP, dont il fut l'un des plus ardents promoteurs. Il ne s'oppose pas à une industrialisation rapide du pays, mais tient à affirmer qu'elle doit s'appuyer sur un équilibre entre les ressources et les investissements, et que ces ressources ne peuvent venir que de l'intérieur du pays. Sa manière de s'adresser à ses dirigeants politiques diffère de celle de Popov. Homme politique lui-même, il s'adresse à eux de façon confidentielle. Ainsi, au début de sa lettre, il précise:

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« expose rapidement, seulement pour vous deux, mes réflexions sur notre situation économique contemporaine que je n'estime pas possible de présenter au congrès du Parti 19 pour deux raisons : Les exposer ouvertement pourrait saper notre crédit à l'étranger[ ... ]. Ma déclaration pourrait être comprise, dans la situation politique actuelle, comme une attaque contre l'équipe précédente du Comité central ; selon moi, formuler de telles attaques serait tout à fait inopportun et nuisible 20• »

Ossinski introduit donc une modification dans le mode de relation entre la Direction de la statistique et les représentants du pouvoir. Cependant, c'est comme directeur de cette administration qu'il souligne, à l'inverse de ce q_u'a déclaré Rykov : «Nous nous trouvons au début d'une crise 19. Il s'agit du XV• congrès, qui se tient du 12 au 19 décembre. La lettre d'Ossinski est en fait une réponse au discours de Rykov sur le plan quinquennal de développement de l'économie. 20. Lettre de N. Ossinski à A. 1. Rykov et 1. V. Staline, 12 décembre 1927, GARF, P-5446/55/1338/1-4, publiée dans La Direction bolchevique, correspondance, 1912-1927, op. cit., p. 357-361.

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économique très profonde, beaucoup,flus importante que la crise de l'automne 1923 ou les difficultés du printemps 1925 21 • »Précisant que ces sombres prévisions sont fondées sur les observations statistiques des courbes d' approvisionnement en grains déjà réalisées, il diagnostique l'origine de la crise comme le résultat d'une politique économique erronée : « a) le prix faible du blé ; b) l'insuffisance à la campagne de marchandises courantes vendues bon marché. » Il ajoute : «J'ai répété trois fois aux camarades (en janvier 1927 devant le Politburo, l'été 1927 à l'un des plénums du Comité central, et au début de l'automne 1927), à propos du rapport du cam. Mikoïan sur les plans de la récoltes, qu'il fallait augmenter les prix du blé 22• » Ossinski continue à insister sur les effets pervers des mesures des politiques économiques et sociales à l'égard des paysans. En particulier, il décrit avec acuité la «crise des collectes », marquée par une baisse très rapide, dès novembre 1927, de la fourniture de produits agricoles. Il se comporte donc très nettement en cadre politique, plus impliqué que Popov dans la gestion économique générale du pays, et ne se limite pas à affirmer la scientificité de ses observations. De manière responsable, selon lui, il fait part de ses craintes à Staline et Rykov seuls pour attirer leur attention sur un problème qu'il juge grave. Il n'utilise pas moins une grande clarté de langage et continue à exprimer sa grande confiance dans les chiffres produits par l'administration qu'il dirige pour fonder son analyse. L'arrivée de cette personnalité politique n'a donc pas modifié le comportement institutionnel de la TsSOu face au pouvoir, ni son mode de défense. Les statisticiens continuent à faire corps face aux attaques venant de personnalités politiques de premier plan. Le professionnalisme de l'institution est reconnu et défendu par Ossinski. Le caractère scientifique du travail est réaffirmé, ce qui explique que le profil des statisticiens recrutés en 1927 et 1928 ne diffère pas fondamentalement de ceux embauchés après la Révolution. Deux changements importants ont été néanmoins introduits, le rapprochement avec le Gosplan et la modification de la 21. Ibid., p. 358. 22. Ibid., p. 358.

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nature de la relation entre le directeur et les dirigeants politiques. L'éviction d'Ossinski L'éviction d'Ossinsk.i de la direction de la TsSOu survient le 1er mars 1928 23, peu avant le plénum du Comité central du mois d'avril qui fut déterminant dans. l'abandon de la NEP et représente une étape centrale dans la prise de pouvoir sans partage de Staline 24• A ce moment-là, il s'agit de confirmer et d'amplifier les mesures exceptionnelles de prélèvement des grains auprès des paysans impulsées en janvier 1928 : l'article 107 du code pénal de la RSFSR, qui vise les spéculateurs et les accapareurs, commence alors à être appliqué massivement aux paysans. De telles mesures, en contradiction avec l'analyse d'Ossinski, signifient clairement l'abandon de la NEP au profit d'une politique d'approvisionnement entièrement centralisée et commandée de manière administrative. Durant le plénum du Comité central du Parti qui se déroulera entre le 4 et le 12 juillet 1928, il sera l'un des principaux opposants aux orientations imposées par Staline, mais son éviction de la Direction de la statistique lui a déjà retiré la possibilité d'utiliser de manière légitime une argumentation scientifique bâtie sur les données statistiques qu'il avait en main. Vladimir P. Milioutine, bolchevik de longue date lui aussi, remplace Ossinsk.i dès le 2 mars 1928 25 • Il entre également au Conseil du travail et de la défense, organe politique dont dépend le Gosplan. Il offre un autre profil de cadre du Parti, au parcours dominé par les postes politiques. Né en 1884 dans une famille d instituteurs ruraux de la région de Koursk en Russie, il entre au parti social-démocrate en 1903, dans lequel il se range aux côtés des mencheviks. En 1910, il devient bolchevique. Après la 23. « Procès-verl;>al du Politburo '" n° 12, point 11, 1•• mars 1928, RGASPI, 17/3/675; cette question était à l'ordre du jour de la réunion du Politburo du 23 février, mais avait été reportée. 24. Voir en paniculier les plénums du Parti de l'année 1928: Viktor P. DANILOV, Oleg V. KHLEVNIOUK, A. lou. VATLINE et al. {réd.), Comment a-t-on détruit la NEP- sténogramme des plénums du CC du PC (b)-1928-1929, op. cit. 25. «Procès-verbal du Politburo ,., n° 12, point 11, 1" mars 1928, RGASPI, 17/3/675.

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révolution de février 1917, il est à Saratov, où il devient président du soviet local 26 • Il est élu au Comité central du Parti lors de la conférence de Petrograd, fin mai. Au début de l'année 1918, il occupe la fonction de commissaire du peuple à l' Agriculture pendant quelques mois, puis devient viceprésident du Conseil suprême de l'économie nationale de septembre 1918 à 1921. Partisan d'une forte centralisation de l'économie, il joue un rôle important au côté du président, A. I. Rykov 27• Avant la Révolution, il avait suivi des études supérieures d'économie à l'Institut de commerce de Moscou, réputé dans ce domaine 28 • De 1922 à 1924, il occupe une fonction exclusivement politique, celle de représentant du Komintern en Autriche et dans les Balkans. Après son retour en URSS, il est membre du collège du commissariat à l'inspection ouvrière et paysanne de 1924 à 1927. Parallèlement, de 1925 à 1927, il est aussi vice-président de l'Académie communiste 29 • Son passage à l'inspection ouvrière et paysanne a vraisemblablement été déterminant dans sa nomination à la tête de la TsSOu. Membre de son instance de direction lors des différents contrôles dont elle a fait l'objet en 1924 et 1925, il connaissait bien le fonctionnement et les travaux de cette administration, même s'il les considérait avec un regard politique principalement. L'inspection ouvrière et paysanne apparaît, à nouveau, comme une institution clé du pouvoir, dont Staline use pour contrôler et manipuler les administrateurs. L'arrivée de Milioutine renforce la mise en place d'une forme bureaucratique de gestion de l'appareil administratif, mais, plus encore, démontre une nouvelle stratégie de gestion ~o~itique ~es conflit~. _D~~ormais, Staline utilise ?~s hommes, fideles, qui ont part1c1pe a des campagnes de cntique contre 26. Donald RALEIGH, Revolution on the Volga. 1917 in Saratov, Cornell University Press, Ithaca-Londres, 1986. 27. E. G. GIMPELSON, Les Dirigeants soviétiques, 1917-1920, RAN, Moscou, 1998, p. 99. 28. Cet institut servit de base à l'organisation de l'Institut de l'économie nationale Plekhanov, né en 1924. 29. L'Académie communiste a remplacé l'Académie socialiste à la fin de l'année 1923. Ayant le statut d'un établissement scientifique, elle avait pour mission «d'étudier et élaborer les questions concernant l'histoire, la théorie et la pratigue du socialisme ,., mais aussi de « former des travailleurs scientifiques du socialisme ,. (Grande Encyclopédie soviétique, tome 33, 1938, p. 707). Voir Michael DAVID-Fox, Revolution of the Mind: Higher Learni_ng Among the Bolsheviks, 1918-1929, Cornell University Press, Ithaca, 1997.

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des administrations et ont produit des données chiffrées, par exemple à l'inspection ouvrière et paysanne, conformes aux orientations staliniennes du moment et contradictoires avec celles de la TsSOu. Ainsi, Milioutine prend la parole au plénum d'avril 1928 pour défendre les chiffres surestimés des réserves paysannes de grains. Le style de ses interventions est bien éloigné du caractère fondé et réfléchi de celles d'Ossinski. L'argumentaire scientifique est complètement soumis à une ligne politique, ce mode d'argumentation rappelle son passage par l'inspection ouvrière et paysanne. Toutefois, l'arrivée de Milioutine ne modifie pas en profondeur l'organisation de la Direction de la statistique. Le collège nouvellement nommé, par exemple, n'est guère différent du précédent 30 • Un changement notable intervient néanmoins dans la désignation des directeurs adjoints. Alors qu'ils étaient encore deux début mars 1928, un membre du Parti, Kerjentsev, et le statisticien Pachkovski 31 , ils sont trois maintenant, Pachkovski toujours, âgé de soixante ans, près de la retraite, et deux membres d'une génération nettement plus jeune, Otto lou. Schmidt, né en 1891, homme du Parti, mathématicien, astronome et géographe, et Lev N. Kritsman, né en 1890. Schmidt est un scientifique du Parti. Quand il entre à la TsSOu, il est professeur à l'université de Moscou depuis l'année 1923, où il restera jpsqu'à 1956. De 1921 à 1924, il dirige la société d'édition d'Etat, le Gossizdat, puis est rédacteur en chef de la Grande Encyclopédie soviétique de 1924 à 1941. Il est également membre du Comité exécutif central de l'URSS. Il semble cependant avoir joué un rôle mineur au cours de son passage rapide à la TsSOu, qu'il quitte en 1929 32• Tel n'a pas été le cas de Kritsman dont le profil est tout autre. 30. Vice-directeurs : Schmidt, Kritsman, Pachkovski ( « Procès-verbal du Politburo •, n° 15, point 14, 13 mars 1928, RGASPI, 17/3/677); membres du collège: Nemtchinov, Smit-Falkner, Zeïlinger, Oboukhov, Groman, Krassilnikov, Sereda, Dmitriev, Gaister,. Petrov et Moudrak ( « Procès-verbal du Politburo >, n° 16, point 15, 22 mars 1928, RGASPI, 17/3/678). 31. RGAE, 1562/30/37/280. 32. Il poursuivra ensuite sa double carrière de scientifique et d'administrateur de la science membre du Parti. Explorateur des terres arctiq.ues de $rande renommée, il sera décoré héros de l'Union soviétique en 1937, sera v1ce-prés1dent de l'Académie des sciences de l'URSS entre 1938 et 1942, et directeur de l'Institut de géophysique théorique de l'Académie.

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Jeune, à l'âge de quatorze ans, il adhère aux positions mencheviques, et part vivre à l'étranger jusqu'à la révolution d'Octobre. Pendant ces années passées hors de son pays, il suit des études de chimie à l'université de Zurich 33 • Dès son retour en Russie au début de l'année 1918, il rejoint les rangs des bolcheviks et occupe des fonctions de direction dans deux institutions clés, le Conseil suprême de l'économie nationale et la commission qui donnera naissance au Conseil du travail et de la défense. En 1921, il devient membre du présidium du Gosplan et, à partir de 1923, membre du comité de rédaction de la Pravda. Il occupe ensuite différentes fonctions d'administrateur dans les institutions scientifiques créées par le nouveau pouvoir : membre du présidium del' Académie communiste à partir de 1923, directeur de l'Institut de l'agriculture de l'Académie communiste en 1928, directeur de l'Institut de l'économie de l'Académie des sciences de Russie. Chef du groupe des marxistes agrariens, il conduit des travaux sur l'analyse des différenciations économiques et sociales dans l'agriculture 34. De ce fait, il se retrouve au cœur des débats sur la question agraire et les différences sociales dans les campagnes 35• Il était donc tout désigné pour devenir membre du collège de la TsSOu à la fin de l'année 1926, en pleines discussions sur la méthode de construction de la balance fourragère construite par celle-ci et sur la qualité de ses estimations des récoltes. Enfin, sa fonction de vice-président du Gosplan, depuis 1925, est un atout pour accélérer le rapprochement entre la TsSOu et le Gosplan à la veille du premier plan quinquennal 36• Ce cumul de fonctions de directeur ou d'administrateur d'institutions scientifiques stratégiques pour la politique économiquè menée par les dirigeants bolcheviks caractérise la trajectoire 33. Voprossy statistiki, n°11, 1995, p. 78. 34. Terry Cox, Peasants, Class and Capitalism: The Rural Res.earch of L. N. Kritsman and bis SchoI>Y)

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1897

1926 Dfavahcy, Kartalincy, Kartvely, KaheKartlely, Kahi, tincy, Klardzijcy, Leéhumcy, Mahovcy, Meshijcy, Mohevcy, MtiuRacincy, lety, Somhitcy, Taojcy = Gruziny

Commission d'étude Dfavahcy, kartalkincy, kahetincy, kahi, klardzijcy, kartely, klardzijcy, kartlely, kartvely, lûdilêjset, meshijcy, moheve, ricincy, somhitcy, taojcy, = Gruziny

Adfarcy = AdZarcy Adfarcy = Gi:uziny AdZarcy = Gruziny

1937 Dhvahcy, jerli, kratalkincy, kahetincy, kahi, klarpzijcy, kobuletcy, lechumcy, mahovcy, mered, meshi, misliman, mohevcy, racincy, somhity, taojcy, tiul'cy = Gruziny -t

1970

Narody Rossii

Narody Rossii

(1958) Kartalincy, Racincy, kartlijcy, gudama- leéhumcy, kartakarcy, dfavahy, lincy, kahetincy, kahetincy, mohevcy, leéhumcy, meshijcy = Gryziny (terrimeshijcy, torial'nye gruppy) mohevcy, raéincy = Gruziny -II

(1995) Kartlijcy, kahetincy,, mohovcy, raéincy, lechumcy, meshi, dfavahi (lokal'no-êtnogr a fié. gruppy) = Gruziny

Adfarcy, Ad!ary, Adfary = (samonazvanie) = Adzareli Adiarcy Gruziny- III

Adfarcy (lokal'no-êtnogram. IUUPPY) = Gruzin.IJ Gruziny = Gruzin.IJ

GrUzin__r_=Gruziny

Mingrel'cy = Mingrel'cy

Megrely Megrel, Megrely, Megrely, margali, Megrely, Megrely, (samonazvanie) = = Mingrely, Mingrel'cy=Megrdy Mingrel'cy=Megrely mingrel'cy = Mingrely Margali Gruziny-4 Gruziny_- VII

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1897

1926

Commission d'étude

1937

1970

Narody Rossii (1958)

Narody Rossii (1995)

N



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c) Lazy Lazy= Lazy

Arhavcy, Atincy, Arhavcy, atincy, Lazy, arhavcy, Lazy, Lazy, Cany Lazy = Lazy Viccy, Lazy, can, chal'cy, jon, atincy, ahvarcy, cany = Gruziny - (samonazvanie)= Lazy (subêtniceskie lazy, Viccy =Lazy viccy, jon, hopcy, VI IJoicy, gruppy) cany, Cany= Lazy chal'cy = Gruziny

-3 d) Svanety Svanety = Svanety Colurcy, Lahamul'cy, Lashcy, Lentehcy, Svanety, Svany = Svany

Colurcy, Lahamul'cy, Lashcy, Lemehcy, son, svan, Svany = Svany

Svany, lahamul'cy, Svany = Gruziny Sv an y (samonaz- Svany = Svany (subêtniceskie lashcy, lentehcy, -VIII vanie) = Svany gruppy) musvan, svanety, colurcy, svanar, fon = Gruziny - 5

Bacbii bacii, Bacbii, bacav, Cova-Tusiny, Bacbii, bacii, Bacbii, (samonazvanie) = cova- bacbijcy, cova-tusi = Bacbii cova-tusi = Bacbii bacy, tusiny = Gruziny bacav = Gruziny- Cova-Tusiny

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11

Incertitudes face au hasard

La construction des échantillons des enquêtes par sondage fut aussi un objet de discussion entre statisticiens dans les années 1920 et 1930. A une époque, surtout dans les années 1920, où le recours au hasard et au tirage aléatoire ne faisait pas encore l'unanimité au sein de la communauté internationale des statisticiens, les débats, en URSS, prirent également une dimension politique. Dans le cas de la statistique agricole en particulier, l'importance politique des chiffres sur les récoltes, les transformations de la paysannerie et la collectivisation, domina les discussions méthodologiques, dans un pays qui avait été novateur dans ce domaine dès la fin du XIX' siècle 1• Au milieu des années 1950, un article du Journal of the Royal Statistical Society soulignait : « Pendant la Première Guerre mondiale et la période qui suivit immédiatement[... ] c'est précisément en Russie que le travail le plus intensif dans le domaine des sondages fut réalisé 2 • » Effectivement, au début des années 1920, l'enquête sur un échantillon de 1. Sur l'histoire de l'introduction des probabilités dans la statistique au XIX' siècle, voir Stephen M. STIGLER, The History of Statistics. The Measurement of Uncertainty before 1900, op. cit. Sur l'introduction des probabilités dans le raisonnement scientifique, voir aussi Lorraine DASTON, Classical Probability in the Enlightenment, Princeton University Press, Princeton, 1988 ; G. GIGERENZER et al., The Empire of Chance. How Probability Changed Science and Everyday Life, Cambridge University Press, Cambridge, 1989; lan HACKING, The Taming of Chance, Cambridge University Press, Cambridge, 1990. 2. S. S. ZARKOVITCH, «Note on the history of sampling methods in Russia ,., ]oHrnal of the Royal Statistical Society, série A, 119, 1956, p. 336-338.

300

LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE

population devient un outil privilégié pour satisfaire la soif â'informations chiffrées des dirigeants soviétiques et des statisticiens de la TsSOu. Le perfectionnement, jusqu'en 1917, de cette méthode d'observat10n apparue dans les années 1870 a été jalonné de nombreuses innovations méthodologiques que la Révolution n'a pas interrompues, bien au contraire. Les principales questions soulevées à cette époque sont encore au cœur, pendant les années 1920 et 1930, des discussions sur les techniques de construction des échantillons préconisées par les statisticiens soviétiques. Aussi un retour rapide sur la période prérévolutionnaire est-il nécessaire pour mieux comprendre les enjeux de ces débats scientifiques qui n'échappèrent pas à l'intrusion de considérations politiques. Avant 1914, la diffusion de ce mode d'observation a été fortement stimulée par la forte activité de la production statistique des institutions de gestion locale des zemstva. La diversité des usages sociaux locaux des données chiffrées a stimulé l'inventivité des choix méthodologiques effectués par les statisticiens 3 • Les difficultés de réalisation des enquêtes sur le terrain ont été à l'origine d'importantes innovations méthodologiques, produits d'une réflexion menée au carrefour des questions posées par la pratique d'enquête et par la théorie statisti~ue, elle-même très novatrice à la fin du xix· siècle en Europe • Un usage né de la commande adntinistrative Comme dans d'autres pays européens, l'enquête par sondage est née en Russie de l'impossibilité d'effectuer un recensement exhaustif chaque fois qu'il y avait nécessité pour 3. Pour la période prérévolutionnaire, ce chapitre reprend de nombreux éléments de l'article de Martine MESPOULET, «Du tout à la partie. L'âge d'or du sondage en Russie (1885-1924) •,Revue d'études comparatives Est-Ouest, 2, 2000, p. 5-49. On pourra s'y reporter pour une étude plus détaillée de l'introduction des enquêtes par sondage en Russie. 4. Pour les autres pays européens et les États-Unis, voir Alain DESROSillES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistiqu'!L op. cit., chap. 7. Voir aussi le dossier comparatif sur trois pays-(Norvège, Russie, J::.tats-Unis), paru dans Science in Context, vol. 15, n° 3, 2002. L'article introductif a été rédigé par Alain DESROSIÈRES. Einar LIE a écrit celui sur la Norvège, «The Rise and Fall of the Sampling Surveys in Norway, 1875-1906 ,., Emmanuel DIDIER celui sur les États-Unis,« The First US Surveys: Representativeness Between Sampling and Democracy ,., et Martine MESPOULET celui sur la Russie, « From Typical Areas to Random Sampling: Sampling Methods in Russia from 1875 to 1930 ».

