Anamorphoses. Etudes Sur l Oeuvre de Romitelli
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anamorphoses études sur l’œuvre de Fausto Romitelli
sous la direction d’ Alessandro Arbo
Introduction par Alessandro Arbo
La tendance à s’imprégner des atmosphères du rock progressif et l’usage désinhibé de la techno ont poussé en 2003 un critique français à faire de Fausto Romitelli « le parangon de la subculture de la musique savante contemporaine 1 ». Cette définition a priori surprenante se voit aujourd’hui confirmée par le crédit qu’il rencontre auprès de nombreux jeunes compositeurs plus enclins à l’échantillonnage et au traitement du son qu’à l’étude des classiques. Elle lui plaisait d’ailleurs, même s’il s’en défendait en soulignant qu’elle ne rendait pas compte du travail d’écriture qui, malgré tout, demeure au centre de ses œuvres. Une telle ambivalence s’était approfondie au fil du temps, à mesure que son écriture incorporait la morphologie sonore des musiques non-écrites. Le tout allié à une intention poétique magistralement divisée entre utopie et désenchantement : car chez ce compositeur – qui a développé son propre langage à partir de la formation reçue au Conservatoire de Milan sous l’égide de Umberto Rotondi, à la Civica Scuola di Musica de Milan et à l’Accademia Chigiana de Siena, avec Franco Donatoni, mais surtout en suivant l’exemple de Ligeti et des musiciens de l’Itinéraire –, le dessein de “salir” le son en puisant sans complexes dans l’univers underground et, au-delà, dans les territoires du bruit qui parasite le monde de la communication, est reconductible à un dessein anti-rhétorique et, en même temps, à 1. Denut, Eric, « Fausto Romitelli : a Short Index », in Arbo, Alessandro (dir.), Le corps électrique. Voyage dans le son de Fausto Romitelli, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 115.
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une volonté de toucher un des points névralgiques de l’actuelle société globale. « Aujourd’hui – observait Romitelli – le monde semble être une métaphore de la vanité et de la petitesse de chacun : les problèmes existentiels individuels sont amplifiés par ceux d’une époque qui n’offre aucun point de repère, mais seulement une extrême déshumanisation et dénaturalisation. S’orienter est impossible et le naufrage est obligé 2 ». Un constat sans appel qui va de pair avec les courbes de la distorsion et de la saturation dont se charge aussi volontiers sa musique : elles constituent en quelque sorte la preuve du désir de cet artiste de se faire le « témoin et narrateur de ce naufrage ». Cependant, on aurait tort de vouloir tout ramener à ce motif, dont l’inspiration vaguement adornienne n’aura échappé à personne. L’œuvre de Romitelli a certes tendance à s’enfoncer dans des zones d’ombre, à explorer les marges, les excès d’information et les plis d’une perception altérée, pour emprunter, si l’on veut évoquer une de ses références littéraires préférées, la voie d’une paradoxale « connaissance par les gouffres 3 » ; mais elle le fait avec une jouissance telle qu’elle nous laisse entrevoir un objectif qui ne coïncide pas entièrement avec celui de la critique sociale : pour le musicien, il s’agit avant tout de tirer de ces territoires une lymphe vitale, susceptible de conférer une énergie nouvelle à un son – celui des musiques dites contemporaines – devenu trop anémique et détaché du monde. Ou, en d’autres mots, et pour recourir encore à son incomparable ironie, pour le faire sortir de ces sortes de « Club Méditerranée pour intellectuels 4 » que semblent quelquefois être les festivals consacrés à ce genre de musique. Du reste, on n’a pas besoin de déclarations d’intention pour percevoir jusqu’à quel point Romitelli a tout misé sur une matière vive, brûlante, proche de notre vécu. Il l’a forgée 2. Romitelli, Fausto, « Pour une pratique visionnaire », in Cohen-Levinas, Danielle, Causeries sur la musique. Entretiens avec des compositeurs, Paris, L’Harmattan, p. 292 ; réédité in Arbo, Le corps électrique, p. 150. 3. Michaux, Henri, Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1967. 4. Romitelli, Fausto, « L’insurgé », propos recueillis par Omer Corlaix, Musica Falsa, 11, 2000, p. 84-85 ; réédité in Arbo (dir.), Le corps électrique, p. 153.
