154361370-Idries-Shah-Contes-Dervishes.pdf

January 29, 2017 | Author: Adrien Bock | Category: N/A
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Contes Derviches. Idries Shah. Nouvelle édition Collection Soufisme Vivant. Le courrier du Livre. ISBN : 2.7029.0483.1 Édition originale anglaise : Tales Of The Dervishes. Traduit de l'anglais par Jean Néaumet. Copyright : Idries Shah, 1967. Traduction française : Copyright Éditions Le Courrier du Livre, 1979, 1983, 1988, 1995, 2000, 2004. Contes Derviches. Histoires-enseignements des maîtres soufis du dernier millénaire. Sources : classiques soufis ; la tradition orale ; manuscrits inédits ; écoles soufies de nombreux pays. Adaptation : Petula Von Chase

Du même auteur : Aux Éditions Le Courrier du Livre : Les Exploits de l'incomparable Mulla Nasrudin Les Plaisanteries de l'incroyable Mulla Nasrudin Les Subtilités de l'inimitable Mulla Nasrudin Apprendre à apprendre Le Moi dominant Apprendre à connaître Contes soufis Aux Éditions du Rocher : Sages d'Orient Caravane de rêves Contes initiatiques des soufis Le Monastère magique Aux Éditions Albin Michel : Chercheur de vérité Aux Éditions Stock : Kara Kush Aux Éditions Payot : La Magie orientale Rencontres et entretiens avec Idries Shah : Aux Éditions Le Courrier du Livre : L'Éléphant dans le noir, L. Lewin (dir. publ.) Rencontres en chemin, Omar Michael Burke

Aux Éditions Flammarion : Voyages avec un maître soufi, Bashir Dervish Collection "soufisme vivant" Apprendre à apprendre, Idries Shah Rencontres en chemin, Omar Michael Burke Le moi dominant, Idries Shah Apprendre à connaître, Idries Shah Contes soufis, Idries Shah

À mes maîtres qui ont pris ce qui était donné Qui ont donné ce qui ne pouvait être pris

Préface. Ce livre contient des histoires tirées des enseignements des maîtres et des écoles souris, recueillies au cours du dernier millénaire. Elles proviennent de classiques persans, arabes, turcs, ourdous ; de recueils d'histoires-enseignements ; de sources orales, notamment de centres contemporains d'enseignement soufi. Contes derviches renferme donc un "matériel de travail" actuellement en usage en même temps qu'un ensemble d'extraits de la littérature qui a inspiré quelques-uns des grands soufis du passé. Les matériels éducatifs utilisés par les soufis ont toujours été jugés sur un seul critère : le commun accord des soufis eux-mêmes quant à leur valeur et leur fonction. C'est pourquoi on ne peut appliquer les critères habituels, historiques, littéraires ou autres, pour décider de ce qui doit être inclus ou rejeté. Suivant la culture locale, les gens auxquels ils s'adressent et les exigences de l'Enseignement, les maîtres utilisent les sélections appropriées en puisant dans les trésors incomparables de la tradition. Dans les groupes soufis, les étudiants doivent s'imprégner des histoires dont l'étude est proposée, de façon que leurs dimensions intérieures puissent leur être révélées le moment venu par le maître en charge de l'enseignement quand il juge qu'ils sont prêts pour les expériences qu'elles suscitent. Parallèlement, nombre de contes soufis sont passés dans le folklore ou les enseignements éthiques, ou se sont glissés dans diverses biographies. Beaucoup ont une fonction "nutritive" à

plusieurs niveaux. Pour autant, rien n'interdit de les goûter pour leur vertu divertissante.

Les trois poissons. Il était une fois trois poissons qui vivaient dans un étang : un poisson intelligent, un poisson demi-intelligent, un poisson stupide. Leur vie était celle de tous les poissons du monde, jusqu'au jour où arriva... un homme. L'homme portait un filet. Le poisson intelligent le vit à travers l'eau. S'en rapportant aux récits qu'il avait entendus, et faisant appel à son expérience et à son intelligence, il décida d'agir. "Il y a peu d'endroits où se cacher dans cet étang, se dit-il. Je vais faire le mort." Il rassembla ses forces, sauta hors de l'eau et atterrit aux pieds du pêcheur, plutôt surpris. Comme le poisson intelligent retenait sa respiration, le pêcheur, pensant qu'il était mort, le rejeta à l'eau. Notre poisson se glissa dans une petite cavité sous la rive. Le deuxième poisson, le poisson demi-intelligent, n'avait pas bien saisi ce qui s'était passé. D'un coup de nageoire, il se propulsa jusqu'à la cavité où le poisson intelligent était tapi et lui demanda de quoi il retournait. "C'est simple, dit le poisson intelligent, j'ai fait le mort, alors il m'a rejeté à l'eau." Le poisson demi-intelligent bondit hors de l'étang et tomba aux pieds du pêcheur. "Curieux ! pensa le pêcheur, ces poissons qui sautent de partout !" Mais le poisson demi-intelligent avait oublié de retenir sa respiration : le pêcheur vit qu'il était vivant et le mit dans sa musette. Il scruta l'eau de l'étang. Le spectacle de ces poissons sautant sur la terre ferme à ses pieds l'avait décontenancé : il n'avait pas

refermé le rabat du sac. Quand le poisson demi-intelligent s'en aperçut, il parvint tant bien que mal à se glisser au dehors et, par petits bonds successifs, regagna l'étang. Il alla rejoindre le premier poisson et s'étendit, haletant, à ses côtés. Le troisième poisson, le poisson stupide, ne savait que penser de tout ça, même après avoir entendu le récit du premier et du deuxième poissons. Ceux-ci examinèrent donc chaque point avec lui en insistant sur le fait qu'il ne faut pas respirer quand on fait le mort. "Ah ! merci, maintenant je comprends !" dit le poisson stupide. Aussitôt dit, il bondit hors de l'eau et atterrit près du pêcheur. Le pêcheur, qui avait déjà perdu deux poissons, mit celui-là dans sa musette sans prendre la peine de vérifier s'il respirait ou non. Il jeta à plusieurs reprises son filet dans l'étang, mais les deux premiers poissons étaient tapis dans la cavité sous la rive. Et cette fois le rabat du sac était bien fermé. Notre homme finit par renoncer. Il ouvrit le sac, constata que le poisson stupide ne respirait pas, et l'emporta chez lui pour le donner au chat. On rapporte que Hussein, petit-fils de Mohammed, transmit cette histoire-enseignement aux Khwajagan, les Maîtres. Au quatorzième siècle, ceux-ci prirent le nom de Naqshbandis. Parfois l'action se déroule dans un "monde" connu sous le nom de Karatas, le Pays de la Pierre noire.

Cette version est celle d'Abdal ("le Transformé") Afifi, qui la tenait de Sheikh Mohammed Asghar. Celuici mourut en 1813. Sa tombe se trouve à Delhi.

La Nourriture du Paradis. Yunus, fils d'Adam, décida un jour de s'en remettre au destin, et de chercher comment et pourquoi l'homme est pourvu du nécessaire. "Je suis un être humain, se dit-il. En tant que tel, je reçois quotidiennement une part des biens de ce monde. Cette part, je l'obtiens par mes efforts personnels, associés aux efforts d'autrui. En simplifiant ce processus, je découvrirai par quelles voies la subsistance de l'humanité est assurée, et j'apprendrai quelque chose sur le pourquoi et le comment. Je vais adopter la voie religieuse, qui exhorte l'homme à compter sur Dieu tout-puissant pour sa subsistance. Plutôt que de continuer à vivre dans ce monde de confusion où la nourriture et le reste semblent venir à nous par le canal de la société, je m'en remettrai au soutien direct du Pouvoir qui règne sur l'univers. Le mendiant dépend d'intermédiaires : les hommes et les femmes charitables, eux-mêmes soumis à des impulsions secondaires : ils donnent des biens ou de l'argent parce qu'ils ont été dressés à le faire. Je ne puis accepter une aide aussi indirecte." Sur cette pensée, il partit par les chemins, s'en remettant au soutien des forces invisibles aussi résolument qu'il avait accepté le soutien des forces visibles quand il était maître d'école. La nuit tombée, il s'endormit au bord du fleuve, sûr qu'Allah prendrait soin de ses intérêts, Lui qui pourvoit aux besoins des créatures sauvages. À l'aube, le choeur des oiseaux le tira de son sommeil. Il ne bougea pas, attendant que se présente de quoi satisfaire sa faim. Bi-

en qu'il eût confiance en la force invisible et fût certain de pouvoir l'appréhender quand elle commencerait à opérer dans le domaine où il s'était engagé hardiment, il se rendit compte assez vite que la seule réflexion spéculative ne l'aiderait guère dans ce domaine inconnu. Il resta tout le jour étendu sur la rive, observant la nature, scrutant les poissons dans l'eau, récitant ses prières. Vinrent à passer de riches et puissants personnages, escortés de cavaliers aux équipements flamboyants, montés sur des chevaux splendides dont les clochettes attachées aux harnais tintaient impérieusement pour que tout s'écarte sur leur passage. Ils lui crièrent quelques mots de salut à la vue de son turban vénérable. Des pèlerins s'arrêtèrent pour mâchonner du pain dur et du fromage sec, ce qui ne fit qu'attiser sa faim. Il se serait contenté ce jour-là de la plus humble des nourritures. "Ce n'est qu'une épreuve, bientôt tout ira bien", pensa Yunus tandis qu'il récitait sa cinquième prière de la journée et s'absorbait dans la contemplation comme le lui avait appris un derviche aux perceptions avancées. Une autre nuit s'écoula. Yunus mirait les jeux de lumière sur les eaux du Tigre puissant, cinq heures après l'aube du deuxième jour, quand son regard fut attiré par un objet oscillant entre les roseaux. L'objet, enveloppé de feuilles, avait été ficelé avec des fibres de palmier. Yunus entra dans l'eau, prit l'étrange paquet, le soupesa (il pesait bien trois-quarts de livre), dénoua les fibres : une délicieuse odeur lui monta aux narines. Il était propriétaire d'un morceau de halva de Bagdad. Ce halva, fait de pâte d'amande, d'eau de rose, de miel, de noix

et d'autres précieux ingrédients, était non seulement prisé pour son goût agréable mais considéré comme un aliment bon pour la santé. Les beautés du harem le grignotaient pour sa saveur, les guerriers l'emportaient en campagne pour sa valeur nutritive, les gens y avaient recours pour soigner mille maux. "Ma conviction trouve ici sa justification ! s'exclama Yunus. Maintenant, mettons-la à l'épreuve. Si chaque jour la même quantité de halva vient à moi au fil de l'eau, je connaîtrai les moyens décrétés par la providence pour assurer ma subsistance. Il ne me restera plus qu'à faire appel à mon intelligence pour en chercher la source." Les trois jours suivants, à la même heure exactement, un paquet de halva vint sur les eaux jusque dans les mains de Yunus. "C'est une découverte de première grandeur, se ditil. Simplifiez les conditions de votre existence, et la Nature continue d'opérer plus ou moins de la même manière." Cette découverte, il se sentait tenu de la partager avec le reste du monde. N'est-il pas dit : "Quand tu sais, tu dois enseigner" ? Il comprit alors qu'il ne savait pas : il vivait une expérience. L'étape suivante allait consister à suivre le trajet du halva en remontant le courant jusqu'à la source. Alors connaîtrait-il non seulement l'origine du précieux aliment mais aussi les moyens par lesquels celui-ci avait été destiné à son usage privé. Pendant des jours et des jours il suivit le cours du fleuve. Chaque jour, avec la même régularité, mais proportionnellement plus tôt, le halva apparaissait au fil de l'eau, et il le mangeait.

Il fut surpris de découvrir que le fleuve, au lieu de se rétrécir dans son cours supérieur, s'élargissait toujours davantage, et encore plus surpris quand il vit, en son milieu, une île fertile et, sur cette île, un magnifique château fort. "Voici le haut lieu d'où provient la Nourriture du Paradis ! se dit Yunus. Que faire maintenant ?" Il demeurait là à réfléchir lorsqu'il vit devant lui un derviche de haute taille, drapé dans un manteau multicolore rapiécé, les cheveux entremêlés à la manière des ermites. "Paix, baba ! lui dit-il. - Ishq ! hou ! cria l'ermite. Que fais-tu par ici ? - Je poursuis une quête sacrée, expliqua le fils d'Adam. Il me faut atteindre ce château. Peut-être sais-tu comment je dois m'y prendre ? - Puisque tu semblés ne rien connaître du château en dépit de l'intérêt que tu lui portes, répondit l'ermite, je vais te dire ce que je sais. "La fille d'un roi vit ici en exil. Nombre de belles servantes l'entourent, c'est vrai, mais elle n'en est pas moins prisonnière en ces murs. Elle ne peut s'évader : l'homme qui l'a capturée et la retient ici de force, parce qu'elle refuse de l'épouser, a élevé de terribles obstacles, invisibles à l'oeil ordinaire : pour pénétrer dans le château et atteindre ton but, il te faudrait d'abord les franchir... - Peux-tu m'aider ? - Je pars en voyage. Mais je vais te donner un exercice, un wazifa. Il te permettra, si tu en es digne, de solliciter l'aide des djinns bienveillants, créatures de feu qui seules savent combattre les forces magiques qui font de ce château une forteresse imprenable. La paix soit avec toi !"

Le derviche lui précisa ce qu'il devait dire et ce qu'il devait faire ; puis, après avoir proféré des sons étranges, il s'éloigna, se déplaçant avec une adresse et une agilité vraiment surprenantes pour un homme de son âge. Yunus resta plusieurs jours sur la rive à pratiquer son wazifa tout en guettant la venue du halva. Un soir, il regardait une des tours du château illuminée par le soleil couchant lorsqu'il vit au sommet de la tour une jeune fille d'une beauté éclatante, surnaturelle : la princesse, il en était sûr ! Elle resta un moment à contempler le soleil puis laissa tomber dans les vagues qui clapotaient contre les pierres de la haute muraille... un paquet de halva. "La source de la Nourriture du Paradis !" s'écria Yunus. Il touchait au but : tôt ou tard, le Commandeur des djinns, qu'il invoquait avec son wazifa, apparaîtrait et lui donnerait les moyens d'atteindre le château, la princesse, et la vérité. Ces pensées ne lui étaient pas plus tôt venues à l'esprit qu'il fut emporté à travers cieux dans un autre monde aux demeures d'une stupéfiante beauté. Il entra dans l'une d'elles. Un être s'y trouvait qui ressemblait à un homme mais n'était pas un homme, jeune d'apparence mais qui n'avait pas d'âge et avait l'air d'un sage. "Je suis le Commandeur des djinns, dit-il. Je t'ai fait venir ici en réponse à tes suppliques et tes répétitions des Noms sublimes que t'a communiqués le Grand Derviche. Que puis-je faire pour toi ? - Ô puissant Commandeur de tous les djinns, dit Yunus en tremblant, je suis un chercheur de vérité, et la réponse à ma question, je ne peux la trouver que dans le château enchanté près duquel je me tenais quand tu m'as appelé ici.

Donne-moi, je t'en prie, le pouvoir d'y entrer et de parler à la princesse emprisonnée. - Qu'il en soit ainsi ! proféra le Commandeur des djinns. Mais dis-toi bien qu'un homme n'obtient de réponses à ses questions qu'en fonction de son aptitude à comprendre et du degré de sa préparation. - La vérité est la vérité, dit Yunus, je la trouverai quelle qu'elle puisse être. Accorde-moi cette faveur." Le retour s'opéra très vite. Yunus fut emporté à travers l'espace sous une forme dématérialisée (par la magie du Commandeur), accompagné d'une petite troupe de serviteurs djinns qui avaient reçu l'ordre de l'aider dans sa quête en usant de leur savoir-faire particulier. Il serrait dans sa main une pierre-miroir que le chef des djinns lui avait recommandé de tourner vers le château pour en déceler les systèmes de défense. En rentrant dans notre monde, il reprit corps. Au moyen de la pierre, le fils d'Adam vit que la forteresse était protégée des assauts par un rang de géants, invisibles mais terribles, prêts à frapper quiconque ferait mine d'approcher. Ceux d'entre les djinns qui maîtrisaient cet art les firent disparaître. Puis il vit une sorte de toile ou de filet invisible qui entourait tout l'édifice. Les djinns qui avaient l'adresse spéciale nécessaire pour rompre le filet le détruisirent. Il vit enfin une masse invisible, semblable à de la pierre, qui emplissait l'espace entre la rive et la muraille. Elle fut démolie grâce aux pouvoirs des djinns, qui, après avoir pris congé, regagnèrent leur univers à la vitesse de la lumière.

Yunus vit qu'un pont était sorti comme par enchantement du lit du fleuve. Il put ainsi pénétrer à pied sec dans l'enceinte du château. Un garde le conduisit immédiatement auprès de la princesse, plus belle encore que lorsqu'elle lui était apparue au sommet de la tour. "Nous te sommes reconnaissants de tes services : tu as détruit les défenses qui faisaient de cette prison une forteresse inexpugnable, dit la dame. Je peux désormais retourner chez mon père. Je vais te récompenser pour les souffrances que tu as endurées. Parle, dis ce que tu veux, cela te sera accordé. - Perle incomparable, dit Yunus, je ne veux qu'une chose : la vérité. Il est du devoir de ceux qui la détiennent de la donner à ceux qui peuvent en bénéficier. J'adjure Votre Altesse de me donner la vérité, car j'ai besoin de la connaître. - Parle, et la vérité, du moins celle qu'il est possible de donner, sera tienne. - Fort bien, Votre Altesse. Par quel décret la Nourriture du Paradis, ce merveilleux halva que vous jetez chaque jour pour moi, m'a-t-elle été destinée ? - Yunus, fils d'Adam, s'exclama la princesse, ce halva, comme tu l'appelles, je le jette chaque jour dans les eaux du fleuve parce qu'en réalité c'est le résidu des produits cosmétiques dont je m'enduis le corps et le visage après mon bain quotidien de lait d'ânesse. - Voilà enfin que j'apprends, dit Yunus, que la compréhension d'un homme est fonction de son aptitude à comprendre. Pour vous, les restes de votre toilette quotidienne. Pour moi, la Nourriture du Paradis."

Seul un petit nombre de contes soufis, selon Halqavi (auteur de La Nourriture du Paradis h peuvent être lus par n'importe qui, n'importe quand, et agir néanmoins de façon constructive sur la "conscience intérieure". "L'effet de presque tous les autres, souligne-t-il, est fonction du lieu et du moment où ils sont étudiés, et de la manière dont ils sont étudiés. En conséquence, la plupart des gens n'y trouveront que ce qu'ils comptent y trouver : divertissement, énigmes à déchiffrer, allégories." Yunus, fils d'Adam, était syrien. Il mourut en 1670. Il possédait de remarquables pouvoirs de guérison. C'était aussi un inventeur.

Quand les eaux furent changées. En des temps très anciens, Khidr, le maître de Moïse, avertit les humains qu'un jour prochain l'eau de la Terre disparaîtrait, hormis celle qui aurait été mise en réserve : elle serait remplacée par une eau différente qui rendrait les hommes fous. Seul un homme l'entendit. Il recueillit de l'eau en grande quantité et la conserva en lieu sûr. Puis il reprit le cours normal de sa vie en attendant le jour où l'eau de la Terre changerait de nature. À la date fixée, les rivières cessèrent de couler, les puits se tarirent, et l'homme qui avait écouté, voyant cela arriver, gagna sa retraite et but l'eau qu'il avait recueillie. Quand il vit, de son refuge, les torrents se remettre à couler, il revint parmi les hommes, et constata qu'ils pensaient et parlaient désormais d'une façon tout à fait différente et ne gardaient aucun souvenir de ce qui s'était passé, ni de l'avertissement qu'ils avaient reçu. Quand il voulut leur dire ce qu'il savait, ils le crurent fou. Il était en butte à l'hostilité des uns ; à d'autres, il inspirait de la compassion ; il ne pouvait se faire comprendre de personne. Il ne but pas une goutte de leur eau : chaque jour il retournait à sa cachette et puisait dans ses réserves. Puis il finit par se dire qu'il ferait mieux de boire l'eau nouvelle : il ne pouvait plus supporter l'impression de solitude qu'il ressentait à vivre, se comporter, penser différemment de tous les autres. Il but de l'eau nouvelle, devint semblable à eux, oublia tout de sa réserve d'eau originelle. Ses frères humains le regardèrent alors comme un fou qui aurait miraculeusement recouvré la raison.

L'auteur présumé de ce conte est Dhun-Nun, l'Égyptien (mort en 860). La légende établit un lien entre Dhun-Nun et au moins une des formes de la franc-maçonnerie. DhunNun est la première grande figure de l'histoire de l'Ordre derviche malamati, or certains spécialistes occidentaux ont relevé des ressemblances frappantes entre les Malamatis et les Maçons. Dhun-Nun passe pour avoir redécouvert la signification des hiéroglyphes pharaoniques. Cette version est attribuée à Sayed Sabir Ali-Shah, saint de l'Ordre chishti, mort en 1818.

Le conte des sables. Née dans les montagnes lointaines, une rivière s'éloigna de sa source, traversa maintes contrées, pour atteindre enfin les sables du désert. Elle avait franchi tous les obstacles : elle tenta de franchir celui-là. Mais à mesure qu'elle coulait dans le sable, ses eaux disparaissaient. Elle le savait pourtant : traverser le désert était sa destinée. Même si cela semblait impossible. C'est alors qu'une voix inconnue, comme venant du désert, se mit à murmurer : "Le vent traverse l'océan de sable, la rivière peut en faire autant." La rivière objecta qu'elle se précipitait contre le sable, qui l'absorbait aussitôt : le vent, lui, pouvait voler, et traverser le désert. "En te jetant de toutes tes forces contre l'obstacle, comme c'est ton habitude, tu ne peux traverser. Soit tu disparaîtras tout entière, soit tu deviendras un marais. Le vent te fera passer, laisse-le t'emmener à ta destination." Comment était-ce possible ? "Laisse-toi absorber par le vent." La rivière trouvait cela inacceptable : après tout, elle n'avait encore jamais été absorbée, elle ne voulait pas perdre son individualité. Comment être sûre, une fois son individualité perdue, de pouvoir la recouvrer ? "Le vent, dit le sable, remplit cette fonction. Il absorbe l'eau, lui fait traverser le désert puis la laisse retomber. L'eau tombe en pluie et redevient rivière. - Comment en être sûre ?

- C'est ainsi. Tout ce que tu peux devenir, si tu ne l'acceptes pas, c'est un bourbier, et même cela peut prendre très longtemps. Et un bourbier, ce n'est pas la même chose qu'une rivière... - Est-ce que je ne peux pas rester la même, rester la rivière que je suis aujourd'hui ? - De toute façon, tu ne peux rester la même, dit le murmure. Ta part essentielle est emportée et forme à nouveau une rivière. Même aujourd'hui tu portes ce nom parce que tu ne sais pas quelle part de toi-même est la part essentielle." Ces paroles éveillèrent en elle des résonances... Elle se rappelait vaguement un état où elle, elle, ou une part d'elle-même ?, s'était trouvée prise dans les bras du vent. Elle se rappelait aussi, ou était-ce ce quelque chose en elle qui se rappelait ?, que c'était cela qu'il fallait faire, même si la nécessité ne s'en imposait pas. La rivière se leva, vapeur d'eau, jusque dans les bras accueillants du vent, puis s'éleva légère, sans effort, avec lui. Le vent l'emporta à mille lieues de là jusqu'au sommet d'une montagne où il la laissa doucement retomber. La rivière, parce qu'elle avait douté, fut capable de se rappeler et d'enregistrer avec plus d'acuité le déroulement de l'expérience. "Maintenant, se dit-elle, j'ai appris quelle est ma véritable identité." La rivière apprenait. Et les sables murmuraient : "Nous savons, parce que nous voyons cela arriver jour après jour, et parce que nous nous étendons de la rive à la montagne."

C'est pourquoi il est dit que les voies par lesquelles le Courant de la Vie doit poursuivre son voyage sont écrites dans les Sables. Cette belle histoire, courante dans la tradition orale, existe en bien des langues. Elle circule parmi les derviches et leurs élèves. Sir Fairfax Cartwright l'a commentée dans son livre, Mystic Rose from the Garden of the King, publié en Grande-Bretagne en 1899. La présente version est attribuée à Awad Afifi le Tunisien, mort en 1870.

Les aveugles et la question de l'éléphant. Il était une ville, au-delà de Ghor, dont tous les habitants étaient aveugles. Un roi, ses courtisans et ses hommes d'armes arrivèrent un jour à proximité. Ils établirent un camp dans le désert, aux portes de la ville. Ce roi possédait un éléphant qu'il lançait dans la bataille pour terrifier et écraser l'ennemi. Nos aveugles brûlaient de voir l'éléphant. Quelques-uns se précipitèrent comme des idiots à sa découverte. Puisqu'ils ne savaient pas quelle forme ni quelle allure cela avait, ils cherchèrent à l'aveuglette, recueillant des informations en palpant telle ou telle partie du corps de l'éléphant. Chacun crut avoir découvert ce que c'était parce qu'il en avait touché un élément. Quand ils furent de retour parmi leurs concitoyens, des groupes avides se rassemblèrent. Ces gens étaient impatients d'apprendre la vérité de la bouche des égarés. Ils posèrent des questions sur la forme et l'apparence de l'éléphant, écoutèrent ce que les palpeurs leur en dirent. Celui dont la main avait atteint une oreille fut interrogé sur la nature de l'étrange créature. "C'est une grande chose rugueuse, large et ample, dit-il. Ça ressemble à un tapis." "Moi, je sais de quoi il s'agit : c'est une sorte de tuyau, affreux et destructeur !" s'exclama celui qui avait posé la main sur la trompe.

"C'est une sorte de pilier vivant", déclara celui qui avait palpé une patte. Chacun avait touché une partie du corps de l'éléphant. Tous l'avaient mal perçue. Aucun ne connaissait le tout : la connaissance n'est pas la compagne des aveugles. Tous imaginaient quelque chose, tous se trompaient. Le créé, que sait-il de la divinité ? Les voies de l'intellect ordinaire ne sont pas la Voie de la Science divine. Ce conte est plus connu sous la forme que Rumi lui a donnée dans son Mathnavi ("L'Éléphant dans la maison obscure"). La présente version est celle de Hakim Sanaï, maître de Rumi (Le Jardin clos de la Vérité, Livre I). Sanaï est mort en 1150. Les deux versions sont elles-mêmes des interprétations d'un argument utilisé par les maîtres soufis depuis de nombreux siècles.

Le chien, le bâton et le soufi. Un homme habillé en soufi, passant dans la rue, frappa un chien de sa canne. L'animal, jappant de douleur, s'enfuit chez le grand sage Abu-Saïd. Se jetant à ses pieds et levant sa patte blessée, il demanda que justice lui soit rendue contre le soufi, qui l'avait si cruellement traité. Le sage convoqua le soufi. "Ô insouciant ! lui dit-il en présence du chien. Au nom de quoi t'es-tu permis de traiter de la sorte un pauvre animal ? Vois ce que tu as fait ! - Ce n'est pas ma faute, loin de là ! répondit le soufi. C'est la faute de ce chien. Je ne l'ai pas frappé par caprice, je l'ai frappé parce qu'il avait posé ses pattes sur ma robe." Le chien continuait de se plaindre. Alors le sage sans pareil s'adressa à la pauvre bête : "Plutôt que d'attendre l'Ultime Compensation, laisse-moi te donner une compensation pour apaiser ta douleur." Le chien dit à Abu-Saïd : "Grand sage ! Quand j'ai vu cet homme revêtu de la robe des soufis, j'ai pensé qu'il ne me ferait aucun mal. Si j'avais vu sur mon chemin un homme portant un vêtement ordinaire, je l'aurais sûrement évité. Devant la robe des gens de la Vérité je me suis cru en sécurité. Là fut mon erreur. Si tu veux le châtier, dépouille-le du vêtement des Élus. Arrache-lui cette robe, qui revêt les hommes de droiture..." Le chien occupait un certain rang sur la Voie. Il est faux de croire qu'un homme est par nature supérieur à un chien.

Le "conditionnement", représenté ici par la "robe du derviche", est souvent pris à tort par les ésotéristes et les esprits religieux de toute espèce comme le signe de la valeur ou de l'expérience réelles. Cette histoire, tirée de l'Ilahi-Nama (Le Livre divin) d'Attar, est souvent racontée par les derviches qui suivent la Voie du Blâme. Elle est attribuée à Hamdun le Blanchisseur (IXe siècle).

Comment attraper les singes. Il était une fois un singe très friand de cerises. Un jour il en vit une qui semblait succulente. Il descendit de son arbre pour la prendre : le fruit était enfermé dans une bouteille en verre transparent. Après quelques tentatives, il comprit qu'il pourrait l'attraper en passant la main par le col de la bouteille. Il referma la main sur la cerise, et s'aperçut alors qu'il ne pouvait retirer le poing qui tenait le fruit parce qu'il était plus gros que la largeur du col. Or, tout cela avait été prévu : la cerise dans la bouteille était un piège préparé par un chasseur de singes qui savait comment pensent les singes. Entendant des gémissements, le chasseur s'approcha. Le singe tenta de s'enfuir. Sa main étant emprisonnée, pensait-il, dans la bouteille, il ne put se déplacer assez vite pour s'échapper. Mais il tenait toujours la cerise, du moins le croyait-il. Le chasseur le captura. Il donna un coup sec sur le coude du singe, ce qui lui fit lâcher sa prise. Le singe était libéré, mais captif. Le chasseur s'était servi de la cerise et de la bouteille, mais elles étaient toujours en sa possession. C'est un des nombreux contes du corpus appelé Kitab-i-Amu Daria (Livre de l'Amou-Daria). Le fleuve Amou (ou Jihoun), en Asie centrale, était connu [1] jadis sous le nom d'Oxus. Amou Daria est un terme derviche qui désigne des matériaux tels que cette histoire

en même temps qu'un groupe anonyme de maîtres it[2] inérants dont le centre se trouve près d'Aubshaur , dans les montagnes de l'Hindou Koush afghan. Cette version est attribuée à Khzuaja Ali Ramitani (mort en 1306).

Le coffre de Nuri Bey. Nuri Bey était un Albanais réfléchi et respecté. Il avait épousé une femme bien plus jeune que lui. Un soir qu'il était rentré plus tôt que d'habitude, un fidèle serviteur vint lui dire : "Votre épouse, notre maîtresse, se comporte de manière suspecte. "Elle est dans sa chambre avec un coffre assez grand pour contenir un homme, qui appartenait à votre grand-mère. "Il ne devrait renfermer que quelques broderies anciennes. "Je pense qu'il pourrait renfermer autre chose... "Elle refuse de me laisser y regarder, moi, votre plus vieux serviteur." Nuri pénétra dans la chambre de sa femme : celle-ci se tenait tristement près du coffre en bois massif. "Me montrerez-vous ce qu'il y a dans ce coffre ? - Pour la seule raison qu'un domestique me soupçonne, ou parce que vous n'avez pas confiance en moi ? - Ne serait-il pas plus simple de l'ouvrir, tout simplement, et d'en finir avec les sous-entendus ? - Je ne pense pas que ce soit possible. - Est-il fermé à clef ? - Il l'est. - Où est la clef ?" Elle la lui montra. "Renvoyez le serviteur, je vous la donnerai." Le serviteur fut renvoyé. La femme remit la clef et se retira, visiblement inquiète.

Nuri Bey réfléchit un long moment. Puis il appela quatre de ses jardiniers. Ensemble, à la nuit tombée, ils emportèrent le coffre, sans l'avoir ouvert, dans un recoin du parc, et l'y enterrèrent. La chose ne fut jamais évoquée par la suite. Cette histoire, qui donne envie d'en savoir davantage, et dont on dit qu'elle recèle une signification intérieure en dehors de son évidente morale, appartient au répertoire des derviches errants (Kalandars), dont le saint patron est Yusuf d'Andalousie (XIIIe siècle). Ces derviches étaient nombreux en Turquie autrefois. Dans Stambul Nights (publié aux États-Unis en 1916 et 1922), H. G. Dwight a développé l'histoire du Coffre de Nuri Bey.

Les trois vérités. On appelle les apprentis soufis "chercheurs de vérité" : ils [3] cherchent à connaître la réalité objective. Un certain Rudarigh , grand seigneur de Murcie, tyran avide et ignorant, résolut un jour de s'emparer de cette vérité. Il pensait pouvoir contraindre Omar elAlawi de Tarragone à la lui révéler. Omar fut arrêté et conduit à la cour. "Tu dois me révéler, dit Rudarigh, la vérité que tu détiens avec des mots que je comprenne, sinon tu le paieras de ta vie. Ainsi en ai-je décidé ! - Observez-vous dans cette cour chevaleresque la coutume universelle selon laquelle toute personne en état d'arrestation qui dit la vérité en réponse à une question est remise en liberté si cette vérité ne la met pas en cause ? demanda Omar. - Il en est ainsi, dit Rudarigh. - Je vous prie, tous ici présents, d'en être témoins, sur l'honneur de notre seigneur, dit Omar. Et maintenant je vais vous dire non pas une vérité, mais trois. - Il faut aussi que nous soyons convaincus, ajouta Rudarigh, que les vérités que tu vas nous dire sont bien la vérité. La preuve doit accompagner l'énoncé. - À un seigneur tel que toi, dit Omar, à qui nous pouvons donner non pas une vérité mais trois, nous pouvons aussi donner des vérités évidentes." À ce compliment Rudarigh se rengorgea.

"Voici la première vérité, dit Omar : je suis celui qu'on appelle Omar le Soufi deTarragone. La deuxième, c'est que tu as accepté de me relâcher si je dis la vérité. La troisième, c'est que tu souhaites connaître la vérité telle que tu la conçois." Ces paroles firent si grande impression sur la cour que le tyran fut obligé de libérer Omar. Cette histoire est la première d'un corpus de légendes derviches transmises oralement, que la tradition attribue à El-Mutanabbi. Selon les conteurs, El-Mutanabbi stipula que ces légendes ne devraient pas être mises par écrit avant mille ans. El-Mutanabbi, un des plus grands poètes arabes, mourut il y a mille ans. Une des caractéristiques de ce corpus est qu'il est soumis à une révision permanente. Il est constamment remanié, "à mesure que les temps changent".

Le sultan en exil. On raconte qu'un sultan d'Égypte avait convoqué un congrès de savants. Comme on pouvait s'y attendre, une controverse s'engagea presque aussitôt. L'objet en était le Voyage nocturne du Prophète Mohammed. On dit qu'à cette occasion le Prophète fut conduit de son lit jusque dans les sphères célestes : pendant ce laps de temps, il vit le paradis et l'enfer, conféra avec Dieu quatre-vingtdix mille fois, vécut bien d'autres expériences puis fut ramené à sa chambre alors que son lit était encore chaud. Une jarre pleine d'eau qui s'était renversée au moment de l'envol n'était pas encore vide quand le Prophète revint. Certains assuraient que c'était possible, selon une autre mesure du temps. Le sultan prétendait le contraire. Les sages avancèrent que tout est possible à la puissance divine. Le sultan n'en était pas persuadé. L'écho des discussions parvint au sheikh Shahabudin, qui se présenta immédiatement à la cour. Le sultan l'accueillit avec humilité. "J'entends procéder sans plus attendre à une démonstration, dit Shahabudin. Les deux interprétations sont incorrectes. Il existe des éléments démontrables qui peuvent donner une explication satisfaisante des traditions sans qu'il soit besoin de recourir à la spéculation grossière ou à une "logique" insipide et ignorante." Les murs de la salle d'audience étaient percés de quatre fenêtres. Le sheikh ordonna qu'on en ouvrît une. Le sultan regarda au dehors. Sur la colline qui dominait la ville, il vit une armée

d'envahisseurs, une myriade d'hommes en armes fonçant sur le palais. Il fut extrêmement effrayé. "Oublie cela, je te prie : ce n'est rien", dit le sheikh. Il ferma la fenêtre, la rouvrit : on ne voyait âme qui vive. Il ouvrit une autre fenêtre : la ville était la proie des flammes. Le sultan poussa un cri d'alarme. "Ne t'afflige pas, sultan, ce n'est rien", dit le sheikh. Il ferma la fenêtre, la rouvrit : pas la moindre trace d'incendie. Il ouvrit la troisième fenêtre : la ville était inondée, le flot menaçait le palais. Il ferma la fenêtre, la rouvrit : l'eau avait disparu. Quand la quatrième fenêtre fut ouverte, au lieu du désert habituel, tous virent un jardin paradisiaque, puis, comme précédemment, la scène s'évanouit. Le sheikh ordonna alors que l'on apporte un récipient plein d'eau. Il demanda au sultan d'y plonger la tête un instant. Sitôt qu'il eut obtempéré, le souverain se retrouva seul sur un rivage désert, dans une région qu'il ne connaissait pas. "Les pouvoirs magiques de ce sheikh perfide m'ont jeté là !" se lamenta-t-il. Il entra en fureur et jura de se venger. Des bûcherons vinrent à sa rencontre, lui demandèrent qui il était. Comment leur décrire sa situation ? Il dit qu'il avait fait naufrage, et ces gens lui donnèrent des vêtements. Le sultan se mit en chemin, entra dans une ville. Un forgeron, le voyant errer sans but, lui demanda qui il était. "Un marchand naufragé, secouru par des bûcherons charitables, et désormais sans ressources", répondit le sultan.

Le forgeron lui parla alors d'une coutume de ce pays : tout nouveau venu pouvait demander en mariage la première jeune fille qu'il verrait sortir des bains publics : celle-ci était tenue d'accepter. Il alla aux bains publics, vit une belle jeune fille en sortir, lui demanda si elle était mariée : elle l'était. Il posa la même question à la suivante, une fille plutôt laide mariée elle aussi, puis à une troisième, qui fit la même réponse. La quatrième était d'une exquise beauté ; elle répondit qu'elle n'était pas mariée mais le repoussa, comme outragée par son aspect et ses vêtements misérables. Peu après, quelqu'un l'aborda : "On m'a dit que je trouverai ici un homme dépenaillé. Je te prie de me suivre !" Le sultan suivit le serviteur. Celui-ci le conduisit jusqu'à la porte d'une merveilleuse demeure et le fit entrer dans une salle somptueuse où il lui dit d'attendre. L'attente se prolongea des heures. Enfin, quatre belles jeunes femmes superbement vêtues apparurent : elles en précédaient une cinquième, plus belle encore, en qui le sultan reconnut la dernière des femmes qu'il avait abordées à la sortie des bains. Après lui avoir souhaité la bienvenue, elle expliqua qu'elle s'était hâtée de rentrer préparer sa venue, et que son attitude hautaine n'était qu'une coutume locale, adoptée par toutes les femmes dans la rue. Des mets raffinés furent servis, puis des robes de cérémonie lui furent offertes, au son d'une musique délicate. Le sultan resta sept ans avec sa nouvelle épouse, sept ans pendant lesquels ils dilapidèrent tout son patrimoine. Quand elle lui annonça qu'il devrait désormais subvenir à ses besoins ainsi qu'à ceux de leurs sept fils, il se souvint du

forgeron qu'il avait rencontré à l'entrée de la ville et décida d'aller lui demander conseil. "Tu n'as ni métier ni expérience, va sur la place du marché, offres-y tes services comme portefaix", dit le forgeron. Bien qu'il eût porté une charge énorme, il ne gagna en une journée que le dixième de l'argent nécessaire pour nourrir sa famille. Le lendemain, il reprit le chemin du rivage et retrouva l'endroit d'où il avait surgi sept longues années auparavant. L'idée lui vint de dire ses prières. Il commençait de faire ses ablutions quand soudain, de façon tout à fait incompréhensible et imprévue, il se retrouva au palais avec le récipient, le sheikh et les courtisans. "Sept ans d'exil, démon ! rugit le sultan. Sept ans, une famille, obligé de faire le portefaix ! Ne crains-tu pas Dieu Tout-Puissant pour agir de la sorte ? - Il ne s'est écoulé qu'un moment depuis que tu as mis la tête dans l'eau", dit le maître soufi. Les courtisans confirmèrent ses dires. "Je n'en crois pas un mot !" s'écria le sultan. Il s'apprêtait à donner l'ordre que l'on décapitât le sheikh, lorsque celui-ci, percevant par un sens intérieur ce qui allait arriver, exerça le pouvoir que confère Ilm el-Ghaibat, la Science de l'Absence : à l'instant même, il se trouva corporellement transporté à Damas, à plusieurs jours de distance du palais. Là, il écrivit au roi la lettre que voici : "Sept ans ont passé pour toi, comme tu l'auras compris maintenant, pendant les quelques secondes où tu avais la

tête dans l'eau. L'exercice de certaines facultés peut produire ce phénomène. Dans ton cas, il n'a pas de signification spéciale, il ne sert qu'à illustrer ce qui peut arriver. Le lit n'étaitil pas encore chaud, la jarre n'était-elle pas à moitié vide ainsi que le rapporte la tradition ? "La question n'est pas de savoir si une chose est arrivée ou non. Tout peut arriver. Ce qui compte, c'est la signification de l'événement. Dans ton cas, l'événement n'avait pas de signification. Dans le cas du Prophète, il avait une signification." Il est dit que chaque passage du Coran a sept sens, chacun correspondant à l'état du lecteur ou de l'auditeur. Cette histoire, comme beaucoup d'histoires soufies, renvoie à la parole (hadith) du Prophète : "Parle à chacun en tenant compte de son niveau de compréhension." La méthode soufie, selon Ibrahim Khawwas, consiste à "démontrer l'inconnu dans les termes de ce que les gens appellent le "connu"". Cette version provient du manuscrit Hou-Nama (Livre de Hou), en la possession du nawab de Sardhana. Il est daté de 1596.

L'histoire du feu. Il était une fois un homme qui contemplait les opérations de la nature. À force d'attention et de concentration, il découvrit le moyen de faire du feu. Nour, c'était son nom, décida de voyager de communauté en communauté pour faire connaître sa découverte. Il transmit le secret à de nombreuses tribus. Quelques-unes seulement en tirèrent parti. D'autres, se sentant menacées, le chassèrent avant d'avoir eu le temps de comprendre à quel point cette découverte aurait pu les aider. Pour finir, les membres d'une tribu devant lesquels il avait entrepris une démonstration furent pris de panique : ils se jetèrent sur lui et le tuèrent, convaincus d'avoir affaire à un démon. Les siècles passèrent. La première des cinq tribus qui avaient appris l'art du feu en avait réservé le secret à ses prêtres. Ceux-ci exerçaient le pouvoir et vivaient dans l'aisance tandis que le peuple gelait. La deuxième tribu finit par oublier l'art de faire le feu et idolâtra les instruments. La troisième adorait une représentation de Nour, parce qu'il avait été son initiateur. La quatrième tribu garda l'histoire de l'homme qui avait fait du feu dans ses légendes ; certains de ses membres les tenaient pour vraies, d'autres les rejetaient. Seuls les membres de la cinquième communauté se servaient effectivement du feu, pour se chauffer, cuire les aliments, fabriquer toutes espèces d'objets utiles. Les années passèrent. Un sage, accompagné de quelques disciples, visita les territoires des cinq tribus. Les disciples furent stupéfaits de la diversité des rites en usage dans les quatre premières.