INCERTITUDES FACE AU HASARD

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une administration de collecter sur un territoire étendu les informations qui lui étaient nécessaires pour élaborer des mesures économiques ou sociales. Dès le milieu des années 1870, faute de moyens suffisants, le bureau local du Comité central de la statistique de l'État russe renonce à réaliser une enquête exhaustive sur l'économie et les conditions de vie dans la région administrative des cosaques du T erek et décide d'observer seulement quelques parties de ce territoire 5• Il choisit des villages désignés comme « typiques 6 » et retenus en raison de leurs caractéristiques jugées « moyennes » par rapport à l'ensemble des villages étudiés 7• Le « village type » est, selon les promoteurs de cette enquête, celui qui regroupe le plus de caractéristiques communes au plus grand nombre de villages d'une aire donnée. Village « moyen 8 », il peut être considéré comme l'image de ses semblables, qui constituent l'essentiel des villages du territoire observé. Née de contraintes matérielles plus que d'un choix théorique, cette _première tentative connue d'organisation d'enquêtes partielles par une administration se déroula de 1876 à 1881 9• Par la suite, de nombreuses enquêtes furent organisées en Russie selon les mêmes principes. Confrontés à une demande croissante de données, mais aussi à de fortes contraintes budgétaires; les bureaux statistiques des zemstva les pratiquèrent de plus en plus couramment à partir de la seconde moitié des années 1880, en particulier sous l'impulsion de la 5. Les références de la publication de ces enquêtes sont citées dans A. A. GOURIEV, «L'origine de l'enquête par sondage et ses premiers essais en Russie,., Vestnik statistiki, 1-4, 1921, p. 1-48, en particulier les pages 12-13. La région des cosaques du Terek s'étendait, au nord du Caucase, en bordure du fleuve du même nom, de la mer Caspienne aux premières hauteurs des montagnes du Caucase. 6. Tipitchnye selenia. Nous avons choisi d'utiliser une traduction au plus proche des termes utilisés par les statisticiens de l'époque de manière à restituer de la manière la plus fidèle possible le cheminement des conceptions relatives aux formes de découpage du tout en parties. 7. Cet extrait du compte rendu de la réunion du comité de septembre 1875 est rapporté par A. A. GOURIEV,« L'origine de l'enquête par sondage et ses premiers essais en Russie •, art. cit., p. 13. 8. Au sens de l' « homme moyen ,. de Quetelet. 9. On peut noter que des tentatives similaires de réalisation d'enquêtes sur des parties d'un territoire furent effectuées en Norvè11e à la même époque. Voir Einar LIE,« The Rise and Fall of the Sampling Surveys m Norway, 1875-1906 '"art. cit. Sur la question du lien, à cette époque, entre le choix des unités observées et le territoire, voir A. DESROSitREs, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit.

302

LE SCIENTIFIQUE ET LE POLffiQUE

section de statistique de la Société juridique de Moscou 10• Une commission, constituée en son sein en 1887, définit la procédure d'organisation des enquêtes partielles dans les zemstva tout en délimitant leur usage par rapport à celui du recensement exhaustif. L'enquête partielle est préconisée comme complément, mais pas encore comme substitut, à l'étude exhaustive des exploitations paysannes. Conduite sur un échantillon sélectionné par jugement 11 dans la population totale déjà recensée au cours d'une enquête exhaustive préalable, elle doit permettre de procéder à une analyse plus fine des caractéristiques économiques et sociales d'un territoire précis, le plus souvent dans une optique comparative pour étudier les différences économiques et sociales dans les campagnes. L'opération délicate consiste alors à constituer des aires homogènes et à sélectionner les « villages types » permettant de mettre en évidence les différences entre les aires. Les critères utilisés pour déterminer ces aires et définir les conditions du passage des résultats partiels à la généralisation ont nourri les discussions théoriques et méthodologiques de la communauté des statisticiens des zemstva dans leurs conférences et congrès jusqu'en 1914 12• La conférence nationale des statisticiens russes de 1887 précisa la notion de« caractère typique 13 ».Un village type était celui qui réunissait « les traits économiques les plus importants et les particularités de chaque aire différente ». Toutefois, l'idée de remplacer un ensemble de villages d'une aire donnée par un seul d'entre eux pouvant les représenter à l'identique ne s'accompagnait pas d'indication précise sur le 10. Cette section avait été créée en 1882 à l'initiative notamment d'Aleksandr Ivanovitch Tchouprov. A. 1. Tchouprov (1842-1908): statisticien russe du dernier quart du XIX' siècle considéré comme le père spirituel de la statistique des zemstva. Professeur d'économie politique et de statistique à l'université de Moscou, il a formé beaucoup de statisticiens des zemstva. Il fut par ailleurs membre de l'Institut international de statistique à partir de 1885. Père d'Aleksandr Aleksandrovitch Tchouprov. 11. Dans les années 1920, cette méthode fut appelée « choix judicieux ». Celui-ci peut être défini comme une méthode d'échantillonnage raisonné qui consistait à choisir les unités d'observation que l'on jugeait posséder des caractéristiques identiques à celles, moyennes, de l'ensemble étudié. Nous emploierons également l'expression de choix raisonné. 12. Martine MESPOULET, "Du tout à la partie. L'âge d'or du sondage en Russie (1885-1924) ,., art. cit. 13. Tipitchnost.

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procédé de définition du caractère typique ou sur la quantité d'unités à sélectionner pour l'observation. Comme dans les autres pays européens, le débat sur la détermination de la représentativité et sur les techniques d'échantillonna?.e fut un peu plus tardif. Il a caractérisé la période 1895-1925 4. Les premières enquêtes partielles des zemstva furent des monographies de « villages types ». Enquête partielle, la monographie l'est, sans aucun doute. Effectuée sur des nombres très petits, elle n'en prétendait pas moins, aux yeux des statisticiens de la fin du XIX• siècle, atteindre le général car elle étudiait le type, qui représentait les caractéristiques moyennes d'une population donnée. Les statisticiens justifiaient l'utilisation de cette méthode d'observation par l'usage qui en était fait à cette époque dans les sciences de la nature. Le tirage mécanique, première forme de tirage aléatoire Les premières formes de construction d'échantillons faisant intervenir l'idée de hasard furent imaginées par A. A. Kaufman 15 au cours des enquêtes sur l'agriculture qu'il effectua en Sibérie, entre 1887 et 1890, pour le ministère des Domaines d'État 16• Il fut le premier, semble-t-il, à Utiliser un échantillon aléatoire, sans renoncer toutefois au choix de caractères typiques pour sélectionner les villages. Même s'il ne pratiqua pas un tirage aléatoire au sens strict du terme {la proportion des exploitations tirées varia d'un quart à un sixième selon les cantons ruraux), il sélectionna néanmoins les exploitations au moyen de ce qu'il nomma un « tirage mécanique 17 », procédé qui faisait appel au hasard et, 14. Sur l'histoire de l'application du concept de représentativité dans les enquêtes par sondage, voir William KRUSKAL et Frederick MOSTELLER, « Representative Sampling IV: the History of the Concept in Statistics. 1895-1939 •,International Statistical Review, 48, 1980, p. 169-195. 15. Aleksandr A. Kaufman (1864-1919) était un élève de Iou I. lanson. Après avoir occupé un poste de statisticien au ministère de l' Agriculture, il devint professeur de statistique aux Cours supérieurs de jeunes filles de Saint-Pétersbourg. 16. Martine MES.POULET,« Du tout à la partie. L'âge d'or du sondage en Russie (1885-1924) •,art. cit. 17. Mekhanitcheski otbor. Nous avons choisi de traduire cette expression de manière littérale par celle de « tirage mécanique ,., et de ne pas utiliser la dénomination de« tirage systématique•, qui correspond à l'usage de l'expression mekha-

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de fait, relevait déjà de l'aléatoire même si ce mot n'était pas encore utilisé. À cette époque, le tirage mécanique n'était pas effectué purement au hasard, au sens où on l'entend aujourd'hui. Si l'échantillon é~ait constitué d'unités dont les numéros étaient tirés en suivant une progression arithmétique, de cinq en cinq ou de dix en dix par exemple, ~n revanche, le premier numéro n'était pas tiré strictement au hasard puisqu'il correspondait le plus souvent au premier nom d'une liste, utilisée comme base de sondage, qui était établie dans un ordre donné, alphabétique ou autre. Jusqu'au milieu des années 1890, les échantillons continuèrent à être construits sur la base d'une combinaison entre le principe du tirage mécanique et la méthode de choix de villages types. La première enquête par sondage aléatoire non combinée à un choix d'unités d'observation types fut réalisée en 1896 par A. V. Pechekhonov dans le district rural de Kozel de la province de Kalouga 18 • Le statisticien devait procéder pour le zemstvo à une enquête incluant des études de budget sur un échantillon de 8 % des exploitations. Mais, faute de disposer des données d'un recensement exhaustif préalable pour délimiter des aires homogènes et des villages types, il décida de constituer un échantillon par tirage mécanique d'un ménage sur dix, effectué à partir de la liste des exploitations de chaque village détenue par chaque staroste 19• La sélection de celles-ci fut réalisée par tirage âes rangs 1, 11, 21, 31, etc., en suivant l'ordre dans lequel les noms se présentaient sur chaque liste. Aucun recours au choix de cas types ne fut fait ici. L'adoption de cette technique d'échantillonnage fut plus l'effet de la contrainte que d'une préférence et n'opéra pas de rupture réelle avec la méthode des unités types. Au nitcheski otbo1' dans les manuels russes contemporains de statistique. En effet, à la fin du XIX' siècle, le mekhanitcheski otbor, « tirage mécanique ,., était assimilé à un tirage au hasard par les statisticiens des zemstva, mais il n'est pas sûr que ceux-ci utilisaient cette formulation tout à fait dans le même sens que les statisticiens d'aujourd'hui, c'est-à-dire avec une conception et une représentation semblables de l'aléatoire. Nous avons gardé la même traduction pour l'ensemble de la période étudiée dans ce livre. 18. Alekseï V. Pechekhonov (1867-1933) fut statisticien dans différents zemstva. Il fut ministre de !'Approvisionnement sous le Gouvernement provisoire en 1917. 19. Le staroste était le responsable élu pour trois ans par l'assemblée du village, une sorte de • maire ...

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contraire, ce procédé fut présenté par le statisticien comme « pouvant garantir le caractère typique » des exploitations sélectionnées 20• Cette remarque illustre fort bien combien le passage au sondage aléatoire en Russie, à cette époque, a été le fruit de tâtonnements successifs et de diverses expérimentations. Toutefois, une fois introduit, le sondage aléatoire coupa le lien, toujours respecté jusque-là, entre les enquêtes sur « une partie du tout » et le recensement exhaustif. Vers la notion de représentativité La notion de représentativité est approchée au cours de la conférence des statisticiens de 1898 organisée à l'initiative de la section de statistique de la Société juridique de Moscou. Une des résolutions prises précise les conditions dans lesquelles les enquêtes par sondage peuvent être envisagées : « 7) Deux conditions absolues doivent être respectées pour choisir les villages [types] qui seront soumis à une étude détaillée ; il est nécessaire : a) que le caractère typique d'un village soit établi sur la base d'indicateurs objectifs, déterminés d'après les données d'une enquête e2Chaustive antérieure, et b) que le nombre d'unités de chaque type, destinées à une étude détaillée, soit pro~ortionnel 21 à l'effectif total de ces unités sur un territoire donné . »

Fait nouveau, la prescription du respect d'une forme de proportionnalité de la composition de l'échantillon des villages types par rapport à celle de l'ensemble des villages esquisse la formulation de la représentativité statistique. Les esprits étaient prêts pour adopter le tirage mécanique comme technique d'échantillonnage complémentaire à la méthode du choix des unités types. Les statisticiens des zemstva expérimentèrent ensuite différentes formes de combinaison de ces deux modes de sélection des unités à observer, individus, exploitations, ménages ou villages. 20. A. V. PECHEKHONOV, Description statistique de la province de Kalouga, Kalouga, 1898, introduction. 21. Proportsiona/no était le mot russe employé. 22. N. A. SVAVITSKI, Les Recensements par ménages des zemstva, Gosstatizdat, Moscou, 1961, p. 57-58.

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L'enquête menée dans la province de Viatka entre 1900 et 1902 en est un exemple 23 • Obligés, pour des raisons financières, d'abandonner l'idée d'un recensement exhaustif, les statisticiens de ce zemstvo s'efforcèrent de constituer un échantillon qui leur semblait pouvoir fournir une représentation fidèle Clu tout, en contrôlant a posteriori la conformité de la structure de cet échantillon avec celle de la population du recensement exhaustif de 1880. L'innovation était de taille : sur la base du découpage de l'ensemble du territoire de la province en aires homogènes, ils répartirent les villages en différents groupes constitués selon le critère de la taille moyenne des exploitations agricoles et sélectionnèrent un cinquième des villages dans chacun des groupes selon le principe du choix des villages types. Bien que l'échantillon fût construit selon la méthode du choix d'unités types, les statisticiens jugèrent qu'il comprenait un nombre suffisamment grand d'unités observées pour les autoriser à effectuer, à la fin du travail, une estimation de sa capacité à « donner une représentation de l'ensemble énidié » (le terme statistique de représentativité 24 n'était pas encore utilisé). En réalité, ce qu'ils s'efforcèrent précisément d'évaluer était le caractère typique des villages et des exploitations de l'échantillon car, pour eux, l'idée de la capacité d'un échantillon à fournir une image fidèle d'un ensemble donné restait liée à son caractère typique. Ils le firent en comparant les valeurs moyennes et relatives obtenues au moyen de l'enquête par sondage avec les données du premier recensement exhaustif des années 1880. La manière dont les statisticiens de Viatka sélectionnèrent les villages observés, en veillant à leur répartition régulière sur l'ensemble du territoire de la province, rappelle celle dont le statisticien norvégien Kia:r définissait une enquête représentative à la même époque 25 , comme « une exploration partielle où l'observation se fait sur un grand nombre de localités éparses, distribuées sur toute l'étendue du territoire de telle manière que l'ensemble des localités observées forme 23. A. A. GOURIEV,« L'origine de l'enquête par sondage et ses premiers essais en Russie ,., art. cit., p. 38-39. 24. Representativnost en russe. 25. Au sujet de la construction de la réflexion méthodologique de Kizr et de son devenir en Norvège, voir Einar LIE, •The Rise and Fa!! of the Sarnpling Surveys in Norway, 1875-1906 ,., art. cit.

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une miniature du territoire total 26 ». Ces statisticiens estimèrent que le contrôle de la répartition régulière des villages étudiés sur l'ensemble du territoire de l'enquête et l'effectif élevé de l'échantillon les autorisaient à considérer que cette enquête pouvait « représenter » le tout. Un pas décisif vers la notion de représentativité venait d'être effectué en Russie, sans pour autant renoncer au type. Après 1900, différentes tentatives d'enquêtes par sondage à plusieurs degrés perfectionnèrent les techniques d' échantillonnage. Le protocole d'enquête à cinq degrés incluant un sondage à trois degrés réalisé par V. G. Groman 27 dans le zemstvo de Penza entre 1911 et 1913 est exemplaire à cet égard. Il jeta les bases d'une méthode encore utilisée à la fin des années 1920, dans laquelle la sélection des unités observées par jugement était combinée à un tirage aléatoire. Pour étudier les transformations des exploitations agricoles et des conditions de vie dans les campagnes, Groman avait déjà, en 1910, présenté un dispositif d'enquête à trois degrés qui combinait différentes méthodes d'enquête en usage à cette époque en Russie 28 , justifiant ce choix par la nécessité d'analyser les phénomènes sociaux dans leur régularité et leur diversité : «La combinaison des méthodes de l'enquête par sondage, de la description monographique et du dénombrement exhaustif, à condition de délimiter avec précision la sphère des ehénomènes à étudier selon chacune de ces méthodes, offre l'entière possibilité de saisir la régularité de la vie sociale, aussi bien que de compter tous les phénomènes qui diffèrent les uns des autres par des caractères qui intéressent le chercheur 29• »

Aux yeux de Groman, la complexité de l'analyse des phénomènes sociaux légitimait la construction d'une telle procédure d'enquête. La connaissance du tout était indissociable de celle des différences qui le découpaient, des relations de dépendance entre les phénomènes économiques et 26. Cité dans A. DESROSI~RES, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, op. cit., p. 279. 27. V. G. Groman était, à cette époque, directeur du bureau de statistique du zemstvo de Viatka. 28. Travaux de la section de statistique du XII' congrès des naturalistes et des médecins, Tchernigov, 1912. 29. Ibid., p. 208-209.

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sociaux et des facteurs de variation de ceux-ci. Le choix de la méthode utilisée à chaque degré de l'enquête devait donc dépendre du type de facteurs étudié 30• L'analyse des« facteurs principaux», facteurs de premier ordre, relevait de l'enquête exhaustive. Celle des facteurs de deuxième ordre ressortait plus spécifiquement de l'enquête par sondage. Enfin, l'étude des conséquences était du domaine de la monographie. Cet effort de définition de l'usage des différentes méthodes s'accompagnait d'indications sur le taux de sondage et sur la technique d'échantillonnage à utiliser dans l'enquête par sondage.

Théorisation du sondage Au sein des congrès de statistique qui se tinrent après 1900, les discussions sur les techniques d'échantillonnage articulèrent de plus en plus les préoccupations liées à la pratique de la statistique administrative avec les acquis les plus récents de la théorie statistique. A. A. Tchouprov 31 joua un rôle central dans cette démarche. Il fut, en particulier, un de ceux qui, après V. 1. Bortkiewicz, étudièrent la question de la représentativité des échantillons. À travers sa participation aux commissions de statistique des différents congrès des naturalistes et des médecins, il assura le lien entre la statistique universitaire et la statistique administrative des zemstva. Deux de ses élèves, S. S. Kon et N. S. Tchetverikov 32, contribuèrent à développer la réflexion sur la théorie des sondages dans les années 1910. Mais c'est un homme se situant à la charnière de la statistique administrative et de la statistique universitaire, A. G. Kovalevski, qui mena à terme la réflexion théorique engagée par Tchouprov sur la construction d'échantillons stratifiés et formula un traitement mathématique de l'allocation optimale par strate dix 30. Ibid., p. 210-211. 31. Aleksandr A. Tchouprov (1874-1926) était professeur de statistique dans le département d'économie de l'Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg dans les années 1900et1910. Parti à l'étranger au cours de l'année 1917, il ne retourna pas en Russie après Octobre. Il mourut à Prague, où il enseignait, en 1926. 32. Stanislav S. Kon (1888-1933) émigra à Paris en 19Z1, puis vécut à Prague, où il enseigna la théorie de la statistique à l'Institut juridique russe. Nikolaï S. Tchetverikov (1885-1973) fut nommé chef du département de méthodologie de la TsSOu au début des années 1920.

