1 Ayari
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analyse d'une improvisation de munir baschir...
Description
Mondher AYARI 1 L ART DE L IMPROVISATION DANS LES MUSIQUES DU M MA A QÂM QÂ M ’
’
Résumé
La production musicale, en particulier dans les cultures de tradition orale du bassin méditerranéen, ne se réduit pas à une simple adéquation à la théorie : elle conserve une part de singularité propre, qui en constitue la richesse essentielle. Un tel corpus aussi complexe et divers n’a pas encore fait l ’objet d’une étude générale : la multiplicité des productions singulières qui le constituent est a priori un obstacle à la vision synthétique que nous voulons en avoir dans le cadre du projet CréMusCult 2. L’articulation méthodologique se fonde sur une série d’allers et retours entre enquête anthropologique/expérimentation psychologique d’un côté, et analyse musicale/modélisation cognitive de l ’autre. Plusieurs traditions et répertoires musicaux du bassin méditerranéen – en particulier la Grèce, la Turquie, le Proche-Orient jusqu’au Maghreb – seront pris en considération selon une perspective conjointement conjointement synchronique (comparatiste), accessoirement accessoirement e diachronique (du début du XX siècle à nos jours). Elle interroge l’impact de l’oralité sur le rapport subjectif à la création et à l ’objet artistique, et comporte la mise en place de plates-formes informatique et multimédias.
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Mondher Ayari est maître de conférences à l’ l ’Université de Strasbourg et chercheur associé à l’Ircam-CNRS à Paris. Il a publié, entre autres, des essais aux éditions L'Harmattan tels que L'écoute des musiques arabes improvisées : essai de psychologie cognitive de l'audition. En tant qu’é qu’éditeur, diteur, il a publié trois anthologies intitulées De la théorie à l'art de l'improvisation : analyse de performances et modélisation musicales, Musique, Signification et Émotion, et Les corpus de Cognition Musicales ». l ’ ’oralié o ralié publiées chez Delatour-France, dans la collection « Culture et Cognition 2 est un projet de recherche financé par l’ l ’ANR (Appel d’ d’offre « Création »). Le projet CréMusCult est porte sur la Créativité/Musique/Culture : analyse et modélisation de la créativité musicale et de son impact culturel . Pour plus de détails, voir : http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/ayari/ANR/ CreMusCult/Partenaires.html.
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’improvisation Penser l ’improvisatio
1. Détermination de pertinences
Cette étude a pour objectif de concevoir une modélisation formelle et cognitive de la musique improvisée (les musiques du maqâm maqâm en particulier). Il s’agit de créer un programme informatique qui permet d’effectuer des analyses computationnelles, visualisant un large éventail de caractérisations musicales 3. La spécificité de cette recherche pluridisciplinaire rend le modèle informatique apte à dégager des logiques de perception et de compréhension de la musique du maqâm rendant maqâm rendant compte avec pertinence des conduites d ’écoute des auditeurs et des stratégies créatives des musiciens. Ainsi, l’environnement informatique simulera (a) les processus de structuration et de segmentation de la musique et ceux qui sont influencés par la reconnaissance sur la base de schémas culturels ; et (b) l’impact de l’expertise des auditeurs sur les processus de la perception et de la compréhension musicales. musicales. Le volet expérimental de cette recherche pose une hypothèse centrale selon laquelle les patterns rythmiques et mélodiques dans une séquence musicale entendue qui correspondent aux schémas de connaissances acquises, pourraient activer ces schémas qui affecteraient à leur tour, de façon descendante et dynamique, l’opération des processus d’organisation musicale : organisations séquentielle et hiérarchique. L’auditeur, pour analyser la structure du maqâm (dans sa forme improvisée), implique des processus de réduction musicale et de segmentation qui opèrent à la fois sur la base d’informations sensorielles de façon « ascendante » et sur la base de connaissances acquises sur les notions théoriques du système musical de façon « descendante », allant d ’un pattern d’événements bien connu (degré stable, motif mélodique, geste de clôture, etc.) à des formes d’enchaînement de sections plus complexes. Il y aurait ainsi une interaction dynamique entre l’analyse des données d’entrée et l’influence des connaissances culturelles dans la façon dont une séquence musicale est organisée. Il s’agit d’aborder ces processus des points de vue de l’analyse musicale, de l’ethnomusicologie cognitive et de la modélisation informatique en termes de découverte de patterns musicaux pour comprendre l ’émergence des attentes auditives sur le cours et l ’aboutissement du temps musical. Le programme de recherche sur le terrain repose sur l ’enquête pour permettre (a) le collectage collectage des données ethnographiques ; (b) l’analyse comparative et stylistique stylistiq ue des connaissances connais sances musicales musicale s du secteur méditerranéen médi terranéen ; et (c) la vérification, auprès des informateurs clés sur le terrain, des hypothèses avancées 3
Cf Mondher AYARI, et Olivier LARTILLOT, « Cultural impact in listeners’ listeners ’ structural understanding of a Tunisian traditional modal improvisation, studied with the help of computational models », Journal of Interdisciplinary Interdisciplinary Music Studies, 5/1, 2011, p. 85-100 et « Comparer réactions d’auditeurs et prédictions informatiques », dans Jean-Marc, C HOUVEL, et Xavier, HASCHER (éds), Esthétique et Cognition, Publication de la Sorbonne, Série Esthétique, 17, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2013, p. 403-419.