"Toutes ces manières de procéder, dirent-ils au maître, se rapportent en réalité à l'allumage du feu, à rien d'autre. Nous devrions éduquer ces gens ! - Eh bien, dit le maître, nous allons parcourir de nouveau les territoires des cinq tribus. Ceux qui survivront sauront quel est le problème, et comment l'aborder." Les voyageurs entrèrent en contact avec la première tribu. Ils furent accueillis chaleureusement. Les prêtres les invitèrent à assister à leur cérémonie religieuse, la cérémonie du feu. La foule était en état de grande excitation. Quand ce fut terminé, le maître se tourna vers ses disciples : "Quelqu'un désire-t-il prendre la parole ? - Pour la cause de la Vérité, je me sens contraint de dire quelque chose à ces gens, dit le premier disciple. - Si tu veux le faire à tes risques et périls, je t'en accorde la permission", dit le maître. Le disciple s'avança vers le chef de la tribu et ses prêtres : "Je peux accomplir le miracle que vous prenez pour une manifestation spéciale de la divinité. Si j'y parviens, reconnaîtrez-vous que vous êtes dans l'erreur depuis longtemps ? - Arrêtez cet homme !" crièrent les prêtres. On emmena le disciple, jamais il ne reparut. Les voyageurs se rendirent alors dans le territoire voisin, où la deuxième tribu idolâtrait les instruments qui servaient à faire le feu. Là aussi, un disciple se proposa pour tenter de faire entendre raison à ses membres. Ayant obtenu la permission du maître, il leur dit :

"Je sollicite la faveur de vous parler comme à des êtres raisonnables. Vous vénérez les moyens par lesquels quelque chose peut être accompli, même pas la chose en soi. Vous retardez ainsi l'avènement de son usage réel. Je connais la réalité qui est à la base de cette cérémonie." Ceux-là étaient plus raisonnables. Ils n'en répondirent pas moins au disciple : "En tant que voyageur et étranger, tu es le bienvenu parmi nous. Mais, puisque tu n'es pas des nôtres, que tu ignores tout de nos coutumes et de notre histoire, tu ne peux comprendre ce que nous faisons. Tu es dans l'erreur. Peutêtre même essaies-tu de nous enlever nos croyances. En conséquence, nous refusons de t'écouter." Les voyageurs poursuivirent leur chemin. Lorsqu'ils arrivèrent sur les terres de la troisième communauté, ils virent devant chaque maison une idole à l'image de Nour, le premier faiseur de feu. Un troisième disciple s'adressa aux anciens de la tribu : "Cette idole représente un homme, qui représente une aptitude, qui peut être exercée. - Peut-être bien, répliquèrent les adorateurs de Nour, mais il n'est donné qu'à un petit nombre de pénétrer le grand secret. - Au petit nombre de ceux qui comprendront. Pas à ceux qui refusent de regarder en face certains faits, dit le troisième disciple. - C'est là pure hérésie, proférée, qui plus est, par un homme qui ne parle même pas notre langue correctement, et n'exerce aucune fonction sacerdotale", grommelèrent les prêtres. Et le disciple dut s'en tenir là.

Le groupe se remit en route et entra dans la région où vivait la quatrième tribu. Un quatrième disciple s'avança vers la foule assemblée. "L'histoire du feu est une histoire vraie, et je sais comment faire du feu", dit-il simplement. Ces paroles semèrent le trouble dans la tribu, qui se divisa en plusieurs factions. "Peut-être dis-tu la vérité, reconnurent certains. En ce cas, explique-nous comment faire !" Quand le maître et ses disciples les interrogèrent, il s'avéra que la majorité d'entre eux étaient avides d'exploiter ce savoir-faire à leur avantage et ne comprenaient pas que c'était un instrument du progrès de l'homme. Les légendes déformées avaient pénétré si profond dans l'esprit de la plupart que ceux qui pensaient qu'elles pourraient effectivement représenter la vérité étaient souvent des déséquilibrés qui n'auraient pas été capables de faire du feu même si on leur avait montré comment procéder. Il se trouva une autre faction pour affirmer : "Ces légendes ne reposent évidemment sur rien. Cet homme essaie de nous berner, pour se faire une place parmi nous !" "Nous préférons les légendes telles qu'elles sont, proclamait une troisième : elles cimentent notre cohésion. Si nous les abandonnons, et découvrons ensuite que cette nouvelle interprétation est sans valeur, qu'adviendra-t-il de notre communauté ?" Il y avait encore bien d'autres points de vue. Le groupe continua son voyage et atteignit enfin le territoire de la cinquième tribu : l'emploi du feu y était chose courante, et ses membres avaient d'autres problèmes à affronter.

Le maître dit à ses disciples : "Vous devez apprendre à enseigner, car les hommes ne veulent pas être instruits. Pour commencer, il vous faudra leur enseigner comment apprendre. Et avant cela, vous devrez leur enseigner qu'il y a encore quelque chose à apprendre. Ils imaginent être prêts à apprendre. Mais ils veulent apprendre ce qu'ils imaginent devoir apprendre, non ce qu'il leur faut apprendre d'abord. Quand vous aurez appris tout cela, alors vous pourrez élaborer les voies de votre enseignement. La connaissance sans l'aptitude à enseigner, ce n'est pas la même chose que la connaissance et l'aptitude." Ahmed el-Bedavi (mort en 1276) passe pour avoir dit, en réponse à la question "Qu'est-ce qu'un barbare ?" : "Un barbare, c'est quelqu'un dont les perceptions manquent à ce point de finesse qu'il croit pouvoir appréhender par la pensée ou le sentiment quelque chose qui ne peut être perçu que par le développement de soi et une application constante à l'effort vers Dieu. "Les hommes se moquent de Moïse et de Jésus, parce qu 'ils sont complètement insensibles, ou qu 'ils se sont mis eux-mêmes dans l'impossibilité de saisir le sens réel des paroles et des actes de Moïse et de Jésus." Selon la tradition derviche, il fut accusé par les musulmans de prêcher le christianisme, mais désavoué par les chrétiens parce qu'il refusait d'accepter dans leur sens littéral certains dogmes chrétiens promul-

gués à une époque tardive. Il fonda l'Ordre égyptien bedavi.

[4] La goule

et le soufi.

Un maître soufi voyageait seul dans une région montagneuse désertique lorsqu'il se trouva face à face avec une goule géante. "Je vais t'anéantir, dit la goule. - Ah bon ! fit le maître. Essaie si tu veux, mais je te préviens : je peux venir à bout de toi : je suis immensément puissant de bien des façons dont tu n'as pas idée. - Ne dis pas n'importe quoi ! répliqua la goule. Tu es un maître soufi, tu t'intéresses aux choses de l'esprit... Tu ne peux venir à bout de moi, qui m'en remets à la force brutale et suis trente fois plus grande que toi ! - Si tu veux une épreuve de force, dit le soufi, prends donc cette pierre et presse-la pour en extraire du jus." Il ramassa un petit morceau de roche qu'il lui tendit. Malgré tous ses efforts, elle n'arriva à rien. "C'est impossible, il n'y a pas de liquide dans cette pierre. Montre-moi donc toi-même s'il y en a !" Le maître prit la pierre et, sortant subrepticement un oeuf de sa poche, pressa les deux ensemble en tenant sa main au-dessus de celle du monstre, qui fut très impressionné. Les gens sont souvent impressionnés par les choses qu'ils ne comprennent pas et apprécient fort ce genre de choses, bien plus qu'ils ne le devraient dans leur propre intérêt. "Il faut que je réfléchisse à tout ça, dit la goule. Viens dans ma grotte, je t'offre l'hospitalité pour la nuit."

Le soufi l'accompagna jusqu'à l'entrée d'une grotte immense, véritable caverne d'Aladin. Les effets de milliers de voyageurs assassinés jonchaient le sol. "Couche-toi ici, dans ce lit, près de moi, et dors, dit la goule. Nous essaierons de tirer tout cela au clair demain matin." Elle s'allongea sur le sol et s'endormit aussitôt. Le maître, flairant une traîtrise, se leva et alla se cacher dans un recoin, non sans avoir arrangé le lit de façon à donner l'impression qu'il s'y trouvait encore. Il ne s'était pas plus tôt installé à bonne distance de la goule que celle-ci se réveillait. D'une main elle ramassa un tronc d'arbre, asséna sept coups violents à la forme étendue sous la couverture, se recoucha et s'endormit. Le maître regagna son lit et cria à son hôtesse : "Ô goule ! Ta caverne est confortable, mais j'ai été piqué sept fois par un moustique. Ne peux-tu rien y faire ?" Cela lui causa un tel choc qu'elle n'osa pas tenter un nouvel assaut. Si un homme avait été frappé sept fois par une goule maniant un tronc d'arbre avec toute la force dont elle était capable, et que cet homme n'avait ressenti qu'une piqûre... À l'aube, elle jeta au soufi une outre confectionnée avec la peau entière d'un boeuf : "Va chercher de l'eau pour le petit déjeuner, nous allons faire le thé !" Au lieu de ramasser l'outre (qu'il aurait eu d'ailleurs bien du mal à soulever), le maître se dirigea vers un ruisseau voisin et commença à creuser un petit canal en direction de la grotte. "Pourquoi n'apportes-tu pas l'eau ? s'impatienta la goule, de plus en plus assoiffée.

- Patience ! mon amie. Je suis en train de creuser un canal permanent pour amener l'eau de source jusqu'à l'entrée de la caverne, de façon que tu n'aies plus jamais besoin de porter l'outre en peau de boeuf." La goule avait trop soif pour attendre. Elle ramassa l'outre et se dirigea à grands pas vers le ruisseau pour la remplir elle-même. Quand le thé fut prêt, elle en but plusieurs litres, après quoi ses facultés de raisonnement commencèrent à fonctionner un peu mieux. "Si tu es si fort que ça, tu m'en as donné la preuve, pourquoi ne creuses-tu pas ce canal plus vite au lieu de procéder pouce par pouce ? - Parce que, dit le maître, rien qui vaille vraiment la peine d'être fait ne peut être bien fait sans que soit fournie une quantité minimum d'effort. Chaque chose requiert une somme d'effort particulière. Je suis en train de fournir le minimum d'effort nécessaire pour creuser le canal. De toute façon, tu es tellement attachée à tes habitudes que tu utiliseras toujours l'outre en peau de boeuf...".

On entend souvent raconter cette histoire dans les maisons de thé d'Asie centrale. Elle s'apparente à certains contes folkloriques de l'Europe médiévale. La présente version vient d'un majmua (recueil derviche) écrit à l'origine par Hikayati au XIe siècle, d'après le colophon, mais, sous la forme présentée ici, elle date apparemment du XVIe siècle.

Le marchand et le derviche chrétien. Un riche marchand de Tabriz se rendit à Konya pour y rencontrer l'homme le plus sage de la ville, car il avait des ennuis. Il consulta des chefs religieux, des juristes et autres personnages éminents, mais n'en fut pas éclairé. Enfin, quelqu'un lui parla de Rumi, et le conduisit chez le maître. Le marchand avait apporté une offrande de cinquante pièces d'or. Quand il vit le maulana dans la salle d'audience, il fut envahi par l'émotion. "Tes cinquante pièces sont acceptées, dit Jalaludin. Mais tu en as perdu deux cents, c'est pourquoi tu es ici. Dieu t'a puni ; et Il te montre quelque chose. Désormais tout ira bien pour toi." Le marchand était stupéfait. Rumi poursuivit : "Tu as eu beaucoup d'ennuis parce qu'un jour, à l'extrême occident de la chrétienté, tu as vu, dans la rue, un derviche chrétien étendu par terre. Tu as craché sur lui. Va le trouver, demande-lui pardon, et transmets-lui mon salut." Le marchand ne dit mot, terrifié d'être ainsi percé à jour. "Veux-tu que nous te le montrions maintenant ?" dit Jalaludin. Il toucha le mur du bout des doigts. Le marchand vit une place du marché, en Europe, et sur cette place, il reconnut l'homme qu'il avait maltraité. Il se retira en chancelant de la présence du maître, complètement déconcerté. Il se rendit aussi vite qu'il put dans le pays d'Europe où vivait le derviche chrétien. Il le trouva prosterné, s'approcha. L'autre se

redressa et, montrant du doigt un point dans l'espace, dit : "Notre maître Jalal a communiqué avec moi." Le marchand regarda dans la direction que le derviche indiquait : il eut la vision de Jalaludin psalmodiant : "Pour le rubis, pour le caillou, il y a place sur Sa montagne, il y a place pour tous..." Le marchand revint transmettre le salut du saint d'Occident à Jalal et se fixa dans la communauté des derviches de Konya. De nos jours, la recherche érudite fait lentement apparaître l'influence exercée par Rumi sur la pensée et la littérature occidentales. Il ne fait pas de doute qu'il eut de nombreux disciples occidentaux. On retrouve ses histoires dans les contes de Hans Andersen, dans la Gesta Romanorum (1324), même dans l'oeuvre de Shakespeare. En Orient, on évoque traditionnellement les relations étroites qu'il entretint avec certains penseurs et spirituels occidentaux. "Le marchand et le derviche chrétien" est tiré du Munaqib el-Arifin d'Aflaki, qui relate la vie des premiers derviches mevlevis (ouvrage achevé en 1353).

La fortune d'Abdul Malik. Il était une fois un marchand nommé Abdul Malik, l'homme généreux du Khorassan : c'est ainsi qu'on l'appelait, parce qu'il puisait dans son immense fortune pour faire oeuvres charitables et nourrir les indigents. Un jour il se dit qu'il donnait simplement une part de ce qu'il possédait, et que le plaisir du devoir accompli était bien supérieur au coût réel du sacrifice : il ne sacrifiait après tout qu'une part infime de ses richesses. Dès que cette idée lui fut venue, il décida de donner jusqu'à son dernier sou. Après s'être dépouillé de tous ses biens, Abdul Malik, résolu à faire face aux événements que la vie pourrait lui réserver, se retira dans sa chambre, comme il le faisait chaque jour pour une heure. Il entra en méditation. Une étrange silhouette s'éleva bientôt du plancher. Un homme prit forme peu à peu sous ses yeux, vêtu de la robe rapiécée des mystérieux derviches. "O Abdul Malik, homme généreux du Khorassan ! psalmodia le "derviche", je suis ton moi réel, devenu maintenant presque réel pour toi parce que tu as fait quelque chose de réellement charitable en comparaison de quoi ta conduite passée ne pèse pour ainsi dire rien. À cause de cela, et parce que tu as pu te séparer de ta fortune sans ressentir de satisfaction personnelle, je te récompense en puisant à la source réelle de toute récompense. "À l'avenir, je me manifesterai chaque jour à toi sous cette forme. Tu me frapperas, je me transformerai en or. De cette image d'or tu pourras prendre autant que tu voudras. Ne crains pas de me

faire mal : ce que tu prendras sera aussitôt remplacé : la source de tous les dons y pourvoira." Sur ces mots, il disparut. Le lendemain matin, Abdul Malik se trouvait en compagnie de son ami Bay-Akal lorsque le "derviche" commença de prendre forme. Abdul Malik le frappa avec un bâton : la forme s'effondra, transformée en or. Il partagea l'or avec son hôte. Dans l'ignorance de ce qui s'était passé la veille, BayAkal n'avait plus qu'une idée en tête : renouveler le prodige. "Les derviches ont d'étranges pouvoirs, se dit-il. À ce que je vois, il suffit de les battre pour obtenir de l'or." Il décida de donner un banquet et fit savoir autour de lui que les derviches y seraient les bienvenus et pourraient manger à leur faim. Quand ses invités se furent régalés, il prit une barre de fer et en roua de coups tous ceux qui se trouvaient à sa portée jusqu'à ce qu'ils tombent à terre, meurtris, les os brisés. Ceux d'entre les derviches qui n'avaient pas été mis à mal s'emparèrent de Bay-Akal et le conduisirent devant le juge. Ils exposèrent leurs griefs, montrant, à l'appui, leurs confrères blessés. Bay-Akal raconta ce qui s'était passé chez Abdul Malik et expliqua pourquoi il avait tenté de renouveler l'exploit. Abdul Malik fut convoqué. Sur le chemin du tribunal, son être d'or lui murmura ce qu'il devrait dire. "N'en déplaise à la cour, dit Abdul Malik, cet homme me semble avoir perdu la raison. À moins qu'il n'essaie de dissimuler un penchant fâcheux à assaillir les gens sans mo-

tif... Je le connais, c'est vrai, mais ce qu'il raconte ne correspond pas à ce qui s'est réellement passé chez moi." Bay-Akal fut placé dans un asile d'aliénés. Il y demeura un certain temps, le temps de se calmer. Les derviches se remirent presque aussitôt de leurs blessures par l'effet d'une science d'eux seuls connue. Et personne ne voulut croire qu'un homme puisse se changer en statue d'or, et qui plus est quotidiennement. Pendant bien des années encore, jusqu'au jour où il s'en alla rejoindre ses ancêtres, Abdul Malik continua de briser l'image qui était lui-même, et de distribuer son trésor, qui était lui-même, à ceux qu'il ne pouvait aider autrement que par ce soutien matériel. Les derviches l'ont souvent souligné : les religieux présentent des enseignements censés provoquer un sentiment d'élévation morale sous forme de paraboles ; les derviches, quant à eux, cachent leurs enseignements plus profond : parce que seul l'effort de comprendre, ou les efforts d'un maître enseignant, produiront l'effet qui contribuera réellement à transformer l'auditeur, ou le lecteur. Cette histoire, plus que la plupart des histoires de la même veine, tend vers la parabole. Le derviche qui la racontait sur la place du marché de Peshawar, au début des années 1950, prévenait son auditoire : "Ne prenez pas la morale : fixez votre attention sur la première partie de l'histoire : elle indique la méthode."

Le chandelier de fer. Il était une fois une pauvre veuve. Un jour qu'elle regardait par la fenêtre, elle vit passer un humble derviche. Il paraissait très las ; sa robe rapiécée était sale : il avait manifestement besoin d'aide. Se précipitant dans la rue, elle lui cria : "Noble derviche, je sais que tu es un des élus, mais il y a des moments, j'en suis sûre, où même quelqu'un d'aussi insignifiant que moi peut être utile aux chercheurs de vérité. Viens te reposer sous mon toit. Ne dit-on pas : "Quiconque aide les Amis sera aidé à son tour, quiconque contrarie leurs desseins verra ses desseins contrariés, bien qu'on ne sache jamais quand ni comment" ? - Merci, brave femme", dit le derviche. Il entra dans la chaumière. Après quelques jours, il était tout à fait reposé et rétabli. Cette femme avait un fils du nom d'Abdullah qui avait eu peu d'occasions de progresser dans la vie : il avait passé le plus clair de son temps à couper du bois pour le vendre au marché du village et n'avait pu agrandir le champ de ses expériences au point de se tirer d'affaire ou de sortir sa mère de la misère. "Mon enfant, dit le derviche, je suis un homme de savoir, si démuni que je puisse paraître. Viens, sois mon compagnon, je partagerai avec toi tout ce qui s'offrira, si toutefois ta mère y consent." La mère ne demandait pas mieux que d'autoriser son fils à voyager en compagnie du sage. Les deux hommes se mirent en route. Ils parcoururent de nombreux pays, endurèrent bien des épreuves, jusqu'au jour où le derviche dit à son compagnon : "Abdullah, nous voici au terme de

notre voyage. Je vais accomplir certains rites. S'ils sont favorablement reçus, la terre s'entrouvrira et révélera ce que peu d'hommes ont contemplé : un trésor caché il y a bien des années en ce lieu. As-tu peur ?" Abdullah répondit qu'il était prêt et jura de rester constant quoi qu'il arrive. Le derviche exécuta d'étranges mouvements, murmura des sons incompréhensibles, Abdullah se joignit à lui, la terre s'ouvrit. "Maintenant, écoute-moi bien, Abdullah, prête-moi une entière attention. Tu vas descendre dans la caverne qui s'ouvre à nos pieds. Tu devras t'emparer d'un chandelier de fer. Avant de l'atteindre, tu verras des trésors dont il a rarement été donné aux hommes de voir la pareille. Ignoreles. Seul le chandelier de fer est ton but et l'objet de ta quête. Dès que tu l'auras trouvé, apporte-le ici." Abdullah descendit dans la caverne par un escalier taillé dans la roche et, vrai, il entrevit tant de joyaux étincelants, de pièces de vaisselle d'or, de trésors étonnants (qu'aucun mot d'aucune langue ne saurait décrire) qu'il était comme paralysé. Il sortit enfin de cet état, et, oubliant les paroles du derviche, s'empara d'autant d'objets, parmi les plus attirants, qu'il put en tenir dans ses bras. C'est alors qu'il vit le chandelier. Il se dit qu'il ferait aussi bien de l'apporter au derviche, et qu'il pourrait cacher dans ses larges manches les objets volés. Il se remplit les manches, prit le chandelier, remonta à la surface de la terre, et se retrouva près de la chaumière. Le derviche avait disparu. Dès qu'il voulut montrer ses trésors à sa mère, ceuxci semblèrent fondre complètement. Il ne restait plus que le

chandelier : un chandelier à douze branches portant douze chandelles. Il en alluma une. Une forme imprécise se manifesta aussitôt : on eût dit un derviche. La silhouette tournoya un instant, posa une petite pièce sur le sol et s'évanouit brusquement. Alors Abdullah alluma les autres chandelles. Douze derviches se matérialisèrent, dansèrent une heure durant et lui jetèrent douze pièces d'argent avant de disparaître. Abdullah et sa mère étaient stupéfaits. Ils recommencèrent le lendemain : de nouveau, les derviches dansèrent et leur jetèrent douze pièces. Et il en fut ainsi chaque jour. Ils pouvaient vivre, et bien vivre, du produit du chandelier. Mais Abdullah n'avait pas oublié les merveilles entrevues dans la caverne souterraine. Il était bien décidé à tenter sa chance, car il voulait devenir vraiment riche. Il essaya de retrouver l'endroit où le derviche avait fait s'entrouvrir la terre. Mais il eut beau chercher, il ne le trouva pas. Désormais, il était obsédé par le désir d'être riche... Il se mit en route, voyagea de ville en ville, de région en région. C'est ainsi qu'un jour il arriva à la porte d'un palais, principale résidence du derviche misérable que sa mère avait autrefois aperçu par la fenêtre de leur chaumière. Cela faisait des mois qu'il était en chemin... Quel bonheur d'être admis en présence du derviche ! Un derviche royalement vêtu, entouré d'une foule de disciples... "Maintenant, ingrat que tu es ! dit-il au jeune homme, je vais te montrer ce que ce chandelier peut faire." Il prit un bâton, en frappa le chandelier : chaque branche se transforma

en un trésor plus vaste que tout ce qu'Abdullah avait entrevu dans la caverne. Le derviche fit enlever l'or, l'argent et les bijoux pour qu'on les distribue à des gens méritants. Et voilà qu'apparut de nouveau le chandelier de fer, prêt à resservir. Le derviche se tourna vers le jeune homme : "On ne peut compter sur toi pour faire les choses correctement, et tu as trahi ma confiance : c'est pourquoi tu dois t'en aller. Au moins as-tu rapporté le chandelier de fer. Pour cela, je te donne un chameau et une charge d'or." Abdullah passa la nuit au palais. Au petit matin, il cacha le chandelier dans un des sacs accrochés au bât du chameau. De retour chez lui, il alluma les chandelles et prit un bâton pour frapper le chandelier. Mais il n'avait toujours pas appris le modus operandi. Au lieu d'utiliser la main droite pour tenir le bâton, il se servit de la gauche. Les douze derviches apparurent, prirent la charge d'or et le chandelier, sellèrent le chameau et disparurent. Maintenant Abdullah était moins bien loti qu'avant, car il devait vivre avec le souvenir de son incompétence, de son ingratitude, de sa malhonnêteté... Il ne pouvait oublier non plus les richesses qu'il avait eues à portée de main. Mais il n'eut pas d'autre chance et jamais plus il n'eut l'esprit tranquille. Ce conte a été conçu dans une école soufie où il était proposé comme "exercice de développement" aux élèves considérés comme trop "littéralistes". Il

fait allusion de façon déguisée à certains exercices derviches, et laisse entendre que ceux qui utilisent des méthodes mystiques sans avoir triomphé de certaines tendances personnelles peuvent se faire du tort ou faire oeuvre inutile.

Frappez à cet endroit. Dhun-Nun l'Égyptien décrit dans une parabole comment il parvint à tirer des informations de certaines inscriptions pharaoniques. Une statue d'origine inconnue, représentant un homme l'index tendu, portait l'inscription : "Frappez à cet endroit pour le trésor." Génération après génération, les gens avaient martelé les hiéroglyphes. La statue était faite d'une pierre très dure, aussi les coups n'avaient-ils laissé qu'une faible empreinte. Et l'inscription demeurait sibylline. Un jour, à midi exactement, Dhun-Nun, absorbé dans la contemplation de la statue, observa que l'ombre du doigt tendu suivait une ligne sur le dallage. Les siècles avaient passé sans que personne ne l'ait remarqué. Dhun-Nun marqua l'endroit indiqué par l'ombre, se procura les outils nécessaires et souleva la dalle en faisant levier avec un ciseau : cette dalle était une trappe donnant accès à une grotte souterraine remplie d'étranges objets fabriqués avec art. De là, il put remonter, par induction, à l'ensemble de connaissances, tombé dans l'oubli, que nécessitait leur fabrication. Il acquit ainsi un double trésor. Le Pape Sylvestre II (Gerbert, comme on l'appelait) raconte presque la même histoire. Il étudia les sciences "arabes", y compris les mathématiques, à Séville, au Xe siècle.

Ses connaissances techniques lui valurent une réputation de magicien. Il "demeura chez un philosophe de la secte sarrasine". C'est là, sans doute, qu'il entendit conter cette histoire qui avait été transmise, dit-on, par le calife Abu-Bakr (mort en 634).

Pourquoi s'envolèrent les oiseaux d'argile. Un jour, alors qu'il n'était encore qu'un enfant, Jésus, fils de Marie, se mit à façonner de la terre glaise pour en faire des oiseaux. D'autres jeunes de son âge qui ne pouvaient en faire autant coururent chez les anciens raconter ce qu'il faisait et récriminèrent contre lui. Les anciens dirent, car c'était un samedi : "Il n'est pas permis de travailler l'argile le jour du sabbat." Ils allèrent à l'étang au bord duquel le fils de Marie était assis et lui demandèrent de montrer son travail. Jésus désigna du doigt les oiseaux qu'il avait façonnés, et ceux-ci s'envolèrent. "Faire des oiseaux qui volent est impossible, dit un ancien, le sabbat n'est donc pas violé. - Je voudrais apprendre cet art, dit un autre. - Ce n'est pas un art, c'est une tromperie", dit un troisième. L'interdiction de travailler le jour du sabbat n'avait pas été transgressée, l'art ne pouvait être enseigné. Quant à la tromperie, les anciens comme les enfants s'étaient trompés, parce qu'ils ne savaient pas dans quel but les oiseaux avaient été façonnés. La raison pour ne pas travailler le samedi avait été oubliée. La connaissance de ce qui est tromperie et de ce qui ne l'est pas était imparfaite chez ces anciens. Le commencement de l'art et la fin de l'action leur étaient inconnus. Il en fut de même pour l'allongement de la planche de bois. Ce jour-là, Jésus, fils de Marie, se trouvait dans l'atelier de Joseph le Charpentier. Une planche de bois se révélant trop courte, Jésus tira dessus : ceux qui étaient dans l'atelier constatèrent qu'elle s'était rallongée.

Quand les gens apprirent ce qui s'était passé, les uns dirent : "C'est un miracle, cet enfant sera un saint." D'autres dirent : "Nous n'y croyons pas. Qu'il recommence pour nous !" D'autres encore dirent : "Cela ne peut être vrai, et ne peut donc être rapporté dans les livres." Bien qu'animés de sentiments différents, les trois groupes obtinrent la même réponse, car aucun d'eux ne connaissait le dessein et la portée réelle de l'action décrite par les mots : "Il a étendu une planche." Les auteurs soufis se réfèrent souvent à Jésus comme à un Maître de la Voie. Au Moyen-Orient, de très nombreuses traditions orales, qui attendent d'être recueillies et réunies, circulent à son sujet. On retrouve cette histoire, sous des formes légèrement différentes, dans les recueils derviches. Selon les soufis, les professions attribuées aux personnages des Évangiles ont un sens initiatique : on ne peut en inférer qu'ils exerçaient effectivement le métier indiqué.

Namouss le moucheron, et l'éléphant. Il était une fois un moucheron. Il s'appelait Namouss mais on le connaissait sous le nom de Namouss le Perspicace, tant il était fin et sensible. Un jour notre moucheron décida, pour de bonnes et suffisantes raisons, et après mûre réflexion, de déménager. Il choisit pour nouveau domicile un lieu qui lui convenait parfaitement : l'oreille d'un éléphant. Il ne lui restait plus qu'à y transporter ses affaires : c'est ce qu'il fit sans tarder. Namouss était maintenant installé dans sa vaste et agréable demeure. Les jours succédèrent aux jours. Il éleva plusieurs générations de moucheronnets qu'il envoya affronter le monde. Il connut des moments difficiles, des moments heureux, éprouva joie et chagrin, inquiétude et quiétude, toute la gamme des sentiments qui est le lot du moucheron où qu'il se trouve. L'oreille de l'éléphant était son chez-soi, et, comme tous les vivants toujours et partout, il sentait (et ce sentiment persista jusqu'à devenir permanent) qu'il existait un rapport étroit entre sa vie, son histoire, son être même et le lieu où il avait choisi de résider. Il y faisait si agréablement chaud ; l'oreille était si accueillante, si vaste, elle avait été le théâtre de tant d'expériences ! Naturellement, Namouss n'avait pas emménagé sans les cérémonies d'usage. Il avait scrupuleusement respecté les formes consacrées. C'est ainsi qu'avant d'entrer dans sa nouvelle demeure, il avait proclamé, du haut de sa petite voix aiguë, sa décision : "Ô Eléphant ! Sache que moi, et nul autre, Namouss le Moucheron,

connu sous le nom de Namouss le Perspicace, j'ai l'intention d'élire domicile en ce lieu. Puisqu'il s'agit de ton oreille, je t'avertis, comme le veut la coutume, de mon irrévocable décision." L'éléphant n'avait pas soulevé d'objection. Ce que Namouss ne savait pas, c'est que l'éléphant n'avait rien entendu. Pas plus, d'ailleurs, qu'il n'avait perçu l'arrivée, la présence ou l'absence du moucheron et de ses progénitures. Pour ne pas trop nous étendre là-dessus, disons qu'il ignorait absolument que des moucherons se trouvaient là. Et quand Namouss le Perspicace décida qu'il était temps de partir, pour des raisons qu'il jugeait importantes et irréfutables, il se dit qu'il devrait une fois encore procéder selon la coutume établie et sacro-sainte. Il se prépara pour la cérémonie au cours de laquelle il déclarerait solennellement son intention de quitter l'accueillante oreille. Quand sa décision fut prise irrévocablement et qu'il eut suffisamment préparé son discours, il cria de nouveau dans l'oreille de son hôte. Il cria une fois, il n'y eut pas de réponse. Il cria une deuxième fois, l'éléphant resta silencieux. La troisième fois, poussant sa voix très haut pour être sûr de se faire entendre, il hurla : "O Eléphant ! Sache que moi, Namouss le Moucheron perspicace, j'ai l'intention de quitter mon foyer, ma demeure, de m'en aller d'ici, de cette oreille qui est tienne, où il y a si longtemps que je vis, et ce pour une importante et suffisante raison que je suis prêt à t'expliquer..."

Cette fois, le pachyderme perçut le son de la voix de Namouss. Il pesait les mots du moucheron, lorsque ce dernier interrompit sa réflexion : "Qu'as-tu à dire en réponse à cette information ? Que penses-tu de mon départ ?" L'éléphant leva sa grosse tête et poussa quelques barrissements. Et ces barrissements signifiaient : "Va en paix : à dire vrai, ton départ a aussi peu d'intérêt et d'importance pour moi que ton arrivée." À première vue, le conte de Namouss le Perspicace pourrait passer pour une illustration sardonique de l'inutilité (supposée) de l'existence. Le soufi dirait qu'une telle interprétation ne révèle que l'insensibilité du lecteur. Ce que ce conte entend souligner, c'est le manque de jugement dont font souvent preuve les êtres humains quant à l'importance relative des choses de la vie. Ce qui est important est considéré comme sans importance ; ce qui est sans intérêt est tenu pour essentiel. Cette histoire est attribuée au sheikh Hamza Malamati Maqtul. Il organisa les Malamatis, les gens du Blâme. On prétendait qu'il était chrétien : à cause de cela, il fut exécuté en 1575.

L'idiot, le sage et la cruche. On peut dire de l'homme ordinaire qu'il est un idiot dans la mesure où il interprète immanquablement de travers ce qui lui arrive, ce qu'il fait, ou ce qui est causé par autrui, et ce, de façon si absolument plausible que, pour lui-même et ses semblables, des pans entiers de la vie et de la pensée semblent logiques et vrais. Quelqu'un envoya un jour un idiot de cette espèce, muni d'une cruche en grès, chercher du vin chez un sage. En chemin, l'idiot brisa par inattention la cruche contre un rocher. Lorsqu'il arriva chez le sage, il lui présenta l'anse : "Untel t'a envoyé cette cruche, mais une horrible pierre me l'a volée." Amusé, et désireux de mesurer sa cohérence, le sage l'interrogea : "Puisque la cruche est volée, pourquoi m'offres-tu l'anse ? - Je ne suis pas aussi stupide qu'on le dit ! répliqua l'idiot, j'ai donc apporté l'anse à l'appui de mes dires." Ce thème revient sans cesse chez les maîtres derviches : l'homme ordinaire ne sait pas discerner le cours caché des événements, or seule cette perception lui permettrait de tirer pleinement parti de la vie. Ceux qui savent voir ce cours caché, ce "fil", sont "les sages". De l'homme ordinaire, on dit qu'il est "endormi" ; on l'appelle aussi, parfois, "l'idiot". Cette histoire, citée en anglais par Wilberforce Clarke (Diwan-i-Hafïz), est une histoire classique.

En assimilant cette idée au moyen de caricatures de ce genre, certains peuvent se sensibiliser au point de percevoir le cours caché. Le présent extrait provient d'un recueil derviche attribué à Pir-i-do-Sara, "celui qui porte la tunique rapiécée". Il est mort en 1790. Sa tombe se trouve à Mazar-i-Sharif, en Afghanistan.

La princesse rebelle. Il était une fois un roi qui était convaincu que les enseignements qu'il avait reçus et les croyances auxquelles il tenait étaient conformes à la vérité. Homme juste à bien des égards, mais homme aux idées courtes. Ayant fait venir ses trois filles, il leur dit : "Tout ce que je possède est à vous. Je suis l'auteur de vos jours. Votre avenir, et, partant, votre destinée sont déterminés par ma volonté." Persuadées que leur père disait vrai, deux des jeunes filles acquiescèrent avec empressement. La troisième fit observer : "Je dois remplir les devoirs de mon état, et donc obéir aux lois, mais je ne puis croire que ma destinée soit à jamais tributaire de vos opinions. - C'est ce que nous verrons", dit le roi. Ordre fut donné aux gardes d'emprisonner la princesse rebelle dans une cellule étroite où elle se morfondit des années. Pendant ce temps, le roi et ses filles obéissantes dilapidèrent les biens dont la princesse aurait dû disposer. "Cette fille est en prison : j'ai voulu qu'il en soit ainsi, se dit le roi. Pour tout esprit logique, c'est la preuve suffisante que c'est ma volonté, non la sienne, qui détermine sa destinée." Quand les habitants du royaume apprirent dans quelle situation se trouvait la princesse, ils pensèrent : "Elle a dû faire ou dire quelque chose de déraisonnable pour qu'un souverain à qui nous n'avons rien à reprocher traite ainsi la chair de sa chair." Car ils n'étaient pas arrivés au point où ils auraient pu ressentir le besoin de contester la prétention du roi d'agir toujours avec justesse.

Celui-ci venait de temps en temps rendre visite à sa fille. La détention l'avait minée, elle était d'une pâleur extrême ; mais elle refusait de changer d'attitude. Il finit par perdre patience : "Si vous restez dans mon royaume, lui dit-il, ce défi à mon autorité ne fera qu'aggraver mon mécontentement et paraîtra affaiblir mes droits. Je pourrais vous tuer, mais je suis clément : je vais vous exiler dans la région reculée qui s'étend en bordure de mes territoires : elle n'est peuplée que d'animaux sauvages et de parias excentriques incapables de survivre dans notre société rationnelle. Là, vous verrez bien si vous pouvez vivre séparée de votre famille et, au cas où vous le pourriez, si vous préférez cette existence à la nôtre." Par décret royal, la princesse fut conduite aux confins du royaume. Elle se retrouva livrée à elle-même dans un environnement inconnu qui ressemblait si peu au milieu où elle avait été élevée. Elle apprit qu'une grotte pouvait être aménagée, que les noix, les noisettes, les amandes et les fruits ne se trouvaient pas seulement sur les plateaux d'argent, que la chaleur provenait du soleil. Cette région avait un climat, un mode d'existence qui lui étaient particuliers. Elle mit un certain temps à organiser sa vie. Maintenant, elle puisait l'eau aux sources, cueillait les plantes, faisait du feu chaque fois qu'elle trouvait un arbre fumant. "Voilà une vie, se dit-elle, dont les éléments vont ensemble, forment un tout. Pourtant, qu'on les prenne isolément ou collectivement, ils ne sont pas soumis à l'autorité du roi mon père."

Un jour, un voyageur égaré, jeune homme aussi riche qu'ingénieux, rencontra par hasard la princesse exilée, s'en éprit et la ramena dans son pays, où ils se marièrent. Après un certain temps, les jeunes gens décidèrent de retourner dans la région sauvage où ils s'étaient connus pour y construire une ville. Dans cette ville, vaste et prospère, leur sagesse, leur ingéniosité et leur foi s'exprimèrent jusqu'au plus haut degré possible. Les "excentriques" et autres parias, dont beaucoup passaient pour fous, s'harmonisèrent pleinement et utilement avec l'existence riche et variée qu'on y menait. La ville et ses alentours étaient maintenant renommés dans le monde entier. Ce nouveau royaume surpassa bientôt en puissance et en beauté celui du père de la princesse. Le pouvoir suprême fut confié aux deux époux par ses habitants unanimes. Le père de la princesse rebelle décida enfin de se rendre en ce lieu étrange et mystérieux surgi du désert et peuplé, au moins en partie, par ceux que lui et ses pareils méprisaient. Il s'avança lentement, la tête inclinée, vers le double trône où le jeune couple avait pris place. Quand il leva les yeux pour rencontrer le regard des deux souverains, dont la réputation de justice et de compréhension dépassait de loin la sienne, il put saisir ce que lui murmurait sa fille : "Vous voyez, père, chaque homme, chaque femme, a sa destinée et le droit de choisir."

Le sultan Saladin, selon un manuscrit soufique, rencontra le grand maître Ahmed el-Rifaï, fondateur de l'Ordre rifaï (l'Ordre des derviches hurleurs), et lui posa plusieurs questions. Ahmed el-Rifaï raconta "l'histoire de la princesse rebelle" en réponse à celleci : "Sur quoi te fondes-tu pour dire que l'autorité de la loi est insuffisante, qu'elle n'est pas capable à elle seule de faire régner le bonheur et la justice ?" La rencontre eut lieu en 1174. Cette histoire, que l'on retrouve dans d'autres traditions, a été utilisée depuis pour illustrer la possibilité ouverte à l'homme d'"un état de conscience différent".

Le legs. Un homme mourut loin de chez lui. Parmi ses dispositions testamentaires figurait un legs ainsi libellé : "Que les membres de la communauté sur le territoire de laquelle sont situées mes terres prennent ce qu'ils veulent pour eux-mêmes, et qu'ils donnent ce qu'ils veulent à l'humble Arif." Arif n'était alors qu'un tout jeune homme. Il avait bien moins d'autorité apparente que n'importe quel autre membre de cette communauté. Les anciens prirent donc tout ce qu'ils avaient envie de prendre sur les terres léguées par le testateur et n'attribuèrent à Arif que quelques broutilles dont personne ne voulait. Les années passèrent. Arif croissait en force et en sagesse. Un jour il alla trouver les anciens pour réclamer son héritage. "Voici les objets que nous t'avons attribués conformément au testament", lui dirent-ils. Ils n'avaient pas l'impression d'avoir usurpé quoi que ce soit. Le testateur ne leur avait-il pas dit de prendre ce qu'ils voulaient ? C'est alors qu'un inconnu à la mine grave et à la noble prestance surgit au milieu d'eux et leur dit : "Le testament vous demandait en fait de donner à Arif ce que vous vouliez pour vous-mêmes, car c'est lui qui peut en faire le meilleur usage." Une lumière soudaine se fit dans l'esprit des anciens : ils saisirent alors le vrai sens des mots "qu'ils donnent ce qu'ils veulent à Arif". "Sachez, dit l'inconnu, que le testateur est mort avant d'avoir pu protéger ses biens. S'il avait écrit en clair qu'il faisait d'Arif son

légataire, ceux-ci auraient été usurpés par la communauté. Au minimum, cela aurait semé la discorde. Voilà pourquoi il vous les a confiés, prévoyant que si vous les considériez comme vos propres biens, vous en prendriez soin. Par cette sage disposition, il a fait en sorte que le trésor soit préservé et transmis. Le moment est venu de le restituer à l'héritier légitime." C'est ainsi que les biens furent rendus : les anciens avaient été capables de voir la vérité. Les gens veulent pour eux-mêmes ce qu'ils devraient vouloir pour autrui, enseignent les soufis. C'est ce que fait ressortir l'histoire du legs. L'auteur, Sayed Ghaus Ali Shah, saint de l'Ordre qadiri, est mort en 1881. Il est enterré à Panipat. Dans le folklore, cette idée est habituellement interprétée dans un sens moral : l'histoire montre comment un legs est finalement récupéré par un légataire méritant qui, des années durant, a été dans l'impossibilité de réclamer son héritage. Dans certains groupes derviches, l'histoire du legs sert à illustrer l'aphorisme : "Vous avez été doté de nombreux avantages. Vous les avez en dépôt seulement. Quand vous le comprendrez, vous pourrez les donner aux propriétaires légitimes."