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ans avant Jerzy Neyman aux États-Unis 33 • Son traité de statistique, Fondements de la théorie de la méthode du sondage 34 , publié en 1924, témoigne du niveau atteint en Russie par la théorie et la pratique des sondages à cette époque. Il illustre également la continuité de la réflexion méthodologique et théorique entre le début du xx:• siècle et la première décennie qui suivit la Révolution. Les questions posées par la représentativité de la « partie » étudiée et les conditions de la généralisation des résultats partiels obtenus avaient déjà reçu des éléments de réponse, au niveau européen à la suite de la communication de Kic:er au congrès de Budapest de 1901, en Russie à la suite de l'introduction du calcul des probabilités dans les procédures d'échantillonnage par V. 1. Bortkiewicz avant son départ à l'université de Berlin à la fin du x1x· siècle, et par A. A. Tchouprov. Bortkiewicz avait proposé de recourir au calcul des probabilités pour tester l'écart entre la structure de l'échantillon et celle de la population mère et, de cette manière, estimer le niveau de représentativité des résultats obtenus sur la base de l'échantillon étudié. De son côté, en 1900, lors du XI" congrès des naturalistes et des médecins, Tchouprov avait fait une communication sur les principes de l'échantillon aléatoire. Dix ans plus tard, en 1910, il fit un exposé beau_coup plus approfondi sur l'échantillonnage aléatoire et la mesure de la précision des estimateurs. A cette occasion, il aborda les questions théoriques posées par la construction d'un échantillon stratifié. Il souligna, en particulier, l'intérêt de « diviser au préalable la masse étudiée en parties plus homogènes. L'enquête sera menée seulement dans les limites de telles parties sur la base de la méthode du sondage 35 ». Il précisa toutefois que cette manière de faire « était suffisamment élaborée au niveau théorique, mais que les conditions de son application n'étaient pas clairement établies 36 ». 33. Manine MESPOULET, «Du tout à la partie. L'âge d'or du sondage en Russie (1885-1924) '"art. cit. Sur l'histoire des sondages aux États-Unis, voir Emmanuel DIDIER, « The First US Surveys : Representativeness Between Sampling and Democracy •, art. cit. 34. A. G. KOVALEVSKI, Fondements de la théorie de la méthode du sondage, Saratov, 1924. 35. A. A. TCHOUPROV, «L'enquête par sondage•, in TsSOu SSSR, Questions de la statistique, Gosstatizdat, Moscou, 1960, p. 258-270. 36. Ibùl.

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Le contexte d'effervescence statistique du début des années 1920 aiguillonna la réflexion à ce sujet. L'objet de fond des discussions entre statisticiens sur les méthodes de construction d'un échantillon restait identique à celui de la fin du x1x siècle : comment étudier des phénomènes de masse à l'aide d'enquêtes partielles sans rien perdre du caractère informatif total du recensement ou de l'enquête exhaustive qui, malgré leur attrait théorique, restaient trop lourds à organiser? Une nouvelle question, induite par la situation postrévolutionnaire, préoccupait particulièrement les statisticiens : en raison de la lenteur de leur exploitation, les recensements des premières années de la statistique soviétique fournissaient peu de résultats et étaient donc d'une faible utilité pratique. En 1924, ni le traitement des recensements agricoles de 1916 et de 1917, ni celui des recensements démographique et agricole de 1920 n'étaient terminés. Situation souvent signalée par les statisticiens des bureaux régionaux de la TsSOu, la répétition à intervalles rapprochés de recensements de to~tes sortes au cours des premières années de la statistique d'Etat soviétique n'en permettait pas une exploitation complète, cela va de soi, mais, plus ennuyeux, quand les résultats définitifs étaient enfin disponibles, ils ne donnaient déjà plus une photo~raphie fidèle de la situation au moment de leur publication 7• De ce fait, ils ne pouvaient pas remplir pleinement leur rôle d'outil d'information pour l'élaboration des mesures de politique économique et sociale de l'État. Cette situation, mais aussi la multiplication des enquêtes courantes et le manque de personnel dans la période de la guerre civile, puis à la suite des réductions d'effectifs imposées dès la fin de l'année 1921 poussèrent à une diffusion rapide de la pratique des enquêtes par sondage au sein de la TsSOu. Il restait toutefois à en pr.éciser la méthodologie pour les différents types d'observation. Ces questions furent particulièrement débattues à propos de la statistique agricole. En 1923, à la veille de la parution du traité d'A. G. Kovalevski 38 , l'application du sondage aléatoire se heurtait encore 0

37. A ce sujet, voir Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), op. cit., chapitre IX. 38. Aleksandr G. Kovalevski (1892-1933) avait suivi des études de mathématiques et statistique à l'université de Kazan. Entre juillet 1921 et janvier 1930, il a dirigé la section de la statistique démographique du bureau de statistique de la région de

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au défi de l'analyse de la diversité sociale : comment concilier avec la plus grande précision possible une méthode aléatoire de sélection des unités d'enquête et la nécessité de travailler sur la diversité d'une population donnée, donc de tenir compte des sous-groupes qui la composent et qui présentent des caractéristiques données déjà connues ? Cette question fut résolue en 1924 par la présentation théorique que fit Kovalevski de l'allocation optimale par strate. Novateur, son ouvrage le fut surtout par le traitement mathématique de cette question. La première originalité de ce traité réside dans le procédé de construction de l' échantillon de la population de référence. Pour étudier une population caractérisée par sa diversité, marquée par une forte dispersion du caractère étudié, le principe consiste à constituer des strates relativement homogènes de manière à rendre plus précise l'estimation des paramètres de la population mère à partir de celle menée séparément, dans un premier temps, sur les différentes strates. Ici, l'apport de Kovalevski a consisté à proposer un traitement mathématique de l'idée formulée par Tchouprov en 191 O. En particulier, il utilise la variance ou l'écart type d'un caractère, qui rend compte de la dispersion des valeurs prises par ce caractère autour de sa moyenne. Plus la variance est faible, plus l'estimation d'un paramètre est précise. Comment faire pour réduire la variance dans une population hétérogène ? Un échantillon stratifié permet cela à condition que les strates soient le plus homogènes possible. Dans ce cas, comment intervient la taille de l'échantillon ? Dans le contexte d'un échantillon aléatoire non stratifié, la taille de celui-ci doit être d'autant plus grande que la dispersion du caractère étudié sur la population mère est élevée. Dans le cas d'un échantillon stratifié, la question se pose différemment puisqu'on a un échantillon par strate. Si la variance d'une strate est faible, il en sera de même pour son échantillon. Il n'est donc pas nécessaire qu'une telle strate, peu dispersée, soit représentée par un échantillon à effectif élevé. L'essentiel Saratov. À partir de 1923, il mena parallèlement une carrière de professeur de statistique au sein de l'université d'État, puis à l'Institut de la planification de Saratov, où il enseigna jusqu'à son décès, en 1933. Pour des informations plus détaillées à son su/· et, voir Martine MESPOULET, c Personnel et production du bureau statistique de a province de Saratov. Histoire d'une professionnalisation interrompue (1880-1930) •,op. cit., tome Il, chap. 7.

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réside alors dans le choix de strates homogènes. À cette fin, le statisticien doit donc veiller à constituer des strates dans lesquelles la variance du caractère étudié est faible. L'estimation du paramètre sera d'autant plus précise que la variance sera la plus petite possible dans chaque strate, l'objectif étant d'obtenir une réduction de la variance de l'ensemble de l'échantillon. Le taux de sondage de chaque strate est calculé en tenant compte du degré de dispersion donné par l'écarttype de la strate. Il est d'autant plus petit que la dispersion du critère étudié est plus faible et d'autant plus grand qu'elle est forte. L'autre particularité de la démarche de Kovalevski consiste à associer un tirage mécanique sans remise avec un échantillon stratifié construit en divisant une population mère hétérogène en un certain nombre de sous-ensembles, appelés strates, plus homogènes. Pour ce statisticien, dans le cas d'une enquête sociale, « les résultats les plus précis sont obtenus précisément au moyen d'un tirage mécanique et non pas d'un tirage aléatoire 39 », et les formules d'estimation des erreurs utilisées dans le cas d'un tirage aléatoire peuvent être adaptées au tirage mécanique. Kovalevski estime donc qu'un tirage mécanique sans remise garantit une plus grande précision de l'estimation, le degré de précision ainsi obtenu étant renforcé par la construction d'un échantillon stratifié 40• Il considère qu'il restitue ainsi aux strates les conditions qui permettent de procéder à un tirage mécanique dans des conditions de représentativité comparables à celles garanties par un tirage aléatoire. Ce faisant, dans la procédure d' échantillonnage, il combine le procédé du tirage mécanique, qui appartient au domaine du sondage aléatoire, et celui du choix raisonné, qui est associé habituellement à la sélection d'unités types et à la monographie. En opérant de tels choix méthodologiques, il maintient le lien, qui semble caractéristique de la statistique russe de cette époque, entre l'idée de représentativité et la notion de type. Il réintègre, de cette manière, la pratique dans la formalisation mathématique.

39. A. G. KOVALEVSKI, Fondements de la théorie de la méthode du sondage,

op. cit.

40. Pour plus de précisions sur la présentation théorique d'A. G. Kovalevski, voir Martine MESPOULET, c Du tout à la partie. L'âge d'or du sondage en Russie (1885-1924) ,., art. cit.

..

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De ce point de vue, le travail de Kovalevski apparaît comme une forme de synthèse entre l'application du calcul des probabilités à la théorie statistique et l'apport du questionnement et de l'expérience pratique des statisticiens des zemstva dans le domaine de la construction des échantillons. Kovalevski fait partie de ceux qui, en Russie, ont permis le passage d'une statistique fortement articulée à la pratique du terrain à une statistique mathématisée, tout en assurant la transition entre deux formes institutionnelles différentes de la production des données. Toutefois, tout comme le chantier ouvert par A. A. Tchouprov en 1910 est resté en friche jusqu'à ce traité, les apports ce celui-ci n'ont pas donné lieu à une application rapide dans l'administration statistique de l'État soviétique, et ce malgré une très forte diffusion de la pratique des enquêtes par sondage dans les différents départements de la TsSOu tout au long des années 1920. A la fin de cette décennie, ne faisant pas mention des résultats établis par Kovalevski~ les statisticiens de cette administration discutaient encore du choix entre le procédé d'échantillonnage du tirage mécanique et celui de la sélection d'aires et d'unités types, en particulier dans le domaine de la statistique agricole 41 • Application diversifiée des enquêtes par sondage dans les années 1920 Sur fond de bouillonnement de la production des données statistiques, les années 1920 se caractérisent par la réalisation de très nombreuses enquêtes par sondage et par une diversification de leurs usages. Cette situation s'explique également par l' « enthousiasme statistique » qui entraîna la mobilisation de tout un corps de professionnels au service de l'administration statistique de l'Etat soviétique. Dès 1920, le sondage devient l'instrument d'observation privilégié entre deux recensements, la méthode d'enquête de base de la statistique courante. Appliqué dans des domaines très variés allant 41. «Questions fondamentales de statistique agricole discutées à la conférence des travai1leurs des bureaux locaux de la TsSOu de l'URSS spécialisés dans la statistique agricole ,., Vestnik statistiki, 1, 1928, p. 174-191.

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de la statistique agricole à la statistique des transports en passant par la statistique démographique, il est, d'abord, souvent utilisé en complément d'un recensement. Si le recensement général, accompagné de toute sa charge symbolique, reste la grande opération nationale de comptage de la population, il est cependant régulièrement accom_pagné d'enquêtes par sondage consacrées à des objets spécifiques, en particulier à l'observation de l'évolution des structures et de l'activité des exploitations agricoles. Déjà, en 1916, l'organisation du premier recensement agricole général russe avait combiné recensement et sondage. Ses résultats avaient été obtenus à partir d'un échantillon des fiches du recensement constitué par tirage mécanique, afin de réduire le délai de publication des résultats 42 • Le même principe fut repris pour le traitement des données du recensement agricole de 1917. En raison de la guerre civile, celui de 1919 fut en fait réalisé sous la forme d'une enquête par sondage portant sur un échantillon de 10 % des exploitations constitué sur la base d'aires types. Malgré la corlfusion de dénomination, encore fréquente, entre recensement et sondage, la pratique de l'enquête par sondage devint de plus en plus indépendante du recensement parallèlement à la diversification de ses usages au cours des années 1920. Dès 1919, la statistique courante agricole fut un champ privilégié d'application des enquêtes par sondage. Les premières concernèrent l'estimation des récoltes, deux fois par an, au printemps et en automne. Avec un usage étendu à d'autres domaines, les enquêtes de statistique courante firent rapidement partie du travail quotidien de la Direction centrale et de ses bureaux régionaux. Destinées à l'observation du changement dans les campagnes, les enquêtes dynamiques agricoles, pratiquées depuis la fin du XIX• siècle sur des échantillons d'exploitations sélectionnées dans des aires types, furent poursuivies jusqu'à la fin des années 1920. Leur principe fut même élargi à d'autres domaines, le mouvement naturel de la population et l'éducation par exemple. Enfin, les études de budget des ménages furent poursuivies et diversifiées en étant appliquées à différentes catégories de la 42. Au sujet de l'exploitation sur échantillon du recensement agricole de 1916, voir S. S. KON, Au sujet de l'application de la méthode du sondage au tTaitement des recensements agricoles, Petrograd, 1917.

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population. Si la contrainte de la représentativité devint pour tous les statisticiens une préoccupation centrale dans le choix des techniques d'échantillonnage, les discussions sur les avantages respectifs du choix raisonné et du tirage aléatoire n'en demeuraient pas moins vives. Les enquêtes annuelles de statistique courante sur les récoltes étaient organisées par l'échelon de l'administration statistique le plus proche de la population de l'enquête, les bureaux de district rural. Les échantillons étaient construits par tirage aléatoire, tel qu'il était conçu à l'époque, selon la technique du tirage mécanique effectué à partir de la liste des ménages d'une localité. Le taux de sondage, fixé par rapport à la densité de la population agricole, augmenta chaque année entre 1920 et 1926. Fixé à 2 % en 1921, il est passé à 3 % en 1922, puis à 5 % entre 1923 et 1925, pour atteindre 10 % à partir de 1926 43 • En raison de leur enjeu politique, ces enquêtes furent l'objet de vifs débats entre statisticiens, mais aussi entre la TsSOu et d'autres administrations, en particulier celle du plan et le commissariat à l' Agriculture. Elles servaient en effet à estimer le volume des récoltes et donc ensuite à fixer la répartition des réquisitions. Les enquêtes de nutrition ont occupé une place particulière dans la statistique courante de la TsSOu. Apparues dans les années 1880, elles ont été développées pendant la Première Guerre mondiale pour étudier l'évolution de la situation de l'approvisionnement et adapter les mesures de ravitaillement de la population 44• Pratiquées à large échelle et de manière régulière, elles s'éloignèrent de la forme de l'étude de budget, dont elles étaient issues, pour devenir la source d'une statistique courante. La Direction de la statistique organisa de telles enquêtes dès février 1919, deux fois par an. Rapidement elles furent destinées principalement à l'estimation du niveau et de la composition de la consommation alimentaire des ménages, mais aussi à l'élaboration de la balance de production et de consommation des produits

43. Martine MESPOULET, Personnel et production du bureau statistique de la prO'llinœ de Saratov. Histoire d'une professionnalisation interrompue (1880-1930),

op. cit., chap. 9. 44. Voir notamment Stephen WHEATCROFT, «Soviet Statistics of Nutrition and Mortality ,., Cahiers du monde russe, 4, 1997, p. 525-558; Serge ADAMETS, «La diversité des mesures de la famine ,., ibid., p. 559-586.

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agricoles, en particulier des céréales 45 • Quand elles furent interrompues en 1928, elles portaient sur plus de 10 000 ménages urbains et 25 000 ménages ruraux 46• L'observation des structures et du changement, domaine des unités types Autres modes d'observation, les enquêtes dynamiques agricoles et les études de budget furent souvent utilisées de manière complémentaire au cours des années 1920. Elles avaient en commun de reposer sur un échantillon sélectionné dans des aires types délimitées à l'intérieu1 d'un district d'enquête constitué selon des critères spécifiques. En 1919, les enquêtes dynamiques agricoles étaient déjà pratiquées en Russie depuis une vingtaine d'années. Elles avaient pour objectif d'observer l'évolution et la différenciation des conditions de vie et de production dans les exploitations paysannes. Leur usage évolua durant les premières années du pouvoir bolchevique 47• Tout d'abord destinées à « déterminer le caractère et la tendance du développement de l'agriculture à partir de la mise en place d'une observation statistique permanente sur un territoire déterminé de petite taille dans chacune des provinces de la République soviétique 48 », elles eurent ensuite pour objet d' « étudier la dynamique des types d'exploitations», c'est-à-dire «la dynamique des classes dans l'agriculture 49 ».A. 1. Khriachtcheva, chef du département des enquêtes dynamiques agricoles de la TsSOu, considérant que l'échantillonnage aléatoire ne pouvait pas convenir seul à un tel usage, estimait qu'il était nécessaire d'avoir recours préalablement à la constitution d'aires types pour « identifier avec précision les ensembles et les unités observés 50 ». Dans ce domaine, les 45./bid. 46./bid. 47. A. 1. KHRIACHTCHEVA, «Méthodes d'observation de la dynamique de l'économie agricole,., Vestnik statistiki. 1-3, 1924, p. 83-119. 48. A. 1. KHRIACHTCHEVA, «Caractérisation de l'économie paysanne pendant la période de la révolution,., Vestnik statistiki, 5-8, 1920, p. 84-105. 49. A. 1. KHRIACHTCHEVA, « Métho'des d'observation de la dynamique de l'économie agricole•, art. cit., 1924. 50.Ibid.

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lois du hasard ne pouvaient pas complètement remplacer la main de l'homme. Les échantillons des enquêtes dynamiques agricoles sont construits alors en deux étapes, en combinant la méthode du choix raisonné, pour déterminer des aires types, et le tirage mécanique, pour sélectionner les exploitations. Une province est, tout d'abord, divisée en districts d'enquête aussi homogènes que possible du point de vue des« indicateurs économiques, naturels et historiques », critères retenus pour les différencier. Dans chacun d'entre eux, on délimite des aires composées de plusieurs villages dont les caractéristiques sont les plus proches des caractéristiques moyennes du district. Ensuite, l'enquête porte de manière exhaustive sur toutes les exploitations d'une même aire. L'effectif total des exploitations retenues devait correspondre au taux de sondage fixé au niveau national par la TsSOu, en général 10 %. Dans la province de Saratov, par exemple, un peu plus de 32 000 exploitations furent suivies annuellement à partir de 1924, constituant un observatoire de l'activité agricole et de la société..paysanne locales 51 • Du point de vue méthodologique, les enquêtes dynamiques constituaient un compromis entre le sondage et l'observation exhaustive, mais aussi entre le choix raisonné et le tirage aléatoire. Elles permettaient de ne pas rompre complètement avec le tout et l'idée de la sécurité qu'il fournissait sur l'information obtenue, que seul un découpage raisonné de la réalité paraissait pouvoir garantir. Pour leur part, les premières enquêtes sur les budgets des m.énages, eff~ctuées Rar la TsSOu uti~is~r,ent .la ~o:11ographie. Bien qu objet de débats sur sa vahd1te scientifique, cette méthode jouit encore du bénéfice du doute à cette époque et est pratiquée dans ces enquêtes tout au long des années 1920. Les études des budgets des ménages paysans demeurent un objet d'enquête spécifique. Servant notamment à estimer la production des ménages des exploitations agricoles, elles constituent un outil d'information sur la situation économique et sociale dans les campagnes et, à ce titre, sont régulièrement incluses dans les enquêtes dynamiques agricoles.

51. TsSOu RSFSR, Cinquante ans de statistique soviétique dans la région de Saratov, Saratov, 1968, p. 102-103.

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Les premières études de budgets paysans effectuées par la TsSOu, à partir de 1919, ne portent pas sur un gros échantillon en raison, en particulier, de la difficulté à organiser des enquêtes dans les campagnes pendant la guerre civile. Pour l'année 1918-1919, seuls les résultats relatifs à 257 exploitations réparties dans cinq provinces sont publiés et, en 1920-1921, ceux qui concernent 3 79 exploitations pour un ensemble de quatorze provinces 52 • Après la fin de la guerre civile, l'échantillon d'exploitations étudiées s'élargit considérablement, tout en demeurant de petite taille dans chaque province. Il comprenait 2 134 exploitations en 1922-1923, 3 660 en 1923-1924, et plus de 9 000 en 1924-1925 53 • L'objectif était d'effectuer une étude minutieuse des sources de revenus et de leur utilisation pour l'exploitation et pour la consommation personnelle. La procédure même d'observation explique ce choix: ces enquêtes étaient effectuées chaque année par les statisticiens du bureau d'une province au moyen d'expéditions dans les campagnes, organisées généralement en juin-juillet. L'échantillon reposait, comme par le passé, sur le choix raisonné d'exploitations situées dans des districts d'enquête homogènes du point de vue de la forme d'agriculture pratiquée. Les critères utilisés pour déterminer leur caractère typique rappelaient ceux des bureaux des zemstva, il fallait prendre en compte les principales « caractéristiques économiques, naturelles et historiques » de chaque district. Comme par le passé également, le nombre de questions posées demeurait élevé. Il pouvait être supérieur à mille, ce qui, inévitablement, en rendait l' exploitation compliquée et fastidieuse ! Entre 1919 et 1921, la lourdeur de la procédure d'observation, ajoutée au contexte de la guerre civile, a ralenti le traitement des données. Ainsi, les résultats des 257 études de budget de 1918-1919 ne furent publiés par la TsSOu qu'en 1921. Jusqu'en 1928, seuls des résultats partiels furent diffusés pour chaque enquête annuelle, toujours avec du retard 54 •

52. A. E. LOSSITSKI, «Enquêtes sur l'alimentation de la population,., in TsSOu, La Situation alimentaire de la population rurale en URSS en 1920-1924, Troudy TsSOu, n° 30 (2), 1928, p. 108. 53. Ibid. 54. A. E. LOSSITSKI, «Enquêtes sur l'alimentation•, op. cit.