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avec des manipulations instrumentales et vocales originales : un kazoo qui parasite ou rend plus granuleuse une texture, un harmonica qui confère à un accord une touche de brillant, un sifflement qui corrode une ligne mélodique, une cloche dont le son s’éteint dans l’eau ; ou, pour aller plus loin et vers des manières plus rêches, un jack d’amplification, une éponge abrasive ou un rasoir électrique qui passent sur les cordes d’une guitare, un porte-voix qui engendre un larsen, une pédale de distorsion qui fait éclater les sonorités d’un violoncelle, une interférence produite par une émission vocale des instrumentistes… On peut affirmer sans exagération que l’émergence des qualités esthétiques les plus saillantes d’une musique qui se plaît avant tout au paroxysme et à l’exploration des seuils perceptifs, qui ambitionne de tordre l’espace « en mille anamorphoses 5 », dépend de ce formidable répertoire de gestes et du bon équilibre de sa mise en œuvre entre les parties instrumentales et les parties amplifiées ou électrifiées. C’est bien dans cette alchimie que se trouve le cœur pulsant de cette musique, son aptitude à entrer en résonance avec notre vécu. Il convient de rappeler que Romitelli appartient à une génération de compositeurs difficilement classables dans des catégories, contrairement à certaines figures des avant-gardes historiques. Autrement dit – comme l’a observé Enrico Girardi 6, en s’inspirant du titre d’un célèbre livre de Mario Bortolotto 7 – qui ne peuvent être regroupés sous l’étiquette d’une « troisième phase » (après la « deuxième phase » avant-gardiste des années cinquante et soixante, marquée en Italie par des noms comme Luigi Nono, Luciano Berio, Niccolò Castiglioni, Aldo Clementi, Franco Evangelisti, Sylvano Bussotti ou Franco Donatoni). Dans un contexte caractérisé par une absence de valeurs partagées et 5. Romitelli, Fausto, « An Index of Metals : Note d’intention », in Arbo (dir.), Le corps électrique, p. 139. 6. Girardi, Enrico, « Uno sguardo critico, dieci anni dopo », in Arbo, Alessandro (dir.), Oltre le periferie dell’impero. Omaggio a Fausto Romitelli, Turin, Trauben, 2014, p. 24. 7. Bortolotto, Mario, Fase seconda. Studi sulla nuova musica, Turin, Einaudi, 1976.
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une forte remise en question du sens même de la modernité, Romitelli n’a pas renoncé à l’ambition de créer une musique nouvelle, susceptible de nous toucher en profondeur. Avec le sentiment de se trouver, comme l’avait suggéré la sémiologie du quotidien d’Umberto Eco, aux périphéries de l’empire culturel 8, il a tendu l’oreille au-delà des salles de concerts, vers les musiques qui, qu’on le veuille ou non, avaient fasciné sa propre génération. Il l’a lui-même déclaré sans fard : ce qui l’intéressait, dans l’univers rock et électro, n’était pas une structure harmonique ou des profils mélodiques souvent trop conventionnels, mais l’épiphanie d’une matière dense, puissante, visionnaire, susceptible de se présenter, sinon comme le symbole, du moins comme le dernier simulacre d’une participation de l’auditeur à des rituels ou à des formes de vie réelles. Pour comprendre ses créations, pour expliquer l’impact émotionnel considérable qu’elles peuvent avoir sur l’auditeur, il convient alors de se concentrer sur leur fonctionnement effectif, en prenant en compte la finesse d’une écriture qui a su intégrer de surprenants matériaux hétéroclites, ainsi que des modes de jeu particuliers, sollicitant de nouvelles habitudes et stratégies d’écoute. C’est ce qu’ont cherché à faire les auteurs des textes réunis dans ce livre qui reprend, en grande partie, les communications présentées à une journée d’études organisée par le GREAM en 2013 en collaboration avec le Festival « Musica 9 ». Le volume est divisé en quatre parties : dans la première, le lecteur trouvera des articles dédiés à des aspects émergeants de la poétique musicale romitellienne, dans sa remarquable tension vers des espaces imaginaires. La deuxième est constituée d’analyses consacrées à des œuvres qui jalonnent la formation d’un style qui a assimilé le spectralisme au début des années 1990, alors que ce dernier se trouvait dans une phase d’autoréflexion, pour vite l’enrichir de nouvelles suggestions sonores. La troisième 8. Eco, Umberto, Dalla periferia dell’impero. Cronache di un nuovo medioevo, Milan, Bompiani, 1977. 9. La journée d’étude a eu lieu le 3 octobre 2013 dans l’amphithéâtre du Collège doctoral européen de Strasbourg.