Le serment. Un homme qui n'avait pas l'esprit en paix fit le serment de vendre sa maison et de donner l'argent aux pauvres si ses problèmes étaient résolus. Ses problèmes s'étant dissipés, il se dit qu'il était temps de tenir sa promesse. Mais il ne voulait plus faire pareil don. Aussi imagina-t-il une échappatoire. Notre homme mit la maison en vente au prix d'une pièce d'argent. Il vendait le chat avec : il en demandait dix mille pièces d'argent. Il trouva un acheteur pour la maison et le chat, donna aux pauvres la pièce d'argent et empocha les dix mille pièces. Les gens décident de suivre un enseignement, mais interprètent leur relation avec lui à leur avantage. Ils ne pourront rien apprendre avant d'avoir surmonté cette tendance. Le stratagème décrit dans cette histoire n'est pas toujours délibéré, note le conteur (Sheikh Nasir el-Din Shah) : l'esprit perverti a parfois recours, inconsciemment, à des moyens de ce genre. Nasir el-Din Shah, "la Lampe de Delhi", est mort en 1846. Son tombeau se trouve à Delhi (Inde). La présente version, qui lui est attribuée, provient d'une tradition orale de l'Ordre chishti. Elle sert d'introduction à la technique psychologique destinée à stabiliser et éclairer l'esprit.

L'idiot dans la grande ville. Il y a différentes manières de s'éveiller. L'homme est endormi, mais il doit se réveiller de la bonne manière. Voici l'histoire d'un ignorant dont le réveil s'est mal passé. L'idiot arrive dans la grande ville. Il est déconcerté par la multitude qui emplit les rues. Le caravansérail où il s'arrête est plein. Craignant, s'il s'endort, de ne pouvoir se retrouver au réveil parmi cette foule, il s'attache une gourde à la cheville comme signe d'identité. Un farceur, qui a compris le comportement de l'idiot, attend que celui-ci tombe endormi, détache la gourde et l'attache à sa propre cheville. Puis il s'allonge pour dormir sur le sol du caravansérail. L'idiot se réveille le premier, voit la gourde, pense que l'autre ne peut être que lui. Il lui saute dessus en criant : "Si tu es moi, alors, pour l'amour du ciel ! qui, et où, suis-je ?" Ce conte, que l'on trouve aussi dans le corpus des plaisanteries de Mulla Nasrudin, bien connu en Asie centrale, est extrait du grand classique spirituel Salaman et Absal (XVe siècle). L'auteur, Abdur-Rahman Jami, est mort à Hérat en 1492. Il est considéré comme un des plus grands écrivains en langue persane. Jami provoqua le ressentiment des théologiens de son époque par son franc-parler , pour avoir dit notamment qu'il ne se reconnaissait d'autre maître que son père.

La naissance d'une tradition. Il était une fois une ville constituée de deux rues parallèles. Un derviche passa de l'une à l'autre. Quand il entra dans la seconde, les passants remarquèrent que ses yeux ruisselaient de larmes. "Quelqu'un est mort dans l'autre rue !" s'écria l'un deux. Tous les enfants du quartier eurent bientôt repris le cri du passant, qui parvint ainsi aux oreilles des habitants de la première rue. Or le derviche pleurait pour la seule raison qu'il avait épluché des oignons. Les adultes des deux rues étaient si affligés et pleins d'appréhension (car les uns et les autres avaient des parents de l'autre côté) qu'ils n'osaient pas approfondir la cause de ce tumulte. Un sage tenta de les raisonner. Aux habitants de la première rue, il demanda pourquoi ils n'allaient pas questionner les habitants de l'autre rue sur ce qui s'était passé. Il demanda la même chose à ceux de la seconde. Mais tous étaient trop désorientés pour prendre la moindre décision. Certains dirent au sage : "Nous croyons savoir que les gens d'à côté sont atteints de la peste." La rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Chacune des deux communautés fut bientôt persuadée que sa voisine était condamnée. Quand le calme fut plus ou moins revenu, il apparut aux uns comme aux autres qu'il n'y avait d'autre issue que la fuite. L'ordre dut donné d'évacuer la population.

Les siècles ont passé, dans la ville désertée il n'y a pas âme qui vive. Non loin se trouvent deux villages. Chacun conserve la mémoire de sa fondation : dans l'un comme dans l'autre, on vous racontera comment, en des temps anciens, la population d'une ville menacée par un terrible fléau vint s'établir là, au terme d'un exode qui la sauva de la destruction. Dans leur enseignement psychologique, les soufis soutiennent que la transmission ordinaire de la connaissance donne lieu à tant de déformations (dues aux interprétations, aux réécritures, aux fausses traditions) qu'elle ne saurait remplacer la perception directe des faits. "La naissance d'une tradition", qui illustre la subjectivité du cerveau humain, est tirée du manuel Asrar-i-Khilwatia (Secrets des Reclus) du sheikh Qalandar Shah, de l'Ordre suhrawardi. Il est mort en 1832. Son tombeau se trouve à Lahore, au Pakistan.

Fatima la fileuse et la tente. Dans une ville de l'Extrême-Occident vivait une jeune fille du nom de Fatima. Elle était la fille d'un filateur prospère. Un jour son père lui dit : "Viens, Fatima ! Nous partons en voyage : j'ai des affaires à traiter dans les îles de la Mer centrale. Peut-être trouveras-tu là-bas un beau jeune homme, fortuné, que tu pourras prendre pour époux." Ils partirent, naviguèrent d'île en île. Le père traitait ses affaires, Fatima rêvait à son futur mari. Un jour qu'ils faisaient voile sur un port de Crète, une tempête se leva, le navire fit naufrage. Fatima, à demi consciente, fut rejetée sur le rivage, non loin d'Alexandrie. Son père avait péri noyé, elle était dans le dénuement le plus complet. Elle ne gardait qu'un vague souvenir de sa vie passée : l'épreuve du naufrage, sa lutte contre les éléments l'avaient épuisée. Des gens du voisinage, une famille de tisserands, la trouvèrent errant sur la plage. Ces gens vivaient dans la pauvreté, mais ils l'accueillirent dans leur masure et lui enseignèrent leur art. C'est ainsi qu'elle commença une vie nouvelle. Deux années s'écoulèrent. Elle s'était résignée à son sort et se sentait presque heureuse. Mais un jour, pour une raison ou une autre, elle alla sur le rivage : des marchands d'esclaves débarquèrent et l'emmenèrent à bord, avec d'autres captives. Bien qu'elle se lamentât sur son sort, Fatima n'éveilla aucune compassion chez ces marchands. À Istanbul, ils la conduisirent au marché aux esclaves. Son univers s'était effondré une deuxième fois.

Or ce jour-là il y avait peu d'acheteurs sur le marché, parmi lesquels un homme qui cherchait des esclaves pour son chantier de construction de mâts. Quand il vit la malheureuse Fatima, triste et découragée, il décida de l'acheter, pensant pouvoir lui offrir de toute façon une vie un peu moins dure que celle qu'elle mènerait avec un autre maître. "Elle fera une bonne servante pour mon épouse", se dit-il. Quand il arriva chez lui avec la jeune fille, ce fut pour apprendre que des pirates s'étaient emparés d'un de ses navires dont la cargaison valait une fortune. Il n'avait plus les moyens d'employer des ouvriers. Fatima, son épouse et luimême durent se consacrer au pénible labeur de la construction des mâts. Fatima, très reconnaissante à son employeur de l'avoir sauvée, travailla si dur et si bien qu'il décida de l'affranchir. Elle devint son assistante. Il avait toute confiance en elle. Et c'est ainsi qu'elle connut un bonheur relatif dans sa troisième carrière. Un jour, il lui dit : "Fatima, je veux que tu ailles à Java avec une cargaison de mâts, que tu tâcheras de vendre à profit. Tu seras ma représentante." Elle partit, mais alors qu'elle voguait au large des côtes chinoises, un typhon provoqua le naufrage du navire. Elle fut encore une fois rejetée sur le rivage d'une contrée étrangère ; encore une fois, étendue sur le sable, elle pleura amèrement, car elle voyait que rien dans sa vie ne se déroulait selon ses espérances : quand les choses semblaient bien tourner, un événement venait brusquement tout détruire.

"Pourquoi faut-il, s'écria-t-elle, que chaque fois que j'essaie de faire quelque chose, cela tourne mal ! Pourquoi faut-il que tant de malheurs arrivent ?" Mais il n'y eut pas de réponse. Elle se releva et pénétra dans les terres. Personne en Chine n'avait entendu parler de Fatima et de ses malheurs. Mais il existait une légende selon laquelle un jour une étrangère viendrait qui saurait fabriquer une tente pour l'empereur. Dans ce pays, personne ne savait faire, aussi attendait-on avec le plus vif intérêt l'accomplissement de la prophétie. Les mesures voulues avaient été prises pour que l'arrivée de l'étrangère ne passât pas inaperçue : l'empereur envoyait une fois l'an des hérauts dans les villes et villages de Chine pour rappeler à ses sujets que toute étrangère nouvelle venue devait être conduite à la cour. Quand Fatima entra en titubant dans une ville de la côte chinoise, c'était précisément le jour de la venue du héraut. Les gens lui parlèrent par l'intermédiaire d'un interprète, et lui expliquèrent qu'elle devait aller voir l'empereur. "Madame, dit l'empereur, quand Fatima parut devant lui, savez-vous faire une tente ? - Je pense que oui", répondit la jeune fille. Elle réclama de la corde, on n'en trouva nulle part. Alors, se souvenant du temps où elle était fileuse, elle demanda du lin. Avec la fibre provenant de la tige, elle confectionna des cordes. Puis elle réclama du gros drap, mais les Chinois n'avaient pas la sorte de drap dont elle avait besoin. Alors, mettant à profit l'expérience acquise avec les tisserands d'Alexandrie, elle tissa de la toile de tente. Mainten-

ant, il lui fallait des mâts de tente, mais, bien sûr, il n'y en avait pas en Chine. Alors, se rappelant ce qu'elle avait appris à Istanbul, elle fabriqua avec habileté des mâts solides. Puis elle fouilla dans sa mémoire pour retrouver l'image de toutes les tentes qu'elle avait vues au cours de ses voyages. Il ne lui restait plus qu'à monter la tente, ce qu'elle fit. Quand on présenta cette merveille à l'Empereur de Chine, il en fut si satisfait qu'il offrit à Fatima d'exaucer tout souhait qu'elle voudrait bien exprimer. Elle choisit de s'établir en Chine. Elle y épousa un beau prince et vécut dans le bonheur, entourée de ses enfants, jusqu'à la fin de ses jours. S'il ne lui était pas arrivé ces aventures, Fatima n'aurait jamais compris que des expériences désagréables peuvent se révéler être des éléments essentiels de la genèse du bonheur final. On retrouve cette histoire dans le folklore grec. La présente version est attribuée au sheikh Mohammed Jamaludin, d'Adrianople. Il fonda l'Ordre jamalia. Il est mort en 1750.

Les portes du paradis. Il était une fois un homme bon qui avait passé sa vie à cultiver les qualités recommandées à ceux qui veulent atteindre le paradis. Il donnait libéralement aux pauvres, aimait et servait ses semblables. Sachant qu'il faut toujours prendre patience, il avait enduré de rudes et soudaines épreuves, souvent pour le bien d'autrui. Il avait entrepris des voyages à la recherche de la connaissance. Son humilité, sa conduite exemplaire lui conféraient une réputation de sage et de bon citoyen. Au fil des ans, sa renommée s'était étendue à la terre entière. Toutes ces qualités, il les exerçait bel et bien, quand il y pensait. Mais il avait un défaut : une tendance à l'inattention. Cette tendance n'était pas très accentuée : il estimait qu'en regard des vertus qu'il pratiquait, elle pouvait être considérée tout au plus comme un petit travers. C'est ainsi qu'il lui arrivait de rester insensible aux besoins de certains nécessiteux. Il oubliait aussi parfois d'aimer et de servir, quand montaient en lui des désirs impérieux. Il aimait dormir. Et quand il était endormi, il arrivait qu'il laissât passer des occasions, de chercher la connaissance, de comprendre, de pratiquer la véritable humilité ou d'accroître encore la somme totale de ses bonnes actions, et ces occasions ne se représentaient pas. Ses belles qualités, mais aussi son défaut d'attention, laissèrent leur empreinte sur son moi essentiel. Survint la mort. L'homme bon se retrouva, au-delà de cette vie, sur le chemin qui mène aux portes du Jardin clos. Il s'arrêta pour

faire un examen de conscience : au total, il avait toutes les chances de franchir les hauts Portails. Arrivé au bout du chemin, il vit que les portes étaient fermées. Alors il entendit une voix : "Sois vigilant : les portes ne s'ouvrent qu'une fois tous les cent ans." Il s'installa pour attendre, tout excité à cette idée. Mais, privé de la possibilité d'exercer les vertus en direction d'autrui, il constata que sa capacité d'attention n'était pas suffisante pour luimême. Après avoir veillé pendant ce qui lui parut une éternité, il dodelina de la tête, ferma les paupières, s'endormit un instant. C'est à cet instant que les portes s'ouvrirent. Avant qu'il ait eu le temps de rouvrir grand les yeux, les portes se refermèrent. Avec un grondement assez puissant pour réveiller les morts. Les derviches affectionnent cette histoire-enseignement, "la Parabole de l'inattention" comme on l'appelle parfois. C'est un célèbre conte populaire dont on ne connaît plus l'origine. Certains l'ont attribué à Hadrat Ali, le quatrième calife. D'autres disent qu'il a été transmis secrètement par le Prophète lui-même. On ne le trouve pourtant dans aucune des Traditions attestées du Prophète Mohammed. La forme littéraire sous laquelle il est présenté ici est l oeuvre d'un derviche inconnu du XVIIe siècle, Amil-Baba, dont les manuscrits soulignent que "le véritable auteur est celui dont l'oeuvre est anonyme : ainsi, personne ne s'interpose entre l'apprenti et le matériel étudié".

L'homme qui avait conscience de la mort. Un derviche avait décidé de voyager par mer. Il était déjà à bord quand les autres passagers embarquèrent. Comme le veut la coutume, ils vinrent l'un après l'autre demander un conseil. Le derviche se contenta de dire la même chose à chacun : il donnait l'impression de répéter une de ces formules sur lesquelles les derviches fixent leur attention de temps à autre. Le conseil était celui-ci : "Prends conscience de la mort, jusqu'au moment où tu sauras ce qu'est la mort." La formule ne séduisit pas grand monde. Peu de temps après, une terrible tempête se leva. Marins et passagers, tombant à genoux, implorèrent Dieu de préserver le navire. Tantôt ils hurlaient de terreur, se considérant comme perdus, tantôt ils espéraient éperdument sauver leur vie. Quant au derviche, il se tenait tranquille et semblait réfléchir. Ce qui se passait autour de lui n'entraîna, de sa part, aucune réaction. Les assauts de la mer et du vent faiblirent ; la tempête se calma enfin. Marins et passagers s'aperçurent alors que le derviche était resté serein tout le temps. "N'as-tu pas pensé une seconde, demanda quelqu'un, que durant cette effroyable tempête il n'y avait rien de plus entre la mort et nous que l'épaisseur d'une planche ? - Oui, bien sûr que j'y ai pensé ! répondit le derviche. En mer, il en est toujours ainsi. Mais j'ai pensé aussi, et, à terre, j'y ai

souvent réfléchi, qu'en temps normal il y a encore moins entre la mort et nous." L'auteur de cette histoire est Bayazid de Bistam, une localité située au sud de la mer Caspienne. Bayazid est l'un des plus grands des soufis anciens. Il est mort à la fin du IXe siècle. Son grand-père était zoroastrien. Il avait reçu une formation ésotérique en Inde. Le maître de Bayazid, Abu-Ali de Sind, ne connaissait pas parfaitement les rituels extérieurs de l'islam. Certains érudits en ont conclu qu'il était hindou, et que Bayazid avait en fait étudié les méthodes mystiques indiennes. Chez les soufis, aucune autorité responsable n'est d'accord avec ce point de vue.

L'homme qui se mettait facilement en colère. Un homme qui s'emportait facilement se rendit compte, après bien des années, que cette tendance n'avait cessé de lui créer des difficultés. Ayant entendu parler d'un derviche de grand savoir, il lui rendit visite et demanda conseil. "Rends-toi au carrefour, à l'extérieur de la ville, dit le derviche. Tu y trouveras un arbre desséché. Installe-toi sous cet arbre et offre de l'eau aux voyageurs qui passeront par-là." L'homme irascible fit ce que le derviche lui avait dit. Les jours succédèrent aux jours. On parlait de lui désormais comme d'un ascète qui pratiquait la charité et la maîtrise de soi sous la conduite d'un homme de connaissance. Un jour, un voyageur pressé détourna la tête quand il s'entendit offrir de l'eau, et poursuivit son chemin. L'homme qui se mettait facilement en colère le héla à plusieurs reprises : "Viens, réponds à mon salut ! Prends de cette eau que j'offre à tout voyageur qui passe par là !" Le voyageur ne répondit pas. Saisi d'étonnement et d'indignation, l'homme irascible oublia complètement la règle de conduite qu'il s'était imposée. Il tendit le bras pour prendre son fusil accroché à l'arbre desséché, le braqua sur le voyageur entêté, et tira. Ce dernier tomba raide mort.

Au moment même où la balle pénétra dans son corps, l'arbre desséché, comme par miracle, s'épanouit soudain et se couvrit de fleurs. Le voyageur que l'homme irascible venait de tuer était un assassin qui s'en allait commettre le pire de tous les crimes qu'il ait jamais commis. Il y a deux sortes de conseillers. Les premiers disent ce qu'il convient de faire, en se fondant sur des principes arrêtés, assénés mécaniquement. Les seconds sont les hommes de connaissance. Certains attendent d'un homme de connaissance qu'il tienne un discours moralisateur. Mais il n'est pas un moraliste. Il sert la Vérité : il n'exauce pas les voeux pieux. On dit que le maître derviche de l'histoire n'est autre que Najmudin Kubra. Il fonda l'Ordre kubravi (la "grande Confrérie"). Il y a des ressemblances entre l'Ordre fondé par Najmudin et celui que créa, plus tard, saint François. Comme le saint d'Assise, Najmudin passait pour exercer un étrange pouvoir sur les animaux. Najmudin Kubra était au nombre des six cent mille personnes qui périrent quand Khwarizm (Asie centrale) fut détruite, en 1221. Il est écrit que le grand Mongol, Genghis Khan, connaissant sa réputation, offrit de l'épargner s'il se rendait ; mais Najmudin resta avec les défenseurs de la ville, et son corps fut par la suite identifié parmi les victimes. Ayant prévu la catastrophe, il avait envoyé ses disciples en lieu sûr quelque temps avant l'arrivée des hordes mongoles.

Le chien et l'âne. Un homme qui était parvenu à saisir le sens des sons émis par les animaux déambulait dans la rue d'un village. Son attention fut attirée par un âne qui venait de braire. Près de l'âne, un chien jappait tant qu'il pouvait. Il s'approcha pour mieux entendre ce que disait le chien. Le chien disait : "Ce que tu peux être ennuyeux ! Tu parles toujours herbe et pâturages ! Moi, ce qui m'intéresse, c'est les lapins et les os ! Et tu n'en dis pas un mot !" L'homme ne put s'empêcher d'intervenir : "Il reste qu'il y a un fait central : l'alimentation. Foin, viande : il s'agit toujours d'aliments." Les deux animaux s'en prirent aussitôt à lui. Le chien lança de féroces aboiements pour couvrir sa voix. L'âne l'assomma d'une ruade bien ajustée. Puis ils reprirent leur discussion. Cette histoire (dont on trouve une version chez Rumi) est tirée du célèbre recueil de Majnun Qalandar (XIIIe siècle). Pendant quarante ans, Majnun mena la vie des derviches errants. Il contait des histoires sur les marchés. Certains pensaient qu'il était complètement fou (majnun signifie "fou"), d'autres qu'il était un des "Transformés", ces hommes qui ont, entre autres pouvoirs, celui de percevoir le rapport entre des choses que l'homme ordinaire voit comme séparées.

Les chaussures. Deux hommes pieux et méritants allèrent ensemble à la mosquée. Le premier se déchaussa, disposa soigneusement ses chaussures l'une à côté de l'autre, devant la porte ; le second enleva les siennes et les garda à la main, semelle contre semelle. Des gens, tout aussi pieux et méritants, étaient assis à la porte de la mosquée. Une discussion s'engagea entre eux sur la question de savoir lequel de ces deux hommes était le meilleur. "Puisqu'on entre pieds nus dans une mosquée, ne vaut-il pas mieux laisser ses chaussures dehors ? observa quelqu'un. - Ne faut-il pas envisager la possibilité, dit un autre, que l'homme qui est entré dans la mosquée ses chaussures à la main ait voulu se rappeler, par leur présence même, l'état d'humilité requis ?" Quand les deux hommes sortirent après avoir dit la prière, ils furent interrogés séparément par deux groupes différents. "Je laisse mes chaussures à l'extérieur pour la raison habituelle, dit le premier : si quelqu'un est tenté de les voler, il a ainsi une occasion de résister à la tentation et d'acquérir par là-même des mérites." Ceux qui l'entouraient furent très impressionnés par sa noblesse d'âme : il attachait si peu d'importance aux biens matériels qu'il les abandonnait de bon gré à un sort incertain. Le second expliquait au même moment : "Je suis entré dans la mosquée mes chaussures à la main pour cette simple raison : si je les avais laissées dehors, quelqu'un aurait pu être tenté de les voler ; s'il avait succombé à la tentation, il aurait fait de moi son complice dans le péché."

Ceux qui se pressaient autour de lui furent très impressionnés par ce pieux sentiment et admirèrent sa prudence avisée. Un sage qui se trouvait là s'écria alors devant les deux hommes et les deux groupes réunis : "Pendant que vous deux et vos encenseurs donniez libre cours à vos sentiments admirables, vous conditionnant mutuellement en jonglant avec des données hypothétiques, certaines choses se sont réellement passées. - Qu'est-ce qui s'est passé ? demandèrent-ils. - Personne n'a été tenté par les chaussures. Personne n'a pas été tenté par les chaussures. Le pécheur théorique n'est pas venu. Mais un homme est entré dans la mosquée ; il n'a pas laissé ses chaussures à la porte, il ne les tenait pas non plus à la main : il n'avait pas de chaussures du tout. Nul ne l'a remarqué. Il n'était pas conscient de l'effet qu'il pouvait produire sur ceux qui le voyaient ou ne le voyaient pas. Cet homme était sincère, et parce qu'il était sincère, ses prières, dans cette mosquée, aujourd'hui, ont aidé, de la façon la plus directe possible, tous les voleurs potentiels qui auraient pu ou n'auraient pas pu voler des chaussures ou se réformer en étant exposés à la tentation." Cette histoire-enseignement de l'Ordre khilwati (l'Ordre des "reclus"), fondé par Omar Khilwati en 1397, est souvent citée. Elle développe un thème courant chez les derviches : ceux qui ont acquis certaines qualités intérieures ont un effet bien plus puissant sur la société que ceux dont la conduite se fonde

uniquement sur des principes moraux. On appelle les premiers "les vrais hommes d'action", et les seconds "ceux qui ne savent pas mais se donnent l'air de savoir".

L'homme qui marchait sur l'eau. Un derviche à l'esprit conformiste, membre d'une communauté dévote à la règle austère, longeait la berge d'un fleuve, absorbé dans des réflexions moralisatrices et scolastiques : c'est la forme qu'avait prise l'enseignement soufi dans sa communauté. Pour tout dire, notre homme assimilait la recherche de la Vérité absolue à la religion émotionnelle. Le fil de ses pensées fut soudainement rompu par un cri. Quelqu'un lançait l'invocation rituelle. "Son invocation ne vaut rien, pensa-t-il : il prononce les syllabes de travers. Au lieu de psalmodier : ya hou !, il crie : ouya hou !" Il était de son devoir, lui qui avait étudié avec zèle, de corriger ce malheureux qui n'avait sans doute pas eu la chance d'être correctement guidé et faisait probablement de son mieux pour s'harmoniser avec l'idée derrière les sons. Le derviche loua une barque et rama en direction de l'île qui s'étendait au milieu du fleuve. Le cri semblait venir de là. Sur l'île, il découvrit une hutte de roseaux. Dans la hutte, un homme revêtu de la robe rapiécée se balançait au rythme de la répétition de la formule initiatique. "Mon ami, lui dit-il, tu prononces la formule de travers. Il m'appartient de t'indiquer comment tu dois la prononcer. Il acquiert du mérite celui qui donne conseil, il acquiert un égal mérite celui qui prend conseil. Voici comment il faut dire." Il psalmodia la formule de la façon correcte. "Merci", dit le second derviche avec humilité.

Le premier derviche remonta dans sa barque, content d'avoir fait une bonne action. Après tout, ne dit-on pas que celui qui prononce la formule sacrée comme elle doit l'être acquiert le pouvoir de marcher sur l'eau ? Il n'avait jamais vu personne accomplir pareil prodige et, pour une raison ou pour une autre, il espérait en être un jour capable. De la hutte de roseaux ne lui parvenait plus aucun son, mais il était sûr que la leçon avait porté. Soudain, il entendit un ou ya hésitant. "Le derviche de l'île s'obstine à dire la formule à sa manière !" pensa-til. Il réfléchissait sur l'humaine propension à s'entêter dans l'erreur, quand il leva la tête. Il n'en put croire ses yeux : le derviche de l'île venait vers lui, marchant à la surface de l'eau... Frappé de stupeur, il s'arrêta de ramer. L'autre s'approcha. "Frère, dit-il, pardonne-moi de te déranger : je suis venu te demander de me redire comment il faut prononcer la formule, j'ai du mal à m'en souvenir..." On ne peut reproduire dans les langues occidentales qu'une des gammes de sens de ce conte. Dans les versions en langue arabe, des mots ayant la même prononciation mais des significations différentes, des homonymes, sont employés pour signaler qu'il s'agit non seulement d'une histoire dont on peut tirer une morale mais d'un artefact conçu pour amener la conscience plus profond.

On trouve cette histoire dans la littérature populaire orientale. Elle apparaît aussi dans des manuscrits derviches, dont certains sont très anciens. La présente version provient de l'Ordre assaassin ("essentiel", "originel").

La fourmi et la libellule. Une fourmi, avec un programme établi dans la tête, s'approchait du nectar d'une fleur quand une libellule fondit sur la corolle pour le goûter. Elle s'éloigna en voltigeant et piqua de nouveau. Cette fois, la fourmi lui dit : "Tu vis sans travailler, tu n'as pas de projet. Puisque tu n'accomplis aucun dessein, réel ou relatif, quel est le trait dominant de ta vie, et où finira-t-elle ?" La libellule répondit : "Je suis heureuse, je recherche le plaisir : c'est mon existence, c'est mon objectif, et cela me suffit. Mon but est de ne pas avoir de but. Fais des projets, autant que tu voudras. Tu ne me convaincras pas que l'on peut vivre mieux. Suis ton plan, je suis le mien." La fourmi pensait : "Ce qui m'est visible lui est invisible. Elle ne sait pas ce qu'il advient des fourmis. Je sais ce qu'il advient des libellules. Qu'elle suive son plan, je suis le mien." Et la fourmi s'éloigna : elle avait admonesté la libellule autant que les circonstances le permettaient. Peu après, leurs chemins se croisèrent de nouveau. La fourmi était entrée dans la boutique d'un boucher. Elle se tenait discrètement sous le billot, prête à saisir ce qui viendrait. La libellule, qui voletait au-dessus du billot, vit la viande rouge, descendit en planant et s'y posa, au moment même où s'abattait le couperet du boucher. Le couperet la coupa en deux.

Une moitié du corps tomba sur le sol, devant la fourmi. Celle-ci traîna le cadavre jusqu'à son nid, tout en se récitant : "Son plan s'arrête là, le mien continue. "Qu'elle suive son plan", cela est terminé ; "je suis le mien", cela marque le commencement d'un nouveau cycle. La suffisance semblait chose importante, c'était chose éphémère. Toute sa vie, elle a mangé ce dont elle avait envie, pour finir par être mangée. Quand je l'ai avertie, tout ce qu'elle a pensé, c'est que j'étais un rabat-joie." On trouve presque le même conte dans Le Livre divin d'Attar. Chez celui-ci, toutefois, les applications en sont légèrement différentes. Cette version a été recueillie, il y a soixante ans, de la bouche d'un derviche de Boukhara qui contait des histoires près du tombeau de Bahaudin Naqshband, El-Shah. Elle provient d'un carnet soufi conservé dans la grande mosquée de Jalalabad, en Afghanistan.

L'histoire du thé. En des temps très anciens, le thé était inconnu hors de Chine. Des sages et des fous d'autres pays avaient eu vent de son existence. Et chacun essayait de découvrir ce que c'était en fonction de ses désirs ou de l'idée qu'il s'en faisait. Le roi d'Inja envoya en Chine une ambassade extraordinaire. L'empereur offrit du thé aux envoyés du roi. Mais quand les envoyés s'aperçurent que les paysans en buvaient aussi, ils en conclurent que ce n'était pas digne de leur maître. Ils allèrent jusqu'à penser que l'empereur tentait de les duper en faisant passer une substance quelconque pour le breuvage céleste. Le plus grand philosophe d'Anja recueillit toutes les informations disponibles sur le thé. Il en conclut que le thé existait bel et bien, mais que c'était une substance rare, essentiellement différente de toutes les substances connues. N'en parlait-on pas tantôt comme d'une herbe, tantôt comme d'un liquide, de couleur verte, de couleur noire, amer, délectable ?... Dans les pays de Koshish et de Bebinem, les gens, de siècle en siècle, essayèrent toutes les herbes qu'ils purent trouver. Beaucoup s'empoisonnèrent, tous furent déçus. Personne n'avait introduit l'arbre à thé dans leurs contrées. Comment auraient-ils pu le découvrir ? Ils burent aussi toutes sortes de potions, mais sans succès. Dans le territoire de Mazhab, un petit sac de thé était porté en tête des processions sur le chemin des lieux de culte. Personne n'eut jamais l'idée d'y goûter : d'ailleurs, personne n'aurait su comment faire. Tous lui conféraient un caractère magique.

Un sage dit à ces gens : "Versez de l'eau bouillante dessus, ignorants !" Ils le pendirent, car ils étaient convaincus qu'infuser le thé équivalait à le détruire : le sage s'attaquait à leur religion. Avant de mourir, il avait confié son secret à des amis. Ceux-ci réussirent à se procurer du thé et le burent en cachette. Si quelqu'un les surprenait et leur demandait ce qu'ils faisaient, ils répondaient : "C'est un remède que nous prenons pour traiter une maladie dont nous sommes atteints." Il en était ainsi partout dans le monde. Certains avaient vu le thé pousser sans le reconnaître. D'autres, à qui on l'avait donné à boire, pensaient que c'était la boisson des gens du commun. D'autres encore, qui en avaient en leur possession, l'idolâtraient. Hors de Chine, rares étaient les buveurs de thé, et ils le buvaient en secret. Alors vint un homme de connaissance. Il dit aux marchands de thé, et aux buveurs de thé, et aux autres : "Qui goûte, connaît. Qui ne goûte pas, ne connaît pas. Au lieu de parler du breuvage céleste, ne dites rien, offrez-le à vos convives. Ceux qui l'aimeront en demanderont davantage. Ceux qui ne l'aimeront pas indiqueront par là qu'ils ne sont pas en état de le boire. Fermez la boutique des palabres et du mystère. Ouvrez la maison-de-thé de l'expérience." Les caravanes apportèrent le thé d'étape en étape sur la route de la soie. Chaque fois qu'un marchand, acheminant du jade ou des pierres précieuses ou des soieries, s'arrêtait pour se reposer, il faisait du thé et en offrait à ceux qui se trouvaient là, qu'ils en aient ou non entendu parler. C'est ainsi qu'apparurent les premiers chaikhana, les maisons-de-thé

qui s'échelonnèrent bientôt le long de la route qui mène de Beijing à Boukhara et à Samarcande. Et ceux qui goûtaient, connaissaient. D'abord, notez-le bien, seuls les grands personnages et les prétendus sages cherchaient la boisson céleste, et s'exclamaient : "Mais ce n'est que des feuilles séchées !" ou "Pourquoi fais-tu bouillir de l'eau, étranger ? Ce que je te demande, c'est la boisson céleste !" ou encore "Comment être sûr que c'est du thé ? Prouve-le-moi. D'ailleurs, la couleur du liquide que tu m'offres n'est pas dorée, mais ocre !" La vérité finit par se savoir. Le thé fut acheminé pour tous ceux qui voulaient le goûter. Désormais, les seuls à dire le genre de choses que les grands hommes et les hommes intelligents avaient proférées étaient les complets idiots. Et il en est encore ainsi aujourd'hui. Dans presque toutes les traditions, la quête de la connaissance supérieure est décrite de façon allégorique comme la recherche d'un breuvage "sacré" ou "magique". On doit l'idée de la consommation du café au sheikh Abu el-Hasan Shadhili, qui en mit au point la préparation à Moka, en Arabie. Bien que les soufis et d'autres indiquent clairement que les "boissons magiques" (le Vin, l'Eau de Vie) sont des analogies d'une expérience bien précise, certains chercheurs littéralistes veulent croire que l'origine de ces mythes remonte à la découverte des propriétés enivrantes ou des effets hallucinogènes de

telle plante, de telle substance. Pour les derviches, cette interprétation reflète l'inaptitude de ces chercheurs à comprendre qu'ils s'expriment par analogies. Cette histoire est tirée des enseignements de Khwaja Hamadani, (mort en 1140), maître du grand Yasavi, du Turkestan.

Le roi qui avait décidé d'être généreux. Un roi d'Iran dit à un derviche : "Raconte-moi une histoire. - Majesté, dit le derviche, je te conterai l'histoire du roi arabe Hatim Taï, l'homme le plus généreux de tous les temps. Si tu pouvais lui ressembler, tu serais en vérité le plus grand roi vivant. - Eh bien, raconte ! dit le roi, mais si tu ne me contentes pas, tu auras la tête tranchée pour avoir porté atteinte à ma réputation de générosité." L'usage voulait à la cour de Perse que l'on dise au souverain qu'il possédait déjà des qualités excellentes, qui ne pouvaient être égalées par aucun homme des temps passés, présents ou futurs. "Je disais donc, dit le derviche, à la manière des derviches, qui ne se démontent pas facilement, que le roi arabe Hatim Taï était généreux selon la lettre et l'esprit, et qu'il l'emportait en générosité sur tous les autres hommes." Et le derviche conta l'histoire que voici. Un autre roi arabe, qui convoitait les biens, les villages et les oasis, les chameaux et les combattants de Hatim Taï, dépêcha un messager auprès de celui-ci, porteur d'une déclaration de guerre : Rends-toi, sinon je vaincrai ton armée, j'envahirai tes territoires, je te déposséderai de ta souveraineté. Dès que Hatim et sa cour eurent pris connaissance du message, les conseillers proposèrent que l'on mette l'armée sur le pied de guerre pour défendre le royaume. "Nous sommes sûrs, ajoutèrent-ils, que, parmi tes fidèles sujets, aucun homme, aucune femme en état de se battre n'hésitera à sacrifier sa vie pour son roi bien-aimé."

Hatim, contre toute attente, repoussa ces conseils : "Non, dit-il, je ne veux pas que vous vous jetiez dans la bataille et versiez votre sang pour moi : je vais m'enfuir. Causer la mort d'un seul homme, d'une seule femme, serait contraire à la générosité. Si vous vous rendez sans livrer bataille, ce roi se bornera à prendre une part de votre temps et de votre argent, et notre pays n'éprouvera aucune perte ; par contre, si vous résistez, il sera en droit, de par les lois de la guerre, de considérer vos biens comme butin : si vous êtes vaincus, vous serez sans le sou." Sur ces mots, Hatim prit un bâton solide et marcha vers la montagne proche. Il élut domicile dans une grotte, et s'immergea dans la contemplation. La plupart de ses sujets furent profondément impressionnés par le sacrifice de Hatim : il avait renoncé pour eux à ses richesses et à son rang. Il s'en trouva quelques-uns, désireux de se faire un nom sur le champ de bataille, pour grommeler : "Sommes-nous sûrs que cet homme n'est pas tout simplement un lâche ?" Certains, qui n'étaient guère courageux, murmurèrent contre lui : "Après tout, disaient-ils, Hatim a sauvé sa peau, et nous abandonne à un sort incertain. Peut-être allons-nous devenir les esclaves de ce roi inconnu qui est, en tout cas, assez tyrannique pour déclarer la guerre à ses voisins." D'autres, ne sachant que penser, gardèrent le silence : ils voulaient en savoir davantage avant de Prendre une décision. Et c'est ainsi que le roi-tyran, à la tête d'une armée flamboyante, prit possession des territoires de Hatim Taï. Il n'augmenta point les impôts et ne s'appropria rien de plus

que ce que Hatim avait pris en échange de la protection qu'il accordait et de la justice qu'il dispensait. Cela n'empêcha pas les gens de chuchoter qu'en réalité le royaume dont il s'était emparé lui avait été généreusement cédé par Hatim Taï. "Je ne serai le véritable maître de ce pays, déclara le nouveau roi, qu'après avoir capturé Hatim Taï. Tant qu'il vivra, certains parmi ces gens lui demeureront fidèles. Cela signifie qu'ils ne sont pas vraiment mes sujets, même s'ils se comportent apparemment comme tels." Il prit donc un décret aux termes duquel quiconque lui amènerait Hatim Taï recevrait en récompense cinq mille pièces d'or. Ce dernier n'en savait rien, bien sûr. Un jour, alors qu'il était assis à l'entrée de sa grotte, il surprit une conversation entre un bûcheron et sa femme. "Ma chère femme, disait le bûcheron, je suis vieux maintenant, tu es bien plus jeune que moi, nous avons des enfants en bas âge : il est dans l'ordre des choses que je meure avant toi, alors que nos enfants seront encore à notre charge. Si seulement nous pouvions trouver Hatim Taï et le capturer, et recevoir les cinq mille pièces d'or de récompense que le nouveau roi a promis, ton avenir serait assuré... - Quelle honte ! répondit sa femme. Mieux vaudrait que tu meures, et que les enfants et moi, nous mourions de faim, plutôt que de nous déshonorer en vendant l'homme le plus généreux de tous les temps, qui a tout sacrifié pour nous. - Tout ça, c'est bien joli, dit le vieil homme, mais chacun doit agir dans son intérêt. Après tout, j'ai la responsabilité d'une famille... De toute façon, ils sont chaque jour plus nombreux ceux qui pensent que Hatim est un lâche.

Avant longtemps, ils se mettront à fouiller tous les lieux qui pourraient lui servir de cachette. - La croyance dans la lâcheté du roi est entretenue par l'amour de l'or. Que ces bavardages continuent, Hatim aura vécu en vain !" À ce moment, Hatim se leva et se montra au couple étonné. "Je suis Hatim Taï, dit-il, amenez-moi au palais, et réclamez votre récompense." Le vieil homme eut honte ; ses yeux se remplirent de larmes. "Non, grand Hatim, dit-il, je ne peux me résoudre à faire ça." Tandis qu'ils discutaient, des gens, qui recherchaient le roi fugitif, s'approchèrent. "Si tu ne le fais pas, dit Hatim au bûcheron, je me livrerai au roi et lui dirai que tu m'as caché. Et il te fera exécuter pour trahison." Ayant reconnu Hatim, les gens s'avancèrent, s'emparèrent de lui et l'amenèrent à la cour. Le malheureux bûcheron les suivait. Quand ils furent en présence du nouveau roi, chacun revendiqua la capture de Hatim. Celui-ci, voyant que son successeur demeurait indécis, demanda la permission de parler : "O roi, tu devrais recevoir aussi mon témoignage. J'ai été capturé par ce vieux bûcheron, par personne d'autre. Donne-lui sa récompense, et fais de moi ce qu'il te plaira..."

À ces mots, le bûcheron s'avança et dit la vérité au roi : comment Hatim s'était sacrifié pour assurer l'avenir de sa famille. Le nouveau roi en fut si bouleversé qu'il ordonna à son armée de se retirer, replaça Hatim Taï sur le trône et retourna dans son pays. Quand il eut entendu cette histoire, le roi d'Iran, oubliant la menace proférée à l'égard du derviche, déclara : "Voilà un excellent conte, ô derviche ! Nous saurons en tirer profit. Toi, de toute façon, tu ne peux en tirer profit, puisque tu n'attends plus rien de cette vie et que tu ne possèdes rien. Moi, je suis roi. Et je suis riche. Ces Arabes, des gens qui se nourrissent de lézards bouillis, quand bien même seraient-ils rois, ne font pas le poids face aux Persans, pour ce qui est de la vraie générosité. J'ai une idée ! Mettons-nous au travail !" Le roi d'Iran emmena le derviche à l'extérieur du palais, là où s'étendait un grand espace vide. Il y avait convoqué ses meilleurs architectes. Ceux-ci devraient concevoir et bâtir un vaste palais, qui comporterait en son centre une chambre forte et dont les murs seraient percés de quarante fenêtres. Une fois les travaux achevés, le roi mobilisa tous les moyens de transport disponibles. Des mois durant, des milliers de pièces d'or furent acheminées vers le palais. Quand la chambre forte fut pleine, les envoyés du roi proclamèrent ce qui suit : "Écoutez ! Le Roi des Rois, Fontaine de Générosité, a décrété la construction d'un palais aux quarante fenêtres. Il

paraîtra chaque jour à l'une d'entre elles pour distribuer de l'or à tous les indigents." Bien entendu, une foule immense s'assemblait quotidiennement sous les fenêtres du palais. Le roi paraissait à l'une d'elles et donnait une pièce d'or à chacun. Il avait remarqué dans la foule un derviche : chaque jour il se présentait à la fenêtre, prenait sa pièce et s'esquivait. "Sans doute ce saint homme apporte-t-il les pièces à un nécessiteux dont il prend soin", pensa-t-il d'abord. Puis, voyant que le derviche continuait de venir tous les jours sans exception, il se dit : "Sans doute pratique-t-il la charité secrète, selon la coutume derviche, et redistribue-t-il l'or aux gens dans le besoin..." Quand il le voyait partir avec sa pièce quotidienne, il l'excusait en pensée. Puis il recommença à se poser des questions. Le quarantième jour, sa patience atteignit sa limite. Lui saisissant la main, il s'écria : "Misérable ingrat ! Jamais tu ne dis merci. Tu ne me donnes aucune marque d'estime. Tu ne souris pas, tu ne salues pas, et tous les jours tu reviens ! Combien de temps cela va-t-il durer ? Thésaurises-tu à mes dépens, ou prêtes-tu à intérêt l'or que je te donne ? Vraiment, tu n'es pas digne de porter la robe rapiécée !" Le derviche jeta les quarante pièces d'or qu'il avait reçues : "Sache, ô Roi d'Iran, que seul est généreux celui qui donne sans avoir le sentiment d'être généreux, qui est aussi capable de patience, et ne se montre pas soupçonneux."