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Quelles méthodes d'enquête pour une statistique socialiste ? L'élargissement du champ d'application des enquêtes par sondage, au cours des années 1920, occasionna bien des discussions sur les techniques d'échantillonnage, mais également sur les avantages réciproques du sondage et du recensement. Comment délimiter l'usage entre ces deux formes d'observation des phénomènes économiques et sociaux ? Deux contraintes furent évoquées dans les discussions. Celle de la représentativité de l'échantillon devint une préoccupation centrale pour tous les statisticiens, en particulier pour les responsables d'enquêtes à la Direction de la statistique. En revanche, celle de l'application sur le terrain mobilisa beaucoup plus leurs collègues des bureaux régionaux. Toutefois, un fait s'impose : à la fin des années 1920, le sondage a remplacé le recensement dans le domaine de l'observation courante des phénomènes économiques et sociaux et de leur évolution. En effet, le décompte exhaustif n'était pas adapté à l' observation de la conjoncture économique. Le passage, à partir du milieu des années 1920, d'une production statistique prenant largement en compte l'observation sociale à une statistique de plus en plus centrée sur l'analyse économique s'accompagne d'une évolution de l'usage des méthodes d' observation. La lourdeur du traitement des enquêtes exhaustives et les retards de publication des données donnent toujours matière aux mêmes critiques. En outre, le sondage apparaît d'autant plus comme l'instrument de choix de la statistique courante que l'on commence à raisonner en termes d'indicateurs de la vie économique et de suivi annuel de leur évolution. Si, à la fin des années 1920, le recensement demeure encore l'opération de dénombrement de base, la diffusion du sondage entraîne néanmoins une redéfinition de son usage. La nécessité de procéder à des bilans exhaustifs à différents moments pour disposer d'une photographie complète de la population ou d'un secteur économique n'est pas remise en cause, mais la question de la fréquence des recensements est posée en raison, d'une part, de leur coût et, d'autre part, de la volonté de disposer d'outils d'observation annuels adaptés à la planification et à la comptabilité administrative.

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L'enquête par sondage est donc utilisée comme instrument d'observation des indicateurs économiques et sociaux et de l'évolution des phénomènes entre deux recensements. Dans cette période dominée par la volonté politique de changement du système économique, le choix de l'outil le plus adéquat pour observer les transformations des structures de production agricoles, artisanales et industrielles suscita de nombreux débats méthodologiques parmi les statisticiens, particulièrement parmi ceux qui étudiaient l'évolution de l'agriculture et de la paysannerie. L'enjeu politique des enquêtes sur l'agriculture explique la vivacité des discussions méthodologiques dans ce domaine. La question de la représentativité des enquêtes par sondage fut au cœur de ces débats. Les doutes exprimés par les statisticiens eux-mêmes offrirent un prétexte à l'expression d'accusations de nature politique. La représentativité confrontée à la pratique Les difficultés posées par l'observation des transformations de l'agriculture après 1917 étaient d'autant plus importantes que la première moitié des années 1920 a été dominée par les problèmes d'approvisionnement alimentaire, sur fond de guerre civile, puis de famine en 1921-1922. Cette situation pesa sur les discussions de la conférence nationale des statisticiens russes, tenue en janvier 1923, sur les techniques de collecte des données de la statistique agricole courante 55 • Déjà, lors du congrès des statisticiens de 1922, N. 1. Doubenetski avait incité à la prudence dans l'utilisation du sondage et exprimé quelques réticences par rapport à son usage systématique sans tenir compte du contexte : «Une enquête sur 1/30 des exploitations pour calculer les tailles absolues de la superficie ensemencée, de la taille du troupeau, etc., d'après des coefficients d'évolution annuelle, peut être une base plus ou moins solide pour l'année ou les deux années qui suivent immédiatement un recensement exhaustif, et seulement pour des zones n'ayant pas été touchées par une catastrophe ou un phénomène ayant produit un effet de panique 55. N. 1. VOROBIEV, «Sur les organes d'observation statistique,., Vestnik statis-

tiki, 1923, p. 101-117.

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sur la population. En définitive, un amoncellement d'erreurs annuelles suite à une application prolongée du sondage peut altérer fortement sa validité 56• ,.

Dans une période marquée par une forte mobilité de la population et par d'importantes fluctuations de la production agricole, comment utiliser des enquêtes sur échantillon, notamment pour saisir les évolutions, si l'on ne dispose pas d'une base de sondage stable pour une période donnée ? Dans un tel cas, la prudence à l'égard du sondage n'est absolument pas, comme l'explique alors N. I. Vorobiev, un refus de cette méthode. Elle témoigne, au contraire, de la volonté de l'utiliser en respectant ses conditions de validité : « Dans quoi réside donc la cause de ce résultat négatif : dans la méthode du sondage elle-même, dans les procédés de son application, ou dans les agents recenseurs ? Bien entendu, elle ne réside pas dans la méthode elle-même, qui est solidement étayée au niveau théorique, mais dans son application. Cela exige de résoudre une question : l'application de la méthode des sondages est-elle pOEsible dans la statistique agricole dans les conditions du moment 57 ? »

En fait, derrière cette question s'en cachait une autre, posée de manière régulière tout au long des années 1920 : qui était l'agent le plus sûr, le plus digne de confiance, pour collecter les informations sur les surfaces ensemencées, les récoltes et l'état du bétail ? De la réponse dépendait le choix de la technique d'enquête. Deux questions étaient sousjacentes. D'une part, pouvait-on faire confiance aux listes d'exploitations et de ménages établies à des fins administratives par les soviets ruraux pour constituer celles à partir desquelles un échantillon représentatif pourrait être sélectionné ? D'autre part, une fois celui-ci constitué, qui pourrait approvisionner régulièrement le bureau statistique en informations exploitables ? Cette question soulevait aussi celle du statut du correspondant agricole, récurrente depuis la fin du XIX' siècle. En janvier 1928, la qualité du travail des correspondants et le degré de qualification du personnel chargé d'organiser et de superviser la collecte des données 56. Ibid., p. 112.

57.Ibid.

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agricoles dans les campagnes étaient encore au cœur des discussions de la conférence sur la statistique agricole des représentants des bureaux locaux de la TsSOu, et présentés comme la deuxième source d'erreur dans une enquête, au niveau du recueil des informations lui-même 58 • La nature hautemerit politique de cette question se comprend dans un contexte où l'estimation des récoltes est déterminante dans la pratique, mais aussi dans les conflits politiques qui se déroulent alors. De manière générale, dans les conférences de statisticiens, les discussions sur la représentativité des échantillons naissaient des remarques faites par les représentants des bureaux locaux de la TsSOu à propos des difficultés pratiques pour respecter cette règle sur le terrain. Ces questions trouvèrent un écho supplémentaire à partir de 1927, à la veille du premier plan quinquennal et de la collectivisation des campagnes. La production statistique de la TsSOu fut soumise à la double logique de la planification et de la collectivisation, et les objectifs des enquêtes dynamiques et des études de budget rediscutés dans ce contexte. Leurs objets d'observation furent redéfinis en fonction des nouvelles directives de travail imposées à l'administration statistique. Dorénavant, l'objectif premier était de construire les indicateurs du plan et d'observer la structure de classe dans les campagnes. Les discussions entre statisticiens au cours de la conférence de 1928 témoignent de la difficulté persistante de certains d'entre eux à envisager l'application pratique de la notion théorique de la représentativité d'un échantillon. Les questions posées au sujet des enquêtes dynamiques en fournissent une illustration. En 1927, lors de la première réorganisation de la TsSOu, l'objectif des enquêtes dynamiques agricoles avait été redéfini. Dorénavant il était demandé aux statisticiens d'étudier en priorité les rapports de classe dans les campagnes, bien plus que les processus de transformation des exploitations et de l'économie agricole. Leurs travaux devaient fournir une étude détaillée des différentes classes sociales à la campagne tout en continuant à procurer 58. « Questions fondamentales de statistique agricole discutées à la conférence des travailleurs des bureaux locaux de la TsSOu de l'URSS spécialisés dans la statistique agricole •, art. cit.

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suffisamment d'informations sur les conditions de production et de consommation des exploitations agricoles. Les débats de la conférence de 1928 furent concentrés sur deux points qui étaient liés : l'objectif des enquêtes dynamiques et la validité de la méthode des aires types. La majorité des statisticiens présents convint que les échantillons d'aires types n'étaient pas représentatifs au sens mathématique du terme et qu'augmenter le nombre d'exploitations observées ne changerait rien à cela 59• Pour sa part, A. M. Brianski insista sur le fait que la diffusion des résultats de ces enquêtes posait problème en raison non seulement de la proportion du nombre d'aires choisies, mais également du poids différent des caractères sociaux retenus. Face à ces critiques, d'autres statisticiens, qui restaient attachés à l'utilisation de ce mode d'observation pour étudier les processus de transformation dans les campagnes, firent valoir, à la suite d' A. 1. Khriachtcheva, que la question de la représentativité se posait différemment dans ce cas précis : effectivement, disaient-ils, ces enquêtes n'étaient pas représentatives pour étudier de manière quantitative -c:t statique la structure de classe à un moment précis, mais tel n'était pas leur objectif. En revanche, soulignaient-ils, elles restaient adaptées à ce que Khriachtcheva appelait « la représentativité des processus » observés sur la base du suivi des mêmes exploitations sur plusieurs années dans des aires constituées à cet effet 60 • Certains estimèrent même que la validité des résultats des enquêtes dynamiques était, dans certains cas, supérieure à celle des enquêtes sur des échantillons sélectionnés par tirage mécanique. De leur côté, les représentants des bureaux de province de la TsSOu posèrent la question de la représentativité des enquêtes dynamiques d'un point de vue beaucoup plus pragmatique que théorique, celui de leur usage local. Leur préoccupation immédiate était de pouvoir répondre à la demande de plus en plus forte de chiffres sur la structure de classe dans les campagne~ exprimée par des responsables locaux du Parti ou des administrations. « En raison de la non-représentativité des données des enquêtes dynamiques pour les petits territoires, il leur était impossible, disaient-ils, d'étendre les résultats à l'ensemble des exploitations paysannes d'un 59. Ibid., p. 180. 60. Ibid.

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rafon 61 et ils n'étaient donc pas en situation de satisfaire la demande qui leur était adressée 62 • » En fait, le nouveau découpage administratif territorial, qui devait servir de cadre à l'élaboration et à l'exécution des objectifs du plan dans les régions et à l'évaluation des résultats, compliquait l'utilisation de données qui étaient obtenues à partir d'aires types. Celles-ci avaient été délimitées, dès 1919, sur la base de l'ancien découpage des anciennes provinces administratives de l'État tsariste. La situation était d'autant plus complexe dans les provinces où le nouvel échelon administratif du raïon était déjà en place. En effet, alors que celui-ci devait remplacer l'ancien canton, la volost, son territoire n'était pas identique et sa superficie était plus grande. Ce changement d'échelle entraînait la nécessité de redéfinir les aires types d'observation des enquêtes dynamiques, ce qui posait évidemment problème pour 'maintenir la continuité des données qui servaient à l'étude des transformations dans les campagnes au moyen de ces enquêtes. Enfin, les statisticiens de la conférence issus des anciens bureaux des zemstva exprimèrent leur réticence à utiliser l'échantillon aléatoire pour étudier les phénomènes sociaux. L'observation de l'évolution des groupes sociaux dans les campagnes leur paraissait incompatible avec cette technique. La main de l'homme semblait encore préférable aux lois du hasard. La résolution finale de la conférence à ce sujet en porte la marque. Il fut décidé de constituer quelques groupes d'exploitations stables dans un nombre réduit d'aires pour l'observation de ce qui était dénommé «changements socio-organiques 63 »,

Nouveaux usages des chiffres et compromis méthodologiques Le protocole d'enquête à trois degrés proposé par N. S. Nemtchinov, spécialiste de la statistique agricole et 61. Dans le nouveau découpage administratif territorial, le rafon avait remplacé la volost, l'ancien canton. À ce sujet, voir Marie-Claude MAUREL, Territoire et stratégies soviétiques, Economica, Paris, 1982. 62. « questions fondamentales de statistique agricole discutées à la conférence ~es trava~leurs des b~reaux locaux de la TsSOu de l'URSS spécialisés dans la statisuque agricole ,., art. c1t., p. 181. ·· . 63.lbid.

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membre des collèges de la TsSOu et du Gosplan, porte l'empreinte de ces discussions. Soucieux de respecter la complexité des phénomènes étudiés et les différents niveaux d'informations exigés, le statisticien combine les différentes méthodes alors en usage au sein de la TsSOu. Dans un premier temps, une enquête exhaustive doit être effectuée sur l'ensemble des exploitations des aires types sélectionnées selon la méthode du choix raisonné afin de collecter des données sur les moyens de production et les caractéristiques socio-économiques des exploitations. Dans un deuxième temps, un échantillon d'un sixième des exploitations doit être constitué par tirage mécanique au sein de la totalité de celles retenues pour le premier niveau de l'enquête. Cette deuxième phase du travail vise à recueillir des informations sur les productions agricoles destinées au marché et sur les frais de production. Enfin, des monographies de budget effectuées sur des exploitations types sont envisagées pour compléter cette enquête, dans l'objectif, qui avait toujours été le leur depuis la fin du x1x· siècle, d' « approfondir l'étude de tous les aspects de l'économie agricole». Comme le système d'enquête à plusieurs degrés présenté par Groman en 1910, hiérarchisé selon le type d'informations à recueillir, celui-ci semble avoir répondu à la volonté des anciens statisticiens des zemstva de continuer à constituer des aires types pour fournir une base d'observation pour des enquêtes dynamiques tout en fournissant les données exigées dans le cadre de la nouvelle délimitation du travail statistique que tendait à imposer un nouvel usage politique des chiffres. Nemtchinov proposa également une forme de compromis méthodologique entre l'enquête exhaustive et le sondage pour prendre en compte les difficultés signalées à différentes reprises par divers bureaux régionaux de la TsSOu qui estimaient que les enquêtes par sondage ne leur permettaient pas de « calculer avec précision les coefficients de variation annuelle, en particulier en ce qui concernait les cultures spécialisées·, etc. 64 ». Sous l'idée d'une « statistique compacte », il présenta un dispositif hiérarchisé d'utilisation d'une enquête exhaustive et d'un sondage sur un même 64. Ibid., p. 174-175.

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territoire caractérisé comme aire type et pour un même objet d'étude, en fonction des questions à étudier : «C'est l'idée d'une statistique compacte tant du point de vue du territoire et des objets d'étude que de celui de la période étudiée. Un exemple de statistique compacte est donné par la combinaison, dans les mêmes aires d'enquête et dans une même année, d'une enquête dynamique et d'une étude complète des budgets des exploitations paysannes. Conformément à cela, l'étuâe du secteur collectivisé est associée à celle de la structure de classe dans les sondages aréolaires 65• »

Le compromis méthodologique suggéré par cette présentation transparaît dans le vocabulaire utilisé pour expliquer la méthode suivie. Par exemple, les enquêtes par sondage effectuées dans des aires types étaient désignées par l' expression de « recensements par aire 66 ». Cela semble signifier que, dans cette représentation de la construction du savoir statistique, l'intérêt d'une étude sur le tout d'une partie l'emportait sur celle d'une étude de la partie d'un tout. Cette forme de compromis entre l'idéal recherché du caractère total du recensement et la pratique de l'enquête sur les seules parties du tout, imposée par l'impossibilité d'interroger tous les individus, répondait à la volonté de ne pas abandonner l'analyse des processus. Celle-ci devait continuer à être conduite au moyen des enquêtes dynamiques. Ainsi ce mode d'observation fut préconisé en complément des études de budget, dont l'utilisation fut de plus en plus orientée vers l'analyse de la «structure de classe» et le calcul des indicateurs économiques de la planification. Les statisticiens de la conférence de janvier 1928 considérèrent de manière unanime que la complémentarité entre ces deux types d'enquêtes justifiait leur application sur les mêmes territoires d'observation 67• Ces diverses considérations méthodologiques témoignent des efforts des statisticiens pour adapter leur outil à un nouvel usage politique de la statistique, de plus en plus au service de l'élaboration du plan et du contrôle de ses résultats, que ce soit dans le domaine de la production 65. Ibid., p. 174. 66. Gnezdovye perepisi. 67. «Questions fonâamentales de statistiqùe agricole ... •,art. cit., p. 178.

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agricole ou dans celui de la production industrielle. Ce nouveau contexte de la commande administrative entraîna un nouvel agencement des procédures d'enquête pratiquées jusque-là dans une autre logique de l'usage des données. Au terme des discussions, le dispositif d'observation arrêté par la conférence fut complexe. Le principe d'un recensement agricole exhaustif effectué tous les dix ans fut d'abord décidé. Dans la période intermédiaire, l'observation de la situation et de l'évolution de la production et de la population agricoles devait être effectuée au moyen d'enquêtes par sondage, dont chaque forme devait correspondre à un usage différent des données. Ainsi, le calcul annuel des éléments de la production agricole nécessaires à l'élaboration du plan serait le domaine de deux sondages aléatoires, l'un effectué au printemps, l'autre à l'automne, sur un échantillon sélectionné par tirage mécanique. L'établissement de balances comptables agricoles reposerait sur des relevés budgétaires 68 réguliers, c'est-à-dire des relevés des revenus et des dépenses des ménages paysans. À l'aide de formulaires d'enquête nettement plus courts que ceux des études traditionnelles de budget, ceux-ci se prêtaient plus facilement à des enquêtes régulières. Ils entrèrent de ce fait dans le domaine de la statistique courante. · Redéfinie en priorité en fonction des besoins de la planification et de la politique de collectivisation, la conception des études de budget elles-mêmes connut de profondes modifications. En changeant de forme, ces enquêtes changèrent aussi de nature. Le simple enregistrement des revenus et des dépenses à des fins de comptabilité prit le pas sur les monographies. Celles-ci ne furent pas supprimées, mais leur production fut limitée à une échelle réduite et fixée à la fréquence d'une fois tous les deux ans. La procédure d'enquête elle-même fut, bien sûr, affectée par cette prédominance de la forme comptable des études de budget et redéfinie dans une perspective quantitative. D'une part, les expéditions laissèrent progressivement la place à des formulaires remplis directement par les paysans et collectés de manière régulière par des correspondants volontaires. D'autre part, un même formulaire d'enquête fut destiné à la fois à la construction de la balance agricole et à l'étude de la 68. Bioudjetnye zapissi.

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production agricole. Aussi pouvait-on, en 1928, envisager de porter le nombre de ces bilans comptables des ménages paysans à un total de 15 000 à 20 000 dans un délai de cinq ans. Pour l'année 1928-1929, il fut demandé aux paysans de remplir trois formulaires différents, un cahier de caisse, un livre de grenier et un journal de travail. La manière de comptabiliser produits et travail dans ces différents formulaires était établie selon les mêmes principes de calcul que ceux du plan. Corollairement les enquêtes de nutrition devaient disparaître. Cet appauvrissement de l'observation du social au profit du calcul comptable pour le plan donna lieu à quelques réactions parmi les statisticiens présents à la conférence de janvier 1928. N. 1. Vorobiev, ancien directeur du bureau statistique du zemstvo de Kostroma, déclara sur un ton de regret : « Plus se développent les éléments de l'activité de la planification, plus se rétrécit la sphère du travail de la statistique ; le travail de la statistique va fusionner toujours plus avec l'activité de calcul opérationnel qui englobe tous les aspects de la vie 69• » A partir de 1928, le calcul économique lié au plan et la campagne pour la collectivisation transformèrent de manière décisive les méthodes et techniques d'enquêtes de la statistique d'État. Le« grand tournant» en statistique s'opéra aussi dans les outils utilisés. Le recentrage des années 1930 Au début des années 1930, les usages du sondage furent clairement redéfinis dans le cadre de « la pratique du travail de la comptabilité et de la statistique 70 ». Cette expression indique un champ élargi à la comptabilité, mais réduit à certains aspects de la construction du savoir statistique. Les applications des enquêtes sur échantillon citées dans l'édition de 1936 du manuel de statistique dirigé par lastremski et Khotimski 71 concernaient :

69. «Questions fondamentales de statistique agricole ..• ,., art. cit., p. 177. 70. Boris S. IASTREMSKI et Valentin 1. KHOTIMSKI (dir.}, La Statistique. Bases pour une théorie générale, TsOuNKhOu Gosplana SSSR, iz-o Soïouzorgoutchet, Moscou, 1936, p. 162.

