33586416 Zourabichvili Entretiens
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Les deux pensées de Deleuze et de Negri : une richesse et une chance -Entretien avec Yoshihiko Ichida Mise en ligne juin 2002 par François Zourabichvili Répondant à deux questions de Y. Ichida relatives à la conception de la politique chez Deleuze et sur sa relation avec le concept de multitudes, François Zourabichvili est amené à préciser la conception involontariste qu’avait de la politique Gilles Deleuze, et ce qui la distingue de la pensée de Toni Negri. Le concept de multitudes n’est pas deleuzien.. L’ « institution » chez Deleuze ne rencontrant pas le « constituant » chez Negri. Là où Negri propose une théorie globale Deleuze procède par escarmouches locales, allant d’un front local à un autre, d’une position d’instabilité à une autre. L’opposition de l’ « in volontarisme » deleuzien au « volontarisme » négrien indique un différend sur le schème d’actualisation. MULTITUDES : 1. Évoquant l’absence chez Deleuze de tout projet politique, vous avez parlé, dans « Deleuze et le possible » (Deleuze. Une vie philosophique, dir. E. Alliez, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1998), d’un « involontarisme » caractéristique de son « gauchisme ». Et vous avez repéré le politique deleuzien dans sa conception d’un possible non pas à réaliser, mais à créer. De ce point de vue, la « multitude » comme sujet politique peut elle être deleuzienne ? Quels rapports voyez vous entre l’insistance de Toni Negri sur le « sujet », souvent taxée de volontariste par son absoluité, et l’ « involontarisme » deleuzien ? 2. Si la politique consiste, chez Deleuze, à créer et à actualiser le possible, la philosophie qui parle ainsi peut elle jouer un « rôle » quelconque dans cette actualisation ? Ou le silence de Deleuze sur le concret de la création du possible amène-t-elle la politique en dehors de la philosophie ? FRANÇOIS ZOURABICHVILI : L’absence de projet n’était pas la marque d’un vide, mais la condition négative de ce que Deleuze appelait « croire au monde » (au lieu de croire en un monde autre ou transformé). Car Deleuze soutenait que la croyance au monde ou à ce qui nous arrive est problématique ou du moins l’est devenue (cf. L’image-temps). Non pas, selon un discours convenu, à cause des images et des jeux qui nous feraient perdre le sens de la réalité. Mais parce que la condition habituelle de cette croyance s’est effondrée : le « fait moderne » est que les schèmes recognitifs, auxquels nous soumettons ordinairement toute occurrence de la vie (qu’il s’agisse du travail, de la conjugalité, du militantisme, de l’art, etc.), ont tendance à nous apparaître aujourd’hui pour ce qu’ils sont - des clichés. Nous oscillons entre le déjà-vu et l’événement nu, car nous ne savons pas faire autrement que de continuer à pratiquer ces schèmes qui n’assurent pourtant plus leur fonction. C’est ici que le thème général de l’involontaire s’étend à la politique : autour du concept de « devenir-révolutionnaire » opposé au souci de l’avenir de la révolution. Ce concept est moins un carpe diem politique qu’une véritable épreuve : saurons-nous un jour accorder de la réalité aux événements comme tels (1905, la Libération, 1968…), indépendamment d’un plan d’avenir qui leur assigne un degré et une signification (« répétition générale ») ou d’un jugement rétrospectif qui les évalue d’après leurs débouchés (révolution ratée, trahie, ou bien nocive) ? On veut toujours qu’un événement ait une fin, alors qu’il s’agit d’abord d’une rupture, d’une mutation de la perception collective (nouveaux
rapports au travail, au savoir, à l’enfance, au temps, à la sexualité, etc.). Croire au monde, c’est donc croire à la réalité de ses ruptures internes. Le potentiel politique, d’après Deleuze et Guattari, résidait dans ces ruptures, que méconnaissent systématiquement les attitudes prospectives et rétrospectives. C’est elles qui leur semblaient sources de droit et d’agencements économiques, sociaux ou politiques nouveaux, c’est-à-dire d’institutions au sens large (qu’il s’agisse de nouveaux droits, de nouveaux rapports dans le travail ou à l’école, ou encore de nouvelles formes de vie conjugale, etc.). Quant à ce que vous appelez « le concret de la création de possible », ou bien le silence est une règle parce qu’on ne saurait anticiper ce qui ne peut être que créé (c’est le silence ostentatoire de Deleuze à la fin du « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle »), ou bien il est possible de souligner des axes de lutte d’un nouveau type parce que ces luttes sont déjà à l’œuvre (cf. « Mai 68 n’a pas eu lieu », Les Nouvelles, 3-9 mai 1984). L’aporie théorique n’est pas forcément la marque d’une indigence de pensée : ce peut être le courage d’une pensée qui s’expose au temps. Le rôle du philosophe dans cette actualisation des possibles ouverts est une autre affaire, et Deleuze s’est prononcé nettement sur ce point, notamment dans l’entretien de 1972 avec Foucault : le temps du philosophe-guide des masses est fini, il est fini dans la philosophie même, dont la mutation interne entraîne le philosophe à se penser selon un autre statut. Non pas que le rôle de