Cette histoire traditionnelle, bien connue des lecteurs du Massique ourdou Le Conte des quatre derviches, illustre succinctement des enseignements soufis importants. L'émulation est stérile si l'émule est dépourvu des qualités essentielles qui en sont le support. On ne peut exercer la générosité sans cultiver en même temps d'autres vertus. Certains sont incapables d'apprendre, même lorsqu'ils sont exposés aux enseignements.

La cure de sang humain. Quelqu'un demanda à Bahaudin Naqshband : "Comment se fait-il que des êtres vils, ou de jeunes enfants, comme on l'entend souvent raconter, puissent être spiritualisés (par un regard, ou par des moyens indirects) simplement en entrant en contact avec un grand maître ?" En réponse, le maulana conta l'histoire du soufi El-Arif, soulignant que la méthode à laquelle celui-ci eut recours pour guérir l'empereur byzantin était analogue à la voie indirecte de spiritualisation. L'empereur souffrait d'une terrible maladie qu'aucun médecin ne savait guérir. Il dépêcha des messagers dans les pays voisins, munis d'une description détaillée des symptômes de son mal. Un de ces envoyés se présenta à l'école du philosophe El-Ghazali, dont l'empereur avait entendu dire qu'il était un des grands sages d'Orient. El-Ghazali demanda à l'un de ses disciples, El-Arif, de faire le voyage de Constantinople. Quand El-Arif arriva à Constantinople, il fut conduit à la cour et traité avec beaucoup d'égards. L'empereur le supplia d'opérer sa guérison. Sheikh El-Arif demanda quels remèdes on avait essayés, quels autres on envisageait d'administrer. Puis il examina le malade, et lui dit de convoquer les membres de la cour : devant la cour assemblée, il indiquerait les moyens qu'il entendait utiliser pour effectuer la guérison. Quand tous les nobles de l'Empire furent réunis, le soufi déclara : "Sa Majesté impériale ferait mieux d'avoir recours à la foi.

- L'empereur a la foi, rétorqua un prêtre, mais elle n'a pas d'effet thérapeutique. - En ce cas, dit le soufi, je suis dans l'obligation de le dire : il n'existe qu'un seul remède sur terre capable de le sauver. Mais je ne veux pas en parler, tant il est horrible." On le harcela, on lui promit de l'or, on le menaça, on le cajola. "Ce qui peut guérir l'empereur, dit alors El-Arif, c'est un bain de sang : Sa Majesté impériale devra se baigner dans le sang de plusieurs centaines d'enfants âgés de moins de sept ans." Lorsque le trouble et l'effroi causés par ces paroles se furent un peu dissipés, les conseillers d'État déclarèrent que le remède valait la peine d'être essayé. Certains, il est vrai, protestèrent : qui pourrait commettre, dirent-ils en substance, une telle atrocité à la demande d'un étranger d'origine douteuse ? Mais la plupart étaient d'avis contraire : il ne fallait pas hésiter à prendre des risques, tous les risques, pour sauver la vie d'un homme que tous respectaient et vénéraient presque. Ils finirent par vaincre la résistance du souverain. "Votre Majesté impériale n'a pas le droit de refuser, assénèrent-ils : un tel refus priverait l'Empire d'un bien plus précieux que la vie de ses sujets, et a fortiori de quelques enfants." On fit savoir à la ronde que tous les enfants de Byzance âgés de moins de sept ans devraient être amenés à Constantinople avant telle date : la santé de l'empereur exigeait qu'ils fassent le sacrifice de leurs vies. Les mères, dans leur immense majorité, maudirent leur souverain, ce monstre qui, pour échapper à la mort, était

prêt à sacrifier la chair de leur chair. Quelques-unes, cependant, prièrent pour qu'il guérisse avant le jour fixé. Après qu'un certain temps se fut écoulé, l'empereur se dit que jamais, sous quelque prétexte que ce soit, il ne pourrait laisser commettre pareil forfait. Le problème le mit dans un tel état d'esprit qu'il en fut jour et nuit torturé. Enfin, il décréta : "J'aime mieux mourir que de faire mourir des innocents." À peine eut-il prononcé ces mots que la maladie commença de régresser. Il fut bientôt complètement rétabli. Des penseurs superficiels en conclurent aussitôt qu'il avait été récompensé pour sa bonne action. D'autres, tout aussi superficiels, attribuèrent sa guérison à l'immense soulagement éprouvé par les mères des enfants condamnés, soulagement qui aurait sollicité l'attention de la puissance divine. Quand on demanda à El-Arif comment le mal avait été enrayé, il répondit : "Puisque l'empereur n'avait pas la foi, il devait avoir quelque chose d'équivalent. Ce fut sa détermination, conjuguée au désir des mères aspirant ardemment à son rétablissement avant le jour fixé." Certains, parmi les Byzantins, ne voulurent pas entendre. "Par un décret de la divine Providence, exauçant les saintes prières du clergé, déclarèrent-ils, l'empereur a été guéri avant que l'on applique la formule préconisée par ce Sarrasin sanguinaire. N'est-il pas évident qu'il ne visait qu'à détruire la fleur de notre jeunesse qui, sinon, aurait combattu plus tard ceux de sa race ?"

Quand on rapporta les faits à El-Ghazali, il fit ce commentaire : "On ne peut produire un effet que d'une façon conçue pour opérer dans le temps assigné à la production de cet effet." Le médecin soufi avait dû adapter ses méthodes aux circonstances et au milieu humain. De même, le derviche capable de spiritualiser autrui peut activer les perceptions intérieures du jeune enfant, ou de l'être vil, dans le domaine de la science de la Vérité, en employant les méthodes connues de lui, qui lui ont été transmises à cette fin. C'est l'explication que nous donna notre Maître, Bahaudin. Au XIVe siècle, Khwaja Bahaudin devint le chef spirituel de l'Ordre des Maîtres (Khwajagan) d'Asie centrale. De son nom, Naqshband, qui signifie "dessinateur", dérive celui de l'École (l'École naqshbandi, l'École des Gens du Dessin, et du Dessein). On dit que Bahaudin de Boukhara donna une forme nouvelle à l'enseignement des Maîtres : il accorda la pratique avec les besoins propres aux gens de son époque, et rassembla les vestiges de la tradition en puisant à ses sources. Il passa sept années à la cour, sept années à soigner les animaux et sept autres années à construire des routes avant de devenir un maître qualifié pour enseigner. Le grand Baba el-Samasi fut son maître.

Le centre d'études de Bahaudin attirait les pèlerins. Certains venaient "de l'autre bout de la Chine". Les membres de l'Ordre, répandu dans les empires turc et indien ainsi qu'en Europe et en Afrique, ne portaient aucun vêtement distinctif L'Ordre naqshbandi reste le moins connu de tous. On appelait Bahaudin : El-Shah. Quelques-uns des plus grands poètes persans de l'époque classique furent affiliés à l'Ordre. Citons, parmi les livres naqshbandis les plus importants : Les Enseignements d'El-Shah, Secrets de la Voie naqshbandie, Gouttes de la Source de Vie. On ne les trouve que sous forme manuscrite. Maulana (Notre Maître) Bahaudin naquit près de Boukhara. Il est enterré non loin de là, à Qasr-iArifin (la "Forteresse des Connaissants"). Cette histoire, qu'il conta en réponse à une question, provient du manuscrit Ce qu'a dit Notre Maître, parfois désigné sous le titre : Enseignements du Shah.

La digue. Une veuve et ses cinq fils vivaient sur une parcelle de terre irriguée. Les récoltes leur assuraient à peine de quoi vivre : un tyran leur déniait le droit de prendre la quantité d'eau nécessaire aux cultures. Il avait obstrué le canal qui aurait pu apporter l'abondance à la famille. Le fils aîné avait tenté à maintes reprises de démolir la digue. Mais que pouvait-il faire à lui seul ? Il n'avait pas assez de force, ses frères n'étaient encore que des enfants ; et il savait bien que le tyran pourrait toujours la reconstruire. Aussi ses tentatives étaient-elles plus héroïques que pratiques. Un jour il eut comme une vision : il crut voir son père. Le vieil homme lui dit certaines choses, des paroles d'espoir. Peu après, l'ignoble tyran, que son comportement indépendant avait rendu furieux, le désigna à la vindicte publique comme fauteur de troubles et suscita à son égard l'hostilité des gens. Le jeune homme partit pour une ville lointaine. Il travailla des années chez un commerçant, dont il devint l'assistant. De temps en temps, il envoyait à sa famille, par l'intermédiaire de marchands itinérants, l'argent qu'il avait réussi à mettre de côté. Mais, comme il ne voulait pas que ses frères se sentent redevables envers lui, et parce qu'il valait mieux pour les marchands qu'ils n'aient pas l'air de venir en aide à des gens en disgrâce, il leur demandait chaque fois de prétendre donner cet argent en échange des menus services que ses frères pourraient être amenés à leur rendre.

Quand, après bien des années, le moment fut venu de retourner chez lui, et qu'il se présenta devant ses frères cadets, un seul le reconnut, et encore pas de façon certaine, tant il avait vieilli. "Notre grand frère avait les cheveux noirs, dit un des cadets. - Les années ont passé, dit l'aîné. - Nous ne sommes pas des marchands ! dit un autre. Comment cet homme, habillé comme il est et parlant de la sorte, pourrait-il être des nôtres ?" Il leur expliqua ce qui s'était passé depuis son départ, sans parvenir à les convaincre complètement. Puis il évoqua leur enfance : "Je me rappelle qu'en ce temps-là je m'occupais souvent de vous. Je me rappelle aussi que vous rêviez, tous les quatre, de l'eau jaillissante au-delà de la digue. - Nous n'en avons pas souvenir", dirent-ils. Le temps les avait presque rendus aveugles à leur condition. "Je vous ai envoyé de l'argent, qui a assuré l'essentiel de votre subsistance après que l'eau eut cessé de couler, reprit l'aîné. - Nous n'avons jamais rien reçu, répliquèrent-ils. Nous avons rendu service à des voyageurs de passage, qui nous ont payés pour cela, voilà tout ! - Décris-nous notre mère", demanda un des frères, qui cherchait encore une preuve. Mais leurs souvenirs s'étaient estompés : leur mère était morte il y a si longtemps ! Aussi trouvèrent-ils à redire à la description que leur en fit l'aîné.

"Eh bien, supposons que tu sois notre frère... Qu'estu venu nous dire ? demandèrent-ils. - Que le tyran est mort. Que ses soldats ont déserté et sont allés se chercher d'autres maîtres qui les tiennent occupés. Qu'il est temps que cette terre reverdisse, que le bonheur revienne : c'est notre tâche à tous. - Le tyran ! Quel tyran ? fit le premier frère. - La terre a toujours été comme ça, dit le deuxième. - Pourquoi devrions-nous faire ce que tu dis ? demanda le troisième. - Je voudrais bien t'aider, dit le quatrième, mais je ne comprends pas de quoi tu parles. - Du reste, dit le premier, je n'ai pas besoin d'eau. J'enlève les broussailles, j'allume un feu avec, les marchands itinérants s'arrêtent, se reposent près du feu, m'envoient en courses et me paient pour cela. - Si l'eau venait ici en abondance, dit le deuxième, le petit étang où j'élève mes carpes déborderait. Parfois, des marchands de passage font halte pour les admirer et me donnent quelques pièces. - Pour ma part, dit le troisième, j'aimerais bien avoir de l'eau en abondance, mais je ne sais pas si elle pourrait ramener cette terre à la vie." Le quatrième ne dit mot. "Mettons-nous au travail, dit le frère aîné. - Attendons plutôt de voir si les marchands viendront, dirent les cadets. - Ils ne viendront pas, dit l'aîné, puisque c'est moi qui vous les envoyais !" Mais ils continuèrent de discuter.

De toute façon, les marchands, quels qu'ils soient, n'empruntaient pas en cette saison la route qui traversait leur terre. À cette période de l'année, la neige rendait les cols impraticables. Avant que les caravanes ne recommencent à acheminer des marchandises sur la route de la soie, surgit un second tyran, pire que le premier. Il ne se sentait pas encore sûr de lui en tant qu'usurpateur, aussi ne prenait-il que les terres en friche. Il vit la digue. Son état d'abandon ne fit qu'attiser sa convoitise. Non seulement il se l'appropria, mais il décida aussi de réduire les frères en esclavage dès qu'il serait assez puissant, car ils étaient tous robustes, même l'aîné. Les frères discutent encore. Rien ne semble pouvoir arrêter le tyran désormais. Cette histoire, attribuée à Abu-Ali Mohammed, fils d'el-Qasim el-Rudbari, était bien connue des adeptes de la Voie des Maîtres, la Tariqa-i-Khwajagan. Elle évoque les origines mystérieuses des enseignements soufis, qui viennent de tel lieu, mais peuvent sembler venir de tel autre, parce que l'esprit humain (comme les frères de l'histoire) ne peut percevoir la "Source réelle". Rudbari faisait remonter son enseignement aux anciens soufis, et particulièrement à Shibli, Bayazid et Hamdun Qassar.

Les trois derviches. Il était une fois trois derviches, Yak, Do et Si, qui venaient respectivement du Nord, de l'Ouest et du Sud et poursuivaient tous les trois le même but. Ils étaient en quête de la Vérité profonde et cherchaient la Voie qui les y conduirait. Le premier, Yak-Baba, s'abîma dans la contemplation jusqu'à souffrir d'un affreux mal de tête. Le deuxième, Do-Agha, se tint droit sur le crâne jusqu'à ce que les pieds lui fassent mal. Le troisième, Si-Kalandar, se plongea dans la lecture jusqu'à saigner du nez. Ils décidèrent finalement d'unir leurs efforts. Ils se retirèrent en un lieu isolé et effectuèrent leurs exercices de concert, espérant rassembler ainsi assez d'énergie pour provoquer la manifestation de la Vérité, la Vérité profonde, comme ils l'appelaient. Ils persévérèrent quarante jours et quarante nuits. Enfin, dans un tourbillon de fumée blanche un visage se dessina devant eux, celui d'un très vieil homme. "Es-tu Khidr, le guide caché ? demanda le premier derviche. - Non, c'est le Qutub, le Pôle de l'univers, dit le deuxième. - C'est un des Abdal, j'en suis sûr, dit le troisième. - Je ne suis rien de tout cela, rugit l'apparition, je suis ce que vous pouvez penser que je suis : ne désirez-vous pas tous la même chose, ce que vous appelez "la Vérité profonde" ? - Oui, maître, répondirent-ils en choeur. - Ne savez-vous pas qu'"il existe autant de Voies que de coeurs humains" ? Quoi qu'il en soit, voici les vôtres :

"Yak voyagera au Pays des Idiots ; Do devra trouver le Miroir magique ; Si demandera l'aide du Djinn du Tourbillon." Ce disant, il disparut. Les derviches se mirent aussitôt à débattre, non seulement parce qu'ils voulaient en savoir plus avant de se mettre en route, mais aussi parce que chacun croyait encore, bien qu'ils aient tous pratiqué différentes voies, qu'il n'y avait qu'une voie : la sienne, bien entendu. Maintenant, il est vrai, aucun n'était certain qu'elle fût suffisamment efficace, même si elle avait contribué à faire venir l'étrange personnage dont le nom leur restait inconnu. Yak-Baba quitta le premier l'ermitage. Au lieu de demander à tout venant, comme il en avait l'habitude, où il pourrait trouver un grand sage, il demandait aux gens qu'il rencontrait s'ils connaissaient le Pays des Idiots. Enfin, après des mois d'errance, il tomba sur quelqu'un qui le connaissait, et partit pour le Pays. Il venait d'y entrer, quand il vit une femme, une porte sur le dos. "Femme, lui dit-il, pourquoi fais-tu ça ? - Parce que, ce matin, mon mari m'a dit avant de partir au travail : "Ma chère femme, il y a chez nous des objets de valeur. Ne laisse personne passer la porte." Quand je suis sortie j'ai pris la porte avec moi, Pour que personne ne la passe. Maintenant, s'il te plaît, laisse-moi passer. - Veux-tu que je te dise quelque chose qui t'évitera de trimballer cette porte ? demanda le derviche Yak-Baba. - Certainement pas ! dit la femme. La seule chose que tu peux faire pour moi, c'est de me dire comment la rendre moins lourde.

- Cela, je ne peux pas le faire", dit le derviche. Làdessus, ils se quittèrent. Un peu plus loin, il rencontra un groupe de villageois. Ils tremblaient d'effroi devant une énorme pastèque qui avait poussé dans un champ : "Nous n'avons jamais vu monstre pareil, il va sûrement continuer de grossir, à la fin il nous tuera tous ! Mais nous n'osons pas y toucher... - Voulez-vous que je vous dise quelque chose à son sujet ? - Ne sois pas stupide ! Tue-le, nous te récompenserons... Mais nous ne voulons rien savoir à son sujet !" Alors le derviche sortit un couteau de sa poche, marcha sur la pastèque, en coupa une tranche et la mangea. Les villageois, toujours effrayés, lui mirent une poignée de pièces dans la main. Comme il partait, ils lui dirent : "Adieu, honoré tueur de monstres ! Surtout, ne reviens pas ! Ne viens pas nous tuer nous aussi !" D'aventure en mésaventure, il apprit qu'au Pays des Idiots il faut pour survivre penser et parler comme un parfait idiot. En quelques années, il parvint à amener à la raison certains de ces malheureux. En récompense, il atteignit un jour la Connaissance profonde. Bien qu'il fût devenu un saint au Pays des Idiots, les gens parlaient de lui comme de "l'homme qui a éventré le monstre vert et bu son sang". Ils essayèrent de faire la même chose pour acquérir la Connaissance profonde mais jamais n'y parvinrent. De son côté, Do-Agha, le deuxième derviche, s'était mis en quête de la Connaissance profonde. Au lieu de de-

mander, partout où il allait, à rencontrer les sages locaux, ou de s'enquérir de nouveaux exercices et de nouvelles postures, il demandait simplement si quelqu'un avait entendu parler du Miroir magique. Les réponses qu'il reçut le menèrent souvent sur de fausses pistes, mais, à la fin, il comprit où chercher. Le miroir était dans un puits, suspendu par un fil aussi fin qu'un cheveu : ce n'était en réalité qu'un fragment, parce qu'il était constitué par les pensées des hommes, et qu'il n'y avait pas assez de pensées pour composer un miroir entier. Après avoir circonvenu le démon gardien des lieux, Do-Agha regarda dans le miroir et demanda à recevoir la Connaissance profonde. Elle fut sienne instantanément. Il se fixa dans la région et enseigna avec bonheur pendant de longues années. Mais ses disciples ne surent pas maintenir le même degré de concentration (degré requis pour que le miroir se renouvelle régulièrement), et celui-ci disparut. Il y a pourtant aujourd'hui encore des gens qui regardent dans les miroirs, pensant que c'est le Miroir magique de Do-Agha le derviche. Pendant ce temps, le troisième derviche, Si-Kalandar, remuait ciel et terre pour obtenir des informations sur le Djinn du Tourbillon. Ce djinn était connu sous bien d'autres noms, mais cela, le kalandar l'ignorait. Souvent leurs chemins se croisèrent sans que le derviche le reconnaisse, parce qu'ici le djinn n'était pas considéré comme un djinn, que là Personne n'associait son nom à un tourbillon. Un jour il arriva en vue d'un village et demanda à un groupe de paysans (il avait posé mille fois cette question) : "Braves gens ! Quelqu'un parmi vous aurait-il entendu parler du Djinn du Tourbillon ?

- Je n'ai jamais entendu parler d'un djinn ainsi nommé, dit un des paysans, mais ce village s'appelle Le Tourbillon." Si-Kalandar, se jetant à terre, s'écria : "Je ne bougerai pas d'ici tant que le Djinn ne me sera pas apparu !" Le Djinn était tapi tout près. Il s'avança en tourbillonnant vers le derviche : "Derviche, dit-il, nous n'aimons pas que des étrangers s'approchent de notre village. Alors je viens à toi. Que cherches-tu ? - Je cherche la Connaissance profonde. Quelqu'un m'a dit un jour que tu m'aiderais à l'atteindre. - C'est vrai, je peux t'aider, dit le Djinn. Tu en as vu de toutes les couleurs. Tout ce qu'il te reste à faire, c'est de prononcer une formule, de chanter un chant, de faire une chose, d'en d'éviter une autre. Alors tu obtiendras la Connaissance profonde." Et le Djinn lui indiqua quelle formule prononcer, quel chant chanter, quelle action accomplir, quelle action éviter. Le derviche le remercia et commença de mettre ce programme en oeuvre. Les mois passèrent, puis les années, avant qu'il ne parvienne à exécuter correctement les rites et les exercices prescrits. Les gens venaient à lui, l'observaient et l'imitaient tant son zèle les impressionnait, et parce qu'on lui avait fait une réputation d'homme pieux et méritant. Si-Kalandar atteignit enfin la Connaissance profonde et laissa derrière lui un groupe fervent qui perpétua ses pratiques. Jamais ses imitateurs n'accédèrent à la Connais-

sance, puisqu'ils commençaient là où s'était achevé le cycle de ses études. Quand des adeptes des trois derviches se rencontrent, on peut assister à ce genre d'échange. "Voyez-vous ce miroir ? dira un adepte de Do-Agha. Plongez-y assez longtemps le regard, vous finirez par accéder à la Connaissance profonde. - Sacrifiez un melon, répliquera un adepte de YakBaba, cela vous aidera comme cela a aidé le derviche YakBaba. - Absurde ! assénera un adepte de Si-Kalandar. La seule voie est celle de l'étude et de la pratique : exercices, prières, bonnes oeuvres." Quand ils eurent atteint la Connaissance profonde, les trois derviches prirent la mesure de leur impuissance à aider ceux qu'ils laissaient derrière eux. L'homme qui vogue vers la haute mer, et aperçoit sur la terre ferme un malheureux poursuivi par un léopard, est bien incapable de lui prêter secours. Les aventures des trois derviches (dont les noms signifient respectivement un, deux et trois,) sont parfois interprétées comme une satire de la religion conventionnelle. Ce conte est un abrégé d'une célèbre histoire-enseignement, "Ce qui arriva aux Trois", attribuée au maître soufi Murad Shami, chef des Muradis (mort en 1719). Les derviches qui content cette histoire prétendent qu'elle recèle un message intérieur bien

plus important, sur le plan pratique, que le sens superficiel.

Les quatre trésors magiques. Quatre saints derviches de deuxième ordre se réunirent et décidèrent de parcourir le monde à la recherche d'objets magiques qui leur donnent les moyens d'aider l'humanité. Ils avaient étudié tout ce qu'ils avaient pu et en étaient arrivés à la conclusion que cette sorte de coopération leur permettrait de servir au mieux leurs frères humains. Ils convinrent de se réunir trente ans après. Les quatre se retrouvèrent le jour fixé. Le premier derviche rapportait de l'Extrême-Nord un bâton magique. Quiconque le chevauchait atteignait instantanément sa destination. Le deuxième rapportait de l'Extrême-Occident un capuchon magique. Quiconque s'en coiffait pouvait immédiatement changer d'apparence et revêtir celle de n'importe quel être vivant. Le troisième rapportait, de ses recherches et de ses voyages en Extrême-Orient, un miroir magique. On y pouvait voir, à volonté, n'importe quel point du globe. Le quatrième, qui avait parcouru l'Extrême-Sud, rapportait une coupe magique capable de guérir n'importe quelle maladie. Ainsi équipés, les quatre derviches se mirent au travail. Ils regardèrent dans le miroir pour localiser la source de l'Eau de Vie qui leur permettrait de vivre assez longtemps pour faire bon usage de leurs instruments. Ils virent la Source de Vie ; ils s'envolèrent sur le bâton magique qui les mena en un éclair à la Source ; et ils burent l'Eau de Vie. Alors ils prononcèrent une formule d'invocation pour savoir qui avait le plus besoin de leurs services. Dans le miroir apparut un visage, comme surgissant de la brume, le visage d'un homme à l'article de la mort qui se trouvait à mille lieues de là.

Les derviches enfourchèrent le bâton magique, s'envolèrent, atteignirent en un clin d'oeil la maison du mourant. Un serviteur se tenait à la porte. "Nous sommes de célèbres guérisseurs, lui dirent-ils, nous savons que ton maître est malade, laisse-nous entrer, nous allons l'aider." Le serviteur rapporta ces paroles à son maître, qui lui dit de faire venir les guérisseurs à son chevet. Dès qu'il les vit, il fut pris de convulsions. Son état semblait empirer... Le serviteur chassa les quatre guérisseurs, tandis qu'une des personnes présentes expliquait que le malade était hostile aux derviches et les détestait. Les quatre derviches se coiffèrent un instant, l'un après l'autre, du capuchon magique. Ils prirent une apparence dont ils savaient qu'elle plairait au moribond, se présentèrent de nouveau à la porte, prétendant une fois encore être des guérisseurs. Dès que le maître de maison eut absorbé le breuvage dont les derviches avaient empli la coupe, il se sentit mieux. Il constata même, avec ravissement, qu'il n'avait jamais été aussi bien de toute sa vie. Comme il était riche, il fit don aux derviches d'une de ses demeures. Ceux-ci décidèrent de s'y installer. Chaque jour, ils se servaient des objets magiques pour secourir leurs semblables. Parfois, chacun agissait de son côté. C'est ainsi qu'un jour, alors que trois d'entre eux étaient partis aider des gens en difficulté et que le quatrième était seul à la maison avec la coupe salvatrice, des soldats vinrent le chercher : le roi de ce pays avait entendu parler de

ce grand médecin et le faisait appeler pour qu'il guérisse sa fille, touchée par un mal inconnu. On conduisit le derviche au chevet de la princesse. Il lui donna à boire une potion de son cru, qu'il avait versée dans la coupe. Mais puisqu'il n'avait pu consulter le miroir pour savoir quel remède administrer, sa potion n'eut aucun effet. Voyant que l'état de sa fille ne s'était pas amélioré, le roi ordonna que le derviche soit fixé par des clous sur un mur. Ce dernier le supplia de lui laisser le temps de consulter ses compagnons, mais le roi, d'un naturel impatient, pensa que ce n'était qu'un stratagème qui lui permettrait de s'échapper. Dès que les trois autres derviches furent de retour, ils regardèrent dans le miroir magique pour voir où se trouvait leur ami. Le voyant sur le point de mourir, ils volèrent à son secours sur le bâton magique et arrivèrent juste à temps pour le sauver. Mais ils ne purent guérir la princesse, la coupe ayant disparu. Ils virent dans le miroir qu'elle avait été jetée, sur ordre du roi, dans les profondeurs de l'océan le plus profond du globe. Même avec les instruments miraculeux dont ils disposaient, il leur fallut mille ans pour la retrouver. Tirant la leçon des événements, les quatre derviches se firent une règle d'oeuvrer désormais en secret et de s'arranger habilement pour que les résultats de leurs actions, accomplies pour le bien de l'humanité, puissent trouver une explication simple et rationnelle.

Cette légende ressemble à de nombreux contes populaires orientaux dans lesquels les personnages utilisent des instruments magiques. Certains y voient une allusion déguisée à l'affirmation selon laquelle Jésus n'est pas mort sur la croix. D'autres maintiennent qu'elle fait référence aux quatre techniques des principales écoles derviches orientales et à leur fusion sous l'égide des Naqshbandis en Inde et au Khorassan. L'interprétation qu'en donnent habituellement les soufis, c'est que le "travail derviche" consiste en quatre éléments, qui doivent être utilisés ensemble et en secret.

Les rêves et le pain. Trois hommes engagés dans un long et épuisant voyage étaient devenus compagnons. Ils avaient mis leurs ressources en commun, partagé joies et peines. Les réserves de nourriture étaient presque épuisées. Un jour, ils constatèrent qu'il ne leur restait en tout et pour tout qu'un bout de pain et une gorgée d'eau. À qui revenaient leurs dernières provisions ? Comme ils ne parvenaient pas à s'entendre, ils essayèrent de diviser le pain et l'eau entre eux, mais le partage s'avéra difficile. "Il fera bientôt nuit, dit l'un, allons plutôt dormir ! Au réveil, celui d'entre nous qui aura fait le plus beau rêve décidera ce qu'il convient de faire." Le lendemain matin, les trois voyageurs se levèrent avec le soleil. "Voici le rêve que j'ai fait, dit le premier : j'ai été transporté en des lieux si merveilleux, si paisibles, qu'il n'existe pas de mots pour les décrire... J'ai rencontré un sage qui m'a dit : "Le pain et l'eau te reviennent de plein droit, car ta vie passée est exemplaire et digne d'éloge, et tes futures années ne seront pas moins méritoires." - Comme c'est étrange ! dit le deuxième : dans mon rêve, j'ai vu mon passé et mon avenir. Dans le futur j'ai rencontré un homme omniscient qui m'a dit : "C'est toi qui mérites de manger le pain et de boire l'eau : tu es plus savant et plus patient que tes amis. Tu dois survivre, car tu es destiné à devenir meneur d'hommes." - Dans mon rêve, rapporta le troisième voyageur, je n'ai rien vu, rien entendu, rien dit. J'ai senti une force irrésistible qui m'a

poussé à me lever, à prendre le pain et l'eau et à les absorber. Et c'est ce que j'ai fait." Ce conte est attribué à Shah Mohammed Gzvath Shattari (mort en 1563). Il est l'auteur du célèbre traité Les Cinq Joyaux. Il y décrit les voies par lesquelles l'homme peut atteindre des états supérieurs, en utilisant l'ancienne terminologie de la magie et de la sorcellerie. Il était habilité à initier ses élèves à quatorze Ordres derviches. L'empereur indien Humayun le tenait en grande estime. Bien qu'il fût considéré par certains comme un saint, les autorités religieuses l'accusèrent d'avoir transgressé dans une partie de ses écrits la Loi sacrée, et réclamèrent l'exécution capitale. Il fut finalement déchargé de l'accusation d'hérésie au motif que des paroles prononcées dans un état de conscience modifié ne peuvent être jugées selon les critères scolastiques ordinaires. Le tombeau de Shah Mohammed Gzvath Shattari se trouve à Gwalior. Il est devenu lieu de pèlerinage. On retrouve la même trame dans certains contes chrétiens du Moyen-Âge.

Pains et joyaux. Un roi décida par pure charité de céder une part de ses richesses : des joyaux de grande valeur. Ce roi était en même temps désireux de savoir ce qu'il en adviendrait. Il fit donc venir au palais un boulanger en qui il avait toute confiance et lui expliqua son plan. Le boulanger devrait faire deux pains : il introduirait les joyaux dans le premier, avant de le mettre au four ; le second ne serait constitué que de farine et d'eau. Il donnerait le premier à un dévot, le second à un impie. Le lendemain matin, deux hommes se présentèrent au fournil. L'un était habillé en derviche et avait pieuse mine, bien qu'il ne fût qu'un simulateur. Le second ne disait mot, et ressemblait à s'y méprendre à un client que le boulanger avait en aversion. Or c'était un homme bon. Le boulanger donna le pain truffé de joyaux au faux derviche et le pain ordinaire à l'homme bon. Le faux derviche prit le pain, le tâta, le soupesa ; il sentit les joyaux sous ses doigts, pensa que c'était des grumeaux, de gros grumeaux ; il soupesa le pain encore une fois, le trouva décidément trop lourd, jeta un regard furtif au boulanger, vit qu'il n'était pas homme à plaisanter, et se tourna vers l'autre client. "Pourquoi ne pas échanger ton pain contre le mien ? lui ditil. Tu semblés affamé, celui-ci est plus gros..." L'homme bon, prêt à tout accepter, quoi qu'il advienne, consentit volontiers à l'échange.

Le roi, qui avait observé la scène par l'entrebâillement de la porte de la boulangerie, fut surpris, mais ne perçut pas la valeur respective des deux hommes. Le faux derviche eut donc le pain ordinaire. Le roi en conclut que le Destin était intervenu pour protéger le derviche contre la richesse. L'homme bon trouva les joyaux dans le pain et sut en faire bon usage. Le roi fut incapable d'interpréter l'événement. "J'ai fait ce que Sa Majesté m'a ordonné de faire", se dit le boulanger. "On ne peut changer le cours du Destin", se dit le roi. "J'ai été malin", se dit le faux derviche. Ce conte est récité à Gazargah, le sanctuaire du grand maître soufi Abdullah Ansar (mort en 1089). Gazargah est situé dans l'Ouest de l'Afghanistan. Au premier niveau, il nous dit ceci : l'homme peut recevoir quelque chose de très important pour sa vie future, mais ne pas savoir en tirer parti.

Les limites du dogme. Le roi Mahmoud déambulait dans les rues de Ghazna, sa capitale, lorsqu'il vit un portefaix tituber sous le poids d'une lourde pierre qu'il portait sur le dos. Incapable de réprimer le sentiment de compassion que lui inspirait le pauvre hère, il lui lança d'un ton impératif : "Pose cette pierre à terre, portefaix !" L'homme obéit. La pierre resta des années dans la rue, gênant le passage. Finalement, les habitants de Ghazna envoyèrent une délégation au roi pour lui demander de la faire enlever. Mahmoud réfléchit en sage administrateur, et se sentit tenu de répondre : "Ce qui a été fait sur l'ordre du roi ne peut être défait sur l'ordre du roi, sinon le peuple penserait que les ordres royaux ne sont motivés que par des caprices. La pierre restera où elle est." La pierre resta dans la rue du vivant de Mahmoud. Après sa mort, par respect pour les ordres royaux, personne n'osa y toucher. Les gens interprétèrent l'anecdote selon leur aptitude. Ceux qui étaient opposés à la monarchie y virent la preuve de la stupidité d'un pouvoir cherchant à se maintenir coûte que coûte. Ceux qui révéraient l'autorité n'avaient que respect pour les ordres qui en émanaient, dussent-ils leur causer des désagréments : ils ne trouvèrent rien à redire à la décision royale. Ceux qui étaient doués de compréhension furent capables de saisir la leçon que Mahmoud avait voulu donner, faisant fi de ce que penseraient de lui les esprits superficiels.

En permettant qu'une pierre fasse ainsi obstacle à la circulation, et en faisant connaître les raisons pour lesquelles il avait décidé de la laisser là, Mahmoud disait à qui pouvait entendre d'obéir au pouvoir temporel tout en prenant conscience du fait que ceux qui dirigent de façon rigide, dogmatique, ne peuvent servir l'homme que partiellement. Ceux qui saisirent la leçon vinrent grossir les rangs des chercheurs de vérité, et nombre d'entre eux trouvèrent leur voie vers la Vérité. On trouve cette histoire, sans la subtilité de l'interprétation qui est donnée ici, dans le célèbre classique, Akhlaq-i-Mohsini (Éthique salutaire), attribué à Hasan Waiz Kashifi. La présente version provient des enseignements du sheikh Daoud de Qandahar (mort en 1965). Elle fournit une expression idéale des différents niveaux de compréhension propres aux gens qui jugent des faits en fonction de leur conditionnement. La méthode indirecte d'illustration utilisée par le roi Mahmoud est une méthode typiquement soufique, que résume la formule : "Parle au mur, pour que la porte entende."

Le pêcheur et le djinn. Un pêcheur solitaire ramena dans son filet une bouteille en cuivre, de petites dimensions, fermée d'un cachet de plomb. La bouteille, par son aspect, était très différente de ce qu'il était habitué à trouver dans la mer. Peut-être contenait-elle quelque objet précieux ? Sinon, il pourrait toujours la vendre à un dinandier. Un étrange symbole était gravé sur le cachet : le sceau de Salomon, roi et maître. À l'intérieur de la bouteille un djinn redoutable était emprisonné. Salomon en personne l'avait jetée à la mer pour protéger les hommes contre ce mauvais génie jusqu'au jour où quelqu'un viendrait qui saurait le maîtriser et lui assigner son rôle véritable, celui de serviteur du genre humain. Cela, le pêcheur l'ignorait. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il avait entre les mains un objet qu'il pouvait contempler à loisir et dont il allait pouvoir, de toute façon, tirer profit. Le cuivre reluisait. "C'est une oeuvre d'art, pensa-t-il. Et dedans, il y a peut-être des diamants..." Oubliant l'adage selon lequel "l'homme ne peut utiliser que ce qu'il a appris à utiliser", le pêcheur retira le bouchon de plomb. Puis il retourna la bouteille : elle semblait vide. Il la posa sur le sable, l'examina attentivement. Une mince volute commença de s'en échapper, une sorte de fumée, qui devint de plus en plus dense, s'enroula en spirale et prit graduellement l'aspect d'un être gigantesque, menaçant. L'être s'adressa à lui d'une voix tonitruante : "Je suis le Chef des djinns qui connaissent les secrets des événements miraculeux, emprisonné dans cette bouteille sur ordre de Salomon, contre qui je m'étais rebellé ! Et maintenant je vais te

détruire !" Le pêcheur, terrifié, se jeta sur le sable en criant : "Tu vas me détruire ? Moi qui t'ai libéré ! - Bien sûr que je vais te détruire, dit le djinn. Il est dans ma nature de me rebeller, il est en mon pouvoir de détruire, même après avoir été réduit à l'immobilité plusieurs milliers d'années." Le pêcheur comprit alors que, loin de tirer profit de cette prise indésirable, il allait probablement être anéanti sans même savoir pourquoi. Son regard s'arrêta sur le sceau qui ornait le bouchon de plomb, et lui vint une idée. "Ne me raconte pas que tu es sorti de cette bouteille ! dit-il au djinn. Elle est bien trop petite pour te contenir. - Comment cela ! rugit la créature. Mettrais-tu en doute la parole du Maître des djinns ?" Le djinn sembla se dissoudre, se réduisit en une mince volute et réintégra son logis. Le pêcheur ramassa le bouchon, reboucha la bouteille et la rejeta à l'eau, aussi loin qu'il put. De nombreuses années s'écoulèrent, jusqu'au jour où un autre pêcheur, petit-fils du premier, jeta son filet au même endroit, ramena la même bouteille, l'examina, la posa sur le sable... Il allait l'ouvrir quand un souvenir lui revint à l'esprit, le souvenir d'un conseil que son père, qui le tenait lui-même de son Père, lui avait transmis sous forme d'adage : "L'homme ne peut utiliser que ce qu'il a appris à utiliser." Aussi, quand le djinn, tiré de son sommeil par le remuement et le secouement subis par sa prison de métal, cria à travers la paroi de cuivre : "Fils d'Adam, qui que tu sois, enlève le bouchon de cette bouteille, libère-moi : je suis le

Chef des djinns qui connaissent les secrets des événements miraculeux...", le jeune homme, se rappelant l'adage ancestral, prit la bouteille, la déposa dans une grotte et escalada une falaise voisine. Parvenu au sommet, il chercha la cellule d'un sage qui vivait là. L'ayant trouvée, il lui conta son aventure. "L'adage dit vrai. Et il faut que tu fasses cette chose toi-même. Mais tu dois savoir comment faire, dit le sage. - Mais que faut-il que je fasse ? demanda le jeune homme. - N'y a-t-il pas quelque chose que tu as envie de faire ?... - Ce que je veux faire, c'est libérer le djinn pour qu'il me donne la connaissance miraculeuse, ou des montagnes d'or, des océans d'émeraudes, et tout ce que les djinns peuvent donner. - Bien entendu, il ne t'est pas venu à l'esprit que le djinn, une fois libéré, pourrait ne pas te donner les choses dont tu parles, ou qu'il pourrait te les donner et te les reprendre, parce que tu n'as pas les moyens de les garder, sans parler de ce qu'il pourrait t'arriver si tu les obtenais, puisque "l'homme ne peut utiliser que ce qu'il a appris à utiliser". - Alors, que faire ? - Demande au djinn un échantillon de ce qu'il peut offrir. Cherche comment sauvegarder cet échantillon et le tester. Cherche la connaissance, pas les biens matériels : les biens sans la connaissance sont inutiles, ils nous distraient, nous égarent." Or ce jeune homme était vif et réfléchi : en descendant la falaise, il élabora un plan. Il pénétra dans la grotte où il

avait laissé le djinn, tapa des doigts sur la bouteille : le djinn répondit à travers la paroi de cuivre, d'une voix métallique mais néanmoins terrible : "Au nom de Salomon, le Puissant, la paix soit avec lui ! libère-moi, fils d'Adam ! - Je ne crois pas que tu sois celui que tu dis et que tu aies les pouvoirs que tu prétends avoir, répondit le jeune homme. - Tu ne me crois pas ! Ignores-tu donc que je suis incapable de dire un mensonge ? - Oui, je l'ignore. - Alors, comment puis-je te convaincre ? - En faisant une démonstration de tes pouvoirs. Peuxtu les exercer à travers la paroi de la bouteille ? - Certes, admit le djinn, mais je n'ai pas le pouvoir de me libérer... - Bien ! Alors, donne-moi la capacité d'y voir clair concernant la question qui me préoccupe." Le djinn eut recours à l'art inconnu où il était habile et, aussitôt, le pêcheur connut l'origine de l'adage transmis par son grand-père. Il vit toute la scène de la libération du djinn, et ce qui s'ensuivit ; et il vit qu'il pourrait enseigner à d'autres comment obtenir des djinns le pouvoir de voir. Mais il vit aussi que c'était tout ce qu'il pouvait faire. Il ramassa la bouteille, et, comme son grand-père, la rejeta à la mer. Il mit un terme à sa carrière de pêcheur et passa le reste de sa vie à tenter d'expliquer à ses semblables qu'"il est dangereux de vouloir utiliser ce qu'on n'a pas appris à utiliser". Mais ce n'est pas tous les jours que l'on trouve un djinn enfermé dans une bouteille... Et le sage n'était Plus là

pour les inciter à faire ce qu'il faut faire, aussi les successeurs du pêcheur déformèrent-ils ce qu'ils appelaient ses "enseignements". Ils mimèrent le récit de son aventure et finirent par constituer une religion. Ils se réunissaient parfois dans des temples richement décorés pour boire à des bouteilles de cuivre. Et comme le comportement du pêcheur leur inspirait du respect, ils tâchaient de l'imiter en tout. Les siècles ont passé. La bouteille demeure un saint mystère et un symbole sacré pour ces gens. Ils aiment le pêcheur, alors ils s'efforcent de s'aimer les uns les autres. Et là où celui-ci avait construit une simple cabane, ils viennent, revêtus d'ornements, célébrer des rituels compliqués. Ils ne savent pas que les disciples du sage vivent toujours. Quant aux descendants du pêcheur, ils leur sont inconnus. Le djinn dort paisiblement dans la bouteille de cuivre au fond de la mer. Cette histoire, dans une de ses versions, est bien connue des lecteurs des Mille et une nuits. Les derviches utilisent la présente version. On dit que Virgile l'Enchanteur (Naples ; Moyen-Âge) et Gerbert (qui devint en 999 le pape Sylvestre II) devaient leurs pouvoirs à un génie qui leur aurait transmis des connaissances d'une façon similaire.

