Bataille Lascaux
January 25, 2022 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Il a été tiré de ce tome neuvième des Œuvres complètes de Georges Bataille trois cent dix exemplaires sur Alfa. Ce tirage, constituant l'édition originale, est rigoureusement identique à celui du premier tome qui seul est numéroté. Il a été tiré en outre vingt·cinq exemplaires réservés à la Libraide du Palimugre.
Lascaux ou la naissance de l'art
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. © Albert Skira, 1.955, pour Lascaux et Manet; Éditions Gallimard, 1979, pour la présente édition.
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Œuvres complètes de G. Bataille
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pour le montrer, aux données les plus générales de l'histoire des religions : c'est que la religion, du moins l'attitude religieuse, qui presque toujours s'associe à l'art, en fut plus que jamais solidaire à ses origines. Je me suis borné, en ce qui touche les données archéologiques, à les reprendre telles que les préhistoriens les ont établies par un travail immense, qui demanda toujours une extraordinaire patience --· et souvent du génie. C'est id le lieu de dire tout ce que ce livre doit à l'œuvre admirable de l'abbé Breuil, auquel je suis particulièrement reconnaissant d'avoir bien voulu m'aider de ses conseils quand j'ai commencé cet ouvrage. C'est l'étude archéologique entreprise par lui à Lascaux - et que l'abbé Glory poursuit at~jourd'hui avec fruit - qui m'a permis d'écrire ce livre. Je dois maintenant exprimer toute ma gratitude à M. Harper Kelley, pour son assistance amicale. Je tiens enfin à remercier M. G. BaiJloud, dont les conseils m'ont été particulièrement utiles.
Le miracle de Lascaux '
LA NAISSANCE DE Ll ART 2
La caverne de Lascauxl dans la vallée de la Vézère, à deux kilomètres de la petite ville de Montignac, n'est pas seulement la plus belle, la plus riche des cavernes préhistoriques à peintures; c'est, à l'origine, le premier signe sensible qui nous soit parvenu de l'homme et de l'art. Avant le Paléolithique supérieur, nous ne pouvons dire exactement qu'il s~agit de l'hmnme. Un être occupait les cavernes qui ressen1blait en un sens à l'homtne; cet être en tout cas travaillait, il avait ce que la préhistoire appelle une industrie, des ateliers où l'on taillait la pierre. Mais jamais il ne fit> et grandiose de cette partie de la caverne étonne dès le seuil, vu d)en haut. Les peintures y sont réparties en quatre groupes, clairement isolés l'un de l'autre. Trois d'entre eux se succèdent à gauche : celui que dominent les bouquetins, celui de la grande vache, puis, plus bas, celui des deux bisons; une frise de têtes de cerfs se développe sur la droite. Seul, le premier groupe est proche du visiteur qui, du seuil, domine l'ensemble de la nef, mais se trouve à hauteur et à côté de la frise des têtes de bouquetins, qui en est le registre supérieur. Ces têtes sont malheureuselnent peu lisibles, les cornes seules en sont restées assez distinctes, la peinture est très effacée. Il s'agit de traces d'images disparues : quatre de ces têtes étaient noires et quatre rouges. Deux chevaux non moins effacés sont figurés à gauche des bouquetins, l'un d'eux, sur un angle sortant de la paroi, est cependant assez lisible, en raison de la profonde gravure qui en a pour ainsi dire modelé la tête. L'abbé Breuil l'apparente aux cc chevaux chinois ll du diverticule. Les animaux du registre moyen sont relativement bien conservés. Ils n'ont pas été figurés, comme les chevaux et les bouquetins, sur la partie verticale de la paroi. Cette partie forme une sorte d'entablement : les peintures des registres infërieurs ont été disposées dans l'enfoncement que surplombe cet entablement. Sur la partie la plus avancée de cet enfoncement est disposée une frise qui, s'étendant entre deux signes rectangles, est formée de gauche à droite par une jument gravide que suivent de près un étalon, puis une seconde jument gravide. Ces animaux se dirigent vers la gauche. A droite un bison, dont la peinture recouvre l'arrière-train de la dernière jument, se dirige au contraire à droite. Les contours des animaux ont été gravés après avoir été peints. De plus, des flèches ont été gravées sur les peintures : le flanc de l'étalon et celui du bison en sont traversés sept fois. Nous voyons à la rigueur, de préférence en nous baissant, les figures de ce registre moyen depuis le chemin central qui entre dans la nef. Il n'en est pas de même de celles du registre inférieur, qui occupe la partie la plus basse de l'enfoncement. Ces figures ne se voient guère que de tout près : nous devons nous étendre au-dessous, nous voyons alors deux chevaux, dont le second vers la droite est figuré en train de paître, la tête abaissée. Ces chevaux s'apparentent au cheval rouge à crinière noire qu'a englobé le tracé du premier taureau de la grande