la philosophie dans les « devenirs-révolutionnaire » soit nul, il ne l’est qu’en fonction de l’image du philosopheéclaireur ; mais la philosophie, comme d’autres disciplines, joue son rôle pour autant que sa pratique n’est pas immuable et que ses propres mutations résonnent avec les mutations d’autres pratiques, théoriques ou militantes. En ce sens, les mutations - et leur potentiel politique - passent aussi par la philosophie. Dans un livre comme Mille plateaux, la pratique de ces résonances est même une condition de la mutation du discours philosophique : c’est tout le programme deleuzo-guattarien d’un discours immanent ou « littéral », qu’il faudrait étudier. La littéralité - c’est-à-dire la distribution nomade du sens en-deçà du partage d’un sens propre et d’un sens figuré - n’est d’ailleurs pas sans produire certains effets dans le champ politique. P.ex., pour reprendre un exemple de L’image-temps à propos de la mutation du cinéma politique dans la seconde moitié du XXe siècle, des énoncés comme « les banquiers sont des tueurs », « les usines sont des prisons », à un certain niveau doivent s’entendre littéralement et non plus comme des clichés métaphoriques d’agit-prop. Certes, les banquiers sont rarement des tueurs au sens propre, mais, d’un autre côté, si l’on conclut à une métaphore, le système bancaire est indemne et l’on aura seulement à envisager quelques aménagements humanitaires. Tout le monde a pourtant plus ou moins l’intuition de cette compréhension littérale, c’est même peut-être une dimension du « fait moderne » ; il reste à en produire les conditions philosophiques, à la relayer par un discours qui en montre la légitimité et en explore les virtualités, et c’est une dimension essentielle du travail de Deleuze depuis Différence et répétition - dimension essentielle mais aussi déroutante, puisque la plupart des gens pensent que le discours de Deleuze est métaphorique ou ne comprennent pas bien comment il peut s’en défendre. Le concept de « multitude » est-il deleuzien ? Je ne le pense pas, mais surtout je ne m’en soucie pas. Il y a lieu de se réjouir si nous sommes en présence de deux pensées plutôt que d’une seule : c’est une richesse et une chance. Je crois que la différence majeure touche à l’institution. Chez Negri, l’institution ne joue aucun rôle, elle est en extériorité totale par rapport au « pouvoir constituant » (cf. l’opposition de l’illimité et de la
limite, de la démesure et de la mesure). Ce dernier n’est pas concerné par l’institution, qui survient du dehors pour l’intégrer et le dénaturer. Du coup, « constituant » fait problème : tout ce que ce pouvoir informe et « omniversatile » constitue, il doit le nier immédiatement pour rester lui-même ; mais par là, il me semble qu’il ne peut manquer malgré tout de se nier en partie lui-même. Chez Deleuze, l’institution, qui s’entend en deux sens, dénature également le désir comme moment créatif, mais elle n’en est pas moins positive en tant qu’elle l’actualise et constitue une création. Sans doute, à un certain niveau les deux modèles de l’intégration (ou « capture ») et de l’actualisation (ou « agencements », toujours menacés de « stratification ») coïncident, comme on le voit dans le Foucault, mais ils n’en continuent pas moins à se distinguer en droit, et Deleuze est le premier à formuler cette incommensurabilité du commun, compris comme « communication des hétérogènes », à la mesure externe du « sens commun » : et il le fait en liant le « petit » et la démesure, dans des pages qui me paraissent avoir inspiré les développements originaux sur la pauvreté dans Kairos, Alma Venus, Multitude (cf. Différence et répétition, p. 52-55). Bref, le rapport du virtuel et de l’actuel est ce qui dramatise le rapport du désir et de l’institution chez Deleuze. La limite, c’est les Nomades, qui pour cette raison ne laissent pas de trace dans l’histoire. Ils ne franchissent le seuil de la représentation que négativement, sous la forme d’actes de résistance : est nomadique, réciproquement, toute forme de résistance (cf. le concept de « machine de guerre). Dès lors, la positivité qu’enveloppe la résistance tend à passer inaperçue : à savoir l’espace-temps spécifique qui s’instaure dans chaque cas et qui ne se laisse pas institutionnaliser au sens courant (étatique) du terme, mais qui relève d’une institution paradoxale, inséparable d’une crise et d’une lutte, et ouvre des possibilités d’agencements sociaux ou juridiques impensables auparavant. Tels sont, très grossièrement, les deux sens de l’institution chez Deleuze. Alors peut-être est-ce en ce sens que le pouvoir est constituant chez Negri, peut-être y a-t-il une convergence possible entre l’espace-temps insurrectionnel selon Deleuze (qui s’apparente aux « dynamismes spatiotemporels » dont il est question dans sa théorie de l’Idée, cf. Différence et répétition) et le « travail vivant » de Marx tel que le revisite Negri. Quoi qu’il en soit, c’est seulement à ce niveau de précision qu’une convergence est envisageable, et non autour de signes de ralliement très généraux tels qu’« immanence ! », « événement ! », notions dès lors vidées de leur puissance conceptuelle puisque l’indétermination est