Le moment, le lieu, les gens. Un roi, en des temps anciens, appela un derviche et lui dit : "La Voie derviche, par une succession ininterrompue de maîtres remontant aux premiers jours de l'homme, n'a cessé de dispenser la lumière d'où émanent les valeurs dont la fonction royale n'est qu'un pâle reflet. - Il en est ainsi, dit le derviche. - Alors, puisque je suis assez éclairé pour connaître les faits que je viens d'énoncer, que je suis prêt à apprendre, et même impatient d'apprendre les vérités que toi, dans ta sagesse supérieure, tu peux mettre à ma portée, instruis-moi ! - Est-ce un ordre ou une requête ? - C'est ce que tu penses que c'est. Si l'ordre est exécuté, j'apprendrai ; si la requête est entendue, j'apprendrai." Le roi attendit que le derviche veuille bien parler. De longues minutes s'écoulèrent. Enfin, le derviche, quittant l'attitude de la contemplation, leva la tête et dit : "Tu dois attendre le "moment de transmission"." Sur ces mots, il prit congé. Le roi était déconcerté. Puisqu'il voulait apprendre, n'avait-il pas droit à un enseignement, sous quelque forme que ce soit ? Après cela, le derviche continua de fréquenter la cour et de servir le roi. Les affaires de l'État étaient traitées jour après jour ; le royaume connaissait des moments heureux et malheureux ; les conseillers prodiguaient leurs conseils ; la roue du ciel tournait. "Ce derviche vient ici quotidiennement, pensait le roi chaque fois qu'il apercevait l'homme à la tunique rapiécée, pourtant

jamais il ne fait allusion à notre conversation sur l'enseignement et l'apprentissage. Certes, il prend part aux activités de la cour, il parle, il rit, il mange, sans doute dort-il aussi parfois... Attend-il un signe ?" Le souverain était impuissant à sonder les profondeurs de ce mystère. Enfin, quand la vague appropriée, formée dans l'invisible, vint clapoter contre le rivage du possible, une conversation s'engagea à la cour à propos de Daoud de Sahil. Quelqu'un remarqua : "Daoud est le plus grand chanteur vivant." Le roi, que ce genre de remarque laissait habituellement de marbre, conçut soudain un violent désir d'entendre le chanteur. "Qu'on le fasse venir ici !" ordonna-t-il. Le maître des cérémonies fut dépêché auprès de Daoud de Sahil. Le prince des chanteurs refusa d'obtempérer. "Ton roi ne connaît rien aux exigences du chant ! lui dit-il. S'il veut me voir simplement pour regarder mon visage, je viendrai. Mais s'il veut m'entendre chanter, il devra attendre, comme tout un chacun, que je sois prêt. Savoir quand chanter et quand ne pas chanter : là est le secret. C'est la connaissance de ce secret qui a fait de moi un grand chanteur. N'importe quel idiot qui saurait cela ferait aussi bien que moi." Le maître des cérémonies rapporta ces propos au roi. Celui-ci garda d'abord le silence, partagé entre la colère contre le chanteur et le désir de l'entendre, puis s'écria : "N'y a-t-il donc personne ici qui puisse le forcer à chanter pour moi ? Si cet homme ne chante que lorsqu'il en a

envie, pour ma part, je veux l'entendre tant que j'en ai encore envie !" C'est alors que le derviche s'avança et dit : "Paon de l'époque, viens avec moi, nous allons rendre visite à Daoud." Les courtisans se poussèrent du coude. Certains se dirent que l'homme à la tunique rapiécée avait joué un jeu subtil et pensait maintenant pouvoir obliger Daoud à chanter, auquel cas le souverain le récompenserait sûrement. Mais ils se turent, craignant qu'il ne s'en prenne à eux. Sans un mot le roi se leva, demanda qu'on lui apporte un vêtement de pauvre et suivit le derviche dans la rue. Le roi ainsi affublé et son guide arrivèrent bientôt à la porte de Daoud. Ils frappèrent, celui-ci cria : "Je ne chante pas aujourd'hui. Partez ! Et laissez-moi tranquille !" Alors, le derviche s'assit sur le sol et se mit à chanter. Il chanta le morceau favori de Daoud, il le chanta du début à la fin, sans marquer une pause. Le chant émut le roi jusqu'aux larmes, mais il n'était pas fin connaisseur en musique, la suavité de la voix du derviche détourna son attention : il ne remarqua pas que celui-ci avait délibérément chanté le morceau un peu faux afin d'amener Daoud à le corriger. "Je t'en prie, derviche, supplia-t-il, recommence ! Je n'ai jamais entendu si douce mélodie !" C'est à cet instant que Daoud commença de chanter. Dès les premières notes, le derviche et le roi furent comme cloués sur place, fascinés par les notes qui fluaient, parfaites, de la gorge du Rossignol de Sahil.

Quand il eut terminé, le roi lui fit remettre un présent somptueux. "Homme sage ! dit-il au derviche, j'admire l'habileté dont tu as fait preuve pour inciter le Rossignol à chanter, je voudrais faire de toi mon conseiller." Le derviche dit simplement : "Majesté, tu peux entendre le chant que tu souhaites entendre : s'il y a un chanteur ; si tu es présent ; s'il y a un intermédiaire, grâce à qui le chant peut être exécuté et entendu. Il en est des derviches et de leurs élèves comme des maîtres du chant et des rois. Le moment, le lieu, les gens et le savoirfaire." La théorie selon laquelle l'étude soufie doit respecter certains principes (concernant notamment le moment, le lieu et les participants) est un point de désaccord entre les soufis et les érudits ordinaires. Ces derniers demandent à vérifier les affirmations des soufis, mais dans leur propre contexte et à leur façon. Les soufis demandent seulement qu'on leur reconnaisse le droit d'organiser étude et apprentissage comme ils l'entendent, comme on reconnaît aux universitaires et aux scientifiques le droit d'organiser leurs travaux et leurs recherches de la manière qu'ils jugent la plus efficace. Ce conte provient des enseignements de Sayed Imam Ali Shah. Il est mort en 1860. Sa tombe se trouve à Gurdaspur, en Inde.

Ce célèbre maître naqshbandi était harcelé par de prétendus disciples de toutes origines et confessions, attirés par les phénomènes paranormaux qui se produisaient régulièrement dans son entourage. Certains racontaient qu'il leur était apparu en rêve et leur avait donné d'importantes informations. D'autres rapportaient qu'il avait été vu au même moment en des lieux différents. D'autres encore, qui avaient eu des entretiens avec lui, constataient que ses propos trouvaient toujours, un jour ou l'autre, une application dans leur vie, dont ils tiraient grand profit. Pourtant, ceux qui le côtoyaient ne remarquaient rien d'inhabituel ni de surnaturel.

La parabole des trois domaines. La vie de l'homme, comme celle des communautés, n'est pas ce qu'elle paraît être. Elle suit un schéma que certains perçoivent, d'autres non. En fait, plusieurs schémas se déroulent en même temps. Les êtres humains prennent une partie d'un schéma et tentent de la souder à un autre. Ils trouvent ainsi, invariablement, ce qu'ils s'attendent à trouver, non ce qui est réellement là. Considérons trois choses : le blé dans le champ, l'eau de la rivière, le sel dans la mine. C'est l'état de l'homme naturel : un être complet à certains égards, mais qui a d'autres emplois possibles, d'autres aptitudes, si on le regarde d'autres points de vue. Le blé, l'eau, le sel : ces trois éléments sont ici représentatifs de substances dans un état de potentialité. Elles peuvent rester telles quelles, ou les circonstances (et, dans le cas de l'homme, certains types d'efforts) peuvent les transformer. C'est le Premier Domaine, le premier état de l'homme. Dans le Deuxième Domaine, nous sommes à un stade où quelque chose de plus peut être fait. Le travail, le savoir entrent en jeu : le blé est moissonné, moulu, réduit en farine. L'eau est puisée à la rivière et mise en réserve pour être utilisée ultérieurement. Le sel est extrait de la mine et raffiné. Le Premier Domaine est celui de la seule croissance. Dans le Deuxième Domaine, il est fait appel à l'ensemble des connaissances accumulées. Le Troisième Domaine ne peut prendre naissance qu'après que les trois ingrédients, en quantité et proportion correctes, ont été réunis en un certain lieu, à un certain moment. Le sel, l'eau et la farine sont mélangés. La pâte ainsi formée est pétrie. Puis un élé-

ment vivant est ajouté à la pâte : le levain. Enfin, le four est préparé pour la cuisson du pain. Cette opération demande non seulement du savoir mais du métier. Toute chose se comporte conformément à sa situation, et sa situation, c'est le Domaine dans lequel elle se trouve être. Si l'objectif est le pain, pourquoi parler du sel ? Cette histoire vient des soufis sarmoun. "L'ignorant, dit Ghazali, ne peut avoir qu'une vague idée des connaissances de l'universitaire. Et l'universitaire ne peut concevoir la connaissance de l'homme éclairé." L'histoire souligne aussi ce point : les écoles traditionalistes, religieuses, métaphysiques ou philosophiques, continuent de "moudre du grain" et ne peuvent progresser, en l'absence d'"hommes de perception", lesquels ne se manifestent que rarement.

Excellent et bon à rien. Le roi d'Afghanistan fit venir un de ses conseillers et lui dit : "Pour bien penser, il faut d'abord examiner soigneusement les différentes options. Suppose que j'aie le choix entre deux possibilités : accroître les connaissances de mes sujets ou leur donner plus à manger. Laquelle est préférable ? Dans un cas comme dans l'autre, ils en retireront avantage." Le conseiller, qui était un soufi, dit au roi : "Majesté, il ne sert à rien de donner des connaissances à ceux qui ne peuvent les recevoir ; il ne sert à rien de donner des aliments à ceux qui ne peuvent comprendre tes intentions. Il est donc inexact de supposer que "dans un cas comme dans l'autre, ils en retireront avantage". S'ils ne peuvent digérer les aliments, ou s'ils pensent que tu les leur donnes pour acheter leur soumission, ou s'ils croient pouvoir en obtenir encore plus, tu as échoué. S'ils ne voient pas que des connaissances leur sont offertes, ou s'ils ne voient pas que ce sont des connaissances et pas autre chose, ou s'ils ne comprennent pas pourquoi tu mets ces connaissances à leur disposition, ils n'en retireront aucun avantage. Il faut donc aborder la question par degrés. Le premier degré, c'est cette réflexion : "Le plus excellent des hommes est bon à rien, le pire des bons à rien est excellent." - Démontre-moi la vérité de cet adage, je ne le comprends pas", dit le roi. Le soufi fit venir à la cour un grand derviche d'Afghanistan. "Si tu pouvais agir à ta guise, que ferais-tu faire à un citoyen de Kaboul ?" demanda le soufi au derviche.

Ce derviche connaissait les correspondances intérieures des choses. "Il se trouve, dit-il, qu'un certain marchand du bazar pourrait, en donnant une livre de cerises à un nécessiteux, gagner une fortune, provoquer de grands changements dans le pays et faire avancer l'étude de la Voie. Mais, évidemment, il ne le sait pas..." Le roi était tout excité : il est rare que les soufis s'entretiennent de ces questions avec les non-soufis. "Fais venir ce marchand ici, cria-t-il au derviche, nous lui dirons ce qu'il doit faire !" Les deux autres le firent taire d'un geste. "Non, dit le soufi, cela ne peut opérer que s'il agit de son plein gré." Méconnaissables sous leurs déguisements, car ils ne voulaient pas influencer la décision du marchand, ils se dirigèrent tous les trois vers le bazar de Kaboul. Dépouillé de sa robe et de son turban, le derviche avait l'air tout à fait ordinaire. "Je jouerai le rôle de l'élément incitateur", chuchotat-il, tandis que le petit groupe se tenait devant l'étal de fruits et légumes. Le derviche aborda le marchand, lui souhaita le bonjour. "Je connais un pauvre bougre, lui dit-il. Veux-tu faire oeuvre charitable, me donner une livre de cerises que j'apporterai à ce malheureux ?..." Le marchand éclata de rire. "Ça alors ! J'ai eu affaire à toutes sortes de gens rusés et malhonnêtes, mais c'est la première fois que je vois

quelqu'un, simplement parce qu'il a envie de cerises, s'abaisser jusqu'à m'en demander une livre en prétextant un acte charitable !" Quand les trois hommes se furent éloignés, le soufi dit au roi : "Tu vois ce que je veux dire ? L'homme le plus excellent et le plus compétent que nous ayons vient de faire la plus excellente des suggestions, et il n'est arrivé à rien avec le marchand. "L'homme excellent est bon à rien." - Eh bien, dit le roi, parle-nous maintenant de ce "pire des bons à rien" qui est "excellent"." Le soufi et le derviche lui firent signe de les suivre. Ils conduisirent le roi sur la berge de la rivière Kaboul. Là, ils le saisirent à bras-le-corps, le soulevèrent et le jetèrent à l'eau. Or le roi ne savait pas nager. Il était sur le point de se noyer quand un certain Kaka Divana (l'"Oncle fou"), indigent et dément bien connu qui errait dans les rues, sauta dans la rivière et ramena le roi sain et sauf sur la rive. De bons citoyens de Kaboul avaient vu le souverain se débattre dans l'eau, mais n'avaient pas bougé. Quand le roi d'Afghanistan fut remis de sa frayeur, le soufi et le derviche psalmodièrent en choeur : "Le pire des bons à rien est excellent !" Le roi revint par la suite aux vieilles méthodes traditionnelles qu'il avait employées jusque-là, qui consistaient à donner ce qu'il pouvait, éducation ou assistance sous quelque forme que ce soit, à ceux qu'il jugeait dignes, en accord avec ses conseillers, de recevoir de l'aide.

Sufi Abdul-Hamid Khan de Qandahar (mort en 1962) était directeur de la Monnaie afghane. Maître derviche, il maîtrisait aussi la technologie occidentale. Cette histoire est une des nombreuses histoires-enseignements qui lui sont attribuées. On dit que le roi de l'histoire n'est autre que le roi d'Afghanistan Nadir Shah, que Sufi Abdul-Hamid Khan servit. Nadir Shah est mort en 1933. On retrouve ce même enchaînement d'événements dans une histoire plus ancienne, mais Nadir Shah ne la connaissait peut-être pas.

L'oiseau et l'oeuf. Il était une fois une oiselle qui n'avait pas le pouvoir de voler. Telle un poulet, elle allait et venait sur le sol. Elle avait entendu dire que certains oiseaux s'élevaient dans les airs, mais cela ne changeait rien à l'affaire. Par un étrange concours de circonstances, l'oiselle se trouva à couver l'oeuf d'un oiseau volant. Quand le moment de l'éclosion fut venu, l'oisillon brisa la coquille et vint au monde avec l'aptitude à voler qui avait toujours été sienne, même pendant le temps de son existence dans l'oeuf. Il s'inquiéta bientôt de savoir quand il pourrait prendre son essor. "Fais comme les autres, persévère dans tes efforts pour voler", répondit sa mère adoptive. L'oiselle attachée à la terre aurait été bien incapable de lui donner des leçons de vol : elle ne savait même pas comment le faire tomber du nid afin qu'il puisse apprendre. Il est curieux, dans un sens, que l'oiselet n'ait pas compris cela. Son appréciation de la situation était faussée par le fait qu'il éprouvait de la gratitude envers celle qui l'avait fait éclore. "Sans cela, se disait-il, je serais encore dans l'oeuf !" Il se disait aussi parfois : "Quelqu'un qui peut me faire éclore peut sûrement m'apprendre à voler. C'est sans doute une question de temps, ou bien cela dépend de mes propres efforts, ou de quelque sagesse supérieure. Oui, c'est ça ! Un jour, je serai brusquement porté au stade suivant par celle qui m'a amené jusque-là."

Ce conte apparaît, sous diverses formes, dans les différentes versions de l'ouvrage de Suhrawardi, Awarif el-Maarif (XIIe siècle). On dit qu'il véhicule plusieurs messages et peut être interprété intuitivement, chacun l'interprétant selon le niveau de conscience qu'il a atteint. Il contient plusieurs morales évidentes, dont certaines éclairent des traits fondamentaux de la pensée contemporaine. En voici quelques-unes : "Il est parfois absurde de supposer qu'une chose découle forcément d'une autre. Cette supposition peut faire obstacle à tout nouveau progrès." "Le fait que quelqu'un peut remplir une fonction ne signifie pas qu'il puisse en remplir une autre."

Trois conseils. Un homme attrapa un oiseau. "Captif, je ne te serai d'aucune utilité, dit l'oiseau. Rends-moi ma liberté : je te donnerai trois bons conseils." L'oiseau promit de lui donner le premier conseil alors qu'il serait encore entre ses mains, le deuxième lorsqu'il se serait posé sur la branche d'un arbre, le troisième après qu'il aurait atteint le sommet d'une colline. L'homme accepta et attendit le premier conseil. L'oiseau lui dit : "Si tu perds quelque chose, même si tu y tiens comme à ta propre vie, ne regrette pas de l'avoir perdu." L'homme laissa partir l'oiseau, qui vint se percher sur une branche, d'où il donna le deuxième conseil : "Ne crois jamais rien qui soit contraire au bon sens, sans preuves." Puis l'oiseau vola jusqu'au sommet d'une colline toute proche, d'où il cria : "Ô malchanceux ! mon corps renferme deux énormes joyaux. Si tu m'avais tué, ils t'appartiendraient !" L'homme fut très contrarié à l'idée d'avoir perdu pareil trésor. "Eh bien, donne-moi au moins le troisième conseil ! dit-il à l'oiseau. - Ce que tu peux être idiot ! répondit celui-ci. Tu me demandes encore un conseil alors que tu n'as pas prêté attention aux deux premiers ! Je t'ai dit de ne pas te tourmenter si tu perds quelque

chose, et de ne pas ajouter foi à ce qui est contraire au bon sens. Or tu ajoutes foi à une affirmation ridicule, et tu te désoles d'avoir perdu quelque chose ! Je ne suis pas assez gros pour contenir deux énormes joyaux. "Tu es un idiot : tu resteras enfermé dans les limites imposées à l'homme ordinaire." Dans les groupes derviches, on considère ce conte comme très important en ce qu'il "sensibilise" l'esprit de l'élève et le prépare ainsi à des expériences qui ne peuvent être suscitées par les méthodes ordinaires. Il est d'usage courant chez les soufis. On le trouve dans le Mathnavi de Rumi et dans Le Livre divin d'Attar, un des maîtres de Rumi. Ils vivaient l'un et l'autre au XIIIe siècle.

Le sentier dans la montagne. Un homme intelligent, entraîné à la réflexion, arriva dans un village. Il souhaitait comparer les différents points de vue qui pourraient s'y trouver représentés : c'était pour lui une sorte d'exercice en même temps qu'une étude. Il alla à la maison de thé et demanda à voir l'homme le plus véridique et le plus grand menteur du village. Les villageois présents furent unanimes à reconnaître que le dénommé Kazzab était un fieffé menteur, et que Rastgu était véridique entre tous. Notre savant rendit visite à Rastgu, puis à Kazzab. À chacun il posa la même question : "Quel est le meilleur chemin d'ici au village voisin ?" Rastgu le Véridique répondit : "Le sentier dans la montagne." Kazzab le Menteur répondit : "Le sentier dans la montagne." Ce qui laissa naturellement le savant fort perplexe. Aussi interrogea-t-il d'autres villageois, des villageois ordinaires. Les uns dirent : "Il faut y aller par la rivière." D'autres : "Le mieux est de prendre à travers champs." D'autres encore : "Le meilleur itinéraire, c'est le sentier dans la montagne." Il prit le sentier dans la montagne. Il n'avait pas oublié le but de son voyage, mais à la question de la diversité des opinions s'ajoutait maintenant celle du mensonge et de la vérité...

Quand il fut arrivé au village voisin, il s'arrêta à la maison de thé, où il raconta ce qui s'était passé. Il conclut son récit par ces mots : "À l'évidence, j'ai commis une erreur fondamentale d'un point de vue logique : je n'ai pas questionné les gens qu'il fallait pour connaître les noms du Véridique et du Menteur. Je suis venu ici sans difficulté par le sentier de montagne." Un sage, présent dans la salle, prit la parole : "Les logiciens, il faut le reconnaître, sont enclins à l'aveuglement, et doivent demander l'aide d'autrui, mais là n'est pas la question. Voici les faits : l'itinéraire le plus facile est la rivière, aussi le menteur t'a-t-il suggéré de venir par la montagne. Quant à l'homme véridique, il n'était pas seulement véridique, il était observateur. Il avait remarqué que tu voyageais à dos d'âne. Avec un âne, le sentier est un itinéraire relativement facile. Le menteur, lui, était peu observateur : il n'avait pas noté que tu n'avais pas de barque. Sinon, il t'aurait proposé de venir par la rivière." "Les gens ne peuvent croire à la réalité des aptitudes et des dons que l'on prête aux soufis. Ils ne savent pas ce qu'est la croyance réelle. Ils croient toutes sortes de choses qui ne sont pas vraies, par habitude ou parce qu'elles leur sont dites par des autorités. "La croyance réelle, c'est autre chose. Ceux qui sont capables de croyance réelle, dans ceci ou cela, sont ceux qui en ont fait l'expérience. Une fois qu'ils en ont fait l'expérience... les récits illustrant les

aptitudes et les dons des soufis ne leur sont d'aucune utilité." Ces paroles, attribuées à Sayed Shah, Qadiri (mort en 1854), précèdent quelquefois "Le sentier dans la montagne".

Le Serpent et le Paon. Adi, surnommé le Calculateur, parce qu'il avait appris les mathématiques, n'était encore qu'un jeune homme quand il décida de quitter Boukhara et de partir en quête de la connaissance supérieure. Son maître lui conseilla d'aller vers le sud et d'étudier la symbolique du paon et du serpent. Ce qui donna au jeune Adi matière à réfléchir. Il traversa le Khorassan et poursuivit son voyage jusqu'en Irak. Au hasard de ses pérégrinations, il tomba sur un paon et un serpent en grande conversation. "Nous débattons la question de nos mérites respectifs, lui dirent-ils. - C'est précisément ce que je veux étudier ! s'exclama Adi, qui les pria de bien vouloir continuer. - J'estime être le plus important, dit le Paon. Je représente l'aspiration, l'envol vers les cieux, la beauté du monde d'en-haut, et par là même la connaissance des choses supérieures. Ma mission est de rappeler à l'homme, en les mimant sous ses yeux, les aspects cachés de son être. - Moi aussi, dit le Serpent avec un léger sifflement, je renvoie à l'homme sa propre image. Comme lui, je suis attaché à la terre. Ainsi, je lui rappelle ce qu'il est. Comme lui, je suis flexible, je progresse sur le sol en serpentant. Cela aussi, il l'oublie souvent. Enfin, par tradition, je suis le gardien des trésors cachés. - Mais tu es détestable ! cria le Paon. Tu es sournois, dissimulé, dangereux.

- Tu dresses la liste de mes caractéristiques humaines, dit le Serpent, alors que je préfère énumérer mes autres fonctions, comme je viens de le faire. Et maintenant, regarde-toi ! Tu es vaniteux, trop gras ; tu pousses des cris discordants ; tu as de grosses pattes, des plumes trop voyantes..." C'est ici qu'Adi interrompit la conversation. "Votre désaccord m'a permis de voir qu'aucun de vous n'a tout à fait raison. Et pourtant, il est clair, si on laisse de côté vos préoccupations personnelles, qu'ensemble vous composez un message pour l'homme." Adi expliqua alors aux deux adversaires, attentifs, quelles étaient leurs fonctions. "L'homme rampe sur le sol comme le Serpent. Il pourrait s'élever vers les sommets tel l'oiseau. Mais, avide comme le Serpent, il conserve son égoïsme quand il tente de s'élever, et devient comme le Paon : arrogant. Le Paon nous fait entrevoir ce qui est possible à l'homme, mais c'est un "possible" qui n'est pas correctement réalisé. Le chatoiement de la peau du Serpent nous fait entrevoir la beauté possible. Chez le Paon, elle prend un tour ostentatoire." Alors Adi entendit une Voix au dedans de lui : "Ce n'est pas tout, dit la Voix. Ces deux créatures sont dotées de vie : pour l'une et l'autre, c'est le facteur déterminant. Elles se disputent parce que chacune s'est accommodée de son mode d'existence, pensant qu'il constituait l'accomplissement de sa véritable condition. L'une garde des trésors mais ne peut s'en servir. L'autre reflète la beauté, qui est en elle-même un trésor, mais ne peut se transformer à travers elle. Bien

qu'elles n'aient pas profité de ce qui leur était accessible, elles en sont malgré tout le symbole pour ceux qui savent voir et entendre." Le culte du Serpent et du Paon en Irak, qui a intrigué de nombreux orientalistes, est fondé sur l'enseignement d'un sheikh soufi, Adi, fils de Musafir (XIIe siècle). Cette histoire, devenue légende, rappelle comment les maîtres derviches donnaient une forme particulière à leur "école" à partir de certains symboles propres à illustrer leur doctrine. En arabe, "paon" signifie aussi "parure", et "serpent" est formé à partir de la même racine qu'"organisme" et "vie". Dans le culte de l'Ange Paon, pratiqué par les Yézides, le serpent et le paon symbolisent "l'intérieur et l'extérieur". Le culte de l'Ange Paon a toujours des adeptes au Moyen-Orient.

L'Eau du Paradis. Harith le Bédouin et sa femme, Nafisa, dressaient leur tente en lambeaux là où ils trouvaient quelques palmiers dattiers, des broussailles pour leur chameau, une mare d'eau saumâtre. Cela faisait des années qu'ils menaient cette existence. Harith s'écartait rarement de sa routine quotidienne : il prenait au piège les rats du désert, pour leur peau ; il confectionnait des cordes en entrelaçant des fibres de palmier, et les vendait aux caravanes de passage. Un jour Harith le Bédouin vit une source nouvelle sourdre des sables. Il porta l'eau à ses lèvres, et cette eau, que nous aurions trouvée horriblement salée, lui parut être l'eau même du paradis tant elle était différente de l'eau croupie qu'il avait coutume de boire. "Je dois la faire goûter à quelqu'un qui saura l'apprécier", se dit-il. Il partit pour Bagdad avec deux outres en peau de bouc qu'il avait remplies à la source, une pour lui, l'autre pour le calife. Il voyagea jour et nuit, ne s'arrêtant que pour se reposer un peu, boire une gorgée et mâcher quelques dattes. Une fois arrivé à Bagdad, il alla droit au palais d'Haroun elRaschid. Les gardes écoutèrent son récit et ne purent faire autrement que de le laisser entrer : la coutume voulait que l'audience publique tenue par le calife fût ouverte à tous. "Commandeur des croyants, dit Harith, je suis un pauvre Bédouin, je ne sais pas grand-chose, mais je connais tous les points d'eau du désert. L'eau que je viens de découvrir n'est pas une eau ordinaire, c'est l'Eau du Paradis. J'ai pensé qu'elle était digne de toi, et je suis venu sans tarder t'en offrir une outre."

Haroun le Loyal y goûta, et, parce qu'il comprenait son peuple, dit aux gardes d'emmener Harith et de l'enfermer un moment dans une pièce. Puis il appela leur chef pour lui faire connaître sa décision : "Ce qui n'est rien pour nous est tout pour lui. La nuit venue, faites-le sortir du palais. Ne le laissez pas voir les eaux du Tigre. Escortez-le jusqu'à sa tente sans jamais lui permettre de boire de l'eau douce. Puis donnez-lui mille pièces d'or, et remerciez-le de ma part pour ce qu'il a fait. Dites-lui qu'il est le Gardien de l'Eau du Paradis. Qu'il l'offre en mon nom à tous les voyageurs !" On appelle parfois cette histoire "L'histoire des deux mondes". Elle est attribuée à Abu el-Atahiyya, membre de la tribu arabe des Aniza et contemporain d'Haroun el-Raschid. Il fonda l'Ordre derviche maskhara ("les gens de la Fête"), devenu mascara dans les langues occidentales. L'Ordre s'est ramifié en divers pays, dont l'Espagne et la France. El-Atahiyya est considéré comme "le père de la poésie arabe sacrée". Il est mort en 828.

Le Cavalier et le Serpent. "Mieux vaut affronter l'"opposition" de l'homme de connaissance que recevoir le "soutien" de l'idiot", dit un proverbe. Moi, Salim Abdali, j'atteste que cela est vrai dans les domaines d'existence supérieurs comme sur les plans inférieurs. Cette vérité est mise en lumière dans la tradition des Sages, qui ont transmis le Conte du Cavalier et du Serpent. Un cavalier, du haut de sa monture, vit un serpent venimeux se glisser dans la gorge d'un homme endormi : s'il ne tirait pas cet homme de son sommeil, le venin le tuerait certainement. Le cavalier leva son fouet et en frappa le dormeur, qui se réveilla. Il l'amena de force sous un arbre. Le sol était jonché de pommes pourries. Il l'obligea à les manger, puis le traîna au bord d'un ruisseau et le força à boire de grandes quantités d'eau. L'homme essayait de s'échapper. "Qu'est-ce que j'ai fait, ennemi de l'humanité, pour que tu me maltraites pareillement ?" parvint-il à crier. Enfin, à la tombée de la nuit, ses forces l'abandonnèrent : il s'écroula et vomit les pommes, l'eau, et le serpent. Quand il vit ce qui était sorti de lui, il comprit pourquoi le cavalier avait agi ainsi et implora son pardon. C'est notre condition. Quand vous lirez ce conte, distinguez l'histoire de l'allégorie, et ne confondez pas l'allégorie et l'histoire. Ceux qui sont dotés de connaissance ont des responsabilités. Les autres n'en ont aucune, quoi qu'ils puissent conjecturer. L'homme que le cavalier avait sauvé de la mort dit à son tourmenteur :

"Si tu m'avais dit ce qui se passait, j'aurais accepté de bonne grâce le traitement que tu m'as infligé." Le cavalier répliqua : "Si je te l'avais dit, tu ne l'aurais pas cru. Ou tu aurais été paralysé de peur. Ou tu te serais enfui. Ou tu te serais rendormi, pour oublier. Et je n'aurais pas eu le temps." Le mystérieux cavalier éperonna son cheval et s'éloigna au galop. Salim Abdali (1700 1765) attira sur les soufis des calomnies sans précédent, venant des intellectuels, pour avoir dit qu'un maître soufi sait d'emblée "ce qui ne va pas" chez son élève, et peut devoir agir vite, et de façon paradoxale, pour le sauver, au risque d'encourir la fureur de ceux qui ne comprennent pas ce qu'il fait. Abdali a emprunté "Le Cavalier et le Serpent" à Rumi. Aujourd'hui encore, il y a probablement peu de gens qui soient prêts à admettre ce qu'implique ce conte. Pourtant, ce principe a été accepté sous une forme ou sous une autre par tous les soufis. À ce propos, le maître Haidar Gui fait observer : "Il y a une limite au-delà de laquelle il est malsain pour le genre humain de cacher la vérité dans le souci de ne pas offenser ceux qui ont l'esprit étroit."

Isa et les incrédules. Maulana Jalaludin Rumi et d'autres rapportent qu'un jour Isa, le fils de Miryam, marchait dans le désert, près de Jérusalem, en compagnie de gens chez qui la convoitise était encore très forte. Ils supplièrent Isa de leur révéler le Nom secret par lequel il ramenait les morts à la vie. Isa leur dit : "Si je vous révèle le Nom secret, vous en ferez mauvais usage." Ils dirent : "Nous sommes prêts et aptes à recevoir cette connaissance. Elle renforcera notre foi." Isa leur dit : "Vous ne savez pas ce que vous demandez." Et il leur révéla le Nom. Peu après, ces gens marchaient dans le désert quand ils virent un tas d'os blanchis. "Essayons le Nom", dirent-ils entre eux. Ils prononcèrent le Nom. Les os se revêtirent de chair. Une bête sauvage, vorace, reprit corps sous leurs yeux et les mit en pièces. Ceux qui sont doués de raison comprendront. Ceux qui n'en ont guère pourront en acquérir par l'étude de cette relation. L'Isa de l'histoire est Jésus, fils de Marie. On retrouve la même idée dans le Sorcerer's Apprentice ; elle apparaît aus-

si dans l'oeuvre de Rumi et dans de nombreuses légendes derviches, transmises oralement, qui ont trait à Jésus. Selon la tradition, Jabir, fils d'el-Hayyan, un des premiers hommes à porter le titre de soufi, aimait à raconter cette histoire. Il était connu en Occident sous le nom de Geber. (Geber est considéré comme le père de l'alchimie chrétienne.) Jabir est mort aux environs de 790. Initialement, il était sabéen. D'importantes découvertes dans le domaine de la chimie lui sont attribuées par les auteurs occidentaux.

Dans la rue des marchands de parfums. Un éboueur entra dans la rue des marchands de parfums et tomba inanimé. Des passants tentèrent de le ranimer en lui faisant respirer de suaves essences : son état ne fit qu'empirer. Un ancien ramasseur d'ordures vint à passer. Il jugea la situation d'un coup d'oeil, mit sous le nez de son confrère des déchets infects : celui-ci reprit aussitôt connaissance. "Ça, c'est du parfum !" s'écria-t-il. Vous devez vous préparer pour la transition : il n'y aura alors aucune des choses auxquelles vous vous êtes habitué. Après la mort, votre identité devra répondre à des incitations, des impressions dont vous avez la possibilité d'avoir un avant-goût ici. Si vous restez attaché au petit nombre de choses dont vous avez l'expérience habituelle, votre condition sera misérable, comme celle de l'éboueur dans la rue des marchands de parfums. La parabole parle d'elle-même. Ghazaliy a recours dans son Alchimie du Bonheur (XIe siècle) pour souligner l'enseignement soufi selon lequel seuls certains éléments de l'existence familière ont des affinités avec l'"autre dimension".

La parabole des fils avides. Il était une fois un fermier travailleur et généreux. Il avait plusieurs fils, tous paresseux et avides. Sur son lit de mort il leur dit que son trésor était enfoui dans un champ, et leur indiqua lequel. Dès qu'il fut trépassé, les fils s'y précipitèrent et le retournèrent d'un bout à l'autre, avec une concentration et une inquiétude croissantes : ils avaient beau creuser et recreuser, ils ne mettaient rien au jour. Ils durent se rendre à l'évidence : le champ ne recelait pas le moindre trésor. Ils pensèrent que leur père, dans sa générosité, avait distribué l'or de son vivant, et abandonnèrent leur recherche... Leur vint peu après à l'esprit cette idée : "Puisque la terre a été travaillée, pourquoi ne pas l'ensemencer ?" Ils semèrent du blé, la moisson fut abondante ; ils vendirent le grain, et connurent une année prospère. Puis ils repensèrent au trésor, se dirent qu'ils avaient peutêtre manqué de peu l'or enfoui, et se remirent à creuser, à retourner la terre de ce champ et des autres, avec le même résultat. Plusieurs années s'écoulèrent. Les fils s'étaient accoutumés au travail, avaient pris conscience du cycle des saisons. Maintenant, ils comprenaient la raison pour laquelle leur père les avait incités à retourner la terre. Ils devinrent d'honnêtes et d'heureux fermiers, suffisamment riches pour ne plus avoir à penser au trésor caché. Ainsi en est-il de l'enseignement de la compréhension de la destinée humaine et du sens de la vie. Le maître, confronté à l'impatience, à la confusion et à l'avidité des élèves, doit les orienter vers une activité dont il sait qu'elle sera constructive et bénéfique,

mais dont la fonction et la finalité véritables leur sont souvent cachées par leur immaturité même. Cette histoire, qui souligne qu'un individu peut développer certaines capacités en dépit du fait qu'il cherche à en développer d'autres, est exceptionnellement répandue. Peut-être parce qu'elle est traditionnellement précédée de cet avertissement : "Ceux qui la répéteront y gagneront plus qu'ils ne savent." Elle est rapportée par le franciscain Roger Bacon (qui fait référence dans ses écrits à la philosophie soufie, et enseigna à Oxford, d'où il fut expulsé sur ordre du pape) ainsi que par Boerhaave, le chimiste du XVIIe siècle. La présente version est attribuée au soufi Hassan de Basra, qui vécut il y a près de mille deux cents ans.

L'état de disciple. Ibrahim Khawwas rapporte que, tout jeune homme, il désirait suivre l'enseignement d'un certain maître. Il alla le voir et lui demanda de l'accepter comme disciple. "Tu n'es pas prêt", répondit le maître. Comme Ibrahim insistait, le maître lui dit : "Très bien, je vais t'enseigner quelque chose. Je pars en pèlerinage à La Mecque. Viens avec moi." Le disciple était ravi. "Puisque nous voilà désormais compagnons de voyage, dit le maître, l'un doit conduire, et l'autre obéir. Choisis ton rôle. - Je suivrai, tu conduiras, dit le disciple. - Je conduirai, si tu sais comment suivre", dit le maître. Les deux hommes se mirent en route. Une nuit, alors qu'ils se reposaient dans le désert du Hedjaz, il se mit à pleuvoir. Le maître se leva et tendit une couverture au-dessus du disciple, pour le protéger. "C'est moi qui aurais dû faire cela pour toi ! dit le disciple. - Je t'ordonne de me laisser te protéger contre la pluie", dit le sage. Au point du jour, le jeune homme dit au maître : "Un autre jour commence. Laisse-moi être le chef ; et toi, tu me suivras." Le maître accepta. "Je vais ramasser des broussailles pour faire un feu, dit le jeune homme.

- Tu ne peux pas faire ça ; c'est moi qui vais les ramasser, dit le sage. - Je t'ordonne de rester assis là pendant que je ramasserai les broussailles ! dit le jeune homme. - Tu ne peux pas faire ça, dit le maître : il n'est pas conforme aux exigences de l'état de disciple que le subordonné se laisse servir par le chef." Le maître ne manquait jamais une occasion de montrer au jeune homme, par des exemples directs, ce que signifie réellement l'état de disciple. Ils se séparèrent à la porte de la Ville sainte. Quand il revit le maître, le jeune homme n'osa pas le regarder en face. "Tu as commencé d'apprendre ce qu'est l'état de disciple", dit le vieil homme. Ibrahim Khawwas a donné cette définition de la Voie soufie : "Ce qui est fait pour toi, laisse-le se faire. Fais pour toi ce que tu dois faire pour toi." L'histoire souligne la différence entre ce que le candidat-disciple pense que devrait être sa relation avec le maître, et ce qu'elle est en réalité. Khawwas est un des grands maîtres anciens. Ce voyage est relaté dans le Kashf al-Mahjub (Le Dévoilement du Voilé) d'Hujwiri, le plus ancien traité de soufisme en persan.

L'initiation de Malik Dinar. Après avoir passé de nombreuses années à étudier les questions philosophiques, Dinar pensa que le moment était venu de partir en quête de la connaissance. "J'irai, se dit-il, à la recherche du Maître caché, dont on dit aussi qu'il demeure au tréfonds de soi." Il emporta quelques dattes pour toute provision. Sur le chemin poussiéreux, un derviche avançait avec peine. Dinar accorda son pas au sien. Les deux hommes marchèrent quelque temps en silence. Le derviche parla enfin : "Qui es-tu ? Où vas-tu ? - Je suis Dinar, je vais à la recherche du Maître caché. - Je suis El-Malik El-Fatih, je marcherai avec toi, dit le derviche. - Peux-tu m'aider à trouver le Maître ? demanda Dinar. - Est-ce que je peux t'aider ? Est-ce que tu peux m'aider ? répondit Fatih dans la manière irritante propre aux derviches. On dit que le Maître caché est au-dedans de l'homme. Selon qu'il sait tirer profit ou non des expériences de la vie, il le trouve ou ne le trouve pas. Je ne peux rien te dire de plus." Ils passèrent près d'un arbre qui grinçait et oscillait. Le derviche s'arrêta, écouta puis se tourna vers Dinar : "L'arbre dit : "Quelque chose me fait mal, arrêtez-vous un instant, enlevez cette chose de mon côté, que je trouve le repos." - Je n'ai pas le temps, répliqua Dinar. Et puis, comment un arbre pourrait-il parler !"

Ils se remirent en chemin. Peu après, le derviche dit à Dinar : "Quand nous étions près de l'arbre, j'ai senti comme une odeur de miel : peut-être y a-t-il un essaim d'abeilles sauvages dans le tronc. - Alors, retournons-y ! s'écria Dinar. Nous pourrons recueillir le miel. Ce que nous ne mangerons pas, nous le vendrons. - Comme tu voudras", dit le derviche. Ils revinrent sur leurs pas. Arrivés près de l'arbre, ils virent un groupe de voyageurs occupés à recueillir une énorme quantité de miel. "Nous avons eu de la chance ! leur dirent ces gens. Il y a là assez de miel pour nourrir une ville entière. Nous sommes de pauvres pèlerins : nous allons devenir de riches marchands ! Notre avenir est assuré." Dinar et Fatih se remirent en chemin. Ils allaient par un sentier de montagne quand ils perçurent un bourdonnement. Le derviche colla son oreille au sol, puis se releva. "Sous nos pieds, dit-il, des millions de fourmis s'activent à construire leur demeure. Ce bourdonnement est un appel à l'aide concerté. Dans le langage des fourmis, il signifie : "Aidez-nous, aidez-nous. Nous creusons, mais nous avons rencontré d'étranges pierres qui font obstacle à notre progression. Aidez-nous à les enlever de là." Faut-il que nous nous arrêtions pour les aider, ou veux-tu poursuivre ton voyage sans tarder ?