71.Ibiti.

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• l'étude de la qualité de la production : « d'après quelques exemplaires d'essai, tirés pour faire un échantillon, on obtient une représentation de la qualité de toute la production d'une entreprise ; • la détermination prévisionnelle de la moisson, quand, sur la base de quelques meules tests, on calcule la récolte sur un hectare pour l'ensemble d'un sovkhoze ou d'un kolkhoze; • l'étude des budgets ouvriers, quand un petit nombre de familles ouvrières est observé pour toute l'URSS et que, d'après les données de cette enquête, on calcule la consommation des ouvriers, la structure de leur budget, etc., pour toute la classe ouvrière de l'URSS 72 ». Comme dans les années 1920, la rapidité de réalisation et le moindre coût des enquêtes par sondage furent mis en avant pour justifier l'extension de leur utilisation. Un nouvel argument apparut toutefois : elles devaient permettre d'effectuer un meilleur contrôle de l'enregistrement des données. Elles servirent aussi à l'évaluation des résultats de l'exécution du plan dans des domaines aussi différents que le logement ou l'agriculture. Par exemple, une enquête par sondage fut réalisée en -1935 pour évaluer la situation de la construction des logements et les besoins de la population dans ce domaine 73 • Plus précisément, il s'agissait de faire le bilan de la quantité d'appartements construits pendant la période 1932-1934 et d' évahJer les conditions de logement des ouvriers et employés vivant seuls ou en famille dans ces habitations. L'évolution des formes d'utilisation des enquêtes par sondage dans l'agriculture doit être replacée dans celle, plus globale, des enquêtes agricoles pratiquées par l'administration statistique à la suite de la collectivisation et de la constitution de nouvelles structures d'exploitation agricole, kolkhozes, sovkhozes et stations de machines et de tracteurs, les MTS. La pratique des enquêtes effectuées parquestionnaire ou selon la méthode des expéditions sur place fut délaissée au_ profit d'une technique de collecte des données 72.Ibid.

73. Kommounalnoe i jilichtchnoe khoziaïstvo za 1kvartal1935 g., TsOuNKhOu Gosplana SSSR, Moscou, 1935; Kommounalnoe khoziaïstvo za 9mesiatsev1935 g., TsOuNKhOu Gosplana SSSR, Moscou, 1935.

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plus proche de la logique comptable. Les informations furent en effet recueillies, comme pour l'activité industrielle, sur la base des données fournies dans les documents comptables des sovkhozes, des MTS et des kolkhozes 74 • Les chiffres de base concernant les exploitations des kolkhoziens, des ouvriers et des employés, mais aussi les exploitations individuelles, étaient fournis par la comptabilité effectuée par les soviets ruraux pour chaque cas. Outre cela, des rapports chiffrés sur les résultats de l'exécution du plan dans l'agriculture étaient publiés chaque année. Ainsi la production des données statistiques prit la forme d'une comptabilité courante qui s'éloigna de manière décisive d'une observation approfondie des phénomènes sociaux et économiques. La source administrative des données fut préférée à une collecte effectuée par des statisticiens ou des agents placés sous leur contrôle. Dans un tel contexte, les usages des enquêtes par sondage furent adaptés et les méthodes transformées. Les sondages utilisés pendant les années 1920 pour estimer les erreurs des enquêtes sur les surfaces ensemencées furent abandonnés 75 • Les informations exhaustives fournies par les responsables des sovkhozes, des kolkhozes et des soviets ruraux leur furent préférées. Les méthodes de la statistique des rendements agricoles connurent également des changements. Le correspondant agricole, agent de base de la collecte des informations, suspect de sous-évaluer les données, fut rem~lacé en J930 par un« agent plénipotentiaire de la statistique 6 ». A partir de 1933, la méthode d'estimation des rendements agricoles par sondage fut modifiée. La sélection des échantillons par tirage mécanique fut conservée, mais appliquée différemment. Dans certains cas, les champs de céréales étaient découpés en parcelles délimitées selon une superficie précise en mètres carrés. La quantité de grains provenant des épis coupés et ramassés lors de la moisson sur l'échantillon de parcelles servait à calculer le rendement moyen au mètre carré, puis à l'hectare. Dans d'autres cas, pour évaluer l'état des céréales sur pied, un échantillon de kolkhozes était 74. Boris S. IASTREMSKI et Valentin I. KHOTIMSKI (dir.), La Statistique. Bases pour une théorie générale, op. cit., p. 131. 75. Ibid. 76. Oupolnomotchennyï. Ces agents furent supprimés en 1937.

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constitué par tirage mécanique effectué à partir d'une liste de kolkhozes rangés dans un ordre croissant selon le niveau du rendement 77• A partir de 1935, le sondage fut utilisé en comj>lément du dénombrement exhaustif pour contrôler l'effectif et la composition des troupeaux de bétail dans les kolkhozes et sovkhozes. Le dénombrement annuel des têtes de bétail dans ces structures collectives était effectué de manière administrative, sur la base de l'envoi par celles-ci d'un document d'inventaire. En revanche, l'effectif du bétail possédé personnellement par les paysans était estimé par sondage sur la base de visites de contrôle effectuées par des agents recenseurs dans un échantillon d'au moins 10 % des exploitations. Dans ce cas-ci, le maintien de l'enquête était associé ~u contrôle. Les nouveaux usages de la statistique d'Etat dans les années 1930 affectèrent également les enquêtes dynamiques, qui furent supprimées dès 1930. Dans la continuité des transformations qu'elles avaient connues à la fin des années 1920, les études de budget virent leurs méthodes adaptées à de nouveaux objectifs. La population observée fut en priorité celle des ouvriers et des kolkhoziens. La manière de constituer l'échantillon d'observation des budgets des familles ouvrières montre toutefois que la méthode du choix des unités types restait privilégiée pour ce genre d'enquête. Les familles étaient choisies au sein de groupes types constitués selon des caractéristiques jugées typiques par rapport à différents critères, dont la branche industrielle d'emploi des individus, la qualification et le salaire. Une fois les groupes types constitués, les familles étaient sélectionnées par tirage mécanique. Cette combinaison entre la méthode des unités types et le tirage mécanique semble caractéristique des enquêtes par so~d,age pendant les années 1930, comme dans la décennie precedente.

77. Boris S. IASTREMSKI et Valentin 1. KHOTIMSKI (dir.), La Statistique. Bases pour

11ne théorie générale, op. cit., p. 193.

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Combiner le hasard et le choix d'unités types Au début des années 1930, le procédé d'échantillonnage par choix raisonné d'aires d'enquêtes et d'unités types restait encore largement pratiqué, en particulier dans le domaine de la statistique agricole. Dans le manuel de théorie statistique de référence publié par la TsSOu en 1936 78, il continuait à être présenté comme complémentaire au tirage aléatoire : «Les deux méthodes d'échantillonnage (quand elles sont utilisées correctement) ne se contredisent en aucune façon, mais, au contraire, se complètent l'une l'autre. L'échantillon d'unités types suppose que la sélection de celles-ci est opérée non pas à partir de l'ensemble total en entier, mais à partir de chaque groupe typique séparément. Et c'est dans le groupe typique qu'est effectuée la sélection par tirage aléatoire 79• »

Les auteurs précisaient : «Au fond, l'échantillon aléatoire, c'est-à-dire celui constitué par tirage aléatoire dans l'ensemble total, est moins précis que le tirage au hasard effectué dans chaque groupe typique séparément 80• »

Même si le traité d' A. G. Kovalevski n'était toujours pas mentionné dans le chapitre de ce manuel consacré aux sondages, on reconnaît bien là une des idées de base du sondage par strate formulées en 1924. Toutefois, un glissement est opéré ici : au lieu d'un découpage de l'ensemble masse en strates le plus homogènes possible, les auteurs effectuent un découpage en « groupes typiques ». Si une telle présentation semble s'inscrire dans la parenté déjà repérée, dans la théorie de Kovalevski, entre le découpage en aires à caractères spécifiques et celui en strates homogènes, elle revêt pourtant une signification pratique et théorique qui semble tout autre. Cette combinaison du choix de « groupes typiques » avec le tirage aléatoire, appelée ici « échantillon

78. Ibid. 79. Ibid., p. 171-172. BO.Ibid.

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al.éatoire stratifié 81 » ou « stratification typique 82 », répond à la nécessité d'opérer d'abord un découpage raisonné au réel en catégories pertinentes pour l'analyse de la structure de classe ou des différents types de structures de production agricole ou industrielle : «Dans l'ensemble des terres ensemencées, il est nécessaire de choisir un nombre relativement petit de parcelles dont le rendement moyen corresponde avec celui de l'ensemble des emblavures. Si l'on veut constituer un échantillon selon la méthode aléatoire à proprement parler, alors il faudrait diviser toute la surface des terres ensemencées en parcelles et ensuite, en procédant à un tirage au sort, prendre celles sur lesquelles le sort est tombé. Un tel procédé de sélection, dans le cas d'un nombre suffisant de parcelles choisies, donnerait des résultats pleineinent satisfaisants en ce qui concerne le rendement moyen. Cependant il est plus avantageux de diviser toute la surface de terres ensemencées en groupes typiques. Toute la surface ensemencée peut être alors répartie par catégories d'exploitations (sovkhozes, kolkhozes, exploitants individuels). Une telle division constitue déjà des parties qui ont un rendement plus .homogène. C'est pourq1,1oi un échantillon construit dans chaque catégorie d'exploitations séparément donne un résultat plus précis 83• »

Dans une telle optique, le tirage aléatoire, loi du hasard, ne peut donc être envisagé qu'à l'intérieur d'un découpage préalable de la réalité maîtrisé par la main de l'homme guidée par la théorie marxiste de l'analyse de l'économie et de la société. On ne peut laisser agir le hasard qu' enserré dans un cadre délimité par le raisonnement humain, qui est ici politique. En cela la stratification présentée dans ce manuel de 1936 diffère de celle formulée par Kovalevski en 1924. Elle en reprend toutefois un procédé qui, plus largement, semble avoir caractérisé la statistique administrative russe après comme avant 1917: le tirage mécanique est jugé fournir des résultats plus précis qu'un tirage au sort au sens strictement aléatoir-e du terme : 81. RaïonirO'Vannyï sloutchaïnyï otbor. 82. Tipitcheskoe raïonirO'Vanie. 83. Boris S. IASJ'REMSKI et Valentin 1. KHOTIMSKI (dir.), LA Statistique. Bases pour une théorie générale, op. cit., p. 172

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« Un échantillon sélectionné par tirage mécanique présente, bien que ce ne soit pas à un degré significatif, les caractéristiques d'un échantillon typique et, par conséquent, donne des résultats plus précis que justement un tirage aléatoire 84 • »

Ici aussi, on retrouve exprimé le lien, qui semble caractéristique de la statistique administrative russe et soviétique entre 1900 et 1940, entre la conception du tirage mécanique et l'idée du type, le tirage mécanique présentant les mêmes avantages que le choix raisonné d'unités types, à savoir la réparti.tian régulière sur l'ensemble masse des unités de l'échantillon. La clé d'une telle relation est donnée un peu plus loin dans le manuel : « Dans le cas d'un tirage mécanique, l'ensemble masse est divisé en une grande quantité de strates par n'importe quel procédé mécanique, et dans une seule strate on prend seulement une unité ; en outre, d'un point de vue théorique, la sélection de cette unité doit être effectuée par tirage au sort 85 • »

Le raisonnement est identique à celui développé par Kovalevski : le tirage mécanique revient à diviser un ensemble masse en un très grand nombre de strates, d'autant plus petites que le taux de sondage est élevé. Un tel procédé permet de garantir la régularité de la répartition des unités de l'échantillon dans l'ensemble masse et donc la faible dispersion du caractère étudié. Kovalevski avait démontré que la combinaison entre le tirage mécanique et la constitution de strates le plus homogènes possible permettait d'augmenter la précision des résultats d'une enquête par sondage ; pour leur part, les auteurs de ce manuel estiment que le tirage mécanique effectué dans des catégories constituées selon la méthode typique donne des résultats plus précis qu'un échantillon tiré de manière strictement aléatoire. Ainsi se trouvait légitimée la constitution a priori de catégories conformes à l'analyse marxiste de la structure de la société en classes. Ainsi également était trouvée une manière de concilier une forme de tirage au hasard, qui impliquait d'admettre l'idée de l'incertain, et la volonté politique de 84. Ibid., p. 172-173. 85. Ibid., p. 193.

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contrôle des outils statistiques. Ainsi, enfin, la théorie des probabilités pouvait être présentée, comme non contradictoire avec l'action volontariste de l'Etat. Le type ne cédait donc pas devant l'aléatoire. Son usage, dans les années 1930, fut adapté aux besoins de la construction d'une économie et d'une société collectivisées.

Persistance des doutes face à l'aléatoire Au milieu des années 1930, le recours au tirage aléatoire était encore l'objet d'hésitations et de discussions entre statisticiens. Il restait associé à certains types d'enquêtes et à la technique du tirage mécanilue. Lors des purges qui suivirent le recensement de 1937, es tensions politiques au sein de l'administration statistique tendirent à obscurcir le débat technique. Un exemple local permet de montrer un écho sur le terrain des débats politiques au sujet des méthodes d'échantillo11nage. A Saratov, comme dans d'autres régions, de nombreux conflits entre le directeur de la comptabilité de l'économie nationale et les statisticiens du Parti émaillèrent les années 1934-193 7. En mars 1936, à la veille du recensement de janvier 1937, les divergences portèrent sur l'application du tirage mécanique à la constitution des échantillons. Résultats d'un sondage aléatoire et directives politiques centrales pouvaient effectivement ne pas converger. En raison de cela, la constitution par tirage mécanique d'un échantillon de kolkhozes fut au cœur des violentes accusations portées contre le directeur de la comptabilité de l'économie nationale de Saratov, Efim I. Kovalev 86 , et qui figurèrent parmi les motifs de son exclusion du Parti : « Dans le secteur des budgets des kolkhozes, il y a sabotage. Cela s'est exprimé de manière notoire par le choix erroné des kolkhozes de l'enquête qui, en suivant l'instruction de la Direction de la comptabilité de l'économie nationale, ont été sélectionnés par un tirage mécanique, en dépit du fait que

86. Efim 1. Kovalev fut victime des purges de 1937.

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l'instruction elle-même de la Direction de la comptabilité de l'économie nationale était dépourvue de contenu politique 87.,. Quoi de moins étonnant qu'une instruction statistique sans contenu politique ? Pour la cellule du Parti de la direction régionale de la comptabilité de Saratov, cela n'était pourta_n~ pas chose aussi évidente et son président poursmv1t : «D'après cette instruction, à la suite du tirage mécanique, on a pris des exploitations ayant des ressources matérielles faibles, ce qui minore le niveau économique des kolkhozes de notre région. Kovalev, en tant que directeur de la comptabilité de l'économie nationale de la région et responsable direct du secteur des budgets des kolkhozes, a, grâce à cette instruction, pratiqué le sabotage de l'enquête budgétaire des kolkhoziens 88• ,. Une accusation du même genre, portée quelque temps auparavant par un statisticien activiste du Parti, M. P. Teleguine, engagé en mai 1937, aide à replacer la situation de Saratov dans le contexte de la campagne des purges qui a touché les bureaux régionaux de la Direction de la comptabilité de l'économie nationale à partir du début de l'été 1937 89 : «Il faut faire d'urgence une purge de .l'appareil de la direction de la comptabilité de la région. La sélection des exploitations agricoles dans le secteur des budgets des kolkhoziens est faite par tirage mécanique, une méthode qui ne vaut rien, qui, de plus, aboutit à un choix erroné. On est en présence d'une incurie politique. Il faut traiter de manière critique le travail des spécialistes. [ ... ] Il me semble que l'instruction concernant le procédé d'échantillonnage est empreinte de sabotage, et nous l'avons utilisée. Nous ne savions pas que, à la Direction centrale de la com~tabilité, les saboteurs et les espions ont été démasqués . ,.

87. TsKhDNISO, 342/1/4/l-30ob. 88. Ibid. 89. A ce sujet, voir A. G. VOLKOV, «Le recensement de la population de 1937. Mensonges et vérité ,., art. cit., 1992, p. 52-53. 90. TsKhDNISO, 342/1/4/27ob.

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Voix du Parti, voix du centre, celle de M. P. Teleguine faisait écho à la campagne d'accusations menée par le Parti contre l'ensemble des organes de la Direction de la comptabilité de l'économie nationale, suspectée de falsification de la réalité par les chiffres. La logique du plan s'accommodait mal de l'incertitude et du hasard. Les hésitations des statisticiens face à l'usage de certaines notions donnèrent une autorité d'autant plus grande à l'argument politique. Ainsi, comme l'échantillon aléatoire ne contenait pas tous les individus, le procédé utilisé pour sa constitution pouvait laisser plus facilement libre cours aux soupçons de sabotage, les critères de détermination de l'échantillon étant dans les seules mains des statisticiens et non dans celles de responsables du Parti. Face à des résultats non conformes au discours politique, il était aisé pour ces derniers d'accuser les premiers de sabotage et le tirage mécanique de cacher la main d'un saboteur. Pourtant, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il demeurait la technique de tirage au hasard la plus pratiquée par les statisticiens soviétiques 91 •

91. À partir de 1939, le tirage aléatoire au sens pur du terme fut utilisé dans certains cas, et appliqué notamment au calcul des indicateurs de contrôle des récoltes.

Conclusion Contribution à l'histoire du stalinisme

Replacer les hommes et les femmes au c,entre de l'analyse de la formation des administrations de l'Etat stalinien nous a conduits à appréhender les comportements de chaque individu comme le produit de sa propre expérience et des jeux d'interactions dans lesquels il a été inséré à chaque étape de son parcours. Pour rendre ces attitudes intelligibles, nous sommes partis du sens que les individus donnent eux-mêmes à leur conduite, à leurs choix et à leurs décisions. Le fait de considérer les acteurs individuels comme des producteurs actifs du social, et non comme des agents passifs, amène à analyser le pouvoir non pas comme un dispositif mis en place et maîtrisé par un seul individu, c'està-dire comme un pouvoir personnel, ou par un seul groupe, c'est-à-dire une oligarchie, mais comme le produit d'un processus interactif entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Ceci pose alors la question du mode âe participation des différents acteurs à la construction et à l'action de ce pouvoir. Il est donc essentiel de déterminer les formes de contingences qui accompagnent l'arrivée de dirigeants au pouvoir et leur maintien, mais aussi la marge de manœuvre et d'action de ceux qui l'incarnent et de ceux qui y sont soumis. La domination et la soumission se construisent à l'intérieur d'un cadre d'interactions qui ne doit pas être analysé de manière statique, mais dynamique. Plus les éléments du cadre politique et institutionnel se transforment rapidement, plus les parcours individuels se construisent de manière diversifiée, au carrefour de

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temporalités différentes 1• Le personnel d'une même administration est alors constitué d'individus dont les formes de l'expérience personnelle, familiale, professionnelle et sociale sont fortement hétérogènes et multiplient leurs lectures du présent. Le choix de reconstituer une histoire de la formation de l'État stalinien en partant des individus qui sont au cœur des administrations ne signifie pas pour autant que nous oublions le rôle joué par les institutions elles-mêmes, bien au contraire. Ces lieux regroupent des hommes et des femmes auxquels sont attribuées des responsabilités et une position hiérarchique dans la structure générale de gouvernement. Administrations ou comités du Parti, ils constituent, dans leur complexité, la base du fonctionnement de l'État. En regroupant des personnes, ils forment un creuset de rencontres, de réseaux, de solidarités et de conflits. Ainsi, l'action des statisticiens et des dirigeants politiques évoqués dans ce livre a été orientée par leurs parcours et leurs relations passés. Elle a aussi été façonnée et transformée au sein des institutions auxquelles chacun a appartenu. L'identité de chaque individu est modelée par son environnement professionnel ainsi que par ses origines, son parcours, les événements qu'il subit ou qu'il provoque tout au cours de sa vie et par son environnement social. Travailler dans l'administration statistique a orienté l'action ou la réaction des divers statisticiens. L'ami et l'ennemi, le collègue et le concurrent ont été définis dans ce contexte. L'institution devient alors un objet en soi. Créerou modifier une administration entraîne des mouvements importants dans les jeux de solidarités et de conflits qui s'y nouent et qui orientent les décisions et les actions. De ce point de vue, choisir d'intégrer ou non la Direction de la statistique au sein du Gosplan, en 1930, n'est pas anodin. L'enjeu a été perçu clairement par ceux qui étaient à l'extérieur ou à l'intérieur de ces deux administrations : redéfinir les compétences de chaque institution a conduit inévitablement à modifier les limites de celles des individus qui y travaillaient. Les rôles et attitudes ont pu s'en trouver modifiés.