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’improvisation Penser l ’improvisatio
1. Détermination de pertinences
Cette étude a pour objectif de concevoir une modélisation formelle et cognitive de la musique improvisée (les musiques du maqâm maqâm en particulier). Il s’agit de créer un programme informatique qui permet d’effectuer des analyses computationnelles, visualisant un large éventail de caractérisations musicales 3. La spécificité de cette recherche pluridisciplinaire rend le modèle informatique apte à dégager des logiques de perception et de compréhension de la musique du maqâm rendant maqâm rendant compte avec pertinence des conduites d ’écoute des auditeurs et des stratégies créatives des musiciens. Ainsi, l’environnement informatique simulera (a) les processus de structuration et de segmentation de la musique et ceux qui sont influencés par la reconnaissance sur la base de schémas culturels ; et (b) l’impact de l’expertise des auditeurs sur les processus de la perception et de la compréhension musicales. musicales. Le volet expérimental de cette recherche pose une hypothèse centrale selon laquelle les patterns rythmiques et mélodiques dans une séquence musicale entendue qui correspondent aux schémas de connaissances acquises, pourraient activer ces schémas qui affecteraient à leur tour, de façon descendante et dynamique, l’opération des processus d’organisation musicale : organisations séquentielle et hiérarchique. L’auditeur, pour analyser la structure du maqâm (dans sa forme improvisée), implique des processus de réduction musicale et de segmentation qui opèrent à la fois sur la base d’informations sensorielles de façon « ascendante » et sur la base de connaissances acquises sur les notions théoriques du système musical de façon « descendante », allant d ’un pattern d’événements bien connu (degré stable, motif mélodique, geste de clôture, etc.) à des formes d’enchaînement de sections plus complexes. Il y aurait ainsi une interaction dynamique entre l’analyse des données d’entrée et l’influence des connaissances culturelles dans la façon dont une séquence musicale est organisée. Il s’agit d’aborder ces processus des points de vue de l’analyse musicale, de l’ethnomusicologie cognitive et de la modélisation informatique en termes de découverte de patterns musicaux pour comprendre l ’émergence des attentes auditives sur le cours et l ’aboutissement du temps musical. Le programme de recherche sur le terrain repose sur l ’enquête pour permettre (a) le collectage collectage des données ethnographiques ; (b) l’analyse comparative et stylistique stylistiq ue des connaissances connais sances musicales musicale s du secteur méditerranéen médi terranéen ; et (c) la vérification, auprès des informateurs clés sur le terrain, des hypothèses avancées 3
Cf Mondher AYARI, et Olivier LARTILLOT, « Cultural impact in listeners’ listeners ’ structural understanding of a Tunisian traditional modal improvisation, studied with the help of computational models », Journal of Interdisciplinary Interdisciplinary Music Studies, 5/1, 2011, p. 85-100 et « Comparer réactions d’auditeurs et prédictions informatiques », dans Jean-Marc, C HOUVEL, et Xavier, HASCHER (éds), Esthétique et Cognition, Publication de la Sorbonne, Série Esthétique, 17, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2013, p. 403-419.