salle. Ils s'apparentent également à l'ensemble des chevaux du deuxième groupe qui, plus loin, entourent la grande vache, peinte après eux. Ces derniers sont eux~mêmes, ainsi que la vache, gravés de contours. Ils sc succédaient primitivement au nombre d'une vingtaine sur une partie de la paroi qui, faisant d'assez loin suite à l'enfoncement, surplombe de haut le chemin central de la nef. Le bison de l'enfoncement est postérieur aux chevaux voisins : ainsi apparaît-il que cette partie de la caverne fut en premier lieu consacrée tout entière au cheval. Nous devons restituer par la pensée cette vaste frise de chevaux mêlés de couleurs diverses, à partir des ensembles subsistants. La très grande vache noire du centre en a recouvert un bon nombre. A la condition, un instant, d'oublier cette figure aujourd'hui dominante, l'effet restitué est digne d'admiration. La grande vache, haut perchée, domine la nef de toute sa masse : la couleur noire en est légèren1ent effacée, mais elle n'en est pas moins sortante, d'une allure à la fois grêle, énorme et monumentale. Comrne dans les vaches du diverticule, il est possible d'y voir une femelle de Bos primigenius. De toute façon, c'est l'une des :figures les plus récentes de la grotte. Sa facture Fapparente au taureau noir et à la vache qui saute : elle est comrne eux d'un art très délié. Peut-être marque-t-elle une intention d'eHà.cer la foule des chevaux qui l'entourent, et dont certains réapparaissent dans la transparence relative de la couleur noire. Au-dessous d'elle sont peints les trois rectangles divisés en carreaux dont l'effet décoratif achève une composition con1plexe, à la fois bizarre et grandiose. Bien plus bas, isolément, la paroi présente un groupe dont le mouvement étonne d'autant plus qu'il diverge, à partir du centre, à la manière d'une explosion. Deux bisons ithyphalliques, et dont les arrière-trains se confondent, fuient en sens inverse l'un de l'autre : l'un et l'autre sont brun foncé, n1ais 1 une partie de la toison de celui de gauche réserve une sorte( d'écharpe rouge. C'est, me semble-t-il, l'in1age la plus tumul-\ tueuse de l'Age du renne. Ces fourrures hérissées, ces têtes\ hirsutes, ce mouvement ran1assé et déconcertant, expriment] avec une puissance jamais dépassée une violence animale 1 angoissée, érotique et aveugle. Sur la droite, cinq têtes de cerfs élaphes se succèdent audessus d'un léger relief de la paroi comme si elles émergeaient
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de l'eau d'une rivière, se dirigeant vers le fond de la nef. Bien qu'elles étonnent peu d'abord, ces În1ages nous laissent une étrange sensation de douceur animale, touchant à la métempsychose. Comme si le peintre, lui-même un cerf au lieu d'un homme, les avait peintes en un moment de confusion mal éveillée. Elles donnent elles-mêmes une Îlnpression de son1nolcnce et suppriment en un glissement le sentin1ent de la limite : nulle différence, dès lors, entre le regard qui les envisage et la présence de ces êtres envisagés 1 . Ces figures sont tracées à larges traits ; les traits des quatre premières sOnt noirs, ceux de la dernière bistre. Elles doivent être récentes ; elles se superposent aux traces d'un cheval bistre 'rehaussé de noir, témoignage du temps où il semble que cette partie de la caverne était réservée tout entière au cheval. Cette frise des têtes de cerfs achève l'immense variété des peintures de la caverne. La nef se termine en couloir étroit, où il est difficile à un homme corpulent de se glisser. Ce couloir mène à un boyau très bas où il fant ramper pour ressortir un peu plus loin devant une pente raide et glissante aboutissant quelques mètres plus haut au . Ce nom désigne un petit emplacement à l'issue de ce boyau, en précédant de peu l'ouverture, qui donne sur un élargissement nouveau de la caverne. Ce derr~ier se termine en véritable gouffre. L'intérêt de ce (( cabinet J) est de souligner le caractère essentiellement discret de figurations qui pouvaient se faire en des lieux presque inaccessibles. A gauche, les gravures d'animaux percés de flèches représentent en principe des félins. A droite, en sortant du cabinet, une frise de petits chevaux peints et gravés semble prolonger les deux groupes de chevaux de la nef voisine.