1. Bernard LEPETIT (dir.), Les Formes de l'expérience, une autre histoire sociale,

Albin Michel, Paris, 1995.

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Collaboration, adhésion ou résistance ? Ces dernières années, divers travaux ont tenté d'interpréter en termes de collaboration ou de résistance différentes formes de participation active ou de non-adhésion à la mise en œuvre des mesures décidées par les dirigeants bolcheviques, puis par Staline et son entourage. Différentes manifestations de révolte dans la population ont été étudiées notamment 2• On pourrait être tenté d'appliquer cette grille de lecture à l'analyse du fonctionnement de l'administration statistique. Ainsi pourrait-on considérer que les statistic~ens que nous avons observés participent à la formation de l'Etat stalinien, sans ambiguïté aucune. En effet, après la Révolution, ils construisent une de ses administrations de base. Un peu plus tard, certains remplacent, sans mot dire, ceux qui viennent d'être exclus par une purge, parfois même en critiquant leurs travaux et leurs actes. Observateurs privilégiés de toutes les catastrophes qui frappent l'URSS durant les deux décennies étudiées, ils constatent le mensonge tout en collectant les données. Les séries de décès qu'ils constituent confirment mieux que toute autre trace écrite l'existence d'une famine dramatique en 1933, alors qu'elle est niée par le pouvoir politique. Observateurs fins des campagnes, ils cherchent à estimer les conséquences démographiques de la collectivisation. Connaissant fort bien la diversité des sources de l'état civil, mais n'ayant pas accès à toutes les informations possédées par le commissariat aux Affaires intérieures, le NKVD, ils comprennent qu'ils ne disposent pas des données sur les décès et naissances enregistrées dans les camps. A la lumière de ces faits, les statisticiens peuvent être perçus comme des collaborateurs d'un Etat qui fait côtoyer le drame à chacun. Ils peuvent, en particulier, être soupçonnés de participer au mensonge car ils connaissent, plus que beaucoup d'autres, la distance entre l'information brute et celle qui est publiée, entre le discours sur les succès et les traces indélébiles des échecs. Si leurs responsables ne 2. Voir récemment« L'État en proie au social'" Le Mouvement social, n° 196, 2001. Ce numéro spécial sur l'URSS a été publié également sous la forme d'un livre: Jean-Paul DEPRETIO (dir.), Pouvoirs et société en Union soviétique, Éditions de I'Atelier, Paris, 2002.

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participent pas directement à la répression qui frappe régulièrement la Direction de la statistique, à quelques rares exceptions près, ils en sont toutefois des témoins qui ne protestent guère. Quant aux nouveaux venus, ils ne peuvent ignorer qu'ils remplacent des hommes ou des femmes qui, pour une partie d'entre eux, ont été évincés. Enfin, par leur travail, les statisticiens semblent adhérer à un projet politique d'ensemble fondé sur la mise en place d'une économie planifiée et d'une société gérée par décret, mais aussi sur la volonté de modifier en profondeur les comportements individuels. Cependant, ils décrivent les diverses catastrophes démographiques et rédigent des rapports qui, derrière leur r.rudence, offrent au regard une réalité sans fard. Bien plus, ils s'opposent à la manipulation des chiffres quand, en 1937 comme en 1934, ils expliquent aux instances supérieures du pouvoir, dans un style administratif mais précis, l'ampleur des drames humains qui frappent le pays. Plus généralement, tout au long des années 1920 et 1930, ils défendent jusqu'au bout les résultats de leurs enquêtes, même si ces données desservent les dirigeants politiques les plus importants et contredisent leurs déclarations officielles. Dans certains cas, quand leur travail ou leur propre personne sont mis en cause, ils les interpellent directement, parfois violemment. En 1934-1935, par exemple, ils s'opposent au puissant NKVD lorsqu'ils discréditent les arguments tenus par ses responsables. Ils font donc acte de résistance et deviennent, aux yeux de Staline et de ses proches, des « saboteurs » ou des « ennemis du peuple». Soupçonnés d'organiser ou de participer à des complots orientés vers la destruction du pouvoir en place, ils sont qualifiés de contre-révplutionnaires voulant porter atteinte aux principes mêmes du communisme, de la dictature du prolétariat et de la direction par le parti unique. Ils sont alors arrêtés au même titre que n'importe quel opposant. Certains seront déportés ou fusillés. Ceux qui survivront à une accusation occuperont ensuite une position subalterne dans laquelle ils perdent toute forme d'identification à leur corps professionnel d'origine. En réalité, dans bien des cas, ce sont les mêmes individus qui collaborent et qui résistent. Ce mélange d'attitudes montre bien à quel point les concepts de résistance et de

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collaboration, souvent utilisés aujourd'hui pour analyser la relation à un pouvoir autoritaire, ne peuvent pas suffire ici. Cette grille d'interprétation sert plus souvent à étudier l'attitude des masses populaires que celle des élites intellectuelles. Ceci explique que, si le concept de résistance est central, celui de collaboration est plutôt interprété en termes d'adhésion. Les comportements des paysans 3 et des habitants des villes sont couramment étudiés à travers le filtre des rapports de police '1. L'adhésion est parfois interprétée dans le cadre plus large de la naissance d'une culture communiste 5• Une telle question exige toutefois des éclaircissements pour que l'usage de tels concepts ne se réduise pas à l'idée de révolte ou de passivité. Parler de résistance ou de collaboration suppose, en effet, une intention claire de la part des acteurs, mais aussi un projet qui dépasse l'état d'une simple révolte contre l'autorité immédiate. En outre; le terme de résistance est associé, le plus souvent, à l'idée d'un comportement de groupe plutôt qu'à une attitude individuelle. De fait, bien plus qu'une résistance, les manifestations de révolte ou de contestation expriment souvent une forme d'incompréhension du projet stalinien, voire même traduisent son inintelligibilité. Tant que l'on raisonne avec l'hypothèse de l'intentionnalité, on reste dans une explication de type déterministe qui tend à gommer la part d'incertitudes et d'ajustements successifs des comportements des différents acteurs de ce drame historique. Parler de résistance implique que les groupes 3. Sheila FITZPATRICK, Stalin's Peasants - Resistance & Suroival in the Russian Village After Collectivization, op. cit. ; Lynne VIOLA, Peasant Rebels under Stalin - Collectivization and the Culture of Peasant Resistance, op. cit.; Lynne VIOLA, « Popular Resistance in the Stalinist 1930s : Soliloquy of Devil's Advocate ,.,

Kritika, n° 1(1),2000, p. 45-70; Lynne VIOLA, SergueijOURAVLEV, Tracy MACDONALD et Andreï MELNIK, La Campagne de la région de Riazan dans les années 1929-1930, Chroniques du vertige. Documents et matériaux, Universitet TorontoGosoudarstvennyï Arkhiv Riazanskoï oblasti, Rosspen, Moscou-Toronto, 1998 ; L. BORISSOVA, V. DANILOV, N. IVNITSKI, V. KONDRACHINE, T. GOLYCHKINA, V. GOUSSATCHENKO, A. NIKOLAEV et N. TARKHOVA, Les Campagnes soviétiques vues par la Tchéka-OGPOu-Documents et matériaux (t. l, 1918-1922), Rosspen, Moscou, 1998. 4. Sarah DAVIES, Popular Opinion in Stalin's Russia. Terror, Propaganda, and Dissent, 1934-1941, Cambridge University Press, Cambridge, 1997; Nicolas WERTH et Gaël MOULLEC, Rapports secrets soviétiques, 1921-1991, la société russe dans les documents confidentiels, Gallimard, Paris, 1994. 5. Stephen KOTKIN, Magnetic Mountain - Stalinism as a Civilization, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1995.

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concernés ne réagissent pas simplement face à une autorité locale, qu'ils perçoivent comme directement responsable de leurs maux, mais qu'ils manifestent bien une hostilité à des décisions politiques qui expriment la mise en place d'un nouveau système d'organisation ou de pouvoir sur les hommes 6 • Or, dans le contexte soviétique, une révolte paysanne peut être seulement l'expression d'une réaction par rapport à une réquisition forcée de blés, une simple réaction violente face à des hommes qui viennent perquisitionner et confisquer des grains. Nommer résistance un tel comportement donne à ces actes de violence une dimension qu'ils n'ont pas. En revanche, le fait de se révolter contre la collectivisation, ressentie comme remise en cause profonde de l'organisation du monde paysan, peut être apparenté à un mouvement de résistance. L'historien de cette période se heurte à un autre problème qui concerne plutôt le comportement des élites et touche à l'analyse de la logique policière du stalinisme. En attribuant une rationalité aux actes ou aux mouvements d'opposition, on les transforme en résistance alors qu'ils pouvaient ne pas être perçus comme tels par les persol}nes jugées et condamnées. Pour Michael David-Fox,« l'Etat peut autant échouer à enregistrer une résistance, que l'imaginer, la créer et l'inventer 7 ».La machine policière et juridique stalinienne a reposé, en effet, sur des dénonciations qui ont contribué à construire des logiques qui a posteriori peuvent être interprétées comme des formes bien définies de résistance 8• Trois catégories de comportements d'opposition étaient utilisées dans les procédures d'accusation. Certaines étaient fondées sur l'existence supposée de parentés idéologiques, ce qui revenait à dénoncer un tel comme trotskiste ou un autre comme boukharino-zinovieviste 9 • La constitution de réseaux d'individus représentait une deuxième catégorie d'accusation, qui faisait peser sur les personnes concernées le 6. Lynne VIOLA,« Popular Resistance in the Stalinist 1930s: Soliloquy of Devil's Advocate •, art. cit. 7. Michael DAVID-FOX, « Whither Resistance? ,., Kritika, n° (1) 1, 2000, p. 161-166. . 8. Gabor Tamas RITIERSPORN, Simplifications staliniennes et complications soviétiques: Tensions sociales et conflits politiques en URSS (1933-1953), Éditions Archives contemporaines, Paris, 1988 ; Peter H. SOLOMON, Soviet Criminal Justice

under Stalin, op. cit. 9. Anathème formé à partir des noms de Boukharine et Zinoviev.

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soupçon de fomenter un complot formellement organisé et visant à détruire l'État stalinien de l'intérieur. Tout réseau, professionnel ou amical, était susceptible d'être l'objet d'une telle accusation. Enfin, troisième grande catégorie d'accusation, celle de sabotage visait à dénoncer des actions interprétées comme volonté de détruire les fondements du système en place. Tou tes ces accusations étaient construites, pour les nécessités des procès, par les organes de répression et non par les acteurs eux-mêmes. En particulier, les éléments de la vie professionnelle courante étaient interprétés par les enquêteurs du NKVD en usant de ces trois catégories. Ainsi, un travail mal fait, par incompétence ou par désintérêt, pouvait être assimilé à un sabotage intentionnel. De manière similaire, la réunion d'un groupe de professionnels, dans le cadre légitime et habituel de leur activité, pouvait devenir, si l'un des membres de ce groupe était arrêté, une preuve de la constitution d'un parti contre-révolutionnaire. Un acte simple de la vie professionnelle courante pouvait être assimilé à un comportement d'opposition. Une telle instrumentalisation des faits à des fins purement répressives impose donc la plus grande prudence pour comprendre et restituer les idées et les actes des individus et des groupes que l'on étudie. La tâche est d'autant plus compliquée quand les accusés eux-mêmes, soumis à la pression des organes répressifs, reprennent à leur compte la reconstruction des faits élaborée par ces derniers. Aussi, au-delà d'une simple interprétation en termes de collaboration et résistance, d'autres éléments de réponses nous semblent devoir être apportés à la question de la nature de la participation de chacun à une histoire aussi violente. Tout d'abord, qui a le pouvoir de construire un État autoritaire et de réprimer ? Peut-on repérer une telle intention suivie de tels effets ? N'est-il pas plus productif de replacer la question de la construction des processus d'élaboration du pouvoir dans le cadre des interactions entre individus et entre groupes au sein d'un champ institutionnel et politique défini, dont les limites varient elles-mêmes en fpnction de contingences ou d'événements extérieurs, la guerre ou la famine par exemple ? D'un côté, quelle est la part d'imposition autoritaire des décisions prises par Staline et quelques membres du Politburo, et quelle est la part d'action, voire de violence des relais institutionnels du pouvoir dans les

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administrations et en province ? D'un autre côté, dans quelle mesure une part de passivité des individus peut laisser place aux stratégies du pouvoir ? Comment, donc, cerner le jeu complexe des interactions qui permet à une forme de violence du pouvoir de s'exercer à moment donné ? Comment identifier le rôle de chacun dans la constitution du socle d'un pouvoir total ? Chacun subit-il la décision et les stratégies de Staline ou de quelques membres du Politburo ou bien chacun participe-t-il à son propre niveau à la constitution et au maintien d'un tel État ? Ces questions se justifient d'autant plus dans le cas de l'étude d'une administration centrale. En effet, à la différence des paysans ou des ouvriers, les élites administratives ont direct~ment accès au pouvoir central. De ce fait, elles sont une composante de l'exercice de cette autorité. Cette situation renvoie aux questions posées par la participation au pouvoir des élites administratives ou économiques dans la France de Vichy 10, l'Italie fasciste ou l'Allemagne nazie. Bien plus que de manifestation de violence ou de révolte, il s'agit ici de participation. Dans ce cas, est-il pertinent d'user des termes de collaboration et de résistance pour analyser la forme de la participation de hauts fonctionnaires à la mise en œuvre des mesures du pouvoir politique en place ? Le débat a été posé en ces termes par de hauts fonctionnaires français comme François Bloch-Lainé et Claude Gruson 11 • Laquestion était sous-jacente à celui qui a porté récemment sur la personnalité de René Carmille, premier directeur de l'institution ancêtre directe de l'INSEE, mise en place par Pétain, le Service national de la statistique 12• L'observation de l'attitude des statisticiens soviétiques dans leur travail et face aux exigences des dirigeants politiques, durant les années 1920 et 1930, apporte une réponse. Au cœur de l'administration d'~tat stalinienne se sont entremêlées des références propres aux catégories de construction de la réalité utilisées par Staline et ses proches et des valeurs 10. Voir Marc Olivier BARUCH, Seroir l'État français. l'administration en France de 1940 à 1944, op. cit. 11. François BLOCH-LAINt et Claude GRUSON, Hauts fonctionnaires sous l'Occupation, Odile Jacob, Paris, 1996. 12.Jean•Pierre An.MA, Raymond LtVY-BRUHL et Béatrice TOUCHELAY, Mission d'analyse historique sur le système de statistique français de 1940 à 1945, miméo, Paris, 1998.

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professionnelles pour partie héritées de l'ancien régime et pour partie imprégnées des exigences de la construction d'un nouveau type d'économie et de société. Les conflits entre statisticiens et dirigeants qui ont jalonné les années 1920 et 1930 témoignent, selon les moments, soit de la difficulté, soit du refus des premiers à adapter les formes de la production des données, voire les chiffres, aux souhaits ou aux exigences des seconds. Cette confrontation s'est déroulée sur fond de directives et de mesures contradictoires et changeantes. Là réside une des grandes caractéristiques du mode d'expression du pouvoir stalinien : l'absence d'un message clair, logique et intelligible des principaux responsables politiques en direction de l'adminjstration explique en partie l'échec de la construction d'un Etat stalinien cohérent. Cette absence de cohérence a une conséquence paradoxale : le développement d' « espaces de liberté » temporaires dans lesquels s'inscrivep.t les administrateurs tant qu'aucune limite n'est posée. A ces moments, ceux-ci développent des outils correspondant à leurs propres conceptions, euxmêmes étant souvent porteurs de projets politiques différents de celui des gouvernants. Le projet des statisticiens pourrait être qualifié de projet d'ingénierie sociale, même si ce terme peut sembler un peu anachronique 13 • Ain§i la statistique serait au fondement de la mise en place d'un Etat moderne, au-dessus du politique et au service d'une réelle gestion du social. Les outils de la statistique permettraient de dire ce qui est et de conseiller ce qui doit être. Ici, le projet politique est soumis au projet scientifique, qui est également un projet social. En dévoilant les choses cachées, la statistique détermine le champ des possibles. Elle devient l'auxiliaire indispensable du politique. Ce projet peut être qualifié de réaliste, voire d'objectiviste ou de scientiste. Il diffère pourtant de la mise en pratique par les bolcheviks, puis par Staline, de leur discours sur l'Etat savant.

13. Sur les ingenieurs sociaux et la statistique au XIX" siècle, voir notamment Alain DESROSIÈRES, « L'ingénieur d'État et le père de famille. Émile Cheysson et la statistique '"Annales des mines, série « Gérer et comprendre ,., n° 2, 1986, p. 66-80; Antoine SAVOYE,« Une réponse originale aux problèmes sociaux, l'ingénierie sociale (1885-1914)., Vie sociale, n° 8-9, 1987, p. 485-505.

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Pour ceux-ci, même si la connaissance doit être utilisée pour guider l'action, le projet politique précède le projet scientifique. La science ne jouit pas du même statut, son rôle n'est pas d'éclairer le projet politique, mais de permettre sa réussite. Elle n'a plus pour fonction première de dévoiler les choses cachées, puisque la « réalité socialiste » est construite. Elle doit donc être au service de cette construction, la fonder et la légitimer. Quand ce n'est pas le cas, elle est qualifiée de « bourgeoise» et renvoyée dans le ~hamp de l'idéologie. Elle est alors elle-même à reconstruire. A une nouvelle théorie du politique et du social doit correspondre une autre analyse de la « réalité ». Cependant ce projet ne peut dénier à la statistique un rôle central. Le pouvoir politique tire sa légitimité de la science, et la statistique fournit un des supports essentiels d'un gouvernement de la science. Cela est d'autant plus vrai que, dans une société et une économie administrées, la planification constituée sur un socle de chiffres est l'un des noyaux de cette administration des hommes. Ce projet est contradictoire par nature. Il faut des données statistiques pour en assurer le caractère scientifique, mais)es chiffres doivent, en même temps, justifier l'action de l'Etat et, bien plus, légitimer la natuœ de celui-ci quand il s'agit, par exemple, des chiffres de la collectivisation ou des résultats du plan. Dès lors, aucun désaccord entre les chiffres et le discours politique n'est acceptable. Ces deux projets, des statisticiens et des dirigeants politiques, peuvent être considérés comme deux pôles entre lesquels d'autres peuvent occuper une position intermédiaire. C'est le cas notamment de celui des administrateurs du Gosplan, Comité d'État à la planification, rival de celui de la Direction de la statistique, avant que celle-ci ne tombe sous sa tutelle. Le Gosplan utilise des données statistiques pour élaborer les plans qui orientent l'économie, puis en dictent les conditions. Mais, tout en fixant des objectifs à atteindre, il construit également des chiffres fictifs qui doivent devenir, et deviennent souvent, les chiffres observés dans le futur .. Dans ces conditions, la confrontation entre deux comportements professionnels différents ne pouvait que conduire à l'affrontement. Cette contradiction, inhérente au fonctionnement de l'administration statistique d'État dès 1919, s'est

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aggravée à partir de 1924. Sa mise en évidence et l'histoire de son mode de résolution éclairent tout autant le mode de gouvernement stalinien que la nature de l'État. L'évolution de cette confrontation peut alors être prise comme un révélateur du processus de construction de l'État soviétique. Enfin, peut-on parler d'une résistance globale au stalinisme ? En réalité, cette notion nous semble être avant tout le résultat d'une construction d'historien. Même les travaux sur les campagnes qui utilisent largement ces concepts 14 identifient des conflits locaux qui mettent en relation et en opposition des groupes ou des individus situés à des niveaux de l'organisation sociale proches d'eux. Lorsqu'il y a occupation d'un territoire et mise en place d'un gouvernement collaborateur, ceux qui participent, et donc collaborent, et ceux qui résistent peuvent être relativement bien délimités. De la même manière, lors d'une rupture révolutionnaire bien identifiée, par exemple juste après la Révolution russe, la résistance peut être comprise comme une opposition à un nouveau système politique. Mais, après quelques années, lorsque toutes les formes institutionnelles ont été fondées autour d'une organisation particulière, les manifestations d'opposition s'expriment beaucoup plus par rapport à des logiques locales, sur un territoire ou à l'intérieur d'une institution, non identifiées comme faisant partie d'un système contre lequel on lutte a priori 15• Seule une reconstruction a posteriori peut les interpréter comme résistance, ce qui n'a guère d'intérêt pour comprendre la nature même et la construction de l'action des individus. Retour sur la notion d'État stalinien Si l'approche usant des notions de collaboration ou de résistance a permis de mettre en question celle même d'État totalitaire en insistant sur les espaces d'expression autonome et les manifestations de révolte, elle reste néanmoins muette

14. Voir notamment les travaux cités note 3. 15. Donald J. RALEIGH (ed.), Provincial Landscape. Local Dimension of Swiet PO'Uler, 1917-1953, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh, 2001.