- Frère, répondit Dinar, les fourmis, les pierres, ce n'est pas notre affaire. Pour ma part, une seule chose m'intéresse : la recherche du Maître. - Comme tu voudras, frère, dit le derviche. On dit pourtant que tout est lié. Peut-être cela a-t-il un rapport avec nous ?" Dinar ne prêta pas attention à ce que marmonnait le vieil homme, et ils poursuivirent leur chemin. Ils firent halte, la nuit venue. Dinar s'aperçut alors qu'il avait perdu son couteau. "J'ai dû le laisser tomber près de la fourmilière", ditil. Le lendemain matin, ils revinrent sur leurs pas. Ils n'arrivèrent pas à retrouver le couteau. Des gens se trouvaient là, couverts de boue : ils se reposaient près d'un tas de pièces d'or. "Ce trésor était caché là-dessous, expliquèrent-ils aux deux hommes, nous venons de le déterrer. Nous étions en chemin quand un vieux derviche, au corps frêle, nous a hélés : "Creusez à cet endroit, a-t-il crié, vous trouverez ce qui est pierre pour certains et or pour d'autres."" Dinar maudit sa malchance. "Si seulement nous nous étions arrêtés, dit-il, nous aurions trouvé le trésor hier soir et serions riches toi et moi, ô derviche..." Les gens l'interrompirent : "Ce derviche qui est avec toi ressemble étrangement à celui qui nous a parlé. - Les derviches se ressemblent tous", dit Fatih. Les deux hommes se remirent en chemin.

Quelques jours plus tard, ils découvrirent une jolie rivière. Ils firent halte sur la berge et s'y reposèrent en attendant le passeur. Leur attention fut attirée soudain par un poisson. Il remonta plusieurs fois à la surface : il semblait vouloir leur dire quelque chose. "Ce poisson, dit le derviche, nous envoie le message que voici : "J'ai avalé un caillou. Attrapez-moi, donnez-moi telle herbe à manger, je pourrai vomir le caillou et je serai soulagé. Voyageurs, ayez pitié !"" La barque accosta à ce moment-là. Dinar, impatient d'aller de l'avant, y poussa le derviche. Le passeur s'estima heureux de recevoir une petite pièce : c'est tout ce qu'ils pouvaient lui donner. Fatih et Dinar dormirent bien cette nuit-là sur l'autre rive : un homme charitable y avait fait édifier une auberge à l'intention des voyageurs. Le lendemain matin, ils buvaient leur thé à lentes gorgées, lorsque le passeur entra. La nuit dernière, la fortune lui avait souri, leur dit-il : les deux pèlerins lui avaient porté chance. Il baisa les mains du derviche, pour recevoir sa bénédiction. "Tu la mérites bien, mon fils", dit Fatih. Le passeur était riche désormais. Et voici comment c'était arrivé. La veille au soir, il s'apprêtait à rentrer chez lui, à l'heure habituelle, quand il avait aperçu les deux hommes sur l'autre rive. Malgré leur évidente pauvreté, il avait décidé de traverser de nouveau la rivière pour les amener à l'auberge : il avait fait cela pour la baraka, la bénédiction accordée à celui qui aide le voyageur. Ensuite, alors qu'il allait remiser sa barque, le batelier avait vu le poisson, échoué sur la rive :

il essayait, semblait-il, d'avaler un brin d'une herbe sauvage. Le batelier le lui avait mis dans la bouche ; le poisson avait vomi un caillou et s'était glissé dans la rivière. Ce caillou était en fait un énorme diamant, sans défaut, d'un éclat incomparable, d'une valeur inestimable. "Tu es un démon ! cria Dinar, furieux, au derviche Fatih. Tu connaissais l'existence de ces trois trésors, sans doute grâce à tes pouvoirs de perception directe, pourtant tu ne m'as rien dit sur le moment ! Un vrai compagnon se comporte-t-il ainsi ? Ma malchance était déjà suffisamment tenace, maintenant, c'est pire, car sans toi je n'aurais jamais rien su de ce qui peut se cacher dans les arbres, les fourmilières et les poissons !..." À peine avait-il prononcé ces mots qu'il sentit comme un vent puissant se propager dans tout son être. Et il sut que la vérité était le contraire de ce qu'il avait dit. Le derviche, dont le nom signifie le Roi victorieux, lui toucha doucement l'épaule et sourit : "Maintenant, frère, tu sauras que l'on peut apprendre par l'expérience. Je suis celui qui est aux ordres du Maître caché." Quand Dinar osa lever les yeux, il vit son maître descendre la rue avec un petit groupe de voyageurs qui discutaient des périls qu'ils devraient affronter en chemin. Aujourd'hui, Malik Dinar compte parmi les plus grands derviches. Malik Dinar, le compagnon, l'exemple, l'homme qui est arrivé.

Malik Dinar est un des premiers maîtres de l'époque classique. Le Roi victorieux de l'histoire est une incarnation des "fonctions supérieures de l'esprit" que l'homme doit cultiver avant de pouvoir fonctionner dans la clarté. Rumi appelle ces fonctions supérieures l'"Esprit humain". La présente version est attribuée à Emir el-Arifin.

L'idiot et le chameau. Un idiot regardait un chameau brouter. "Tu es tout de guingois, lui dit-il. Pourquoi es-tu comme ça ? - Tu me juges sur l'impression que je te fais, répliqua le chameau. Et par ce jugement tu prends en défaut ce qui a déterminé ma conformation. T'en rends-tu compte ? "Ne considère pas mon apparente difformité comme un défaut. Mon apparence a sa raison d'être, sa fonction. Dans un arc, la courbure du bois et la rectitude de la corde sont également nécessaires. "Déguerpis, imbécile, par le plus court chemin ! Perception d'âne et nature d'âne vont de pair." Maulana Majdud, connu sous le nom de Hakim Sanaï, le Sage de Ghazna, l'Illuminé, a beaucoup écrit sur le manque de fiabilité des impressions subjectives et des jugements conditionnés. "Dans le miroir déformant de ton esprit, un ange aurait le visage d'un démon." Cette parabole est extraite du Jardin clos de la Vérité, qu'il écrivit aux environs de 1130.

Les trois anneaux. Il était une fois un homme sage, très riche, qui avait un fils. "Mon fils, lui dit-il un jour, voici un anneau orné de pierreries. Garde-le : il est signe que tu es mon successeur. Et transmets-le à ta postérité. C'est un objet de valeur, de belle facture, qui peut de surcroît ouvrir une porte donnant accès à des richesses." Quelques années plus tard, l'homme sage eut un autre fils. Quand celui-ci eut atteint l'âge requis, il lui donna un anneau orné de pierreries, et prononça les mêmes paroles. Il fit de même avec son troisième et dernier fils. Après la mort de l'Ancien, les fils, une fois grands, revendiquèrent tour à tour la primauté en vertu de l'anneau qu'ils possédaient. Et chacun d'eux fit des adeptes. Personne ne pouvait dire avec certitude lequel des trois anneaux était le plus précieux. Chaque groupe prétendait pourtant que son anneau surpassait en valeur ou en beauté les deux autres. Chose curieuse, la "porte donnant accès à des richesses" restait fermée aux possesseurs des clés et à leurs plus proches partisans, préoccupés qu'ils étaient de la question de la préséance, de la possession de l'anneau, de sa valeur et de son apparence. Seuls quelques-uns cherchèrent la porte du trésor de l'Ancien. Ces anneaux possédaient des propriétés magiques dont l'Ancien n'avait pas parlé. Clés, certes, ils l'étaient, mais ils n'avaient pas été conçus pour ouvrir directement la porte du trésor. Il suffisait de les contempler, sans argumenter ni trop s'attacher à l'une ou l'autre de leurs qualités. Ceux qui en étaient capables pouvaient dire

où se trouvait le trésor, et y accéder en reproduisant simplement le contour de l'anneau. Pendant ce temps, les partisans de chacun des anneaux répétaient, avec des variantes, ce qu'avait dit l'Ancien en léguant un anneau à chacun de ses fils. La première communauté pensait avoir déjà trouvé le trésor. Pour la deuxième, le trésor était une allégorie. La troisième renvoyait la possibilité d'ouvrir la porte à un avenir lointain et imaginaire. Ce conte, dont certains disent qu'il fait allusion aux trois religions, judaïque, chrétienne et islamique, apparaît, sous des formes légèrement différentes, dans la Gesta Romanorum et le Decameron de Boccace. La version présentée ici passe pour être la réponse donnée par un des maîtres soufis suhrawardis à une question sur les mérites respectifs des diverses religions. Certains commentateurs pensent que Swift s'en est inspiré pour écrire Tale of a Tub. Ce texte est parfois intitulé "La Déclaration du Guide du Secret royal".

L'homme à la vie inexplicable. Mojoud occupait un poste de petit fonctionnaire et avait toutes chances de finir ses jours comme inspecteur des poids et mesures. Un soir qu'il se promenait dans les jardins entourant un édifice ancien proche de son domicile, Khidr, le Guide caché des soufis, lui apparut : il était revêtu d'une robe verte, chatoyante. "Homme au brillant avenir ! dit Khidr. Quitte ton emploi et retrouve-moi dans trois jours au bord de la rivière." Sur ces mots, il disparut. Le lendemain, Mojoud, tout tremblant, vint dire à son supérieur hiérarchique qu'il lui fallait partir. La nouvelle se répandit dans la ville. "Pauvre Mojoud ! Il est devenu fou !" dirent les gens. Mais, comme ils étaient nombreux à briguer son poste, ils l'oublièrent vite. Le jour convenu, Mojoud retrouva Khidr, qui lui dit : "Déchire tes vêtements et jette-toi dans la rivière. Peut-être quelqu'un te sauvera-t-il." Mojoud obtempéra, tout en se demandant s'il n'était pas devenu fou. Comme il savait nager, il ne se noya pas : il descendit la rivière emporté par le courant. Un pêcheur le tira de l'eau. "Homme insensé ! lui cria-t-il. Le courant est fort par ici ! Qu'essayes-tu de faire ? - À dire vrai, je n'en sais rien, murmura Mojoud.

- Tu es fou. Je vais quand même t'emmener chez moi, dans ma hutte de roseaux au bord de la rivière, et je verrai ce que je peux faire pour toi..." Quand le pêcheur se rendit compte que Mojoud était un homme qui parlait bien, il lui dit : "Apprends-moi à lire et à écrire et aide-moi dans mon travail quotidien. En échange, tu auras ici le vivre et le couvert." Quelques mois après, Khidr apparut de nouveau à Mojoud : il se tenait au pied de son lit : "Lève-toi, quitte cette hutte : il sera pourvu à tes besoins." Mojoud partit sur-le-champ, avec ses vêtements de pêcheur. Il erra dans la campagne, finit par trouver une route ; au point du jour, il y rencontra un paysan monté à dos d'âne. "Cherches-tu du travail ? interrogea le paysan. Je vais au marché faire des courses. Peux-tu m'aider à rapporter mes achats ?" Mojoud le suivit. Il travailla près de deux ans comme valet de ferme. Il apprit beaucoup en matière d'agriculture et d'élevage, mais, pour le reste, peu de choses. Un après-midi, alors qu'il mettait de la laine en balles, Khidr lui apparut : "Laisse ce travail et mets-toi en chemin pour Mossoul. Avec l'argent que tu as économisé, ouvre une boutique de peaussier." Mojoud obéit. À Mossoul, il devint un peaussier réputé. Trois années s'écoulèrent pendant lesquelles il exerça ce métier sans jamais revoir Khidr. Il avait mis de côté une très grosse

somme d'argent et formait le projet d'acheter une maison, quand Khidr apparut et lui dit : "Donne-moi ton argent, quitte cette ville, marche jusqu'à Samarcande : là-bas, tu travailleras pour le compte d'un épicier." C'est ce que fit Mojoud. Peu après son arrivée à Samarcande, il commença de manifester les signes caractéristiques de l'illumination. Il guérissait les malades, servait ses semblables, à la boutique et pendant ses moments de loisir. Et sa connaissance des mystères allait de plus en plus profond. Des religieux, des philosophes, et d'autres encore, lui rendaient visite. "Avec qui as-tu étudié ? demandaient-ils. - C'est difficile à dire", répondait Mojoud. Ses disciples l'interrogeaient : "Comment as-tu débuté dans la vie ? - Comme petit fonctionnaire. - Et tu as quitté ton poste pour te vouer à la mortification ? - Non, je l'ai quitté, tout simplement." Ils ne le comprenaient pas. Des gens qui désiraient écrire l'histoire de sa vie vinrent le voir : "Qu'as-tu fait avant de venir ici ? - J'ai sauté dans une rivière, j'ai travaillé avec un pêcheur, puis j'ai quitté sa hutte de roseaux au milieu de la nuit. Après cela, je suis devenu valet de ferme. Alors que je mettais la laine en balles, j'ai tout laissé pour me rendre à Mossoul, où je suis devenu peaussier. J'ai mis de l'argent de

côté, mais je l'ai donné. Puis je suis allé à pied jusqu'à Samarcande, j'ai rencontré un épicier et me suis engagé à son service. Et voilà où j'en suis maintenant. - Mais ce comportement inexplicable n'éclaircit pas la question des dons étranges que tu manifestes et des actions extraordinaires que tu accomplis, dirent les biographes. - C'est vrai", dit Mojoud. Aussi les biographes lui construisirent-ils une vie merveilleuse et exaltante, parce que tous les saints doivent avoir vécu une vie de saint, et que le récit de leur vie doit être conforme aux goûts et aux désirs de l'auditeur ou du lecteur plutôt qu'aux réalités de l'existence. Personne n'a le droit de parler de Khidr directement. C'est pourquoi cette histoire n'est pas vraie. C'est la représentation d'une vie. C'est la vie réelle d'un des plus grands soufis. Selon Sheikh Ali Farmadhi (mort en 1078), l'importance de ce conte tient à ce qu'il illustre l'idée que "le monde invisible" pénètre à tout moment, en différents lieux, la réalité ordinaire. Pour Farmadhi, ce qui nous paraît inexplicable est dû à cette intervention. Les gens ne sont pas sensibles à la participation de ce "monde" à notre monde parce qu'ils croient connaître la cause réelle des événements. Ils ne la connaissent pas. C'est seulement quand ils se rappellent qu'une autre dimension peut parfois affecter les expériences ordinaires que cette dimension leur devient accessible.

Ali Farmadhi est le dixième sheikh et maître-enseignant des Khwajagan (les "Maîtres"). La présente version provient du manuscrit (XVIIe siècle) de Lala Anwar, Hikayat-i-Abdalan (Contes des Transformés).

L'homme dont l'heure n'était pas encore venue. Il était une fois un riche marchand qui vivait à Bagdad. Il possédait une belle demeure, des domaines petits et grands, et des boutres qui partaient pour les Indes chargés de précieuses marchandises. Il avait acquis ces biens par héritage, par ses propres efforts accomplis au bon moment et au bon endroit, et grâce au soutien du Roi d'Occident, comme on appelait à l'époque le sultan de Cordoue, qui lui avait donné de bons conseils et indiqué la voie à suivre. Puis les choses tournèrent mal. Un oppresseur cruel s'empara de ses domaines. Ses navires, qui cinglaient vers les Indes, furent pris dans des typhons et sombrèrent. Le malheur s'abattit sur sa famille. Même ses amis proches semblaient avoir perdu la capacité d'être avec lui en réelle harmonie malgré une volonté réciproque d'entretenir de bons rapports. Le marchand décida d'aller en Espagne consulter son ancien protecteur. Il traversa le Désert occidental et poursuivit son voyage vers l'ouest. Les épreuves se succédèrent. Son âne mourut. Il fut capturé par des brigands, qui le vendirent comme esclave. Il ne parvint à s'échapper qu'avec grande difficulté. Dans les villages qu'il traversait, les gens le chassaient sans ménagement quand il venait frapper à leur porte. Parfois, un derviche lui donnait un bout de pain et des haillons, dont il se couvrait. Parfois, il trouvait au fond d'une mare un peu d'eau douce, mais le plus souvent, c'était de l'eau saumâtre. Son visage, brûlé par le soleil, ressemblait désormais à un cuir tanné.

Il arriva enfin à la porte du palais du sultan, mais ne put la franchir : les soldats le repoussèrent de la hampe de leur lance, les chambellans refusèrent de lui parler. Il obtint finalement un modeste emploi à la cour. Quand il aurait gagné assez d'argent pour s'acheter un vêtement convenable, il pourrait solliciter du maître de cérémonie la faveur d'être admis en présence du souverain. Mais il savait qu'il était à proximité de la présence royale, et gardait le souvenir de la bienveillance du roi à son égard à l'époque lointaine où ils étaient amis. Il avait vécu si longtemps dans la misère que ses manières s'en ressentaient, il faut le dire. "Avant d'être présenté à la cour, lui expliqua le maître de cérémonie, tu devras réapprendre les bonnes manières." Tous ces contretemps, le marchand les supporta. Le jour où il fut introduit dans la salle d'audience, cela faisait trois ans qu'il avait quitté Bagdad. Le roi le reconnut tout de suite, s'enquit de sa santé et l'invita à s'asseoir auprès de lui. "Votre Majesté, dit le marchand, j'ai terriblement souffert ces dernières années. Mes terres ont été usurpées, mes biens, confisqués ; mes navires ont sombré : leurs cargaisons représentaient tout mon capital. Pendant trois ans, je me suis battu contre la faim, les brigands, le désert, des gens dont je ne comprenais pas la langue. Je m'en remets à votre merci." Le roi se tourna vers le grand chambellan : "Donne-lui cent moutons, nomme-le berger royal, envoie-le là-haut dans la montagne. Et qu'il se mette au travail !"

Légèrement dépité, car il attendait plus de générosité de la part du souverain, le marchand se retira après les salutations d'usage et conduisit ses moutons dans la montagne. À peine avait-il atteint le maigre pâturage que le troupeau entier fut décimé par un mal implacable. Il revint à la cour. "Comment vont tes moutons ? s'enquit le roi. - Votre Majesté, ils sont morts dès que je les ai mis au pâturage." Le roi fit un geste : "Donne cinquante moutons à cet homme, dit-il au chambellan. Qu'il les garde jusqu'à nouvel ordre." Honteux et désemparé, le marchand devenu berger mena paître ses cinquante moutons. Ceux-ci broutaient l'herbe rase avec appétit, quand surgirent deux chiens sauvages qui les poursuivirent jusqu'à un précipice où ils s'abîmèrent. Le marchand, très affligé, revint à la cour raconter au roi ce qui était arrivé. "Eh bien, dit le roi, prends vingt-cinq moutons et conduis-les dans la montagne." L'infortuné partit sur-le-champ avec ses vingt-cinq moutons. Il était vide d'espoir, plus désemparé que jamais, car il sentait bien qu'il n'avait rien d'un berger. Mais quand les brebis mirent bas, il s'aperçut qu'elles donnaient naissance à deux agneaux. C'est ainsi qu'il doubla presque son troupeau. Il en fut de même la fois suivante. Ces nouveaux moutons étaient gras ; leur toison était épaisse, leur chair excellente. Il en vendit quelques-uns, en acheta d'autres, et fut surpris de constater que les bêtes qu'il avait achetées,

d'abord petites et maigres, devenaient très vite robustes et vigoureuses, et semblaient avoir les caractéristiques de l'étonnante nouvelle race qu'il élevait. Trois ans plus tard, il se présenta à la cour, magnifiquement vêtu, pour rendre compte de la façon dont le troupeau avait prospéré sous sa garde. Il fut immédiatement admis en présence du roi. "Es-tu maintenant un bon berger ? demanda le souverain. - Certes oui, Votre Majesté. De façon incompréhensible, la chance a tourné en ma faveur ; je peux dire que rien n'est allé de travers, bien que j'aie toujours aussi peu de goût pour l'élevage des moutons... - Très bien, dit le roi. Là-bas s'étend le royaume de Séville, dont le trône est à ma discrétion. Va, et annonce à la ronde que je te fais roi de Séville." Il lui effleura l'épaule avec la hache cérémonielle. Le marchand ne put se contenir : "Mais pourquoi ne m'avez-vous pas fait roi quand je suis arrivé à Cordoue, il y a trois ans ? Vouliez-vous mettre ma patience à l'épreuve, alors que les événements l'avaient déjà poussée à bout ? Ou vouliez-vous m'enseigner quelque chose ?" Le roi se mit à rire : "Disons que si tu avais pris en main le royaume sévillan le jour où tu as mené les cent moutons dans la montagne, pour les perdre aussitôt, il ne resterait plus aujourd'hui dans Séville une seule pierre debout."

Abdul-Qadir de Gilan est né au XIe siècle près des rives méridionales de la mer Caspienne. Il descendait de Hassan, petit-fils du Prophète Mohammed. C'est pourquoi on Vappeïle Sayedna (Notre Prince). Il a donné son nom au puissant Ordre qadiri. Abdul-Qadir passe pour avoir manifesté dès son plus jeune âge des pouvoirs supranormaux. Il étudia à Bagdad et consacra beaucoup de temps à tenter de mettre sur pied un enseignement public gratuit. Shahabudin Suhrawardi, auteur du traité Awarif elMaarif (Dons de la connaissance profonde), était son disciple. On attribue aux deux hommes d'innombrables prodiges. Les disciples d'AbdulQadir n'étaient pas tous musulmans. On trouvait parmi eux un grand nombre de juifs et de chrétiens. Abdul-Qadir mourut en 1166. Alors qu'il était sur son lit de mort, un Arabe mystérieux apparut, porteur d'une lettre qui contenait ce message : "C'est une lettre de l'Amant à son bien-aimé. Tout être, humain ou animal, doit goûter à la mort." Le tombeau d'Abdul-Qadir se trouve à Bagdad. Puisqu'il est vénéré comme un saint, de nombreuses hagiographies lui sont consacrées qui foisonnent d'événements miraculeux et d'idées étranges. Un de ces ouvrages, Hiyat-i-Hazrat (Vie de la Présence), débute ainsi : "Son apparence était impressionnante. Un jour, seul un des disciples osa poser une question. La question était la suivante : "Ne peux-tu nous donner le pouvoir

d'améliorer la Terre et le sort des gens qui vivent sur la Terre ?" Sa mine se rembrunit. Il dit : "Je ferai mieux : je donnerai ce pouvoir à vos descendants, parce qu'il n'y a pour le moment aucun espoir qu'une amélioration puisse être apportée sur une assez grande échelle. Les appareils n'existent pas encore. Vous serez récompensés, et vos descendants auront la récompense de leurs efforts et de votre aspiration."" On trouve le même sens de la chronologie dans "L'homme dont l'heure n'était pas encore venue".

Marouf le cordonnier. Il était une fois un certain Marouf, cordonnier de son état, qui vivait au Caire avec sa femme, Fatima. Cette harpie le traitait si durement, rendant toujours le mal pour le bien, que Marouf se prit à la considérer comme l'incarnation de l'inexplicable esprit de contradiction. Accablé par un sentiment de totale injustice, réduit au dernier degré du désespoir, il se réfugia dans un monastère en ruine, près du Caire, où il s'abîma dans la prière et la supplication. Il répétait sans cesse : "Seigneur, j'implore ton aide, envoie-moi l'instrument de ma délivrance, que je puisse partir loin d'ici, et trouver la sécurité et l'espérance !" Il répéta cette invocation pendant des heures. Et l'impossible arriva. Un être de grande taille et d'étrange apparence sembla traverser le mur en face de lui, à la manière des Abdal, les "Transformés", ces êtres humains qui ont acquis des pouvoirs qui dépassent de beaucoup ceux de l'homme ordinaire. "Je suis l'Abdel-Makan, le Serviteur du Lieu, dit-il au cordonnier. Qu'attends-tu de moi ?" Marouf lui parla de ses problèmes. Le Transformé le prit sur son dos et s'éleva avec lui dans les airs. Ils volèrent plusieurs heures à une vitesse inouïe. Quand le jour se leva, Marouf se retrouva dans une cité lointaine et prospère, à la frontière de la Chine. Quelqu'un l'arrêta dans la rue, lui demanda qui il était. Marouf le lui dit, et tenta d'expliquer comment il était arrivé là. Les passants, des rustres pour la plupart, commencèrent à s'attrouper. Ils se moquèrent d'abord de lui, puis le

huèrent et lui jetèrent des pierres, l'accusant d'être soit un fou, soit un imposteur. La foule continuait de malmener l'infortuné cordonnier lorsqu'arriva un cavalier. "Vous n'avez pas honte ! cria-t-il en dispersant les gens. Tout étranger est un hôte. Les liens sacrés de l'hospitalité nous unissent à cet homme. Nous lui devons protection." Le cavalier portait le nom d'Ali. C'était un marchand. Il expliqua à Marouf comment il était passé de la misère à l'opulence : "Les marchands d'Ikhtiyar, ainsi s'appelle cette étrange cité, sont particulièrement enclins à croire les gens sur parole. Si quelqu'un est pauvre, ils refuseront de lui donner sa chance : s'il est pauvre, pensent-ils, ce n'est pas sans raison. Par contre, si un homme passe pour être riche et se présente comme tel, ils lui témoigneront de la considération, lui feront confiance et lui rendront honneur." Après avoir découvert ce fait, Ali, alors dans la misère, avait rendu visite à plusieurs riches marchands de la ville, et, prétextant le retard d'une de ses caravanes, leur avait demandé de lui accorder un prêt. Les prêts furent accordés ; Ali fit fructifier l'argent en commerçant dans les grands bazars ; il put ainsi rendre le capital initial et s'enrichir. Il conseilla au cordonnier d'en faire autant. C'est ainsi que Marouf, vêtu d'une robe somptueuse, offerte par son nouvel ami, alla emprunter de l'argent aux marchands d'Ikhtiyar. Mais il était d'un naturel généreux : il le distribua aussitôt aux mendiants. Les mois passaient ; rien n'indiquait que sa caravane fût sur le point d'arriver ; il ne faisait pas d'affaires avec les commerçants du bazar ;

il multipliait les dons charitables, car les marchands rivalisaient entre eux pour prêter de l'argent à un homme qui le dépensait sur-le-champ en actes de charité : ils se disaient que non seulement ils le récupéreraient quand viendrait sa caravane, mais qu'ils auraient part aux avantages spirituels qui s'attachent aux actes de bienfaisance. Mais, ne voyant toujours rien venir, ils commencèrent à se poser des questions. Ils finirent par soupçonner Marouf d'être un imposteur et vinrent se plaindre auprès du roi de la cité. Celui-ci appela Marouf à comparaître devant lui. Comme il hésitait sur le parti à prendre, il résolut de le mettre à l'épreuve. Il possédait un joyau de haut prix : il l'offrirait au marchand Marouf pour voir s'il se rendrait compte ou non de sa valeur. S'il savait l'apprécier, il lui donnerait sa fille en mariage (car ce roi était cupide) ; sinon, il le jetterait en prison. Marouf se présenta à la cour le jour dit. On lui mit le joyau dans la main. "C'est pour toi, mon bon Marouf, dit le roi. Mais, dismoi, pourquoi ne paies-tu pas tes dettes ? - Votre Majesté, ma caravane, qui achemine vers Ikhtiyar des biens inestimables, n'est pas encore arrivée. Quant à ce joyau, je crois qu'il est préférable que Votre Majesté le garde, car il est sans valeur comparé aux pierres vraiment précieuses dont mes chameaux sont chargés." Dévoré de convoitise, le roi fit signe à Marouf qu'il pouvait disposer, et envoya au représentant des marchands un message leur enjoignant de se taire. Il décida de marier sa fille à Marouf malgré l'opposition du grand vizir qui ne se

gêna pas pour dire que ce soi-disant marchand était un fieffé menteur. Cela faisait des années qu'il demandait la main de la princesse, aussi le roi mit-il cette remarque sur le compte du parti pris. Quand Marouf apprit que le roi voulait lui accorder la main de sa fille, il déclara au vizir : "Dis à Sa Majesté que je ne peux pourvoir aux besoins d'une épouse ayant rang de princesse tant que ma caravane chargée d'inestimables joyaux et d'autres merveilles n'est pas parvenue à destination. Je propose donc que le mariage soit remis à plus tard." Quand le roi apprit quelle était l'attitude de Marouf, il lui ouvrit aussitôt le Trésor : le marchand pourrait y puiser ce dont il aurait besoin pour adopter le mode de vie approprié et répandre des bienfaits dignes de son rang de gendre du roi. Jamais on ne vit noces pareilles. Des joyaux furent distribués aux pauvres par poignées. À tous ceux qui avaient ne serait-ce qu'entendu parler du mariage fut offert un somptueux cadeau. Les cérémonies, d'un faste sans précédent, durèrent quarante jours. Quand les époux furent enfin seuls, Marouf dit à la princesse : "J'ai déjà tant puisé dans le Trésor royal ! Cela me cause de l'inquiétude." Car il fallait bien qu'il donne une explication à son visible désarroi. "Ne te fais pas de soucis, dit la princesse : ta caravane finira bien par arriver." Le vizir, lui, ne se tenait pas pour battu. Il revint à la charge pour obtenir du roi que la situation réelle de Marouf soit examinée de près. Finalement, les deux hommes dé-

cidèrent de demander l'aide de la princesse. Celle-ci accepta de tirer l'affaire au clair dès que l'occasion se présenterait. Une nuit, alors qu'ils étaient dans les bras l'un de l'autre, elle demanda à son mari d'éclaircir le mystère de la caravane disparue. Marouf se résolut à dire la vérité. "Il n'y a pas de caravane, avoua-t-il. Le vizir a raison. Mais il agit par convoitise. C'est aussi par convoitise que ton père m'a accordé ta main. Et toi, pourquoi as-tu consenti à m'épouser ? - Tu es mon mari, répliqua la princesse, jamais je ne te déshonorerai. Prends ces cinquante mille pièces d'or, enfuis-toi loin d'ici, envoie-moi un message dès que tu seras en lieu sûr : je t'y rejoindrai le moment venu. Pour ce qui est de la situation à la cour, compte sur moi, j'en fais mon affaire." Habillé comme le sont les esclaves, Marouf enfourcha son cheval et se fondit dans la nuit. Quand le roi et le vizir firent venir la princesse pour qu'elle fasse son rapport, elle leur dit : "Père respecté, cher et honoré vizir, j'allais aborder la question avec mon époux la nuit dernière, quand est survenu un événement inattendu. - Que s'est-il passé ? firent-ils d'une même voix. - Nous avons entendu du bruit sous nos fenêtres. Dix mamelouks, superbement vêtus, arrivaient, porteurs d'un message du chef de la caravane de Marouf, qui expliquait la raison de son retard : une bande de Bédouins a attaqué la caravane, tué cinquante des cinq cents gardes qui l'accompagnent, et emporté deux cents charges de chameaux. - Et qu'a dit Marouf ?

- Il n'a pas dit grand-chose, deux cents charges de chameaux, cinquante vies humaines, ce n'est rien pour lui, il a sauté sur son cheval en me criant qu'il partait au-devant de sa caravane et qu'il la conduirait lui-même jusqu'à nous." Ainsi la princesse gagnait-elle du temps. Quant à Marouf, il filait comme une flèche, sans savoir où. Il s'arrêta enfin, près d'un lopin de terre qu'un paysan était en train de labourer. Il le salua. Le paysan lui dit, avec gentillesse : "Grand Esclave de Sa Majesté, accepte d'être mon invité, je vais chercher de quoi manger, tu partageras mon repas." Et il partit en hâte. Marouf, touché par son bon coeur, descendit de son cheval, prit la charrue en mains et poursuivit le labour. Il avait à peine creusé quelques sillons que le soc buta contre une pierre. Il réussit à la retirer, et mit au jour un escalier qui s'enfonçait dans le sol. Il descendit les marches et se retrouva dans une salle immense, remplie d'innombrables merveilles. D'un coffret de cristal Marouf sortit un anneau. Il le frotta contre son vêtement. Apparut aussitôt une créature étrange qui lui dit : "Me voici ! Je suis ton serviteur, mon Seigneur !" Ce djinn, connu sous le nom de Père du Bonheur, était un des plus puissants chefs des djinns. Le trésor entreposé dans la salle souterraine avait appartenu à Shaddad, fils d'Aad. Voilà ce que le djinn, désormais son esclave, apprit à Marouf. Le cordonnier lui ordonna de remonter le trésor à la surface de la terre : il fut aussitôt chargé sur des chameaux, des mulets et des chevaux matérialisés par le Père du Bonheur. Les djinns qui le servaient produisirent toutes sortes

d'objets précieux et se métamorphosèrent en gardes et en caravaniers. Quand la caravane fut prête à partir, Marouf leur ordonna de la conduire jusqu'à la cité marchande. Sur ces entrefaites, le paysan revint avec de l'orge et des lentilles. Voyant la caravane, il imagina avoir affaire au roi en personne. Marouf lui donna un peu d'or et lui dit qu'il recevrait plus tard une autre récompense. Puis les deux hommes s'assirent et mangèrent l'orge et les lentilles. La caravane de Marouf entra dans Ikhtiyar. Le roi vilipenda le vizir pour avoir insinué que son gendre était un imposteur. Quand la princesse apprit qu'une caravane resplendissante était entrée en ville, et qu'elle appartenait à son mari, elle pensa qu'il avait prétendu avoir tout inventé pour mettre sa loyauté à l'épreuve. Ali pensa pour sa part que la caravane était l'oeuvre de la princesse. Il supposa qu'elle avait d'une manière ou d'une autre trouvé le moyen de sauver la réputation et la vie de Marouf. Les marchands qui lui avaient prêté de l'argent, et s'étaient étonnés qu'il l'ait généreusement distribué, furent cette fois stupéfaits de le voir prodiguer aux pauvres et aux nécessiteux une telle quantité d'or, de joyaux, de présents. Le vizir, quant à lui, continuait de soupçonner la bonne foi de Marouf. "On n'a jamais vu un marchand se conduire de la sorte", dit-il au roi, auquel il proposa d'attirer son gendre dans un piège. Il persuada ce dernier de venir dîner chez lui, le reçut dans son jardin, le grisa de musique et de vin. L'ivresse délia la langue du cordonnier, qui dit toute la vérité. Le vizir s'empara de l'anneau magique, fit apparaître le djinn, lui ordonna de faire disparaître Marouf dans

un désert lointain. Le djinn proféra des injures contre son maître, lui reprochant d'avoir révélé le secret, puis le saisit et le jeta dans les sables de l'Hadramout. Le vizir commanda alors au djinn de capturer le roi et de le précipiter dans le désert où il avait jeté son gendre. Après quoi, il prit le pouvoir et résolut de séduire la princesse. Mais quand il vint vers elle, celle-ci s'empara de l'anneau qu'il portait au doigt, le frotta contre sa robe, ordonna au djinn d'enchaîner le vizir et d'aller chercher son père et son mari. Une heure plus tard, le roi et son gendre étaient de retour au palais. Le vizir fut mis à mort pour haute trahison. Marouf fut nommé grand vizir. La princesse lui donna un fils, et garda l'anneau en sa possession. Et ils vécurent tous heureux. À la mort du roi, Marouf monta sur le trône. Peu après, la princesse tomba gravement malade. Elle lui confia l'enfant et l'anneau, insista pour qu'il en prenne également soin, et s'en alla. Quelques mois plus tard, le roi Marouf était au lit, quand il se réveilla en sursaut. Une femme était allongée auprès de lui. Cette femme n'était autre que sa première épouse, l'affreuse Fatima, transportée là par magie. Elle expliqua au roi ce qu'il était advenu d'elle. Après la disparition de Marouf, elle s'était repentie. Réduite à la mendicité, elle avait connu des moments très difficiles, et sombré dans la misère. Une nuit, alors qu'elle s'était allongée sur le sol pour trouver le sommeil, elle avait poussé un cri de détresse. Un djinn lui était apparu, qui lui avait raconté tout ce qui était arrivé à Marouf depuis qu'il l'avait quittée. Elle lui avait demandé de la conduire à Ikhtiyar. Elle y fut transportée à la vitesse de la lumière.

Elle avait l'air toute contrite. Aussi Marouf acceptat-il de la reprendre pour épouse, non sans l'avoir avertie qu'il était le roi désormais et possédait de surcroît un anneau magique qui lui assurait les services du grand djinn, le Père du Bonheur. Elle le remercia humblement, et joua son rôle de reine. Mais elle haïssait le petit prince. Chaque soir, le roi enlevait l'anneau de son doigt. Fatima le savait. Une nuit, elle entra sans un bruit dans la chambre royale et vola l'anneau magique. Mais le petit prince l'avait suivie, et quand il la vit Prendre l'anneau, effrayé à l'idée qu'elle puisse l'utiliser à ses fins, il tira sa petite épée de son fourreau et tua la mégère. C'est ainsi que Fatima la fourbe trouva la mort là où elle avait trouvé les honneurs. Marouf fit venir à la cour l'honnête paysan qui avait été l'instrument de son salut et le nomma vizir. Et il épousa sa fille. À compter de ce jour, ils connurent tous bonheur et succès. Comme d'autres contes derviches, celui-ci figure dans les Mille et une nuits. À la différence de la plupart des allégories soufies, on ne le trouve pas sous forme poétique. Contrairement aussi à la plupart d'entre elles (à l'exception des histoires du cycle de Mulla Nasrudin), le "Conte de Marouf le cordonnier" est joué parfois dans les chaikhana, les maisons de thé.

Il ne comporte aucune morale, mais, trait marquant d'une part de la littérature soufie, il met en lumière certaines relations de cause à effet.

Sagesse à vendre. Saifulmuluk avait consacré la moitié de sa vie à la recherche de la vérité. Il avait lu tous les livres traitant de l'ancienne sagesse, parcouru tous les pays connus et inconnus pour entendre ce que les maîtres spirituels avaient à dire. Il passait ses journées à travailler, ses nuits à contempler les grands mystères. Quelqu'un lui parla un jour d'un sage qui vivait à Hérat : le grand poète Ansari. Saifulmuluk se mit en route pour Hérat. Sur la porte du sage, il lut une étrange annonce : ici connaissance à vendre. "Ça doit être une erreur, pensa-t-il. À moins qu'Ansari ne cherche par là à dissuader les simples curieux... Je n'ai jamais entendu dire que l'on puisse acheter ou vendre la connaissance." Il entra. Dans la cour intérieure, Ansari, courbé par l'âge, écrivait un poème. "Tu viens acheter la connaissance ?" demanda-t-il. Saifulmuluk hocha la tête. "De quelle somme disposes-tu ?" Notre chercheur de vérité sortit de ses poches une centaine de pièces d'argent. "Pour cette somme, dit Ansari, tu peux avoir trois conseils. - Parles-tu sérieusement ? Tu es un homme humble, dévoué. Pourquoi veux-tu de l'argent ? - Nous vivons dans le monde, entourés de réalités matérielles, répondit le sage. La connaissance que je détiens implique de nouvelles et importantes responsabilités. Parce que je sais certaines choses que les autres ignorent, je dois faire certaines choses, en par-

ticulier dépenser de l'argent, pour aider l'un ou l'autre, dans le cas où un mot gentil ou l'exercice de la baraka ne sont pas indiqués." Il prit les pièces et dit : "Écoute bien. Voici le premier conseil : "Un petit nuage : signal de danger." - C'est ça, la connaissance ? s'étonna Saifulmuluk. Je n'en sais guère plus maintenant, me semble-t-il, sur la nature de la vérité fondamentale, ou la place de l'homme dans l'univers. - Si tu as l'intention de m'interrompre encore, dit le sage, tu peux reprendre tes pièces et t'en aller. À quoi sert de connaître la place de l'homme dans l'univers si "l'homme" est mort ?" Saifulmuluk se tint coi et attendit le conseil suivant. "Voici le deuxième conseil, dit Ansari : "Si tu trouves en un seul et même lieu un oiseau, un chat et un chien, prends-les avec toi et veille sur eux jusqu'à la fin."" "Curieux conseil ! pensa Saifulmuluk : peut-être a-til une signification métaphysique cachée qui se révélera si je le médite assez longtemps..." Il garda le silence. Le sage lui donna le dernier conseil : "Quand tu auras fait l'expérience de certaines choses qui te sembleront sans intérêt, et si tu continues en même temps d'observer le conseil précédent, alors, et alors seulement, une porte s'ouvrira pour toi. Franchis-la." Saifulmuluk aurait bien voulu rester étudier avec ce sage déconcertant, mais Ansari le congédia assez brutalement.

Il reprit ses pérégrinations, séjourna au Cachemire où il étudia auprès d'un maître derviche, et traversa de nouveau l'Asie centrale. Quand il arriva sur la place du marché de Boukhara, s'y tenait une vente aux enchères. Un homme emportait un chat, un oiseau et un chien qu'il venait d'acquérir. "Si je ne m'étais pas attardé aussi longtemps au Cachemire, pensa Saifulmuluk, j'aurais pu acheter ces animaux qui font partie de ma destinée, j'en suis sûr." Une chose l'inquiétait : s'il avait aperçu l'oiseau, le chat et le chien, il n'avait pas encore vu le petit nuage. Tout semblait aller de travers. Il feuilleta un de ses carnets et tomba sur cette sentence d'un sage ancien, qu'il avait notée et oubliée, et qui le rasséréna : "Les choses arrivent successivement. L'homme imagine qu'elles s'enchaînent selon un certain ordre. Mais il s'agit parfois d'un autre ordre de succession." Il s'avisa alors qu'Ansari ne lui avait pas dit d'acheter les animaux dans une vente aux enchères. Il se rappelait maintenant les termes exacts du deuxième conseil : "Si tu trouves en un seul et même lieu un oiseau, un chat et un chien, prends-les avec toi et veille sur eux jusqu'à la fin." Il se mit en quête de l'acheteur : il voulait vérifier s'ils étaient encore "en un même lieu". Il finit par le retrouver, apprit qu'il s'appelait Ashikikhuda et n'avait acheté le chien, le chat et l'oiseau que pour les délivrer, car ceuxci souffraient visiblement d'être claquemurés dans les salles des ventes où ils attendaient un acheteur depuis plusieurs semaines. Ils étaient encore "en un même lieu". Ashikikhuda fut ravi de les lui vendre.