L’ art art de l ’ ’ improvisation improvisation dans les musiques du maqâm
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dans le cadre de cette étude sur les processus psychologiques mis en œuvre dans l’écoute de la musique improvisée du maqâm. maqâm. Des missions de recherche ont été réalisées dans les pays du bassin méditerranéen (la Tunisie, le Maroc, la Turquie et la Grèce) pour (a) étudier la performance technique en temps réel ; (b) comprendre l’impact de la modernité et de la globalisation sur les processus de création musicale ; et (c) élucider les contextes stylistiques et les modèles de composition mis en jeu dans la création des œuvres orales improvisées. Il s’agit d’interroger les maîtres de l’art et les musiciens créateurs sur des questions générales concernant le rapport de la culture et de la tradition avec des conceptions esthétiques, sémantiques et compositionnelles. Notre intérêt majeur s ’oriente, selon l’expression de Bernard Lortat-Jacob, sur le vécu et la profondeur sémantique de tout ce que le musicien peut dire sur sa musique et sur son art ; formulations métaphoriques, métaphoriques, verbalisations diverses, etc. Voilà autant de références symboliques, esthétiques et cognitives à recueillir, à analyser et à implémenter dans le modèle informatique CréMusCult . Il importe de souligner que nous ne nous intéressons pas à toutes les musiques des pays du bassin méditerranéen : ce serait trop ambitieux et excéderait les limites de notre recherche. Et il s’agit moins de décrire ce que les gens ont 4 (leurs ils font (l’acte créatif, l ’implication du musiques, leurs pratiques) que ce qu’ ils musicien dans le processus de création musicale), et surtout, comment ils font (les (les procédés opératoires mis en jeu dans la création des œuvres artistiques orales). Ce sont l’expérience des sujets-acteurs et les stratégies performatives actées qui retiennent notre attention. Ainsi, le choix des musiques à étudier dans cette recherche relève fondamentalement de cette problématique. Un intérêt spécial est voué au statut de l ’irtijâl (l’improvisation) en tant que performance personnelle ou collective, collective, et ses mécanismes mécanismes de construction. À travers l’entretien, l’enquête sur le terrain, l ’expérimentation de l’écoute musicale, l’analyse computationnelle, nous cherchons à montrer comment le musicien, par son jeu, son savoir-faire et ses réalisations musicales instantanées, explore, redéfinit, remet en question, articule les règles et les normes de la tradition. Cet objectif se réalise notamment par le taqsîm : taqsîm : en cette forme orale libre sans partition, dans le Proche-Orient jusqu ’au Maghreb, l’improvisation se déploie selon de riches styles d’interprétation et dans des contextes religieux, sociaux, artistiques variés. Vu la complexité des musiques de tradition orale du bassin méditerranéen, une approche pluridisciplinaire s’impose. Ainsi se dégagent les stratégies performatives et cognitives cognitives de la musique improvisée, les spécificités spécificités d’écoles d’interprétation et des cultures (considérées comme des pôles, notamment la 4
Expression que j’emprunte j’emprunte à Bernard Lortat-Jacob dans ses travaux sur le chant religieux en Sardaigne et je l’adapte dans l’adapte dans mon terrain d’investigation d’investigation par rapport à mes objectifs de recherche.
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Penser l ’improvisation
Turquie, la Grèce, le Maghreb, etc.) et s ’esquissent les liens d’influences et les transferts de savoir-faire spécifiques entre ces cultures à travers l’histoire (diachronie, événements historiques du bassin méditerranéen : empires ottoman, perse, arabe, etc.) et l’état actuel des traditions étudiées (synchronie, dominance de certaines cultures, disparition de répertoires ou fusion entre styles musicaux). Afin de limiter notre corpus, l’étude se concentrera sur les répertoires particulièrement monodiques, sans exclure certaines performances hétérophoniques (improvisation collective), puisque leur structure de base reste monodique. Nous allons ainsi voir qu’aborder l’art de l’improvisation dans les musiques du maqâm est une notion complexe, parce qu’il englobe un grand nombre de concepts encore mal définis dans la musicologie de l’air méditerranéenne. L’objectif sera donc moins d’étudier ces répertoires et traditions pour eux-mêmes, que de les soumettre à une étude transversale, pluridisciplinaire, centrée sur des problématiques générales : anthropologie de l ’ oralité, processus cognitifs et modélisation des savoirs musicaux, afin d’esquisser essentiellement les liens, les influences, les transferts de connaissances et le mouvement de migration musicale entre les cultures du bassin méditerranéen5. Les pratiques orales (les musiques du maqâm, en particulier) sont un outil privilégié pour retracer les détours des itinéraires culturels. L’étude de ceux-ci montre comment certaines caractéristiques patrimoniales ont parfois perduré pendant des siècles, mais aussi comment les hommes, par leur mobilité créative, ont favorisé les échanges de savoir-faire spécifiques, nous dit Jean During. En effet, les disparités géographiques et culturelles du corpus vont de pair avec de forts points de convergence, autour desquels cette étude va se concentrer : au Maghreb comme au Proche-Orient, l’improvisation monodique et modale, issue d’une transmission orale et véhiculée par elle, a occupé et occupe encore une large part des traditions musicales. Ce n ’est qu’à l’issue d’un apprentissage complexe que l’acte créateur peut se réaliser, alliant dans tous les cas l’exploitation d’un matériau traditionnel – en particulier de patterns mélodicorythmiques – et des techniques d’improvisation. Dans ses recherches sur le chant grégorien, Jacques Viret 6 distingue des formes populaires assimilées par les autochtones de manière spontanée, et des « formes savantes », théorisées, exigeant un apprentissage plus long et méthodique. De part et d ’autre, la transmission s’effectue par le canal du « bouche à oreille », condition même de 5
Colloque international sur « Les corpus de l ’oralité », organisé par Mondher Ayari et Antonio Lai les 24 et 25 Novembre 2011 à l’Ircam-CNRS à Paris et à l’Université de Strasbourg et Mondher, AYARI, et Antonio, LAI, Les corpus de l ’o ralité, Le Vallier, Delatour-France, 2014. 6 Jacques, V IRET, Le Chant grégorien, Puiseaux, Pardès, 2004 ; Le Chant grégorien et la tradition grégorienne, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001 ; Le Chant grégorien, Paris, Eyrolles, 2012 (avec un CD).