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sur le ~rocessus de formation de l'État stalinien et sur sa nature 6• De ce point de vue, elle constituerait même un obstacle pour l'analyse car, en fin de compte, raisonner en termes de résistance ou de collaboration laisse de côté la question somplexe des fondements sociaux de la c,onstruction d'un Etat quel qu'il soit, et prend la I).Otion d'Etat stalinien telle quelle sans l'interroger. Or, un Etat n'est pas une construction institutionnelle pure, isolée de la société, qui serait en quelque sorte le produit des seules élites dirigeantes. D'une part, celles-ci parviennent au pouvoir dans un contexte politique donné, qui est également un contexte social. D'autre part, une fois parvenues au pouvoir, elles ne s'y maintiennent qu'en élaborant des stratégies en réponse à ce qu'elles perçoivent du niveau d'adhésion de la société civile à leur mode de gouvernement. L'État est une construction sociale des hommes et le maintien d'un groupe de dirigeants à sa tête est le résultat de processus interactifs avec le reste de la société, qu_e ce soit sous la forme extrême d'une violence brutale ou sous la forme, plus courante, de la violence symbolique 17• Dans le cas de l'État stalinien, la violence la plus brutale n'excluait pas la violence symbolique. Ceci pose alors une double question, celle du niveau d'adhésion au régime de la population et des différents groupes sociaux, et surtout celle de son contenu. Sur quoi repose cette adhésion? Celle-ci ne peut pas être appréhendée comme passive. Elle peut être le résultat de conflits qui aboutissent à une forme de compromis, ce qui, dans ce cas, apparaît comme une forme d'adhésion vigilante, et jamais définitive. Elle peut être également le produit de stratégies individuelles ou collectives pour l'accès à certains types de biens, matériels ou symboliques, ou à certaines positions sociales ou professionnelles. La réintroduction 9e ces logiques sociales dans l'analyse de la construction de l'Etat stalinien est nécessaire pour expliquer sa formation et surtout son maintien 18 • Par ailleurs, le débat 16. Alain BLUM,« Oublier l'État pour comprendre la Russie ? (xrx·-xx· siècles),., art. cit. ; Claudio S. INGERFLOM, « Oublier l'Etat pour comprendre la Russie ? (xvt•-

siècle): excursion historiographique '"art. cit. 17. Voir Pierre BOURDIEU, Choses dites, Éditions de Minuit, Paris, 1987. 18. Voir notamment Moshe LEWIN, Russia/ USSR/ Russia : The Drive and Drift of a Superstate, The New Press, New York, 1995; Sabine DULLIN,« Les interprétaXIX'

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autour du totalitarisme a souvent occulté la complexité de l'organisation du commandement, et plus généralement des formes du gouvernement stalinien. Tout comme l'arrivée au pouvoir des bolcheviks en 1917 s'est appuyée, dans un premier temps, sur une administration dont le personnel était largement hérité de la période tsariste, le gouvernement stalinien n'a pas reposé sur un personnel administratif homogène. Différentes strates d'employés et de professionnels se sont superposées jusqu'à la fin des années 1930. Jusqu'aux purges de cette période, le monde social des administrations soviétiques est resté marqué par la diversité, même si celle-ci a été progressivement de moins en moins forte. N'appréhender l'action du pouvoir central qu'à travers la puissance du parti communiste ou le commandement de quelques-uns, du Politburo ou de Staline lui-même, tend à sous-estimer le rôle effectif du monde de l'administration. L'activité des différents services administratifs vise à mettre en application ses lois et ses directives. De ce fait, elle constitue un espace de tensions et de négociations. Tou te contestation, toute difficulté d'application d'un texte réglementaire peuvent être considérées comme révélatrices du projet des hommes au pouvoir, tout autant que de l'attitude des cit~yens et des fonctionnaires eux-mêmes face à ce projet. Etudier les ratés du système aide alors à comprendre la logique de l'ensemble. À cet égard, l'étude du fonctionnement d'une administration stratégique comme l'administration statistique est essentielle pour mettre en lumière les pratiques de coml_llandement et de gestion du groupe des hommes au pouv01r. Deux voies pouvaient être empruntées pour analyser l'élaboration des mécanismes du pouvoir stalinien. L'une aurait consisté à rechercher un projet initial, à reconstituer une démarche intentionnelle, ce qui aurait conduit à s' eff9rcer de mettre en évidence une tension permanente vers un Etat dont la forme aurait été élaborée dès le milieu des années 1920. Il aurait fallu alors repérer les signes, dans les discours et les actions, qui nous auraient permis de trouver tôt les traces d'une telle élaboration. En somme, le stalinisme aurait été construit dès la mort de Lénine, voire avant, tions françaises du système soviétique ,., in Michel DREYFUS et al. (éds), Le Siècle des communismes, op. cit., p. 47-65.

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et aurait constitué par conséquent un système développant les mêmes stratégies tout le long de son histoire, du moins jusqu'à l'acquisition par Staline d'un pouvoir personnel sans partage, après les grandes purges de 1937 et 1938. L'autre voie, que nous avons suivie, nous paraît restituer avec plus de fidélité la complexité du politique et du social. L'histoire stalinienne apparaît, en fait, comme l'expression d'un processus d'ajustement permanent, sans projet clairement défini de la part de Staline. Ou bien, si l'on peut parler de projet, c'est dans l'objectif d'établir et de conserver un pouvoir de moins en moins partagé, destiné à durer. Ceci éclaire le stalinisme sous un jour différent. Il peut être analysé comme un processus interactif dans lequel Staline joue, bien entendu, un rôle central, mais aussi construit ses décisions et ses actes non pas en suivant une logique déterminée à l'avance, mais en réaction à des situations jugées inopportunes, à des conflits et à des tensions. Il s'agit bien plus d'une logique d'action et de décision au coup par coup que d'un prgjet linéaire clairement établi et cohérent. La confrontation de projets hétérogènes et souvent contradictoires, de légitimités non établies, ou fondées sur des principes divers et peu cohérents, explique l'action des acteurs. Le pouvoir stalinien se fonde avant tout sur l'absence totale d'une légitimité définie qui assurerait l'autorité ou la domination. C'est dans ce cadre flou et fluctuant que se développent les conflits entre des pôles qui défendent des légitimités fondées sur des bases diverses. L'étude d'une administration particulière permet de caractériser le mode de gouvernement de Staline. Il s'agit de gouverner les gouvernants bien plus que les hommes. Staline est préoccupé avant tout par le respect des pouvoirs, par la maîtrise de son propre pouvoir, et non par le respect de la société. Celle-ci n'est sujet de préoccupation que comme objet de contrôle 19 • L'accent a souvent été mis sur la disparition d'une société civile en Union soviétique. Bien que cette idée ne soit pas placée au centre de notre analyse, elle nous permet toutefois de souligner le fait qu'on ne peut séparer une réflexion sur le gouvernement des hommes d'une 19. David R. SHEARER, « Modernity and Backwardness on the Soviet Frontier: Western Siberia in the 1930s •,in Donald J. RALl!IGH (ed.), Provincial LandscapP. Local Dimension of Soviet Power, 1917-1953, op. cit., p. 194-216.

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interrogation sur le type de formation sociale construite. Ici, la relation de domination a pour but la conservation d'un pouvoir personnel et unique et est dénuée de tout projet de transformation sociale. Ceci entraîne un paradoxe important. Si le projet bolchevique peut être présenté comme étant avant tout un projet de bouleversement social, il en va tout autrement du système de gouvernement stalinien, qui n'affirme pas un projet social. La différence est essentielle car elle est au centre d'une lecture de l'économie et de la société et d'une pratique contradictoires des acteurs de cette période, et au cœur d'un malente!J.du entre ceux qui, d'un côté, participent à la formation de l'Etat et à l'organisation de son administration et ceux qui, d'un autre côté, détruisent le résultat de leur action en remettant régulièrement en cause les attributions respectives et les fondements de l'autorité des institutions et des administrations sur lesquelles repose le fonctionnement de l'État. En raison de cela, il est difficile de parler d'État stalinien; le terme de gouvernement stalinien paraît préférable. Nous avons souligné à quel point 1933 et 1937 sont deux années cruciales. Conséquence de l'échec des politiques de la fin des années 1920 et d'un déséquilibre économique et social impossible à maîtriser, elles mettent un terme aux tentatives de diverses élites administratives pour construire un État moderne tout en instituant définitivement un pouvoir sans partage de Staline. Mais aussi elles témoignent de l'échec de ce dernier à casser complètement les liens de connaissance, de reconnaissance et de solidarité entre individus ou entre groupes, qui font obstacle à l'établissement d'un pouvoir total sur la société. Autorité, légitimité et formes de violence La question de la nature de ce mode de gouvernement interroge donc la relation entre l'administration et les gouvernants, mais aussi les relations qui s'établissent entre administrateurs, qu'ils travaillent ou non au sein d'une même institution. Celles-ci sont constituées de rap_ports d'autorité reposant sur la reconnaissance de certaines formes de légitimité. Par légitimité nous entendons la reconnaissance par les autres d'un ensemble de prérogatives qui donne aux

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personnes ou aux institutions, du fait de leur position dans le processus de décision ou de leurs compétences dans un champ particulier, une voix prépondérante dans les décisions à prendre. L'autorité découle de la reconnaissance de cette légitimité par l'ensemble des personnes ou des institutions auxquelles s'adressent ces décisions. L'interrogation posée ci-dessus n'est pas nouvelle. Dans son analyse de la bureaucratie, Max Weber étudie les différents types de domination et de légitimité 20• Dans La Crise de la culture, Hannah Arendt s'interroge, pour sa part, sur la nature de l'autorité dans les régimes contemporains et sur la place de la Révolution comme source de légitimité 21 • La ~évolution n'est-elle pas la seule source de légitimité dans un Etat autoritaire qui ne se caractérise ni par une légitimité sacrée, ni par une légitimité démocratique ? En fait, dans l'histoire présentée ici, il y a tension permanente entre autorité et légitimité. Seule cette tension permet de comprendre les _dynamiques observées et l'impossibilité de construire un Etat, à savoir une structure de pouvoir acceptée par tous, impliquant des relations hiérarchiques organisées sur la base de la reconnaissance de l'autorité de ceux qui dirigent. Le maintien de la légitimité de l'autorité suppose une certaine stabilité des signes fondant sa reconnaissance. Quand les positions relatives de deux institutions, la nature des liens hiérarchiques ou le corpus de connaissances reconnu comme expression d'une compétence spécifique sont régulièrement bouleversés, ces signes sont alors ,brouillés. À cet égard, le mode de fonctionnement de l'Etat bolchevique, et stalinien ensuite, repose sur une contradiction insoluble. En premier lieu, cet Etat s'est construit sur la base d'un bouleversement des positions de légitimité et des signes de reconnaissance de l'autorité. Par essence, l'affirmation du processus révolutionnaire bolchevique implique le fait qu'autorité et légitimité ne sont pas des notions abstraites, mais des positions en permanente élaboration et faisant régulièrement l'objet de redéfinitions. De ce fait, elles se trouvent au cœur d'un processus de luttes et de négociations entre personnes et institutions. Cette réalité prend une dimension particulière au sein des 20. Max WEBER, tconomie et société, tome 1, op. cit. 21. Hannah ARENDT, La Crise de la culture, op. cit.

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administrations. Ici, la place du centre politique comme ordonnateur et médiateur dans les conflits d'autorité nécessite qu'il possède une légitimité fondant son autorité. Or, dans les premières années qui suivent la révolution d'Octobre, il y a encore concurrence entre plusieurs sources de légitimité. Une telle situation conduit alors à la mise en place d'institutions spécifiques qui deviennent des instruments d'imposition de l'autorité, à défaut de fonder celle-ci sur une légitimité admise par tous. Cette question est d'autant plus complexe à analyser que le maintien de l'autorité du centre repose sur une remise en cause régulière des relations d'autorité et des signes fondant la reconnaissance de la légitimité acquise. Un brouillage régulier des règles du jeu sert au maintien de l'autorité. Que ce soit en incitant des conflits intérieurs ou en soutenant, tour à tour, une cellule du Parti dans son opposition à la direction d'une institution, puis cette dernière, ou bien en donnant à une partie du personnel, par ailleurs non identifiée de façon précise, le pouvoir de participer à des commissions de purge, le cercle politique central évite que ne s'établisse une stabilité des relations d'autorité. Ce faisant, il devient le seul arbitre décidant d'une stabilisation ou d'une rupture. L'instauration d'une forme de désordre sert au maintien d'une forme d'ordre, sous le contrôle d'organes politiques ou administratifs extérieurs aux institutions concernées. Ainsi, le cercle des dirigeants crée lui-même les éléments d'une contradiction forte dans le fonctionnement du pouvoir, puisqu'il court le risque que plus aucune base n'assure sa propre autorité et sa légitimité, si ce n'est l'héritage révolutionnaire. Or, la force de celui-ci faiblit avec le temps. Une autre contradiction interne caractérise l'effort de construction d'un État stalinien légitime. À défaut d'un fondement théocratique ou démocratique, l'affirmation du caractère scientifique de la construction de l'État et de ses pratiques de gouvernement sert à légitimer son autorité. En même temps, elle crée la base d'une autre forme de légitimité, professionnelle, au sein des institutions. En effet, les arguments sont donnés ainsi aux différents cadres spécialistes des administrations ayant une activité scientifique pour revendiquer la légitimité de leur position professionnelle et de leur discours. La recherche d'une légitimation de l'action

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par l'argument scientifique aboutit à instituer deux formes de légitimité earallèles et concurrentes au sein de ces administrations d'Etat, l'une politique, l'autre professionnelle. Cette contradiction est d'autant plus forte que, tout en ayant besoin de leurs compétences, les dirigeants politiques ne peuvent pas contrôler ces professionnels. La logique professionnelle fondée sur la raison scientifique échappe au contrôle politique. Le second élément de tension tient précisément à la forme de contrôle qui en découle. Ainsi l'étude des affrontements que le pouvoir politique cherche à instaurer est fondamentale pour comprendre comment les gouvernants peuvent manipuler les institutions pour les affaiblir. Cette tactique vise à faire perdre une partie de sa légitimité à l'une d'entre elles. Cependant, ce jeu peut se heurter à des logiques institutionnelles qui lui échappent. En effet, une administration rassemble en son sein un ou plusieurs groupes professionnels dont les membres se reconnaissent entre eux à travers des pratiques ou une formation communes. Productrice d'identité, elle crée des solidarités au sein d'un groupe, fonde un modèle d'autorité qui repose sur une légitimité reconnue par l'ensemble des membres du corps ainsi formé, mais qui, ici aussi, échappe aux gouvernants et entre en concurrence avec celle sur laquelle repose leur pouvoir. Enfin, le processus d'élaboration de nouvelles relations d'autorité implique de s'interroger sur la nature des liens entre les personnes. Ceci se justifie d'autant plus dans le cas d'une société dont les dirigeants postulent la suppression des liens fondés sur les appartenances sociales ou nationales. Quels liens verticaux ou transversaux, hiérarchiques ou horizontaux fondent la relation d'autorité? Doit-on, à la suite de certains travaux, faire l'hypothèse de la domination de liens de surveillance sur des liens d'autorité, ce qui laisse alors de côté la quest~on de la légitimité 22 ? Doit-on supposer que les liens hiérarchiques, perpétuellement remis en cause, n' exercent plus de fonction dans la définition des formes d'autorité ? Tel n'est pas le cas. En réalité, il subsiste des formes alternatives verticales, activées à certains moments, alors que des formes horizontales le sont à d'autres. 22. Oleg KHARKHORDIN, « The Collective and the Individual in Russia "• op. cit., p.355.

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Ce souci de consolider, puis de détruire diverses formes d'autorité conduit à l'expression de violences diverses, qui vont du soutien apporté à tel groupe d'opposants, au sein d'une institution, à l'intervention directe par la purge ou l'arrestation. Ce qui fonde cette violence est avant tout le souci profond d'enlever tout caractère stable à toute forme d'autorité. Encore faut-il comprendre quels en sont les mécanismes. Ils sont fondés sur la volonté de briser tout réseau de personnes constitué autour d'une relation amicale, professionnelle ou fonctionnelle. Dans un premier temps, les conflits entre institutions, les débats et polémiques sont utilisés pour créer des fractures ou provoquer des purges. Plus tard, l'année 1937 apparaît comme une forme extrême des évictions et des purges qui jalonnent la vie des administrateurs soviétiques depuis le milieu des années 1920, un point culminant de la violence stalinienne. Mais c'est aussi une nouvelle forme de violence qui exprime l'impossibilité de venir à bout des déséquilibres provoqués au début des années 1930. Instrumentaliser les conflits entre institutions et personnes ne suffit plus. Il faut introduire les mécanismes de l'oubli et de l'effacement. L'initiative de ces répressions est donc concentrée dans les seules mains de Staline et leur application dans celles du NKVD. Il n'y a alors plus de limites à la violence. Les moyens et les usages de la connaissance Dès que l'on dirige l'attention vers l'État non pas de l'extérieur, mais en interrogeant son fonctionnement interne, c'est-à-dire les modes de gouvernement et d'action, ainsi que la place des hommes et des femmes dans sa formation, se pose la question du processus de constitution des moyens de connaissance et d'information qui circulaient au sein de l'appareil administratif. À cet égard, l'analyse de la chaîne de production et de diffusion de l'information statistique est indissociable de celle du fonctionnement de l'État stalinien. L'une éclaire l'autre. En particulier, pour comprendre la nature et les logiques du pouvoir, il est indispensable d'établir le niveau et le contenu des informations à la disposition des dirigeants du Parti et du gouvernement. Dans ce domaine, la statistique offre un angle d'observation approprié. Deux questions se posent de manière complémentaire.