Saifulmuluk s'installa à Boukhara : avec ses trois compagnons, il ne pouvait continuer à voyager. Le matin, il partait travailler dans une filature où l'on fabriquait de l'étoffe de laine ; il revenait le soir, apportant la nourriture qu'il avait achetée avec son salaire de la journée. Trois années s'écoulèrent ainsi. Il était maintenant un maître fileur et un membre respecté de la communauté. Un jour qu'il s'était rendu à la périphérie de la ville, il aperçut, planant à l'horizon, un petit nuage. L'aspect insolite de ce nuage fit remonter aussitôt à sa mémoire le premier conseil : "Un petit nuage : signal de danger." Il revint immédiatement chez lui, prit l'oiseau, le chat et le chien et s'enfuit de Boukhara en direction de l'ouest. Quand il arriva à Ispahan, il était presque sans le sou. Quelques jours plus tard, il apprit que le nuage qu'il avait vu était un nuage de poussière soulevé par une horde de conquérants. Ceux-ci avaient mis Boukhara à sac et massacré la population. Il se rappela alors les mots d'Ansari : "À quoi sert de connaître la place de l'homme dans l'univers si "l'homme" est mort ?" Les habitants d'Ispahan ne raffolaient pas des animaux. Ni des fileurs. Ni des étrangers. Saifulmuluk fut bientôt dans une misère extrême. Il se jeta à terre et s'écria : "Ô Chaîne des Saints ! Vous, les Transformés ! Venez à mon secours, mes propres efforts ne suffisent plus à assurer notre subsistance, mes animaux souffrent de la faim et de la soif." Il était étendu sur le sol dans un état de demi-sommeil, tenaillé par la faim, résigné à suivre son destin, quand il

eut la vision claire d'un anneau d'or incrusté d'une pierre aux couleurs changeantes : elle flamboyait, s'embrasait comme une mer phosphorescente et dans ses profondeurs émettait des lueurs vertes. Il crut entendre une voix : "Ceci est la couronne d'or des âges, le Samir de Vérité, l'Anneau du roi Salomon, fils de David, dont les secrets doivent être gardés, que la paix soit sur son nom !" Saifulmuluk regarda autour de lui, vit l'anneau rouler sur le sol et disparaître dans une fissure. Il lui sembla être au bord d'un ruisseau, sous un arbre, près d'un étrange rocher de forme ronde. L'aube était encore indécise. Il se releva, reposé, moins tenaillé par la faim, et se mit à errer aux abords d'Ispahan. Pour une raison ou une autre, il s'attendait presque à découvrir le lieu qu'il avait entrevu. C'est ce qui arriva : il vit le ruisseau, l'arbre, le rocher. Sous le rocher, il découvrit une fissure et, dans la fissure, l'anneau qu'il avait vu dans les circonstances singulières que l'on vient de relater. Après l'avoir lavé dans le ruisseau, il dit à voix très haute : "Si cet anneau est vraiment l'Anneau du grand Salomon, sur lui la paix, accorde-moi, Esprit de l'Anneau, la juste fin de mes difficultés." Soudain, ce fut comme si la terre tremblait. Une voix, telle un tourbillon de vent, retentit dans ses oreilles : "À travers les âges, bon Saifulmuluk, nous te souhaitons la paix. Tu es l'héritier du pouvoir de Salomon, le fils de David, Maître des djinns et des hommes, que la paix soit sur lui ! Je

suis l'Esclave de l'Anneau, tes désirs sont pour moi des ordres, Maître Saifulmuluk ! - Amène les animaux ici, et apporte-leur à manger", dit Saifulmuluk, sans oublier d'ajouter : "Par le Nom suprême et au nom de Salomon, notre Maître, qui commande les djinns et les hommes, sur lui le Salut !" Il avait à peine terminé que les animaux étaient là. Chacun avait devant lui sa nourriture préférée. Saifulmuluk frotta l'anneau contre son vêtement, et de nouveau l'Esprit de l'Anneau se manifesta. Il parlait comme souffle un vent impétueux : "J'obéis à tes ordres, le moindre de tes voeux sera accompli, à l'exception de ce qui ne doit pas être accompli, Maître de l'Anneau. - Dis-moi, au nom de Salomon (que la paix soit sur lui !), est-ce la fin ? J'ai la responsabilité de mes trois compagnons : je dois m'occuper d'eux jusqu'à la fin, ainsi que me l'a ordonné mon maître, le Khodja Ansari de Hérat. - Non, dit l'Esprit de l'Anneau, ce n'est pas la fin." Saifulmuluk décida de rester en ce lieu. Il demanda au djinn d'y construire une petite maison et un abri pour les animaux. Il passait ses journées avec le chat, le chien et l'oiseau. Chaque jour le djinn leur apportait de quoi subvenir à leurs besoins. Les gens des alentours l'appelaient Saif-Baba, "Père Saif". Ils s'émerveillaient de voir cet ermite "vivre dans le dénuement, entouré d'animaux apprivoisés et de bêtes sauvages". Saif-Baba lisait et relisait ce qu'il avait noté dans ses carnets de voyage et contemplait ses expériences. Le reste du

temps, il observait les trois animaux, étudiait leurs habitudes et leur comportement, les encourageait ou essayait de les dissuader selon qu'ils manifestaient de bonnes ou de mauvaises tendances. Et il leur parlait souvent du grand Khodja Ansari et de ses trois conseils. De temps à autre de saints hommes passaient par là. Ils l'invitaient parfois à débattre avec eux, ou à s'informer de la Voie qu'ils suivaient. Mais il déclinait leur invitation. "J'ai une tâche à accomplir que m'a assignée mon maître", expliquait-il. Un jour il eut la surprise d'entendre le chat lui parler dans une langue qu'il comprenait. "Maître, dit le chat, une tâche t'a été donnée, tu dois la remplir. Mais cela ne t'étonne pas que le moment que tu appelles "la fin" ne soit pas encore venu ? - Non, cela ne m'étonne pas, dit Saif-Baba : pour moi, ce moment peut venir aussi bien dans cent ans. - C'est là où tu te trompes, dit l'oiseau, qui s'était mis à parler lui aussi. Tu n'as pas appris ce que tu aurais pu apprendre des voyageurs de passage. Ils te semblent tous différents, comme nous, animaux, te semblons différents. À cause de cela, tu ne te rends pas compte qu'ils ont tous été envoyés par la source de ton enseignement, par Khodja Ansari lui-même : il voulait voir si tu avais acquis assez de discernement pour leur faire confiance et apprendre auprès d'eux. - Si c'est vrai, répliqua Saif-Baba, ce que je ne crois pas un instant, pouvez-vous m'expliquer comment il se fait qu'un simple chat et un moineau minuscule puissent dire des choses que moi, qui ai été miraculeusement aidé, je serais incapable de voir ? !

- C'est simple, dirent-ils d'une même voix. Tu t'es tellement habitué à considérer les choses d'une seule manière, toujours la même, que tes insuffisances sautent aux yeux, même aux nôtres. - Ainsi donc, interrogea Saif-Baba, soudain inquiet, j'aurais pu trouver il y a longtemps la porte du troisième conseil si j'avais été réellement attentif, suffisamment exercé à saisir l'occasion ? - Oui, dit le chien, qui s'était joint à la conversation, la porte s'est ouverte une douzaine de fois ces dernières années, mais tu ne l'as pas vue. Nous l'avons vue s'ouvrir, mais, parce que nous sommes des animaux, nous ne pouvions rien dire. - Alors, comment pouvez-vous me le dire maintenant ? - Maintenant tu peux comprendre notre langage, parce que tu es devenu plus humain. Tu as encore une chance, mais c'est la dernière, car tu n'es plus dans la force de l'âge." Saif-Baba pensa d'abord : "C'est une hallucination." Puis il se dit : "Ils n'ont pas le droit de me parler sur ce ton : je suis leur maître, et c'est moi qui pourvois à leur subsistance." Puis quelque chose d'autre en lui pensa : "S'ils se trompent, cela n'a pas d'importance. Mais s'ils ont raison, c'est terrible pour moi. Je ne peux prendre ce risque." Ainsi attendit-il que se présente l'occasion. Les mois passèrent. Un jour se présenta un derviche errant. Il dressa une tente devant la porte de la maison et se lia d'amitié avec les animaux. Saif décida de se confier à lui. Il se fit rembarrer.

"Va-t-en ! cria le derviche. Tout ce que tu me racontes sur le Maître Ansari, tes nuages et ta recherche et ta responsabilité envers les animaux, et ton anneau magique, ne m'intéresse pas ! Fiche-moi la paix avec tout cela ! Je ne sais pas de quoi tu parles. Mais je sais de quoi tu devrais parler." Désespéré, Saif-Baba évoqua l'Esprit de l'Anneau. "Il m'est défendu de dire ce qui ne doit pas être dit, proféra le djinn. Ce que je sais, c'est que tu es atteint de la maladie appelée "préjugés cachés permanents". Ces préjugés gouvernent tes pensées et entravent ta progression sur la voie." Saif-Baba vint trouver le derviche, il était assis sur le pas de la porte, et lui dit : "Que dois-je faire ? Je me sens responsable de mes animaux. À part cela, je suis dans la confusion. Et je ne trouve plus rien pour me guider dans les trois conseils. - Tu as parlé avec sincérité, dit le derviche. C'est un début. Confie-moi tes animaux, je te donnerai la réponse. - Mais je ne te connais pas ! Tu m'en demandes trop, protesta Saif-Baba. Comment peux-tu exiger une chose pareille ? Je te respecte, mais j'ai encore un doute... - Tes paroles sont révélatrices non pas de ta sollicitude envers tes animaux mais de ton manque de perception à mon égard, dit le derviche. Si tu te fies à l'émotion ou à la logique pour me juger, tu ne peux profiter de ma présence. Tu as toujours de la convoitise en un sens puisque tu défends ton droit de propriété sur "tes" animaux. Va-t-en, aussi sûr que je m'appelle Darwaza."

Or darwaza signifie "porte". Cela donnait à réfléchir. Ce derviche pouvait-il être "la porte" dont avait parlé Ansari ? "Peut-être es-tu la porte que je cherche, dit-il au derviche Darwaza, mais je n'en suis pas sûr. - Fiche-moi la paix avec tes spéculations, cria le derviche. Ne vois-tu pas que les deux premiers conseils s'adressaient à ton penser et que tu ne pourras comprendre le dernier qu'en exerçant ta perception ?" Saif-Baba passa encore presque deux ans dans la confusion et l'anxiété avant de comprendre enfin. Quand il eut perçu la vérité, il appela le chien, le chat et l'oiseau et les renvoya avec ces mots : "Vous devrez vous tirer d'affaire tout seuls, désormais. C'est la fin." Dès qu'il eut dit cela, il vit que les animaux avaient forme humaine, et qu'ils étaient transformés. Darwaza se tenait à ses côtés, mais sa forme était maintenant celle du grand Khodja Ansari en personne. Sans mot dire, Ansari ouvrit une porte dans l'arbre près du ruisseau. Saif-Baba franchit le seuil, entra dans une caverne : sur les parois, il vit, écrites en lettres d'or, les réponses aux questions sur la vie et la mort, les humains et la nature humaine, la connaissance et l'ignorance, qui l'avaient tourmenté toute sa vie. "L'attachement aux formes extérieures, dit la voix d'Ansari, t'a fait perdre beaucoup de temps. À certains égards, il est trop tard pour toi. Prends ici la seule part de sagesse qui est encore à ta portée."

"Sagesse à vendre" illustre, entre autres choses, un thème récurrent des histoires soufies : la Vérité "cherche à se manifester" parmi l'humanité. Elle apparaît maintes et maintes fois à chaque être humain sous des déguisements difficiles à percer et qui peuvent n'avoir à première vue aucun rapport entre eux. Seul le développement d'une "perception spéciale" permet de suivre le déroulement de ce processus invisible.

Le roi et l'enfant pauvre. L'homme ne peut parvenir seul au terme du chemin intérieur. Vous ne devriez pas tenter de vous engager sur ce chemin sans un guide. Le roi est le guide, l'enfant pauvre le chercheur. On rapporte qu'un jour le roi Mahmoud s'étant trouvé séparé de son armée lança son cheval au galop. Il longeait une rivière quand il vit sur la berge un petit garçon. L'enfant avait jeté son filet, et semblait triste et découragé. "Mon enfant, dit le roi, pourquoi es-tu malheureux ? Je n'ai jamais vu personne dans cet état. - Votre majesté, répondit le jeune pêcheur, nous sommes sept enfants à la maison. Nous n'avons pas de père. Nous vivons dans le besoin, sans soutien, avec notre mère. Je viens ici chaque jour lancer mon filet, espérant rapporter quelque chose le soir. Si je n'attrape rien de la journée, il n'y a rien pour dîner. - Mon enfant, dit le roi, veux-tu que je t'aide dans ton travail ?" L'enfant accepta ; le roi Mahmoud jeta le filet, qui s'emplit de cent poissons. Ceux qui n'ont pas beaucoup étudié pensent généralement que les systèmes métaphysiques dénient toute valeur aux choses "de ce monde" ou, à l'inverse, promettent une profusion de biens matériels.

Dans le soufisme, les "bonnes choses" que l'on obtient ne doivent pas toujours s'entendre au sens figuré, ni nécessairement au sens littéral. Cette parabole du grand Faridudin Attar, extraite du Parlement des oiseaux, est à prendre en son sens littéral aussi bien qu'en son sens symbolique. Selon les derviches, la Voie soufie peut bénéficier à l'élève sur le plan matériel, si c'est dans son intérêt et dans l'intérêt de la Voie. De même, l'élève recevra des avantages spirituels, des dons transcendantaux, dans la mesure de son aptitude à bien les utiliser.

Les trois maîtres et les muletiers. Tel était le renom d'Abdul-Qadir que des mystiques de toutes confessions se pressaient journellement dans son dargah (salle de réception). On observait dans ces assemblées un décorum très élaboré. Les usages traditionnels étaient scrupuleusement respectés. Les pieux visiteurs se rangeaient par ordre de préséance, en fonction de l'âge, de la renommée dont leur maître avait joui et de la place qu'ils occupaient au sein de leur communauté. Mais tous se disputaient l'attention d'Abdul-Qadir, le Sultan des Maîtres. Ses manières étaient irréprochables. Et l'on ne rencontrait personne à ces assemblées qui fût d'intelligence médiocre ou manquât d'instruction. Un jour, les sheikhs du Khorassan, d'Irak et d'Égypte, guidés par trois muletiers illettrés, arrivèrent à Bagdad, venant de La Mecque, où ils avaient accompli le pèlerinage. Ils avaient dû endurer pendant plus d'un mois les manières frustes et les facéties de leurs guides. Aussi se réjouissaient-ils autant à la pensée d'être débarrassés de leurs compagnons qu'à la perspective d'entrevoir bientôt le grand maître. Contrairement à l'usage, Abdul-Qadir vint à leur rencontre. Aucun signe ne fut échangé entre lui et les muletiers. Tard dans la soirée, cependant, les trois sheikhs, au moment de regagner leurs appartements, aperçurent Abdul-Qadir qui souhaitait une bonne nuit aux muletiers. Ceux-ci sortaient de sa chambre en lui témoignant du respect. Les sheikhs furent stupéfaits de voir Abdul-Qadir leur

baiser la main. Ils comprirent alors que les trois muletiers étaient des maîtres cachés. Ils les suivirent, essayèrent d'engager la conversation. Le chef des muletiers leur fit cette brève réponse : "Retournez à vos prières et à vos marmonnements, sheikhs ! Nous vous laissons à votre soufisme et à votre quête de la vérité que nous avons dû endurer pendant les trente-six jours du voyage. Nous sommes de simples muletiers, nous n'avons que faire de tout ça." La Jewish Encyclopedia et des experts en matière de hassidisme comme Martin Buber ont mis en lumière des ressemblances entre les hassidim et les soufis espagnols. Cette histoire est attribuée au soufi Abdul-Qadir de Gilan (1077 1166), fondateur de l'Ordre derviche qadiri. Dans le récit de la vie d'Hassid Rabbi Elimelech (mort en 1809), on trouve une anecdote similaire. Abdul-Qadir, comme Elimelech, était appelé "le Roi".

Bayazid et l'homme égoïste. Un homme fit un jour des reproches à Bayazid, le grand mystique du IXe siècle : "J'ai jeûné, prié, pratiqué trente jours durant, et je n'ai pas trouvé la joie dont tu parles. - Tu peux pratiquer trois cents ans encore, et tu ne la trouveras pas, dit Bayazid. - Mais pourquoi ? - Parce que ta vanité fait obstacle. - Indique-moi le remède. - Il y a un remède, mais tu ne pourras pas le prendre. - Dis-le-moi quand même. - Va chez le barbier, fais-toi raser la barbe, ta barbe vénérable, enlève tous tes vêtements, ceins-toi les reins d'une corde ; puis procure-toi une musette, remplis-la de noix et suspends-la à ton cou. Va sur la place du marché, et crie : "Une noix à tout gamin qui me donnera un coup sur la nuque !" Présente-toi ensuite au tribunal, pendant qu'il est en séance, que l'on te voie ainsi accoutré. - Mais je ne peux pas faire ça ! Indique-moi, je te prie, un autre remède, aussi efficace. - C'est le premier pas, le seul effort que tu dois faire. Je t'ai dit que tu en serais incapable. Tu ne peux donc être guéri." Dans l'Alchimie du Bonheur, El-Ghazali a recours à cette parabole pour illustrer ce point : certains, qui pensent être des chercheurs de vérité sincères, ou que les autres prennent

pour tels, peuvent être en réalité motivés par la vanité ou l'égoïsme. À cause de cela, ils ne peuvent apprendre.

Ceux qui atteignent au réel. Imam El-Ghazali rapporte une tradition concernant Isa ibn Maryam. Isa vit un jour des gens assis sur un mur, au bord de la route. Ils avaient l'air misérable. Isa leur demanda : "Quelle est votre affliction ?" Ils dirent : "C'est notre peur de l'enfer qui nous a rendus ainsi." Isa se remit en chemin, et vit des gens qui se tenaient tristement sur le talus, dans différentes attitudes. Il leur dit : "Quelle est votre affliction ?" Ils dirent : "Le désir du paradis nous a rendus ainsi." Isa se remit en chemin, et rencontra peu après un troisième groupe. Ces gens avaient l'air d'avoir beaucoup enduré, mais leurs visages rayonnaient de joie. Isa se tourna vers eux : "Dites-moi ce qui vous a rendus ainsi." Ils répondirent : "L'Esprit de Vérité. Nous avons vu la Réalité, cela nous a rendus oublieux des objectifs inférieurs." Isa dit alors : "Ceux-ci sont les gens qui atteignent au réel. Le Jour des Comptes, c'est eux qui seront dans la Présence de Dieu."

Ceux qui pensent que l'accent exclusif sur le thème de la récompense et du châtiment favorise le progrès spirituel ont souvent été surpris par cette tradition soufie relative à Jésus. Pour les soufis, une forte insistance sur l'idée de gain ou de perte n'est utile qu'à certains individus, et encore cet aspect des choses ne représente-t-il qu'une composante de l'ensemble des expériences vécues par chacun. Ceux qui ont étudié les méthodes de conditionnement et d'endoctrinement, et leurs effets sur la personne humaine, seront enclins à leur donner raison. Les dévots formalistes ont du mal à admettre que les alternatives simples (bien-mal, tension-détente, récompense-châtiment) ne sont que des éléments d'un système complexe d'accomplissement de soi.

Voyageur, Étrangeté et Gagne-du-temps. Trois derviches se rencontrèrent sur une route déserte. Le premier s'appelait Voyageur parce qu'il choisissait toujours l'itinéraire le plus long en raison de son attachement aux traditions. Le deuxième était connu sous le nom d'Étrangeté parce que rien ne lui semblait étrange, alors que la plupart des choses qu'il faisait, même celles auxquelles il prêtait simplement attention, semblaient étranges aux autres. Le troisième se nommait Gagne-du-temps parce qu'il croyait toujours pouvoir gagner du temps, lors même que ses façons de faire lui en faisaient souvent perdre beaucoup. Ils devinrent compagnons de voyage. Mais se séparèrent peu après. Et voici pourquoi. Voyageur avait remarqué une borne repère dont il avait ouï dire qu'elle indiquait la voie d'une cité merveilleuse qu'il tenait absolument à visiter. Il partit dans cette direction, et ne trouva qu'une ville en ruine habitée par des lions : la métropole prospère dont on lui avait dit merveille avait été détruite des siècles auparavant. Les lions n'en firent qu'une bouchée. Un ou deux jours plus tard, Gagne-du-temps, décidé à trouver un raccourci, coupa à travers champs et s'enlisa dans les sables mouvants. Ces sables-là n'étaient pas de l'espèce dangereuse, mais il fallait des mois pour s'en dépêtrer. Étrangeté continua seul. Il rencontra peu après un homme qui lui dit :

"Derviche, mieux vaut que tu rebrousses chemin : plus loin, se trouve un caravansérail abandonné que toutes les bêtes sauvages de la jungle occupent durant la nuit. - Que font-elles pendant le jour ? demanda Étrangeté. - Je suppose qu'elles chassent, dit l'homme. - Eh bien, j'y dormirai le jour, et la nuit je veillerai", dit Étrangeté. Il s'approcha du caravansérail alors qu'il faisait encore jour, et vit en effet sur le sol les traces de nombreux animaux. Il eut le temps de dormir un peu ; à la nuit tombante, il s'éveilla et se cacha dans un recoin de la salle, car il voulait connaître la raison de leur présence, la nuit, en ce lieu. Peu de temps après, ils arrivèrent tous, le lion en tête. Ils saluèrent le lion, leur roi, un par un, et lui firent rapport sur des choses inconnues de la gent humaine. C'est ainsi qu'Étrangeté, immobile dans sa cachette, apprit qu'une caverne située non loin de là abritait un trésor, le Trésor de Karatash, le pays légendaire de la Pierre noire. Un deuxième animal révéla que, dans ce même caravansérail, se trouvait un rat, gardien d'un monceau de pièces d'or : il ne pouvait ni les dépenser, ni se résoudre à s'en défaire ; au point du jour, il sortait son trésor et comptait ses pièces. Un troisième expliqua comment la fille d'un roi pourrait être guérie de la folie qui prendrait bientôt possession d'elle. Cette histoire dépassait en étrangeté toutes les autres, et même lui, Étrangeté, avait de la peine à y croire. Dans une vallée voisine un chien de berger gardait un troupeau de moutons. Seul le poil de derrière ses oreilles, rien de moins, pourrait guérir la princesse. "Mais puisque aucun homme sur terre ne connaît le remède ni la princesse qui va bientôt être

atteinte de ce mal, avait ajouté l'animal, la connaissance de ce secret ne peut être d'aucune utilité." Les animaux se dispersèrent avant que le jour se lève. Étrangeté attendit que le rat se montre. Il apparut comme prévu, vint jusqu'au centre de la salle, roulant une pièce d'or devant lui. Pièce par pièce, il apporta tout son magot, puis se mit à le compter. Le derviche sortit alors de sa cachette et prit le tout. Il se rendit à la caverne de Karatash, y trouva le trésor ; de là, il descendit dans la vallée, trouva le chien et lui arracha quelques poils de derrière les oreilles. Et il partit pour de nouveaux voyages. Se guidant sur d'étranges signes que personne d'autre que lui n'aurait remarqués, il arriva enfin aux extrêmes limites de l'Empire. Il pénétra dans un étrange royaume inconnu. Les gens couraient en tous sens, l'air préoccupé. Il leur demanda ce qui les affligeait. Ils expliquèrent que la fille de leur roi venait d'être frappée d'une étrange maladie que personne ne savait guérir. Étrangeté se rendit sur-le-champ au palais. "Si tu guéris ma fille, dit le roi, tu auras la moitié du royaume, et l'autre quand je mourrai. Si tu échoues, je te ferai empaler sur le plus haut des minarets." Étrangeté accepta de prendre ce risque. On alla chercher la princesse. Il lui montra les poils qu'il avait arrachés derrière les oreilles du chien de berger. Elle recouvra aussitôt la santé. Et voilà comment Étrangeté devint prince royal, et maître de l'étrange : il enseigna ses méthodes aux nombreux candidats qui l'approchaient respectueusement pour apprendre auprès de lui.

Un jour qu'il se promenait, revêtu d'un déguisement, comme il en avait l'habitude, il se trouva nez à nez avec le derviche Gagne-du-temps, qui ne le reconnut pas sur le coup, parce qu'il parlait tout le temps et n'avait pas le temps d'identifier son vieil ami. Étrangeté le guida jusqu'à l'intérieur du palais, et attendit ses questions, car entre-temps Gagne-du-temps l'avait reconnu. "Comment tout cela est-il arrivé ? demanda Gagnedu-temps. Dis-moi tout, mais fais vite." Étrangeté lui conta son histoire par le menu, mais il voyait bien que son ancien compagnon, toujours aussi impatient, n'était pas tout oreilles. "Je pars au caravansérail écouter ce que racontent les animaux, l'interrompit Gagne-du-temps : je vais suivre le même chemin que toi. - Je ne te le conseille pas, dit Étrangeté. Tu dois apprendre d'abord à t'intéresser au temps et aux signes étranges. - Balivernes !" s'exclama Gagne-du-temps déjà sur le départ. (Il prit seulement le temps d'emprunter cent pièces d'or pour le voyage à son compagnon derviche.) Quand il arriva au caravansérail, il faisait nuit. Peu disposé à attendre que le jour se lève pour s'y cacher, il alla tout droit dans la grande salle. Le lion et le tigre fondirent sur lui et le mirent en pièces. Quant à Étrangeté, il vécut heureux à jamais. Une note, trouvée dans un manuscrit derviche, le Kitab-i-Amu Daria (Le Livre de l'Amou-Daria), indique que ce conte était une des histoires-enseigne-

ments d'Uwais el-Qarni, patron des derviches uwaisi ("solitaires"). L'impatience, thème de ce conte, nous empêche de saisir les caractéristiques essentielles des situations.

Timour Agha et le langage des animaux. Il était une fois un Turc, un dénommé Timour Agha, qui allait de ville en ville, de village en village, et battait la campagne, à la recherche de celui qui saurait lui apprendre le langage des animaux et des oiseaux. Où qu'il fût, il poursuivait sa quête : il savait que le grand Najmuddin Kubra avait eu ce pouvoir, et espérait trouver un de ses disciples en ligne directe afin de tirer avantage de cet étrange savoir traditionnel, qui remontait au roi Salomon, fils de David. Parce qu'il avait cultivé certaines qualités, le courage, la générosité, il sauva un jour la vie d'un derviche frêle et chenu qui était resté suspendu aux fils rompus d'un pont de corde, dans la montagne. "Mon fils, dit le vieil homme, je suis Bahaudin le derviche. J'ai lu ta pensée. Désormais, tu comprendras le langage des animaux." Timour promit de ne confier le secret à personne et regagna sa ferme. L'occasion d'exercer ce nouveau pouvoir se présenta bientôt. Un boeuf et une ânesse causaient à leur manière : "Il faut que je tire la charrue, disait le boeuf. Toi, tu vas au marché, tu n'as pas d'autre tâche. Tu dois être plus maligne que moi ! Peux-tu me dire comment faire pour éviter de travailler ?" L'ânesse était rusée. Elle dit au boeuf : "Tout ce que tu as à faire, c'est de t'étendre sur le soi et de simuler un terrible mal au ventre. Le fermier s'occupera de toi, car tu es un animal utile : il te laissera te reposer, te donnera une meilleure nourriture."

Les deux animaux ne pouvaient se douter que leur conversation avait été surprise. Quand le boeuf se coucha par terre, Timour dit d'une voix forte : "Si dans une demi-heure ce boeuf ne va pas mieux, je le mène ce soir au boucher." Aussitôt le boeuf se sentit mieux, et même bien mieux. Cela fit rire Timour. Son épouse, qui était d'un caractère curieux et maussade, lui demanda avec insistance la raison de sa gaîté. Se rappelant sa promesse, il refusa de rien dire. Le lendemain, ils allèrent au marché. La femme était assise sur l'ânesse, Timour marchait à côté, l'ânon trottinait derrière. L'ânon poussa un braiment. Timour comprit qu'il disait à sa mère : "Je ne peux pas trotter plus vite, prends-moi sur ton dos." L'ânesse répondit, dans le langage des ânes : "Je porte l'épouse du fermier. Nous ne sommes que des animaux : c'est notre sort. Je ne peux rien faire pour toi, mon petit." Timour fit descendre sa femme sur-le-champ pour permettre à l'ânesse de se reposer un peu. Ils s'arrêtèrent sous un arbre. Timour dit à sa femme, en proie à une folle colère : "Je pense qu'il est temps de nous reposer." L'ânesse se dit : "Cet homme connaît notre langage. Il a dû m'entendre parler au boeuf, c'est pourquoi il a menacé de le mener au boucher. Mais il ne m'a rien fait à moi, au contraire : à l'intrigue il a répondu par la gentillesse." Elle poussa un braiment qui voulait dire : "Merci, maître !"

Timour rit à la pensée de ce secret qu'il gardait. Sa femme, elle, ne décolérait pas. "J'ai dans l'idée, à voir comment tu te comportes avec ces animaux, que tu sais quelque chose sur leur manière de parler, ronchonna-t-elle. - A-t-on jamais entendu dire qu'un animal avait parlé ?" répondit Timour. Quand ils furent de retour à la ferme, il prépara la litière du boeuf avec la paille fraîche qu'ils venaient d'acheter. "Ton épouse te harcèle, dit le boeuf à Timour. À ce train-là, ton secret n'en sera bientôt plus un. Si seulement tu en prenais conscience, pauvre homme, tu pourrais l'obliger à bien se tenir, et t'éviter des désagréments, simplement en la menaçant de lui flanquer une correction avec un bâton pas plus gros que ton petit doigt." "Ainsi donc, pensa Timour, ce boeuf, que j'ai menacé de l'abattoir, se soucie de mon bien-être !" Il alla trouver sa femme, prit un petit bâton et lui dit : "Vas-tu bien te conduire ? Vas-tu arrêter de me poser des questions, alors que je ne fais rien d'autre que rire ?" Elle eut vraiment très peur : c'était la première fois qu'il lui parlait sur ce ton. Et il n'eut plus jamais à la réprimander de la sorte. Ainsi lui fut évité le sort horrible qui attend quiconque révèle des secrets à ceux qui ne sont pas prêts à les recevoir.

Les traditions populaires prêtent à Timour Agha le pouvoir de percevoir le sens de ce qui est apparemment insignifiant. On dit que cette histoire confère la baraka (grâce ; bénédiction) à qui la raconte ou l'entend raconter. Elle est très répandue à cause de cela au Proche-Orient et dans les Balkans. De nombreuses histoires soufiques se dissimulent sous l'apparence de contes de fées. On attribue cellelà (dans sa version ancienne) à Abu-Ishak Chishti (Xe siècle), chef de file des "derviches chanteurs".

L'oiseau indien. Un marchand avait mis un oiseau en cage. Avant de partir en Inde, pays dont l'oiseau était Originaire, il lui dit : "Veux-tu que je te rapporte quelque chose ? - Tout ce que je veux, c'est ma liberté ", répondit le prisonnier. Le marchand refusa. "Alors, dit l'oiseau, peux-tu aller à tel endroit, et annoncer aux oiseaux qui vivent là en liberté que je vis en captivité ?" Le marchand, pendant son séjour en Inde, alla à l'endroit indiqué annoncer la nouvelle. Dès qu'il eut fini de parler, un oiseau sauvage, semblable en tous points au sien, tomba inanimé à ses pieds de l'arbre où il était perché. Le marchand pensa que ce devait être un proche parent de l'oiseau en cage, et s'attrista d'avoir causé sa mort. Quand il fut de retour, l'oiseau captif lui demanda s'il apportait de bonnes nouvelles. "Hélas ! non, dit le marchand. Un de tes proches parents n'a pas supporté la nouvelle de ta captivité : quand je l'ai annoncée, il s'est effondré à mes pieds." À ces mots, l'oiseau captif s'effondra au fond de la cage. "La nouvelle de la mort de son parent l'a tué lui aussi", pensa le marchand, chagriné. Il le prit et le posa sur le rebord de la fenêtre : l'oiseau revint aussitôt à la vie, et alla se percher sur une branche. "Tu sais maintenant, dit-il au marchand, que ce que tu pensais être un malheur était en réalité, pour moi, une bonne nouvelle.

C'est par toi, mon ravisseur, que le message a été transmis, c'est par ton intermédiaire que m'a été indiqué le moyen de me libérer." L'oiseau s'envola à tire-d'aile, enfin libre. Cette fable de Rumi, parmi bien d'autres, attire l'attention du chercheur sur l'extrême importance de l'apprentissage indirect dans le soufisme. Les imitateurs et les enseignements conçus pour s'accorder avec le penser conventionnel, en Orient comme en Occident, préfèrent en général mettre l'accent sur le "système" et le "programme" plutôt que sur la totalité de l'expérience vécue.

Quand la Mort vint à Bagdad. Le disciple d'un soufi de Bagdad, assis dans un recoin d'une salle d'auberge, surprit la conversation de deux inconnus. Il comprit à les entendre que l'un d'eux était l'Ange de la Mort. "J'ai plusieurs visites à faire dans cette ville au cours des trois prochaines semaines ", dit l'Ange à son compagnon. Terrifié, le disciple se dissimula autant qu'il put et se tint coi jusqu'à leur départ. Il appliqua alors toutes les ressources de son intelligence à résoudre ce problème : comment échapper à une possible visite de l'Ange de la Mort ? "Le mieux, se dit-il finalement, est de quitter Bagdad et d'aller me mettre à l'abri très loin d'ici." Il loua le cheval le plus rapide qu'il put trouver et donna de l'éperon jour et nuit sur la longue route qui va de Bagdad à Samarcande. Entre-temps l'Ange de la Mort avait rencontré le maître soufi. Ils parlèrent de différentes personnes. "Au fait, dit l'Ange, où est ton disciple untel ? - Il devrait se trouver quelque part dans Bagdad, dit le maître, sans doute dans un caravansérail : il consacre ses journées à la contemplation. - Tiens ! c'est curieux, dit l'Ange, parce qu'il est sur ma liste. Regarde, voici son nom : je dois le prendre dans quatre semaines à Samarcande."

Cette version de l'"Histoire de la Mort" est tirée du Hikayat-i-Naqshia (Histoires conçues d'après un Dessin). C'est un conte populaire très répandu au Moyen-Orient. L'auteur n'est autre que le soufi Fudaïl ibn Ayad, ancien bandit de grand chemin. Il est mort au début du IXe siècle. Selon la tradition soufie, confirmée par des documents historiques, Haroun el-Raschid, le calife de Bagdad, avait entrepris de concentrer "la totalité de la connaissance" à la cour. Plusieurs soufis bénéficièrent de son patronage, mais aucun n'accepta de s'engager à son service. Des historiens soufis rapportent que Haroun, accompagné de son vizir, vint rendre visite à Fudaïl à La Mecque. "Commandeur des croyants ! dit Fudaïl à Haroun, je crains que ton beau visage ne s'abîme dans les feux de l'enfer !" Haroun demanda au sage : "As-tu jamais rencontré quelqu'un de plus détaché que toi ? - Oui, répondit Fudaïl, je connais quelqu'un qui est plus détaché que moi : toi. Je peux me détacher de l'environnement du monde familier. Toi, tu t'es détaché de quelque chose de beaucoup plus important : tu t'es détaché de ce qui est éternel !" Fudaïl dit au calife que le pouvoir sur soi était préférable à mille ans de pouvoir sur autrui.

Le grammairien et le derviche. Un derviche cheminait par une nuit sans lune. Il passait près d'un puits tari quand il entendit crier au secours. L'appel venait du fond du puits. "Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il en se penchant. - Je suis un grammairien, je ne connais pas le chemin, aussi suis-je tombé par malheur dans ce puits profond où je suis maintenant pratiquement immobilisé, fit une voix caverneuse. - Attends, ami, dit le derviche, je vais chercher échelle et corde... - Un instant ! coupa le grammairien, ta syntaxe est fautive, et ton style incorrect. Je te prie de bien vouloir corriger ton langage. - Si c'est si important pour toi, plus important que l'essentiel, cria le derviche, le mieux, c'est que tu restes là où tu es jusqu'à ce que j'aie appris à parler correctement." Et il se remit en chemin. Cette histoire a été contée par Jalaludin Rumi. On la trouve dans le Munaqib el-Arifin (Actes des Adeptes). Certains des événements rapportés dans l'ouvrage d'Aflaki (XIVe siècle) sont de simples contes merveilleux. D'autres sont historiques. D'autres encore appartiennent à la catégorie "historique-illustrative" : plusieurs événements sont combinés de façon à faire apparaître un sens lié à des processus psychologiques.

C'est pourquoi, à propos de ces contes, on parle de "l'art des savants derviches".

Le derviche et la princesse. La fille du roi était aussi belle que la lune, et tous l'admiraient. Un derviche la vit un jour dans la rue au moment où il portait un morceau de pain à sa bouche : il le laissa choir d'émotion. En passant devant lui, elle le regarda en souriant. Il fut pris de convulsions ; le pain lui tomba des mains et roula dans la poussière ; il perdit presque la raison. Le derviche entra en extase, et y demeura sept ans. Il vivait dans la rue, là où dormaient les chiens. La princesse en éprouva de la contrariété. Voyant cela, ses serviteurs décidèrent de le tuer. Alors, elle le fit venir et lui dit : "Il n'est pas d'union possible entre toi et moi. Et mes esclaves veulent te tuer. Disparais ! - Dès l'instant où je t'ai vue, répondit le malheureux, la vie n'a plus compté pour moi. Ils peuvent me l'enlever. Mais je t'en prie, réponds à mon unique question puisque tu vas être cause de ma mort : pourquoi m'as-tu souri ? - Homme insensé ! dit la princesse. Quand j'ai vu quel idiot tu faisais, j'ai souri de pitié, pour nulle autre raison." Et elle se retira. Dans son Parlement des oiseaux, Attar note que les émotions subjectives sont souvent mal interprétées. Les gens croient volontiers que certaines expériences ("le sourire de

la princesse") sont des dons, des faveurs spéciales, alors qu'elles peuvent être tout le contraire("pitié"). Parce que ce type de littérature a ses conventions propres, beaucoup ont été induits à croire que les textes soufis classiques sont autre chose que des descriptions techniques d'états psychologiques.

L'accroissement du besoin. Le souverain du Turkestan écoutait un soir un derviche lui conter des histoires, lorsqu'il s'avisa de le questionner sur Khidr. "Khidr, dit le derviche, se manifeste en réponse au besoin. Saisis le pan de son manteau quand il apparaîtra, et tu connaîtras toutes choses. - Cela peut-il arriver à quiconque ? demanda le souverain. - À quiconque en est capable", répondit le derviche. "Qui pourrait en être plus "capable" que moi ?" pensa le souverain. Il fit proclamer par ses hérauts : Celui qui me présentera Khidr l'Invisible, le grand Protecteur des hommes, je le comblerai de richesses. Quand il entendit cela, le vieux Bakhtiar eut une idée. "J'ai un plan, dit-il à sa femme. Bientôt nous serons riches. Il me faudra mourir peu après, mais ça n'a pas d'importance, notre fortune assurera ton avenir." Bakhtiar se rendit à la cour et dit au souverain : "Donnez-moi mille pièces d'or, et d'ici quarante jours j'aurais trouvé Khidr. - Si tu trouves Khidr, répondit le souverain, tu auras dix fois mille pièces d'or. Sinon, tu mourras. Je te ferai exécuter ici-même : cela servira d'avertissement à ceux qui pensent pouvoir se jouer des rois." Bakhtiar accepta les conditions. Il revint chez lui et donna l'or à sa femme :

"Avec ça, lui dit-il, tu es tranquille pour le restant de ton existence." Les jours qu'il lui restait à vivre, il les vécut dans le silence et la contemplation, se préparant pour l'autre vie. Le quarantième jour, il se présenta devant le souverain. "Majesté, dit-il, votre avidité vous a conduit à penser que l'argent pourrait faire venir Khidr. Mais Khidr, à ce que l'on rapporte, ne se manifeste pas en réponse à un don motivé par l'avidité." Le souverain s'emporta : "Misérable ! Tu vas le payer de ta vie ! Qui es-tu pour te jouer des aspirations d'un roi ? - Selon la légende, dit Bakhtiar, tout homme peut rencontrer Khidr, mais la rencontre n'est fructueuse que si ses intentions sont justes. Khidr, dit-on aussi, ne vient voir un homme que dans la mesure et pour le laps de temps où cet homme mérite qu'il se consacre à lui. C'est là quelque chose sur quoi ni vous ni moi n'avons le moindre pouvoir. - En voilà assez ! tonna le roi. Ces arguties ne prolongeront pas ta vie ! Il ne reste plus qu'à demander conseil à mes ministres ici présents quant à la meilleure manière de te mettre à mort." Il se tourna vers le Premier vizir : "Comment cet homme doit-il mourir ? - Qu'il soit grillé vif ! Cela servira d'avertissement", dit le Premier vizir. L'ordre des préséances voulait que le Second vizir prît ensuite la parole.

"Qu'on lui arrache les membres un à un !" prononçat-il. Le Troisième vizir livra le fond de sa pensée : "C'est parce que cet homme manque du nécessaire qu'il est obligé de tricher pour subvenir aux besoins de sa famille." Dès que le Troisième vizir eut parlé, un vieux sage qui était entré dans la salle du conseil sans attirer l'attention dit à haute voix : "Chacun émet l'avis qui correspond à ses préjugés cachés permanents. - Que veux-tu dire ? demanda le souverain. - Je veux dire que le Premier vizir a débuté dans la vie comme boulanger. Aussi préconise-t-il de faire cuire ce malheureux. Le Second vizir était boucher autrefois, alors il propose de l'écarteler. Le Troisième vizir, qui a étudié l'art de gouverner, comprend quel est le fond de l'affaire. "Notez deux choses : "Khidr apparaît et sert chaque homme en fonction de sa capacité à tirer profit de sa venue. "Ce Bakhtiar, que j'appellerai Baba en témoignage de son sacrifice, a été poussé par le désespoir à faire ce qu'il a fait. Il a accru son besoin : c'est ainsi qu'il m'a obligé à vous apparaître." Tous les yeux étaient fixés sur le vieux sage : sous leurs yeux il disparut. Le roi médita les paroles de Khidr. Il alloua à Bakhtiar une rente à vie. Les deux premiers vizirs furent destitués. Bakhtiar Baba et sa femme, reconnaissants, restituèrent les mille pièces d'or au trésor royal.