toujours le prix à payer pour une philosophie unitaire. Mais ce qui est clair, c’est qu’une fois posé le rapport d’actualisation, du côté de Deleuze, il ne peut plus s’agir d’ignorer ou de détruire les institutions. Un des leitmotive de Mille plateaux est que le « molaire » (les « segmentarités » dures, le découpage et la scansion institutionnels de nos vies) n’est pas moins nécessaire à la vie que le « moléculaire », où pourtant se produit, s’invente, se crée la vie : il faut un minimum de reproduction, même si nous souffrons en fait de ce que celleci occupe tout le champ. En tout cas, le « corps sans organes » nu, qui est un peu l’analogon du pouvoir constituant, n’est rien d’autre que la mort, et c’est pourquoi tout devenir enveloppe un rapport à la mort, une sorte d’instinct de mort (répulsion de toutes les institutions, de tous les « organes »). De là, si l’on peut dire, un modèle perversif plutôt que subversif, contrairement à Negri (sur cette opposition, cf. notamment Logique du sens). Deleuze n’a jamais cru aux promesses de subversion ; en revanche, il était attentif à la manière dont tout ordre, toute institution ne cessent d’être pervertis par des « lignes de fuite ». De là une première différence, d’ordre méthodologique : là où Negri propose une théorie globale, Deleuze procède par escarmouches, par déstabilisations locales. Par exemple, il aborde très souvent la question de l’institution,
mais selon une diversité d’angles d’attaque qui jamais ne se résout en une théorie unitaire. Du point de vue de cette dernière, son discours paraît évidemment lacunaire, mais il fuyait le discours explicatif en cherchant toujours les points sensibles où la doxa en cours serait vraiment affectée : c’est de ce point de vue que la théorie est chez lui une pratique, et une pratique perverse. Sa conception de la politique est similaire : toujours aller d’un front local à un autre front local, quitte à les faire communiquer dans une solidarité qui ne laisse pourtant jamais entrevoir une entreprise de subversion globale. C’est pourquoi il admirait les militantismes si particuliers de Foucault et de Guattari. La seconde différence est - disons - d’ordre chronotopique : les pensées de Deleuze et de Negri sont toutes deux gouvernées par le dynamisme général de la sortie dedans, de la fuite immanente (conquérir enfin la Terre !) ; mais chez Deleuze on ne fuit qu’en faisant fuir un système donné (modèle pervers - cf. la formule « sortir de la philosophie par la philosophie »), tandis que Negri propose le mythe subversif splendide d’un Exode, compte tenu de ce que l’ordre capitaliste se nourrit du travail coopératif de la multitude qui, par ce travail même, ne cesse de se soustraire davantage à lui (si ce mythe était vrai, ce serait un formidable et juste gag à l’endroit des puissants qui veillent sur nous). Une confirmation de cette divergence est l’indifférence des auteurs d’Empire à l’égard de la distinction du migrant et du nomade, essentielle dans Mille plateaux. Quant au résidu volontariste de la pensée de Negri, il est facilement assignable. Certainement l’explication selon laquelle le nouveau paradigme postfordiste a été imposé au capitalisme par la grande mutation antidisciplinaire de la subjectivité collective incline clairement du côté de l’involontaire, et apporte de ce point de vue un complément passionnant au « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (Pourparlers). Mais l’obstination à faire de la multitude un sujet, même ouvert, induit à mon sens un blocage logique : le paradoxe insoluble d’un involontarisme volontariste. Negri, avec beaucoup de lucidité, en donne lui-même la formule : « action effective de toujours tenter une réussite nouvelle » (Le pouvoir constituant, p. 418). Évidemment cette conversion de la pratique ne peut se suffire à elle-même, elle doit trouver ailleurs, dans le mouvement réel, les ressources de sa confiance, et c’est pourquoi Empire est en principe le complément indispensable du Pouvoir constituant. Mais là, surprise : au lieu d’un fondement empirique du volontarisme, on retombe sur le volontarisme au cœur même de la description du mouvement réel, sur le mode marxiste traditionnel d’une prescription de l’inéluctable : l’Exode de la multitude hors du capitalisme, phénomène déduit a priori. La déduction était d’ailleurs acquise à la fin du Pouvoir constituant : « cette domination est toujours irrémédiablement minée par le sabotage constituant de la multitude » (p. 437). En dernière instance, ce volontarisme repose sur le caractère présumé permanent de l’innovation, de l’événement, de la création, même si les points de cristallisation sont rares, tandis qu’aux yeux de Deleuze et de Guattari il ne faut pas confondre les conditions de la création et la création effective : qu’il y ait partout des lignes de fuite n’implique pas qu’on sache les voir ni qu’on s’y fie, la puissance de la multitude étant le plus souvent « séparée de ce qu’elle peut ». Toujours le différend sur le schème d’actualisation. Bref, l’enthousiasme désenchanté de Negri - selon ses propres termes - est très différent du pessimisme joyeux de Deleuze.
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