L'abside et le puits A l'issue du passage, avant la nef, s'ouvre sur la droite une petite salle qui, se terminant en cul~de-four, pouvait être comparée à une abside. Cette salle est l'une des plus curieuses de la caverne, mais elle ne présente à la vue qu'un fouillis de peintures en partie effacées et d'innombrables gravures enchevêtrées, empiétant les unes sur les autres. Seul un travail minutieux de relevé, qui demandera des années, peut
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tirer de cet embrouillamini de précieuses données archéologiques. L'ensemble de ces peintures et de ces gravures représente lui-même l'immense activité de ceux qui, sans fin, reprirent le minutieux peuplement de ces parois : de la gauche à la droite, à travers le plafond, utilisant, souvent plusieurs fois, la plus petite parcelle de l'espace disponible. Sauf, sans doute, dans la caverne des Trois Frères, il serait ünpossible de se former une image plus saisissante de l'importance qu'avait la figuration dans la vie des hommes de ce temps. Les grandes peintures témoignent des moment les plus marquants d'une activité créatrice, mais l'enchevêtrement des gravures exprime seul un souci se mêlant sans finir à la vie, à la façon d'une trame. Dans l'ensemble, d'un point de vue spectaculaire, ces figures de l'abside sont décevantes. J\{ais un très beau cerf suffit à montrer la ferveur que pouvaient avoir ceux qui les tracèrent. Ils abandonnaient leur œuvre à l'incessante activité de fourn1i de ceux qui viendraient après eux. Ce recornmencen1ent ensevelirait dans un fOuillis l'expression qu'ils auraient, un instant, donnée à la vie : mais ils ne gra~ vaient pas leurs figures avec rnoins de conviction que s'ils avaient travaillé pour l'éternité 1 . L\( abside)) mène à l'ouverture du puits. Le puits est l'une des parties les plus surprenantes de la caverne. Il ne contient qu'un petit groupe d'images, que leur exécution ne situe peut-être pas, dans la caverne, parmi les plus habiles, mais il n'en est pas de plus étranges. Aujourd'hui, il est facile de descendre dans le puits. A l'extrémité de 1' ({ abside }} s'ouvre un trou profond où il est possible de sc glisser à l'aide d'une échelle de fer scellée dans la roche, 1nais dans les temps préhistoriques, la descente, qui se faisait peut-être par une corde, pouvait relever de l'aero~ batie. Il n'est pas nécessaire, à vrai dire, de descendre au fond du puits : une plate-forme étroite, à mi-hauteur, à quatre mètres au-dessous du sol de l' ({ abside JJ, permet de faire face (au-dessus de la partie profonde qui s'enfonce à gauche) à une paroi sur laquelle, dlun côté, un rhinocéros est figuré et, de l'autre, un bison; entre eux, à demi tombé, un homme à tête d'oiseau surmonte un oiseau figuré en haut d)une perche. Le bison est littéralement hérissé de fureur, sa queue est dressée et ses entrailles se vident en lourdes volutes entre ses jambes. Devant l'animal, une sagaie est tracée de droite
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à gauche, coupant le haut de la blessure L'homme est nu et ithyphallique; un dessin de facture puérile le fait voir couché de son long, comme s'il venait d'être frappé à mort ; ses bras sont écartés, ses mains ouvertes (celles-ci n'ont que quatre doigts) 2 • Nous verrons que cette énigme préhistorique a suscité la fièvre des commentateurs (p. 94) : elle introduit un élément de drame dans un art qui peut-être en est lourd, mais où jamais il ne prend forme. Je ne manquerai pas d'énoncer plus bas les diverses hypothèses proposées, 1nais je ne puis rien ajouter à la discussion : l'ambiguïté de la scène, énigme et drame, doit lui être laissée. 1•
La perspective tordue et l' dge relatif des peintures Le bison du fond du puits est représenté d'une manière à la fois sommaire et expressive. De même que les figures voisines, il n'est pas polychrome, mais tracé de larges traits noirs. Il utilise seulement la chaude couleur ocre de la roche à cet endroit, qui achève de l'animer. J'insisterai sur la gaucherie et la force d'expression mêlées de cette image. La gaucherie rend plus sensible un caractère com1nun à l'ensemble des figures de la caverne : elles sont tracées en {( perspective tordue ll, C'est-à-dire de profil, mais comme si, pour les mieux dessiner, l'on avait tordu certaines parties, les pattes, les oreilles et les cornes (ou les bois). Sur ces anhnaux de profil, les pattes, les oreilles et les cornes sont vues de face (ou de trois quarts). Les pattes du bison sont fendues et