Comment le roi put de nouveau rencontrer Khidr, et ce qui se passa entre eux, cela est consigné dans l'histoire de l'histoire de l'histoire du Monde invisible. Selon la tradition, Bakhtiar Baba était un sage soufi qui menait une vie effacée au Khorassan jusqu'aux événements relatés ci-dessus. Cette histoire, également attribuée à beaucoup d'autres maîtres soufis, illustre le concept de l'"entrelacement" des aspirations humaines avec un autre domaine d'existence. Khidr est le lien entre ces deux sphères. Le titre de l'histoire est emprunté au fameux poème de Jalaludin Rumi : De la nécessité naissent de nouveaux organes de perception. Homme, accrois ton besoin, afin d'accroître ta perception. Cette version a été recueillie auprès d'un maître derviche d'Afghanistan.

L'homme qui s'en tenait aux apparences. Après bien des vicissitudes, un chercheur de vérité trouva enfin un homme éclairé apte à percevoir ce qui est inaccessible à la plupart. "Permets-moi de te suivre, lui dit-il, que je puisse apprendre en te voyant faire. - Tu ne le supporteras pas, répondit le sage ; tu n'auras pas la patience de rester en contact, diligemment, avec la trame des événements : au lieu d'apprendre, tu voudras agir en fonction de l'évidence." Le chercheur promit de s'efforcer d'exercer la patience et d'apprendre de ce qui surviendrait, sans agir conformément à ses préjugés. "J'accepte que tu me suives, dit alors le sage, mais à une condition : tu ne devras poser aucune question, sur quelque événement que ce soit, jusqu'au moment où je te donnerai moi-même une réponse." Le chercheur promit avec empressement, et les deux hommes partirent en voyage. À peine étaient-ils montés à bord du bateau qui devait les conduire sur l'autre rive d'un fleuve, que le sage fit à la dérobée un trou dans la carène, ménageant ainsi une voie d'eau et récompensant apparemment le passeur de ses services par un acte destructeur. Le chercheur ne put se contenir : "Le bateau coulera bientôt, le passeur n'aura plus rien, des gens se noieront peut-être ! Un homme bon agit-il ainsi ?

- Ne t'avais-je pas dit, remarqua le sage avec douceur, que tu serais incapable d'éviter de tirer des conclusions hâtives ? - J'avais déjà oublié la condition imposée", dit le chercheur, qui demanda pardon pour cette défaillance. Mais il ne comprenait pas. Les deux hommes poursuivirent leur voyage et arrivèrent dans un pays où ils furent bien accueillis ; le roi les reçut à la cour et les invita à venir chasser avec lui. Le jeune fils du roi chevauchait devant le sage et le chercheur. Dès qu'ils furent séparés par un fourré du reste de la chasse, le sage dit au chercheur : "Nous allons fuir loin d'ici. Suismoi aussi vite que tu pourras !" Il tordit la cheville du jeune prince, le déposa dans le fourré et lança son cheval à fond de train. Le sage et le chercheur ne s'arrêtèrent qu'après avoir franchi la frontière du royaume. Le chercheur était bouleversé et se sentait coupable de s'être rendu complice d'un crime. "Un roi nous a donné son amitié, confié son fils, son héritier, et nous nous sommes conduits avec lui d'une manière abominable ! s'exclama-t-il en se tordant les mains. Quelle sorte de conduite est-ce là ? Indigne du plus vil des hommes ! - Ami, je fais ce que j'ai à faire, dit le sage. Tu es là en observateur. Cette position est déjà un rare privilège, mais tu ne peux en tirer profit, semble-t-il, car tu juges de tout à partir d'une attitude rigide, d'un parti pris. Je te rappelle encore une fois ta promesse. - Je reconnais que je suis lié par cette promesse que j'ai faite, et que je ne serais pas ici sans cela, dit le chercheur.

Je te prie donc de me pardonner une fois encore. Je trouve difficile de rompre avec l'habitude de procéder sur la base de suppositions. Si je te pose encore une question, chasse-moi." Ils poursuivirent leur voyage et arrivèrent bientôt dans une cité prospère. Ils demandèrent aux gens un peu de nourriture. Personne ne voulut leur donner ne serait-ce qu'un morceau de pain. La charité était inconnue en ces lieux ; les obligations sacrées de l'hospitalité avaient été oubliées. Et on lâcha sur eux des chiens féroces. Ils se retrouvèrent hors de l'enceinte de la ville, souffrant de la soif, défaillant de faim. "Arrêtons-nous ici un moment, près de ce mur en ruine, dit le compagnon du chercheur : nous devons le réparer." Ils malaxèrent de l'argile avec de la paille hachée et utilisèrent ce torchis pour lier les pierres. Ils travaillèrent ainsi des heures, jusqu'à ce qu'ils aient remis le mur en état. Le chercheur, à bout, perdit toute retenue : "Personne ne nous paiera pour ce labeur ! Deux fois de suite nous avons rendu le mal pour le bien. Maintenant, nous rendons le bien pour le mal. C'en est trop ! Je n'en peux plus ! - Sois sans crainte désormais, dit le sage. Rappelletoi : tu m'as dit de te renvoyer si tu me questionnais encore une fois. Nos routes se séparent ici, j'ai beaucoup à faire. "Avant de te quitter, je vais te dévoiler le sens de certains de mes actes, afin qu'un jour peut-être tu puisses de nouveau partir en "voyage". "Le bateau que j'ai endommagé a coulé. Sinon, il aurait été confisqué par un tyran qui s'empare de tous les bateaux disponibles pour faire la guerre. Le jeune garçon dont j'ai tordu le pied ne pourra usurper le royaume, une fois

devenu grand, ou même en hériter : selon la loi de ce pays, ne peuvent accéder au trône que des princes dépourvus de toute infirmité. Dans cette cité de haine vivent deux orphelins. Quand ils auront atteint l'âge adulte, le mur tombera de nouveau en ruine et révélera le trésor caché dedans, qui est leur patrimoine. Ils seront assez forts pour en prendre possession et réformer la cité : telle est leur destinée. "Va en paix. Tu es renvoyé." À l'époque médiévale, les moines, qui puisaient dans la Gesta Romanorum une part de leur matériel éducatif, aimaient conter cette histoire, présentée comme appartenant à la tradition chrétienne. On dit que Parnell s'en est inspiré pour écrire L'Ermite. Pope soutient que la version originale est espagnole. Bien que plusieurs commentateurs aient émis l'hypothèse qu'il s'agit d'un conte oriental, pendant longtemps personne en Occident ne semble l'avoir rattachée à la tradition soufie, ni avoir noté qu'elle figure dans le Coran (Sourate 18, "La Caverne"). La présente version est attribuée à Jan-Fishan Khan.

Comment la connaissance fut gagnée. Un homme arriva un jour à la conclusion qu'il avait besoin de connaissance. Ayant décidé de partir à sa recherche, il prit le chemin de la demeure d'un sage. "Soufi, tu es un sage ! lui ditil. Donne-moi une part de ta connaissance. Je la cultiverai, et deviendrai un homme de valeur : j'ai le sentiment que je ne suis rien. - Je peux te donner la connaissance en échange de quelque chose dont j'ai besoin, dit le soufi. Apporte-moi un petit tapis : je dois le donner à quelqu'un qui sera alors en mesure de contribuer à l'accomplissement de notre sainte tâche." L'homme partit à la recherche d'un marchand de tapis. Quand il en eut trouvé un, il lui dit : "Donne-moi un tapis, juste un petit : je dois le donner à un soufi, qui me donnera la connaissance. Il a besoin du tapis pour le donner à quelqu'un qui sera en mesure de contribuer à l'accomplissement de notre sainte tâche. - Tu me parles de toi, du stade où tu en es, du soufi et de son travail, et de l'homme qui doit utiliser le tapis. Et moi dans tout cela ? J'ai besoin de fil pour tisser mes tapis. Apporte-moi du fil, et je t'aiderai." L'homme partit à la recherche de celui ou de celle qui pourrait lui donner du fil. Sa recherche le mena à la cabane d'une fileuse. "Fileuse, dit-il, donne-moi du fil. Je le donnerai au fabricant de tapis, qui me donnera un tapis que je donnerai à un soufi qui

le donnera à un homme qui doit accomplir notre sainte tâche. En échange, j'obtiendrai la connaissance, l'objet de mes désirs. - Tu as besoin de fil, répliqua la femme, et moi alors ? Fais-moi grâce de tes considérations sur toi-même, ton soufi, ton fabricant de tapis et celui qui doit avoir le tapis. Et moi dans tout cela ? J'ai besoin de poil de chèvre pour faire du fil. Apporte-m'en, tu auras ton fil." L'homme prit congé de la fileuse et s'éloigna. En chemin, il rencontra un chevrier. Il lui expliqua pourquoi il avait besoin de poil de chèvre. "Et moi dans tout cela ? dit le chevrier. Tu as besoin de poil de chèvre pour acheter la connaissance, moi j'ai besoin de chèvres pour te fournir ce que tu cherches. Trouvemoi une chèvre, et je t'aiderai volontiers." L'homme se mit en quête d'un marchand de chèvres. Quand il l'eut trouvé, il lui fit part de ses problèmes. "La connaissance, le fil, les tapis : qu'est-ce que j'en sais, moi ? dit le marchand. Tout ce que je sais, c'est que chacun semble prendre soin de ses intérêts. Parlons plutôt de mes besoins ! Si tu peux les satisfaire, alors nous parlerons chèvres, et tu pourras penser à la connaissance autant que tu voudras. - De quoi as-tu besoin ? - La nuit, mes chèvres vagabondent un peu partout et s'égarent. J'ai besoin d'un enclos pour les parquer. Trouvem'en un, et nous verrons ce que je peux faire pour toi." L'homme partit à la recherche d'un enclos. Ses investigations le conduisirent à l'atelier d'un menuisier.

"Oui, dit le menuisier, je peux fabriquer un enclos pour celui qui en a besoin. Quant au reste, tu aurais pu m'épargner les détails. Les tapis, la connaissance et autres choses du même genre, cela ne m'intéresse absolument pas. J'ai un désir, aide-moi à le réaliser, autrement je ne vois pas pourquoi je devrais t'aider en fabriquant un enclos. - Quel est-il ? - Je désire me marier. Or personne, semble-t-il, ne veut se marier avec moi. Charge-toi de me trouver une épouse, alors nous parlerons de tes problèmes." L'homme prit congé du menuisier et mena une enquête méthodique. Il finit par trouver une femme qui lui dit après qu'il eut parlé du menuisier : "Je connais une jeune fille qui ne désire qu'une chose : se marier avec un menuisier tel que tu le décris. À la vérité, toute sa vie elle a pensé à lui. C'est un vrai miracle que cet homme existe et qu'elle puisse en entendre parler par ton intermédiaire et le mien. Mais qu'en est-il de mes désirs à moi ? Chacun désire ce qu'il désire, les gens semblent avoir besoin de ceci ou de cela, ou vouloir cette chose-ci ou cette chose-là, ou imaginer avoir besoin d'aide, ou avoir réellement besoin d'aide, mais personne n'a encore rien dit de mes besoins ! - Et quels sont-ils ? s'enquit l'homme. - Je ne veux qu'une seule chose, répondit la femme, je l'ai voulue toute ma vie : aide-moi à l'obtenir, je te donnerai tout ce que je possède. Ce que je veux, car j'ai fait l'expérience de tout le reste, c'est... la connaissance. - Mais on ne peut pas avoir la connaissance sans tapis, protesta l'homme.

- J'ignore ce qu'est la connaissance, mais je suis sûre que ce n'est pas un tapis, rétorqua la femme. - C'est vrai, dit l'homme, comprenant qu'il lui faudrait être patient, mais avec la jeune fille pour le menuisier, on peut avoir l'enclos pour les chèvres. Avec l'enclos pour les chèvres, on peut avoir le poil de chèvre pour la fileuse. Avec le poil de chèvre, on peut avoir le fil. Avec le fil, on peut avoir le tapis. Avec le tapis, on peut avoir la connaissance. - Que me chantes-tu là ? dit la femme. Pour ma part, je ne suis pas disposée à déployer autant d'efforts pour avoir ce que je veux !" Il eut beau la supplier, elle le congédia. Ces difficultés et l'état de désarroi où elles le précipitèrent le firent presque désespérer de la race humaine. Il se demandait maintenant s'il saurait utiliser la connaissance quand il l'aurait obtenue. Il se demandait aussi pourquoi tous ces gens ne pensaient qu'à eux. Il finit par ne plus penser qu'au tapis. Il errait un jour dans les rues d'une bourgade, marmonnant entre ses dents, quand un marchand, l'entendant marmonner, s'approcha de lui pour saisir ce qu'il disait. "On a besoin d'un tapis, disait le vagabond, pour le donner à un homme, afin qu'il puisse accomplir notre sainte tâche." "Ce vagabond n'est pas ordinaire", pensa le marchand. "Derviche errant, lui dit-il, je ne comprends pas ce que tu psalmodies, mais j'éprouve un profond respect pour ceux qui se sont engagés sur le Chemin de la Vérité. Je t'en

prie, aide-moi. Si tu veux bien. Les gens de la voie soufie ont, je le sais, une fonction spéciale dans la société." Le vagabond leva les yeux, vit l'affliction sur le visage du marchand. "Je souffre et j'ai souffert, lui dit-il. Tu as des ennuis, sans aucun doute. Mais je n'ai rien, je ne peux même pas me procurer un peu de fil à tisser quand j'en ai besoin... Dis-moi quand même ce que tu veux, je ferai ce que je peux. - Homme fortuné ! dit le marchand, sache que j'ai une fille unique, belle comme le jour. Elle est atteinte d'un mal qui la fait dépérir. Viens lui rendre visite, peut-être sauras-tu la guérir." Si profonde était l'affliction du marchand, et si grandes ses espérances, que le vagabond ne put faire autrement que de l'accompagner au chevet de sa fille. Dès qu'il entra dans la chambre, elle lui dit : "Je ne sais pas qui tu es, mais je sais que tu peux m'aider. De toute façon, qui d'autre le pourrait ? Je suis amoureuse d'un menuisier." Elle prononça le nom de l'homme auquel le voyageur avait demandé de fabriquer l'enclos pour les chèvres. "Ta fille veut se marier avec un très estimable menuisier de ma connaissance", dit-il au marchand. Celui-ci fut ravi de l'apprendre : il avait cru que les propos que lui tenait sa fille au sujet du menuisier étaient le symptôme et non la cause de sa maladie. La vérité, c'est qu'il l'avait cru folle. Le voyageur revint chez le menuisier, qui construisit l'enclos pour les chèvres. Le marchand de chèvres lui offrit quelques-unes de ses plus belles bêtes. Il les amena au chev-

rier, qui lui donna du poil de chèvre, qu'il apporta à la fileuse, qui lui donna du fil. Puis il apporta le fil au fabricant de tapis, qui lui donna un petit tapis. Ce tapis, il le rapporta au soufi. "Tu as pu m'apporter ce que je t'avais demandé, dit le soufi, parce que tu n'as pas travaillé pour toi : tu as travaillé pour le tapis. "Maintenant, je peux te donner la connaissance." Ce conte évoque la dimension cachée dans la vie, dont la perception permet au maître soufi d'inciter son élève à subir une transformation en dépit de ses désirs, parfois en en tirant parti. Il provient des traditions orales des derviches du Badakhshan. La forme sous laquelle il est présenté ici porte la marque de Khzvaja Mohammed Baba Samasi, grand maître de l'Ordre des Maîtres (Khwajagan), troisième de la lignée avant Bahaudin Naqshband. Baba Samasi est mort en 1354.

La Boutique du Marchand de Lampes. Deux hommes se rencontrent dans une rue déserte par une nuit sans lune. "Je cherche une boutique située non loin d'ici, qui s'appelle "La Boutique du Marchand de Lampes", dit le premier. - Il se trouve que j'habite près d'ici, je peux t'en indiquer le chemin, dit le second. - Je devrais pouvoir la trouver tout seul : on m'a donné toutes les indications nécessaires, et je les ai notées. - Alors, pourquoi m'en parles-tu ? - Histoire de parler. - Ainsi, tu veux une compagnie, pas des indications. - Oui, je pense que c'est ça. - Tu es arrivé jusqu'ici. Ne serait-il pas plus simple maintenant de suivre les indications d'un habitant des lieux, d'autant que, à partir d'ici, les choses deviennent difficiles. - J'ai confiance dans les indications qui m'ont été données : elles m'ont conduit jusqu'ici. Je ne suis pas sûr de pouvoir me fier à quelque chose ou à quelqu'un d'autre. - Ainsi, celui dont tu tiens tes premières informations, et à qui tu te fies, ne t'a pas appris comment savoir à qui te fier ? - C'est bien ça. - As-tu un autre but ? - Non, je veux seulement trouver la Boutique du Marchand de Lampes.

- Peux-tu me dire pourquoi tu cherches une boutique de lampes ? - Parce que je tiens de source sûre qu'on y trouve des appareils qui permettent de lire dans le noir. - Tu as raison, mais il y a une condition préalable, et une information. Je me demande si tu y as pensé. - De quelle condition et de quelle information parlestu ? - Pour pouvoir lire à l'aide d'une lampe, tu dois déjà savoir lire. - Tu ne peux pas me le prouver ! - Certainement pas par une nuit sans lune. - Et l'"information", quelle est-elle ? - La voici : la Boutique du Marchand de Lampes est encore là où elle a toujours été, mais les lampes ont été transportées quelque part ailleurs. - Je ne sais pas à quoi ça ressemble une "lampe", mais où pourrais-je en trouver une sinon à la Boutique de Lampes ? Après tout, c'est pour ça qu'on l'appelle "Boutique de Lampes" ! - Oui, mais l'appellation "Boutique de Lampes" peut avoir deux sens différents et opposés. Cela peut vouloir dire "un lieu où l'on peut se procurer des lampes", ou bien "un lieu où l'on en trouvait autrefois mais où il n'y en a plus aujourd'hui". - Tu ne peux pas me le prouver ! - Sais-tu que beaucoup de gens pourraient te prendre pour un idiot ? - C'est toi que beaucoup de gens pourraient traiter d'idiot, même si tu n'en es sans doute pas un. Tu as prob-

ablement une arrière-pensée : m'envoyer, par exemple, chez un marchand de lampes de tes amis ; ou m'empêcher de posséder une lampe. - Je suis pire que tu ne penses. Au lieu de te promettre des "Boutiques de Lampes" et de te laisser croire que tu y trouverais la réponse à tes problèmes, je voulais tout d'abord déterminer si tu savais lire ; et si la boutique dont tu t'approchais contenait des lampes ; ou si l'on ne pourrait pas te procurer une lampe par un autre moyen." Les deux hommes se regardent un instant tristement. Et chacun se remet en chemin. L'auteur de cette histoire, Shaikh-Pir Shattari, est mort en Inde en 1632. Son tombeau se trouve à Meerut. On dit qu'il est en contact télépathique avec "les maîtres passés, présents et futurs", et transmet leur message au moyen d'histoires qui s'inspirent de la vie quotidienne.

La voiture à cheval. Il y a trois degrés dans l'étude de l'homme. Le premier, c'est la Science de la connaissance ordinaire ; le deuxième, la Science des états intérieurs inhabituels ; le troisième, la Science de la Réalité véritable : au-delà de ce qu'appréhendent les deux premières. Seule la connaissance intérieure réelle apporte la connaissance de la Science de la Réalité véritable. Les deux autres sont des reflets, chacune sous sa forme particulière, de la troisième, sans laquelle elles sont presque inutiles. Imaginez le conducteur d'une voiture à cheval. Il est assis dans un véhicule, tiré par un cheval, qu'il guide. L'intellect est le "véhicule", la forme extérieure dedans laquelle chacun formule où il pense être et ce qu'il a à faire. Le véhicule permet au cheval et à l'homme d'opérer. C'est ce que nous appelons tashkil, la forme ou la formulation extérieures. Le cheval, la force motrice, représente l'énergie, en particulier l'énergie appelée "état d'émotion". Cette force est nécessaire pour mettre le véhicule en mouvement. L'homme, ici, est ce qui perçoit, autrement et mieux que l'intellect et l'émotion, l'objectif et les possibilités qu'offre la situation, et permet au véhicule de prendre la direction de l'objectif à atteindre, et de l'atteindre. Chacun des trois éléments est en mesure, à lui seul, de remplir des fonctions. Mais la fonction combinée, "le mouvement du véhicule", ne peut s'accomplir que lorsque les trois éléments sont reliés et associés de la bonne manière.

Seul l'"homme", le moi réel, sait quel est le lien entre les trois éléments, et dans quelle mesure et de quelle manière chacun a besoin des deux autres. Savoir combiner les trois éléments, c'est le "grand oeuvre". Trop d'hommes, un cheval trop inadéquat, un véhicule trop léger ou trop lourd, et le résultat ne se produira pas. Ce fragment est consigné, en persan, dans un carnet derviche. L'histoire, sous des formes diverses, est bien connue des écoles soufies, de Damas à Delhi.

Le boiteux et l'aveugle. Un boiteux entra dans une auberge et s'assit dans un coin. "Je n'arriverai pas à temps au banquet du sultan, dit-il à son voisin : à cause de mon infirmité, je ne vais pas assez vite." L'autre leva la tête : "Moi aussi, j'ai été invité au festin ; mon sort est encore moins enviable que le tien : je suis aveugle, je ne peux diriger mes pas vers le but." Un troisième homme qui avait écouté leur dit : "Ne comprenez-vous pas qu'à vous deux vous avez les moyens d'atteindre votre destination. L'aveugle peut marcher avec le boiteux sur son dos. Ainsi pourrez-vous presser le pas et suivre le chemin." C'est ainsi que les deux infirmes allèrent jusqu'au bout du chemin, où les attendait le festin du sultan. En route, ils avaient fait halte dans une maison de thé, et expliqué leur situation à deux hommes qui se trouvaient là et semblaient abattus. L'un était sourd, et l'autre muet. Ils avaient été invités tous les deux au festin. Le muet avait entendu mais ne pouvait transmettre le message à son ami le sourd. Le sourd pouvait parler mais n'avait rien à dire. Ni le sourd ni le muet n'arrivèrent au festin : cette fois, il n'y avait pas de troisième homme pour les éclairer sur leur problème, sans parler de la manière dont ils auraient pu le résoudre.

On rapporte qu'Abdul-Qadir légua un manteau soufi rapiécé, avec la précision suivante : le manteau devrait être remis à celui de ses successeurs qui naîtrait près de six cents ans après sa mort. En 1563, Sayed Sikandar Shah, Qadiri, chargé par héritage d'exécuter le fidéicommis, trouva le bénéficiaire du legs et lui remit l'objet. C'est ainsi que le sheikh Ahmed Faruqi de Sirhind, maître naqshbandi, fut revêtu du manteau d'Abdul-Qadir. Ahmed Faruqi avait déjà été initié au sein de seize Ordres derviches par son père. Celui-ci, après de longs et périlleux voyages en quête de la connaissance, était parvenu à reconstituer la tradition soufie dispersée. Sirhind était le lieu désigné pour la manifestation du Grand Maître. Depuis des générations, on attendait sa venue. Ahmed Faruqi se fit connaître. Les chefs de tous les Ordres de l'époque reconnurent son autorité. Depuis lors, les maîtres naqshbandis peuvent initier leurs disciples au sein des quatre grands Ordres : les Ordres chishti, qadiri, suhra-wardi et naqshbandi. Ce conte ("Le boiteux et l'aveugle") est attribué à Ahmed Faruqi (mort en 1615). Il ne peut être lu que par ceux qui ont reçu des instructions précises à cet effet ; ou par ceux qui ont déjà étudié "Les aveugles et la question de l'éléphant" de Hakim Sanaï.

Les serviteurs et la maison. Il était une fois un homme sage et bienveillant qui possédait une grande maison et devait s'absenter souvent pour de longues périodes. Chaque fois qu'il partait, il laissait la maison sous la garde de ses serviteurs. Les serviteurs étaient très négligents. Il leur arrivait d'oublier la raison de leur présence dans la maison : alors, ils s'acquittaient de leurs tâches mécaniquement. Il leur arrivait aussi de penser qu'ils devraient faire les choses d'une autre manière que celle qui avait été prescrite quand les tâches leur avaient été assignées, et ce, parce qu'ils ne savaient plus clairement quelles étaient leurs fonctions. Le maître s'étant absenté pour une très longue période, une nouvelle génération de serviteurs vit le jour qui se crut bel et bien propriétaire des lieux. Cependant, comme ils étaient limités par leur environnement immédiat, ils avaient l'impression de se trouver dans une situation paradoxale. Parfois, ils voulaient vendre la maison, et ne trouvaient pas d'acheteurs - parce qu'ils ne savaient comment procéder. D'autres fois, des gens désireux de l'acquérir venaient se renseigner sur les conditions et demandaient à voir le titre de propriété ; et les serviteurs, qui n'y connaissaient rien en titres, les prenaient pour des fous et ne les traitaient pas comme des acheteurs sérieux. Paradoxe aussi pour eux le fait que des provisions et du matériel destinés à la maison continuaient d'apparaître "mystérieusement" : cet approvisionnement ne cadrait pas avec l'hypothèse selon laquelle les occupants étaient responsables de la totalité des lieux.

Afin de leur rafraîchir la mémoire, des instructions sur la tenue de la maison avaient été laissées dans les appartements du maître. Mais, après la première génération, ceux-ci étaient devenus à ce point sacro-saints que personne n'avait le droit d'y pénétrer. Avec le temps, la question des appartements du maître avait fini par être considérée comme un mystère insondable. Certains allaient jusqu'à prétendre que ces appartements n'existaient pas, en dépit du fait qu'ils pouvaient en voir les portes d'accès. "Ces portes, expliquaient-ils, ne sont pas des portes, mais des éléments de la décoration des murs." Voilà dans quelle situation se trouvait le personnel de la maison. Il ne resta pas fidèle à son engagement initial, il ne prit jamais non plus la maison en charge. On rapporte que le martyr soufi el-Hallaj aimait conter cette histoire. Il fut exécuté en 922 pour avoir dit : "Je suis la Vérité." On lui doit un remarquable recueil de poèmes mystiques. Au cours du dernier millénaire, de nombreux soufis ont maintenu inébranlablement, non sans risque, que Hallaj était un illuminé de haut rang.

L'homme généreux. Il était une fois un homme riche et généreux qui vivait à Boukhara. Cet homme occupait un rang élevé dans la hiérarchie invisible : c'est pourquoi on l'appelait le "Seigneur du Monde". Chaque jour, le seigneur donnait de l'or à une catégorie de gens : les malades, les veuves, les misérables... Il mettait une seule condition à sa libéralité : personne ne devait mendier avec sa langue, ni ouvrir la bouche pour dire quoi que ce soit. Tous n'étaient pas capables de garder le silence. Ce jour-là, c'était au tour des juristes de recevoir les dons de l'homme généreux de Boukhara. L'un d'eux ne put se dominer : il fit appel à sa générosité dans un long plaidoyer, et ne reçut rien. Il revint à la charge le lendemain. C'était le tour des malades. Il attacha des attelles à son tibia, à gauche et à droite, afin qu'on puisse supposer que sa jambe était cassée. Le seigneur le vit, le reconnut et ne lui donna rien. Il essaya encore maintes et maintes fois ; il se déguisa même en femme : chaque fois, le seigneur le reconnut et ne lui fit pas l'aumône. Il se rendit finalement chez un marchand de linceuls. "Enveloppe-moi dans un suaire, lui dit-il, puis étends-moi au bord de la route. Quand le seigneur passera, peut-être croira-t-il voir un cadavre et jettera-t-il de l'argent pour les funérailles. Je t'en donnerai une partie." Le marchand de linceuls fit ce que le juriste avait dit. Le seigneur vint à passer, et laissa tomber une pièce d'or sur le suaire ; le juriste saisit la pièce de peur que le marchand ne la prenne avant lui.

"Ce que tu m'as toujours refusé, vois comment je l'ai obtenu ! dit-il au bienfaiteur. - Tu ne peux rien recevoir de moi, répondit l'homme généreux, tant que tu n'es pas mort. C'est le sens de la formule : "L'homme doit mourir avant de mourir." Le don vient après la "mort", pas avant. Et même cette "mort" n'est pas possible sans aide." Ce conte, tiré du Mathnavi de Rumi (Livre sixième), se passe d'explication. Les derviches l'utilisent pour souligner ce point : si l'on peut s'emparer par la ruse de certains "dons", l'aptitude ("l'or") qu'un maître comme l'homme généreux de Boukhara se laisse volontiers arracher possède un pouvoir au-delà de son pouvoir apparent. C'est la qualité insaisissable de la baraka.

L'hôte et les invités. Le maître est pareil à l'hôte dans la maison. Les invités sont ceux qui essaient d'étudier la Voie. Ils ne se sont encore jamais trouvés dans une maison, ils ne savent pas très bien à quoi cela peut ressembler. La maison existe, pourtant. Quand les invités entrent dans la maison et découvrent le lieu réservé aux sièges, ils posent des questions. "C'est un lieu où nous nous asseyons", leur dit-on. Alors, ils s'assoient sur les chaises, même s'ils ne sont que vaguement conscients de leur fonction. L'hôte les reçoit, mais ils continuent de poser des questions, souvent mal à propos. En bon hôte, il ne leur en tient pas rigueur. Ils veulent savoir, par exemple, où et quand ils vont manger. Ils ne savent pas que personne n'est seul, et qu'à l'instant même certains parmi les gens de la maison sont occupés à faire cuire les aliments, et qu'il existe une autre pièce où ils s'assiéront pour prendre un repas. Parce qu'ils ne peuvent voir le repas, ou la préparation du repas, ils sont perplexes, dans le doute, ou mal à l'aise. Le bon hôte, qui connaît les problèmes des invités, doit les mettre à l'aise afin qu'ils soient capables d'apprécier la nourriture quand elle leur sera offerte. Au début, ils ne sont pas en état d'approcher de la table. Certains des invités comprennent plus vite que d'autres et sont plus prompts à établir un rapport entre les différents éléments de la maison. Ceux-là peuvent transmettre à leurs amis plus lents. L'hôte, pendant ce temps, donne à chaque invité la réponse qui cor-

respond à son aptitude à percevoir l'unité et la fonction de la maison. Il n'est pas suffisant qu'une maison existe, qu'elle soit prête à recevoir des invités, que l'hôte soit présent : quelqu'un doit exercer activement la fonction d'hôte afin que les nouveaux venus, envers qui l'hôte a une responsabilité, puissent se familiariser avec la maison. Au début, nombre d'entre eux n'ont pas conscience d'être des invités ou, plus exactement, de ce qu'implique la situation d'invité : de ce qu'ils peuvent y apporter, de ce qu'ils peuvent en recevoir. L'invité expérimenté, qui a une bonne connaissance des maisons et de l'hospitalité, est enfin à l'aise dans sa condition d'invité. Il est alors en mesure de mieux comprendre ce qui se rapporte aux maisons et aux aspects variés de la vie dans les maisons. Tant qu'il en est encore à essayer de comprendre ce qu'est une maison, ou de se rappeler les convenances à respecter, son attention est trop accaparée pour qu'il puisse observer la beauté, la valeur ou la fonction des meubles de la maison. Cette parabole vénérée, tirée des enseignements de Nizamudin Awlia (XIVe siècle), a plusieurs niveaux de sens. Elle fait référence à la mise en ordre des fonctions psychiques, préalable au développement d'une forme de perception supérieure. L'histoire indique aussi quelles sont les conditions nécessaires au fonctionnement d'un groupe soufi ; elle évoque les relations d'interdépendance entre les

membres du groupe et la manière dont ils peuvent se compléter mutuellement. Les différents éléments doivent être organisés selon une certaine configuration pour que l'individu puisse bénéficier des efforts du groupe : c'est un point d'une extrême importance. "L'hôte et les invités" est un des contes soufis qui font l'objet d'une mesure de contrainte. Il ne peut être étudié isolément. Où qu'il le trouve consigné, l'étudiant doit lire l'histoire suivante immédiatement après. Ce conte ne figure dans aucun des grands classiques. On le trouve dans les carnets que les derviches portent sur eux et étudient de temps à autre, dans le cadre d'un programme d'études proposé. La présente version provient d'un manuscrit qui l'attribue à Khwaja Amir-Sayed Kulal Sokhari (mort en 1371).

Le fils du roi. Au pays où tous les hommes sont pareils à des rois vivait une famille en grand et réel contentement, dans un environnement que la langue humaine ne saurait décrire parce que rien de ce que connaissent les humains d'aujourd'hui ne peut s'y comparer. Le jeune prince Dhat était heureux de vivre au pays de Sharq, jusqu'au jour où ses parents lui dirent : "Très cher fils, la coutume veut que tout prince royal, quand il a atteint l'âge requis, parte subir une épreuve : cela, afin de se préparer à la royauté et de parvenir, par la vigilance et l'effort, à un degré d'humanité qu'il ne pourrait atteindre d'aucune autre façon. Ainsi en est-il depuis le commencement, ainsi en sera-t-il jusqu'à la fin." Le prince Dhat fit des préparatifs pour le voyage, et les membres de sa famille lui fournirent toute la nourriture qu'ils pouvaient : un aliment spécial dont il se nourrirait durant l'exil. Cet aliment, bien qu'en quantité illimitée, n'occupait qu'un volume restreint. Ils mirent à sa disposition d'autres ressources, dont il n'est pas possible de parler : s'il en usait correctement, elles le protégeraient. Son voyage le mènerait jusqu'au pays de Misr. Des guides l'accompagneraient. Et il devrait revêtir un déguisement. Dhat reçut les vêtements qui convenaient à sa condition nouvelle, des vêtements qui ne ressemblaient guère à ceux d'un prince de sang royal. Il avait pour tâche de rapporter de Misr un joyau gardé par un monstre redoutable. Ses guides le quittèrent, Dhat se retrouva seul en terre inconnue.

Il rencontra bientôt un autre voyageur, chargé de la même mission. Ensemble, les deux compagnons parvinrent à garder le souvenir de leurs sublimes origines, mais l'air qu'ils respiraient et la nourriture qu'ils absorbaient jour après jour les plongèrent peu à peu dans une sorte de sommeil. Et le jeune prince oublia sa mission. Dhat vécut des années au pays de Misr, gagnant de quoi subvenir à ses besoins en exerçant un humble métier, apparemment dans l'inconscience de la tâche qu'il lui fallait accomplir. Les habitants de Sharq, par des moyens d'eux seuls connus, en vinrent à apprendre dans quelle situation désastreuse le jeune prince se trouvait. Ils se concertèrent à leur manière pour faciliter sa libération et lui permettre de persévérer dans sa mission. Ils lui envoyèrent, par une étrange voie, ce message : Éveille-toi ! Tu es le fils d'un roi. Nous t'avons envoyé accomplir une tâche essentielle. Tu dois retourner chez toi. Le message réveilla le prince Dhat, qui parvint jusqu'au monstre ; il l'endormit en utilisant certains sons et se saisit de la pierre précieuse qui était en sa garde. Dhat se guida alors sur les sons du message qui l'avait réveillé, se dépouilla de ses vêtements d'exil, revêtit ceux de sa terre d'origine et, guidé par le Son, prit le chemin du retour. En un rien de temps, il fut au pays de Sharq, le pays de ses pères, et arriva chez lui. Grâce aux expériences qu'il avait vécues, il fut capable de voir la splendeur de ce lieu, lieu sûr, comme il ne

l'avait jamais vue auparavant. Il comprit que c'était le lieu commémoré vaguement par les habitants de Misr, qui lui donnaient le nom de Salamat, mot qui signifiait pour eux "soumission". Dhat le savait maintenant, Salamat signifie "paix". On trouve le même thème dans l'"Hymne de l'Âme" (Évangiles apocryphes). Le philosophe Ibn-Sina (mort en 1038), connu en Occident sous le nom d'Avicenne, l'a traité dans son allégorie de "l'exil de l'âme" (Poème de l'Âme). La source de la présente version est un manuscrit dans lequel un derviche errant a consigné un récital donné, à ce qu'il affirme, par Amir Sultan, Sheikh de Boukhara, qui enseigna à Istanbul et mourut en 1429.

Appendice. Maîtres et auteurs mentionnés dans ce livre, par ordre chronologique. (La date indiquée est celle de leur mort.) VIIe siècle : 634 : Abu-Bakr el-Saddiq, Compagnon du Prophète et Premier calife. 657 : Hadrat Uwais el-Qarni, guide des soufis uwaisis, contemporain du Prophète Mohammed. 661 : Hadrat Ali, fils de Abu-Talib, gendre et Compagnon de Mohammed ; Quatrième calife. 680 : Sayed Hussein, fils de Hadrat Ali, martyr. VIIIe siècle : 728 : Hassan de Basra, né à Médine, orateur et ancien soufi. 790 : Jabir, fils de el-Hayyan, disciple de Jafar ; "Geber l'Alchimiste" dans la littérature européenne. IXe siècle : 803 : Fudaïl, fils de Ayad, "le Bandit de grand chemin", mort à La Mecque. Il instruisit le calife Haroun el-Raschid. 828 : Abu el-Atahiyya : il fonda l'Ordre derviche maskhara (les gens de la Fête). 860 : Dhun-Nun l'Égyptien, "Seigneur des Poissons" ; il déchiffra les hiéroglyphes. 875 : Bayazid (Abu-Yazid) de Bistam, "Guide des Savants".

885 : Abu-Ali de Sind, maître de Bayazid. Il n'avait qu'une connaissance très incomplète de l'islam mais transmettait les expériences soufies. Xe siècle : 922 : Mansur el-Hallaj, "Celui qui carde la laine" : considéré comme un apostat, il fut exécuté. 934 : Abu-Ali Mohammed, fils de el-Qasim el-Rudbari. 965 : El-Mutanabbi, poète arabe classique. Abu Ishak Chishti, du Turkestan. XIe siècle : 1038 : Ibn-Sina (connu en Occident sous le nom d'Avicenne), philosophe. 1072 : Ali el-Hujwiri, saint, auteur du Kashf al-Mahjub (Le Dévoilement du Voilé). 1078 : Khwaja ("Maître") Ali Farmadhi, de la Chaîne de Succession naqshbandie. 1089 : Khwaja Abdullah Ansar, poète classique et mystique, enterré à Gazargah. XIIe siècle : 1111 : Imam el-Ghazali, Iran, ("la Preuve de l'Islam"), enseignant et auteur d'ouvrages classiques en arabe et en persan. 1140 : Yusuf Hamadani. 1150 : Hakim Sanaï de Ghazna, Afghanistan, auteur de nombreux classiques, dont Le Jardin clos de la Vérité (1130). 1166 : Hadrat Abdul-Qadir de Gilan, fondateur de l'Ordre qadiri.

1174 : Ahmed el-Rifaï, fondateur de l'Ordre derviche rifaï (l'Ordre des derviches hurleurs). XIIIe siècle : 1221 : Najmudin Kubra, mort sur le champ de bataille. 1230 : Sheikh Faridudin Attar, inspirateur de Rumi, auteur de classiques soufis. 1234 : Sheikh Shahabudin Omar Suhrawardi, disciple d'Abdul-Qadir de Gilan, auteur des Dons de la connaissance profonde. 1273 : Maulana Jalaludin "Rumi", de Balkh, Afghanistan. Il enseigna à Rum (Iconium-Konya). Auteur du Mathnavi, du Fihi-ma-fihi, etc. 1276 : Sheikh Ahmed el-Bedavi : il fonda l'Ordre bedavi en Égypte. 1294 : Majnun Qalandar ("le Vagabond fou"). On rapporte qu'il enseignait uniquement par télépathie. Yusuf Qalandar d'Andalousie, guide des Qalandars (les derviches errants). XIVe siècle : 1306 : Khwaja Ali Ramitani, du Turkestan, maître des Khwajagan ("Maîtres"). 1311 : Timur Agha, de Turquie. 1325 : Nizamudin Awlia, grand saint de l'Inde. 1354 : Khwaja Mohamed Baba Samasi, maître des Khwajagan. 1371 : Khwaja Amir-Sayed Kulal Sokhari, maître de la Chaîne naqshbandie. 1382 : Bakhtiar Baba.

1389 : Maulana Hadrat Bahaudin Naqshband, "le Shah", maître des Naqshbandis ; Khwajagan. 1397 : Hadrat Omar Khilwati, fondateur de l'Ordre khilwati (l'Ordre des reclus). XVe siècle : 1429 : Amir Sultan, Sheikh de Boukhara. 1492 : Hakim Nurudin Abdur-Rahmart Jami, auteur classique persan. XVIe siècle : 1563 : Shah Mohammed Gwath Shattari, fondateur de l'Ordre shattari (la Voie "rapide"). 1563 : Sikander Shah, Qadiri. 1575 : Sheikh Hamza Malamati Maqtul (exécuté). XVII siècle : 1605 : Amil-Baba ("l'Ouvrier"). 1615 : Sheikh Ahmed Faruqi, d'Afghanistan. 1632 : Sheikh-Pir Shattari. 1670 : Yunus, fils d'Adam. XVIIIe siècle : 1719 : Murad Shami. 1750 : Sheikh Mohamed Jamaludin, d'Adrianople. Il fonda l'Ordre jamalia. 1765 : Salim Abdali. 1790 : Pir-i-Do-Sara, Sarmouni. XIXe siècle :

1813 : Mohammed Asghar. 1818 : Sayed Sabir Ali-Shah. 1832 : Sheikh Qalandar Shah, Suhrawardi. 1846 : Sheikh Nasir el-Din Shah. 1854 : Sayed Shad, Qadiri. 1860 : Sayed Imam Ali Shah. 1864 : Sayed Mohamed Shah (Jan-Fishan Khan) 1870 : Awad Afifi, le Tunisien. 1881 : Sayed Ghaus Ali Shah. XXe siècle : 1900 : Dervish Bahaudin Ankabut, de Boukhara 1962 : Soufi Abdul-Hamid Khan, de Qandahar. 1965 : Sheikh Daud, de Qandahar.

[1]

(1) Sur les groupes Amou Daria (ou Sarmoun), voir : Rencontres en chemin, Omar Michael Burke, Le Courrier du Livre, 1999, p. 253 à 268 (N. d. T.). [2]

(2) Sur le monastère Aubshaur, ou Abshar, voir : Voyages avec un maître soufi, Bashir Dervish, Flammarion, 1986, p. 228 à 242 ; Documents on Contemporary Dervish Communities, "Abshar Monastery", R. W. Davidson, Octagon Press, Londres, 1966 (N. d. T.). [3]

Roderick. Roderigo. Rodrigue.

[4]

Vampire femelle des légendes orientales (N. d. T.).

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