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contient une étude plus transversale ainsi que des lectures de ses œuvres les plus connues, conduites en suivant de près les détails de la partition, sans jamais oublier les multiples réseaux de significations auxquels elles font référence 10. La quatrième, enfin, inclut une chronologie essentielle de Fausto Romitelli, une bibliographie et un catalogue de ses œuvres. Ce dernier suit l’ordre chronologique et entend offrir le plus d’informations possible : y sont mentionnés, en plus des compositions du catalogue officiel édité par Ricordi, les travaux inédits, remontant pour la plupart à la période de formation des années 1980 11. Ces études, sans prétendre à l’exhaustivité, devraient nous permettre de mettre en perspective les traits les plus marquants de l’œuvre de ce compositeur qui a laissé une empreinte indéniable sur la scène musicale contemporaine. Plus particulièrement, elles devraient contribuer à approfondir les problématiques liées à leur mise en acte effective, lorsque les prescriptions de la partition sont confrontées à des facteurs contextuels – tels que l’impact d’un titre provocateur, ou de violentes suggestions littéraires et visuelles – et interprétatifs susceptibles de capturer l’attention de l’auditeur, voire même, comme Romitelli l’avait désiré, de 10. Nous regrettons l’absence, dans cette partie, d’une analyse spécifique consacrée au cycle Professor Bad Trip. Mais cette lacune pourra être comblée en consultant le travail, développé avec une attention particulière pour les aspects formels, de Michel, Pierre, « Professor Bad Trip, Lesson I, II, III », in Arbo (dir.), Le corps électrique, p. 51-77. Tout au long de l’ouvrage le lecteur trouvera par ailleurs de nombreuses références à cette œuvre remarquable. 11. Ce choix mérite peut-être une petite explication supplémentaire. En 2003, au moment de rédiger le catalogue de ses compositions pour le livre Il corpo elettrico, Romitelli avait préféré que celui-ci ne signale que les compositions du catalogue Ricordi. L’exclusion des œuvres de jeunesse était moins motivée par un rejet radical de celles-ci par le compositeur que par le désir pragmatique de se servir de la publication comme d’une carte de visite. Les premières œuvres n’étaient alors effectivement plus représentatives de ce qu’il écrivait, ou de l’image avec laquelle il souhaitait se présenter aux musiciens ou aux institutions susceptibles de programmer sa musique. Mais, aujourd’hui, à plus de dix ans de sa disparition, le moment est peut-être venu de prendre en compte l’ensemble de son travail : la distance qui sépare les compositions des années 1980 des œuvres qui ont fait un « style Romitelli » nous permet de mieux comprendre le chemin parcouru. Il est par ailleurs intéressant de constater la présence, dans ses premiers travaux, de gestualités instrumentales et idées génératrices que l’on retrouvera dans ses œuvres majeures.
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« s’emparer de son corps 12 », en le faisant plonger dans une matière sonore emplie d’énigmes et de défis pour l’imagination. Un grand merci à Mara Lacchè, qui a traduit de l’italien trois articles de ce volume, et à Juliette Chapot, pour la relecture du manuscrit. Ma gratitude va aussi à la Casa Ricordi, qui a autorisé la reproduction des nombreux exemples musicaux tirés des partitions des œuvres de Fausto Romitelli.
12. Romitelli, « An Index of Metals : note d’intention », p. 139.
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Table des matières
Introduction ............................................................................................................ 5 par Alessandro Arbo Pour une écoute visionnaire I. Au-delà de l’imaginaire de la musique écrite ................................... 13 par Giovanni Verrando II. Écouter avec les images ............................................................................. 25 par Alessandro Arbo III. Un bruit assourdissant de musique métallique. La guitare électrique comme modèle ................................................... 43 par Jacopo Conti IV. Deux Passages pour Fausto Romitelli ............................................. 67 par Vincenzo Santarcangelo Vers le spectralisme (et au-delà) V. Le son mixte dans les premières œuvres de Fausto Romitelli ...................................................................................... 81 par Eric Maestri VI. Nell’Alto dei Giorni Immobili : une analyse esthésique ................................................................................. 97 par Massimiliano Viel VII. Reconstruction et interprétation de Golfi d’ombra (1993-2012) ............................................................... 117 par Simone Beneventi VIII. À propos de l’écriture mélodique dans EnTrance de Fausto Romitelli ................................................... 127 par Martin Kaltenecker
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IX. Pour une esquisse morphologique : une introduction à Lost de Fausto Romitelli .................................. 151 par Pierre Michel X. Pour une analyse granulaire de Chorus de Fausto Romitelli .................................................................................... 163 par Florent Jedrzejewski PROFESSOR BAD TRIP, AUDIODROME, AN INDEX OF METALS XI. L’« elettronica » dans l’œuvre de Romitelli. Professor Bad Trip, Audiodrome et An Index of Metals ............... 189 par Pierluca Lanzilotta XII. Répétition et déformation chez Fausto Romitelli. Notes sur Dead City Radio : Audiodrome ......................................... 203 par Luigi Manfrin XIII. Industrial noisy dust : la fonction du low-fi dans An Index of Metals de Fausto Romitelli ............. 269 par Isabella Vasilotta XIV. La construction de la tension temporelle dans l’expérience audiovisuelle de An Index of Metals ............... 295 par Stefano Lombardi Vallauri Apparats Chronologie de Fausto Romitelli ............................................................. 311 Compositions de Fausto Romitelli (par ordre chronologique) ....................................................................... 315 Discographie....................................................................................................... 327 Bibliographie....................................................................................................... 329 Index des noms.................................................................................................. 337 Les auteurs............................................................................................................ 345
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