les deux cornes, au lieu de se confondre, ou d'être parallèles, ont la forme de lyre qu'elles auraient à nos yeux si l'animal nous faisait face (mais cette lyre est inclinée : le bison est figuré la tête basse, dans l'attitude de la charge). Le Paléolithique supérieur se divise en principe en trois périodes, aurignacienne, solutréenne et magdalénienne. J'ai déjà représenté les difficultés que soulève actuellement l'emploi du mot ((aurignacien J>, mais, en l'envisageant au sens large, il est possible de formuler un aspect caractéristique de ces périodes en disant qu'à l'Aurignacien, la perspective tordue est de règle; au Solutréen, l'art des cavernes est essentiellement représenté par la sculpture, et la peinture fait à peu près défaut; mais au Magdalénien, normalement, les pattes
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et les cornes sont vues de face (sauf au sud des Pyrénées, dans le nord de l'Espagne, où la perspective tordue n'a pas disparu). C'est ce qui permit à l'abbé Breuil de dater de l'Aurignacien n1oyen et supérieur les figures que nous venons de décrire, qui toutes se présentent en perspective tordue. (Seuls font à la rigueur exception les bisons du bas de la nef, dont les pattes seules sont vues de face et dont une seule corne est tracée.) Bien entendu, cette manière de voir est discutable : il arrive d'assigner au 1-fagdalénien une partie des peintures de Lascaux. L'opinion de l'abbé Breuil sembla contredite au moment où l'analyse de ffagments carbonisés trouvés dans le fond du puits donna une date : 13500 av. J.-C. On admet en principe que le Magdalénien se termina 15000 ans avant nous ... Mais les analyses du carbone, que la science moderne a mises au point, pern1ettent de dater des trouvailles plus récentes et semblent n'avoir pas de précision s'il s'agit de la préhistoire ancienne. Nous gardons des raisons valables de reculer au-delà du Solntréen la merveilleuse féerie de Lascaux. Ainsi pOuvons-nous l'apercevoir à l'au:rore de l'humanité achevée. (Rien ne serait d'ailleurs sensiblement changé si nous devions la situer un peu plus tard. L'évolution était alors infiniment plus lente que de notre temps. C'est pour cette raison justement qu'un doute demeure 1 : du début à la fin du Paléolithique supérieur les modes de vic sont à peu près inchangés, et les documents qui nous sont parvenus des diverses phases sont souvent difficiles à distinguer.)
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Cela, les peintures animales de Lascaux le répètent après d'autres, des mêmes temps, qui, décorant d'autres cavernes, étaient déjà connues. Mais du jour où elles l'ont 1 dit, elles achevaient la révélation de ce paradoxe en une sorte \ d'apothéose.
La représentation de l'homme'
L'HOMME
PARÉ DU
PRESTIGE DE
LA
BÊTE 2
Revenons rnaintcnant au fait dont nous partons : un jour était découverte dans les bois, près d'un bourg de Dordogne, cette caverne des mille et une nuits. Merveilles énigmatiques, inattendues, ces figures éveillaient l'écho de l'une des fetes les plus lointaines de ce monde. Tout à coup mises à jour, ces peintures n'avaient pas seu,lement l'apparence qu'elles auraient eue peintes hier : elles avaient un charme incomparable et, de leur composition désordonnée, une vic sauvage et gracieuse émanait. Jamais rien n'avait, jusqu'alors, rendu sensible de cette manière la présence, à une date si reculée, de cette humanité si proche de nous, qui naissait. Mais cette apparence sensible maintenait, en le soulignant, un caractère paradoxal de l'art préhistorique en son entier. Les traces, qu'après des millénaires nombreux ces hommes nous ont laissées de leur humanité, se bornent - il s'en faut de bien peu - à des représentations œanimaux. Ay_cç une sorte de bonheur imprévu, ces ~1ommes de Lascaux rendirent sensible le fait -qu'étant des hommes, ils nous ressemblaient, mais i~~ l'ont fait en nous laissant l'image de l'animalité qu'ils quittaient. Comme s'ils avaient dû parer un prestige naissant de la grâce animale qu'ils avaient perdue. Cc qu'avec une force juvénile annoncent ces figures inhumaines n'est pas seulement que ceux qui les ont peintes ont achevé de devenir des hommes en les peignant, mais qu'ils ront fait en donnant de l'animalité, non d'eux~mêmes, cette image suggérant ce que l'humanité a de fascinant.
Ce qui nous fige en un long étonnement est que l'effacement de l'homme devant l'animal~ et de l'homme justement devenant }~llm_a~n - est le plus gr
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