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De quelles données chiffrées disposaient les dirigeants politiques ? À quelles autres sources d'information les statisticiens eux-mêmes avaient-ils accès pour interpréter les données qu'ils collectaient et, en amont, pour construire les hypothèses qui guidaient leurs procédures d'observation ? En réalité, la diffusion publique de l'information statistique a évolué au cours des années 1920 et 1930. Si celle-ci est restée large jusqu'au milieu des années 1920, elle se réduit fortement à partir de 1926, en particulier dans le domaine des faits démographiques et sociaux. Les chiffres publiés durant les années 1930 sont, eux, très appauvris. À cette époque, seuls les rapports internes du Parti, à diffusion restreinte et réglementée, fournissent des sources qui offrent un regard synthétique. Si la distance vis-à-vis des sources est une habitude chez un historien qui étudie l'URSS, elle se double d'un effort de compréhension préalable de la manière dont l'information était construite, certes, mais également de la façon dont elle circulait d~ns les différentes instances du pouvoir et de l'administration, subissant transformations, voire déformations, du fait du jeu des différentes logiques institutionnelles d'usage de ces données. Cela nous a amenés, dans ce cas aussi, à quitter le terrain de la falsification intentionnelle de l'information pour débroussailler plutôt celui de la reconstitution du traitement de l'information au sein même des organisations de gouvernement. Si cette approche est susceptible d'aider l'historien à utiliser avec plus de discernement les diverses sources à sa disposition, elle informe, en même temps, sur le fonctionnement lui-même de l'appareil administratif et du système de pouvoir. Vers une histoire comparative La forme·du pouvoir stalinien, son caractère répressif extrême, la distance entre le politique et le social, tous ces éléments peuvent sembler rendre difficile l'écriture d'une histoire qui userait des outils d'analyse et d'interprétation portant sur d'autres lieux, voire d'autres temps. Un défi estJosé à l'historien qui étudie les années staliniennes: doit-· les traiter comme un objet à part, clos sur luimême, ou les réintégrer dans l'histoire russe ? Doit-il faire

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comme si l'URSS n'avait pas de passé russe, comme si les dirigeants de la période stalinienne étaient nés avec la révolution d'octobre 1917? Le fait d'étudier seulement les formes institutionnelles du pouvoir stalinien ou les conflits pour le pouvoir entre individus ou entre clans, l'usage aussi de rechercher des logiques et des stratégies politiques différentes derrière les actions des dirigeants tendent à accentuer cette distance entre l'objet et la société. En procédant ainsi, l'historien reprend à son compte la coupure avec la société civile qui était devenue un système de gouvernement. Or, le pays n'en continuait pas moins à vivre et des zones d'autonomie à se développer 23 • Cela justifie de réintroduire les admi!listrateurs dans l'étude du fonctionnement quotidien de l'Etat stalinien et de ses formes d'imposition réelle et symbolique. Le caractère exceptionnel, extrême même, de bien des situations créées par le mode d'exercice du pouvoir stalinien ne signifie pas qu'il est impossible d'en faire une histoire qui pourrait être insérée dans une approche comparative. Des cadres de comparaison désormais bien établis peuvent être mobilisés dans cette perspective, que ce soient ceux du totalitarisme, qui conduisent à comparer l'URSS des années 1930 avec l'Allemagne nazie 24 ou avec l'Italie fasciste, ou ceux du communisme, qui utilisent une grille de lecture identique pour étudier la Chine de Mao, le Cambodge de Pol Pot et l'URSS de Staline 25, et surtout qui ne l'analysent qu'à travers le filtre de la violence d'État. Mais cela conduit paradoxalement à oublier ce qui tient aux êtres humains dans cette histoire. En s'autorisant d'autres comparaisons, on ne banalise pas pour autant «l'expérience soviétique», au risque d'en atténuer le caractère dramatique 26 • En usant de méthodes 23. Marc FERRO, Les Origines de la perestroïka, Ramsay, Paris, 1990. 24. Philippe BURRIN et Nicolas WERTH, «Une comparaison historique,., in Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme - Histoire et mémoire comparées, Éditions Complexe-IHTP-CNRS, Paris, 1999, p. 39-200 ; lan KERSHAW et Moshe LEWIN (eds), Stalinisme and Nazism, Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press, Cambridge, 1997; Marc FERRO (présenté par), Nazisme et communisme - Deux régimes dans le siècle, Hachette/Pluriel, Paris, 1999. 25. Stéphane COURTOIS et al., Le Livre noir du communisme - Crimes, terreur, répression, op. cit. 26. Ian KERSHAW, Qu'est-ce que le nazisme? Problèmes et perseectives d'interprétation, Gallimard, coll. « Folio/histoire ,., Paris, 1992 (édition originale anglaise : 1985), traite ainsi de ces questions dans le cas de l'historiographie du nazisme.

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historiennes qui ne sont pas spécifiques à ce cas, en posant des questions qui ne lui sont pas exclusives, l'objectif n'est pas de nier ou d'oublier ce caractère exceptionnel. Bien au contraire, car il s'agit de comprendre le soubassement social de ce système. Des hommes et des femmes y ont adhéré, l'ont soutenu, ont pleuré quand Staline est mort. Sans y adhérer, d'autres ont conduit leurs carrières, cherché à naviguer entre diverses pressions et contraintes. Certains se sont tus face aux purges de leurs collègues avant d'en être eux-mêmes victimes. Ils ont tous cherché à se frayer un chemin, à construire leur propre destinée au milieu d'une combinaison de désordre et d'ordre apparent. Le cas de l'administration statistique semble indiquer que le monde des administrations n'a pas échappé à cela.

Annexe Les sources sur le personnel de l'administration statistique

Les nombreuses sources utilisées pour décrire la formation de l'administration statistique permettent une reconstitution fine des trajectoires professionnelles et sociales des individus qui y cnt travaillé à différents moments de son histoire. Elles permettent de suivre avec précision le parcours des membres du personnel avant leur entrée et au cours de leur passage dans cette administration. En revanche, nous n'avons pas toujours pu trouver des informations sur leur devenir après leur départ. La source principale consultée est constituée par les do~siers et les fiches du personnel conservés aux Archives d'Etat de Russie de l'économie (RGAE). Ces dossiers ont été établis pour chacun à son entrée dans l'administration statistique. Leur partie principale fournit un ensemble d'informations standardisées : aux caractéristiques sociodémographiques classiques (lieu et date de naissance, âge, sexe) s'ajoutent des critères plus spécifiques à la période soviétique étudiée, qui caractérisent chacun par sa nationalité, au sens soviétique, sa position et son origine sociales. Le niveau de formation, la pratique d'une langue étrangère, l'appartenance au Parti ou à un syndicat, le parcours professionnel antérieur à l'entrée dans cette administration sont indiqués également, ainsi que les différentes positions occupées au sein de celle-ci. Enfin, la raison officielle du départ est notée dans certains cas. Ces dossiers contiennent parfois d'autres documents : dénonciations, autobiographies, recommandations, indications

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relatives au passé politique. Les autobiographies sont totalement absentes des dossiers constitués pendant les années 1920. Ainsi, parmi le millier de dossiers dépouillés, nous avons trouvé seulement 96 autobiographies, dont une quinzaine écrites dans la première moitié des années 1930. Tou tes les autres ont été rédigées dans la seconde moitié des années 1930. Enfin, seuls quatre dossiers comportaient des dénonciations. Des sources complémentaires nous ont permis de vérifier le degré d'adéquation, de couverture et de qualité de ces dossiers. Nous avons utilisé pour cela les listes du personnel établies sous des formes diverses : répertoires alphabétiques ou organigrammes. Enfin, des décisions administratives internes, tels des arrêtés de licenciement ou de recrutement ont aidé à compléter quelques lacunes. Pour identifier les personnes réprimées et fusillées à Moscou, nous avons également eu recours au fichier constitué par l'association Mémorial (http://www.memo.ru). Nous avons pu ainsi trouver de nombreuses dates de décès, non connues avant le travail de mémoire, remarquable, de cette association. Il n'était pas possible, bien entendu, d'envisager une exploitation exhaustive de l'ensemble des 9 691 dossiers personnels conservés au RGAE, qui couvre environ 90 % du personnel ayant travaillé à différents moments, de manière plus ou moins longue, à la Direction centrale de la statistique avant 1939. Les listes du personnel que nous avons trouvées couvrent presque toutes les années, à quelques exceptions près. Nous avons effectué un sondage dans l'ensemble des dossiers. Ceux-ci ont été traités de manière anonyme. Les noms ont été utilisés uniquement pour les appariements entre dossiers et listes, et toujours dissociés ensuite des informations elles-mêmes. Ils n'ont pas été conservés. Pour permettre un appariement entre dossiers et listes, le sondage a été effectué en prenant les membres du personnel dont le nom commençait par les lettres A, B ou J, soit environ 10 % des dossiers (977 exactement). Parmi ceux-ci, 58 correspondent à des doublons, c'est-à-dire concernent une même personne, recrutée à deux moments différents. Un corpus complémentaire de près de 300 personnes a été consitué avec l'ensemble des responsables de département ou leurs adjoints.

LES SOURCES SUR LE PERSONNEL. ..

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Ces sources se sont révélées de bonne qualité. Plusieurs vérifications ont permis d'en juger. Entre 80 % et 90 % des membres du personnel présents dans des listes alphabétiques des années 1920 et 1930 ont un dossier conservé. La proportion, qui est de l'ordre de 87 % au début des années 1920, n'est plus que 78 % au début des années 1930, mais devient très faible après 1937 (respectivement guère plus de 30 % en 1938 et 1939). Nous n'avons pas pu identifier avec précision l'origine de ces lacunes. La dégradation que l'on observe durant les années 1930 est sans doute liée aux nombreuses tensions et désorganisations qui ont marqué cette période, mais peut-être aussi au fait que des dossiers conservés encore à l'aube de la Seconde Guerre mondiale ont été détruits ou perdus ensuite, lors de l'évacuation de Moscou. Il n'est pas exclu qu'une partie de ces maté~iaux soit conservée aussi aux archives de l'actuel Comité d'Etat de la statistique (Goskomstat), qui n'ont pas encore été déposées au RGAE. Plusieurs recoupements nous conduisent à penser que ces lacunes n'enlèvent rien à la représentativité de notre échantillon, à l'exception des années 1938 et 1939, pour lesquelles le nombre de dossiers est trop faible pour être vraiment exploitable. Cela rend impossible l'étude du renouvellement du personnel pendant et après les grandes purges de 1937 et 1938. À l'inverse, environ 10 % des personnes pour lesquelles nous avons trouvé un dossier ne figurent dans aucune liste du personnel. En 1932, la proportion est plus importante (de l'ordre de 20 % ), mais ceci s'explique par la réforme profonde que connaît alors l'institution et le renouvellement rapide du personnel, ce qui entraîne manifestement une certaine désorganisation et crée donc des lacunes dans les listes. D'autres facteurs interviennent, comme les mutations et l~s changements de nom pour les femmes après leur manage. Pour résumer, la couverture du personnel est donc correcte et les lacunes n'introduisent pas de biais importants dans l'analyse sauf durant les années 1938 et 1939. Certaines informations manquent parfois, par exemple la date de sortie de la Direction centrale de la statistique dans 12 % des dossiers. Nous avons alors réaffecté des dates de sortie par « hot deck », c'est-à-dire par tirage aléatoire d'un autre dossier de notre corpus qui avait une année d'entrée

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analogue. Cette procédure d'attribution des données manquantes a été aussi utilisée pour combler d'autres lacunes (jour et mois de naissance, jour et mois d'entrée et de sortie, etc.). Cela permet d'uniformiser l'échantillon sans modifier les distributions de probabilité et en conservant les relations entre variables. Références des dossiers consultés au RGAE (fonds 1562) :

Dossiers individuels des membres du personnel: 1562/307 (4 395 dossiers), 1562/308 (213 dossiers), 1562/309 (1 857 dossiers), 1562/310 (1 553 dossiers), 15~2/311 (1 673 dossiers).

Listes du personnel: 1562/301 - Liste alphabétique manuscrite, établie fin août, début septembre 1920, puis actualisée jusqu'au 1er février 1923 au fur et à mesure. La sortie la plus tardive de la liste date du 20 juin 1923, date à partir de laquelle la liste ne semble plus avoir été utilisée. Les positions (grade et secteur) dans la TsSOu sont indiquées. 1562/30/10 - Liste alphabétique des collaborateurs de la TsSO.u; établie le 16 novembre 1927 (selon les données; la date n'est pas inscrite). Liste non actualisée ensuite. Contient l'ensemble des personnes passées par la TsSOu depuis l'origine (avec des lacunes constatées). 1532/30/3 - Organigramme de la TsSOu, établi le 22 avril 1924, indiquant la liste du personnel, classé par département, sous-département, position hiérarchique et qualification. 1562/30/37 - Organigramme de la TsSOu, établi le 9 mars 1928 selon les indications, mais commencée quelque temps auparavant (probablement le 18 février 1928) et corrigée le 9 mars, indiquant le personnel, classé par département et sous-département, la, position hiérarchique et la qualification. 1562/30/46 - Organigramme de la TsSOu, établi le 1er janvier 1929, indiquant personnel, classé par département,

LES SOURCES SUR LE PERSONNEL. ••

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sous-département, secteur, section, position hiérarchique et qualification. 1562/30/56 - Organigramme du secteur économique et social du Gosplan (ESS), établi au 1/1/1930, indiquant le personnel classé par groupe, position hiérarchique, qualification et salaire. 1562/30/69- Organigramme de l'ESS, établi au 1/1/1930, indiquant le personnel classé par section, position hiérarchique, qualification, salaire, année d'entrée, statut (vacataire ou non), appartenance au Parti, éducation, année et lieu de naissance, origine sociale et adresse du domicile. 1562/30/71- Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 1er avril 1932 indiquant le personnel, classé par département et sous-département, la position hiérarchique et la qualification et le niveau de salaire. 1562/30/71- Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 1/07/1933 (et corrigé le 1/08/1933 ), indiquant le personnel classé par section, position hiérarchique, qualification. 1562/30/105- Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 1/03/1934, indiquant le personnel classé par section, groupe, position hiérarchique, qualification. 1562/30/106- Organigramme de la TsOuNKhOu, établi en mars 1934 (probablement à la fin du mois), indiquant le personnel classé par section, groupe, position hiérarchique, qualification et salaire. 1562/30/173-0rganigramme de la TsOuNKhOu, établi en 1938 (mois non précisé), indiquant le personnel classé par département et secteur, position hiérarchique, qualification et salaire. 1562/2/791- Organigramme de la TsOuNKhOu, établi le 20/3/1939, indiquant le personnel classé par département, secteur, position hiérarchique, qualification et salaire.

Remerciements

Ce livre est un ouvrage à deux voix. Comment, au bout de quatre années de travail, dissocier ce qui revient à l'un ou à l'autre ? Les remerciements seront donc communs, n'opérant pas de distinction entre ce que chacun a pu apporter avec lui de ses échanges avec d'autres. Nous remercions tout particulièrement les archivistes et collègues russes qui nous ont toujours été d'un très grand soutien. Elena Tiourina, directrice du RGAE, a toujours été très attentive à nos demandes, ainsi que ses collègues qui ont toujours fait preuve d'une très grande disponibilité à notre égard. L'écriture de ce livre aurait été impossible sans elles. Galina Kouznetsova, archiviste au GARF, Larissa Malachenko et Larissa Rogovaïa, archivistes au RGASPI, nous ont toujours été d'une grande aide. La fréquence de nos échanges avec nos collègues démographes et historiens de Moscou, en particulier Alexandre Avdeev, Oleg Khlevniouk, Irina Troitskaia, Anatole Vichnevski et Serge Zakharov a stimulé et enrichi notre réflexion. Qu'ils en soient chaleureusement remerciés. D'autres amis, Serge, Natacha, Alexandre, Svetlana, Elena et Galia à Moscou, Zoïa, Alla et Natacha à Saratov, ont toujours été très disponibles pour nous aider à retrouver une source. Plus simplement, leur amitié a été précieuse pour faciliter nos différents séjours loin de chez nous. En France, nous avons bénéficié du soutien de plusieurs institutions, l'INED, le CNRS, l'EHESS, en particulier le Centre d'études du monde russe, et l'université d'Angers. Nous sommes conscients que nous avons une dette scientifique particulière à l'égard de quatre personnes, Alain Desrosières, Marc Ferro, Maurizio Gribaudi et Hervé Le Bras, dont les remarques à la fois amicales et exigeantes nous ont toujours poussés à approfondir notre réflexion. Celle-ci a été nourrie aussi par les échanges avec les collègues et amis de l'unité « Histoire et critique des sources et méthodes» (INED), en farticulier Catherine Bonvalet, France Guérin-Pace, Kame Kateb et Cécile Lefèvre, et du Centre d'études du monde russe (EHESS/CNRS), notamment Wladimir Berelowitch, Sabine Dullin, Catherine

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Gousseff, Claudio lngerflom, Tamara Kondratieva, Nathalie Moine, Nicolas W eth, et Gabor Rittersporn parmi de nombreux autres. Des collègues étrangers ont souvent répondu à nos sollicitations et nous ont encouragés. Parmi eux, nous tenons à remercier particulièrement Dominique Arel, Sheila Fitzpatrick, David Kertzer, Moshe Lewin, Donald Raleigh et Stephen Wheatcroft. Enfin, nous remercions Christophe Prochasson d'avoir proposé la publication de ce livre dans la collection « L'espace de l'histoire » et Hugues Jallon de toute la confiance qu'il nous a accordée. ·

Table

Introduction ...................................................................

5

I. LE GRAND MALENTENDU 1. Histoires de vie ........................................................ . Pavel Ilitch Popov .................................................... Olimpi Aristarkhovitch Kvitkine ............................ Deux modes d'expression du stalinisme ..................

31

2. Le passé au service du présent ................................ . Continuité des hommes .....- ..................................... Moderniser l'État ...................................................... La science au service de l'État .................................. Clivage entre deux générations ............................... Clivage entre les sexes ............................................. . Réseaux familiaux ................................................... ..

33 35 38 39 41 43 44

3. La ,Pu!ge, moyen de gouvernement ........................ Premzces ................................................................... .. La purge ............................................................... :..... Une épreuve de bras de fer ...................................... « Votre idée bolchevique » ...................................... . « Une tyrannie a commencé à peser sur nous » .... .. Roder la surveillance quotidienne .......................... . Banalité? ................................................................. ..

50 50

17 18

27

54 58 61 65

69 70

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4. Le savant, l'administrateur et le bolchevik ............. Le savant et le politique ........................................... Le savant et l'administrateur ................................... La configuration extérieure des pouvoirs ................ Résistance, malentendu ? .......................••...............• Épilogue ......................................................................

73 73 82 86 88 91

II. L'ADMINISTRATEUR ET LE BUREAUCRATE 5. Vers la tourmente .................................................... . La balance fourragère, enjeu du contrôle .............. . L'éviction d'Ossinski ............................................... . La statistique au service exclusif du plan ? ............ . La grande famine ..................................................... . La statistique comme preuve .................................. . Résolution inachevée d'un conflit ........................... . 6. La solution extrême ................................................. . Projets de recensements ........................................... . Dire ce qui est et ne doit pas être ............................ . L'indiscutable témoignage des chiffres ................... . Ennemis du peuple ................................................... . La normalisation inachevée .................................... . Manipuler ................................................................. . Destins de trois statisticiens des années 1930 ......... . Conclusion ................................................................ . 7. L'anarchie bureaucratique ...................................... .

Instabilité et stabilité ............................................... . Deux mains-d'œuvre de réserve ............................. . Atomisation : ruralisation et ethnicisation ............. . Solidarités de génération ......................................... . Organiser le désordre .............................................. . Signaux ou instructions ? .......................................•.• L'échec de l'absolutisme bureaucratique ............... . Liens de connaissance et lien de reconnaissance .... .

95 101

105 109

114 117

123 127 127 130 134 139

143 146 155 163 166 166 168 170

175 176 179

183 186

TABLE

371

III. LE SCIENTIFIQUE ET LE POLITIQUE 8. Quelle science pour une société socialiste ? .........

L 'instrumentalisation des débats ........................... Marx, le statisticien bourgeois et l'homme moyen . Les théories mises en procès .................................... Les balbutiements de l'élaboration d'une comptabilité nationale ........................................ Compter et planifier la population ........................ De la découverte du fait social à la comptabilité bureaucratique .................................................... Mourir en URSS ........................................ ,............ Recenser la population ............................................ Annexe : La kondratievchtchina - un exemple d'usage de sources particulières .......................... 9. Classer une société sans classes .............................

Classer les exploitations sous la NEP..................... De l'occupation à la classe sociale .......................... Quand Marx apparaît ............................................ Au seuil d'une société sans classes .......................... 1O. Assignation d'identité et catégories nationales ................................................................ .

Langues, races et peuples ....................................... . Peuples, nations, territoires ................................... . Négociations et déterminations autoritaires ........ . L'impossible compromis ........................................ . Enregistrement-état civil-culture statistique ....... . Conception et usage des catégories ....................... . Usage local et pratique discriminatoire ................ . Utilisation policière des sources démographiques et imposition d'identité ...................................... . Construçtion des identités : biographie et réseau de relations ......................................................... . Annexe: Tadjiks et Géorgiens entre 1897et1970. 11. Incertitudes face au hasard .....................................

Un usage né de la commande administrative ....... Le tir;age. mécanique, première forme de tirage aleatotre ............................................................... Vers la notion de représentativité ..........................

197 200 201 206 210 215 218 224 230 235 240 242 247 250 256 260 263 267 271 274 276 279 280 286 289 292 299 300 303 305

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Théorisation du sondage ......................•.•......•......•• Application diversifiée des enquêtes par sondage dans les années 1920 ........................................... L'observation des structures et du changement, domaine des unités types .................................... Quelles méthodes d'enquête pour une statistique soaa iste .è ......................................... . La représentativité confrontée à la pratique ......... Nouveaux usages des chiffres et compromis méthodologiques ................................................. Le recentrage des années 1930 ............................... Combiner le hasard et le choix d'unités types ....... Persistance des doutes face à l'alé11toire .................

324 328 332 335

Conclusion. Contribution à l'histoire du stalinisme ••

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Collaboration, adhésion ou résistance ? ................... Retour sur la notion d'État stalinien ........................ Autorité, légitimité et formes de violence ................ Les moyens et les usages de la connaissance ........... .. Vers une histoire comparative ...................................

3•8 352 356 357

Annexe : Les sources .....................................................

361

Remerciements ...............................................................

367

..

. z·

313 316 319 320

340

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