L’ art de l ’ improvisation dans les musiques du maqâm
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l’oralité. Ainsi conçue, la création musicale est à la fois perpétuation d ’une tradition et innovation, dans le sens où elle exploite et transcende le matériau traditionnel, sans se limiter à des schémas préétablis. 2. Définition de l improvisation ’
2.1 L instantanéité et la nouveauté ’
L’art d’improviser est certes difficile et nécessite des compétences spécifiques. Le fait d’improviser devant un public (un ensemble de personnes qui s’intéressent à une œuvre intellectuelle, littéraire ou artistique) peut être la manifestation d’un besoin de s’exprimer, de partager et de communier avec ses semblables, musiciens et auditeurs. Inventer spontanément des formes d’expression poétique orale (du son, du chant, des mélodies nouvelles, etc.) est considéré, de tout temps, comme un don divin ; c’est-à-dire être porteur d ’u n don pour le groupe social, et avoir en particulier un lien direct avec ce qui est hors de l ’ ordinaire et du commun7. Par définition, l’improvisation n’est pas précomposée, elle est composée sur l’instant et requiert l’utilisation de règles. C’est un acte basé sur l ’instantanéité et la nouveauté, qui supposent une implication personnelle du musicien et qui posent la question de la relation entre l’individu et le groupe social 8 . L’improvisation, en tant que performance, est essentiellement produite de l’imprévu9. Elle pose à l’échelle individuelle (ou au groupe de musiciens qui improvisent) des questions complexes qui touchent au rapport et à la dialectique entre « des éléments imprévus et d’autres plus stables, et aux processus de compositions qui se nourrissent d’une substance musicale, plus ou moins, formée ». La principale difficulté pour l’improvisation reste généralement d’atteindre une certaine cohérence, autrement dit de parvenir à travers un geste spontané à organiser, au sens fort, les évènements musicaux. Une collection de sons intéressants ne suffit pas à susciter le sentiment musical chez un auditeur. Les 7
Jean-Pierre DAMBRICOURT, « Le temps d’improviser », dans L’ improvisation musicale en niversité de Rouen les 16, 17 et 18 mars 1992 , question : actes du colloque international tenu à l ’U Rouen, Centre d’étude et de diffusion des langages artistiques de l ’Université de Rouen, 1994, p. 5. 8 Bernard LORTAT-JACOB, « Improvisation et tradition orale, formes et conditions de l’improvisation dans les musiques de tradition orale », dans Jean-Jacques N ATTIEZ (éd.), L’unité dans la musique, Une encyclopédie pour le XXI e siècle, vol 5, Paris, Actes Sud, 2007, p. 669-689. 9 Selon Bernard Lortat-Jacob, la perception de l’auditeur confère un caractère imprévu mis en parallèle à l’existence d’une référence relativement stable et permanente. Dans ses recherches sur l’improvisation dans les musiques de tradition orale, il distingue « processus de création » et « processus de perception ». Ces deux notions de sémiologie se complètent pour définir, selon lui, les deux sens selon lesquels nous percevons l ’improvisation.
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musiciens qui improvisent ne cessent de « conjurer l’imprévisibilité10 » dans leur jeu musical et prévoient des gestes d’anticipation en s’appuyant sur une référence plus ou moins stable qui constitue précisément le modèle, désigné sous ses différentes formes. 2.2 Le temps réel
La notion de temps a une place toute particulière dans le processus improvisatoire qui repose fondamentalement sur un jeu et alternance entre le « maintenant », le « présent », et le « future », c ’est-à-dire entre : a) un événement qui vient du passé et qui se maintient dans le jeu instantané du musicien : un son ou une mélodie qui nous rappelle une autre ; b) un événement du présent qui s’intègre dans le processus de composition : un mauvais départ dans le jeu du musicien qui doit prendre forme et sens par rapport à ce qui a été joué avant ; c) et enfin un troisième événement qui projette et anticipe sur le cours et l’aboutissement du temps : une note ou une modulation qui prépare le terrain à une transition ultérieure dans le jeu musical. En effet, l’articulation de ces trois moments dans un contexte musical précis engage – avec les multiples renvois intrinsèques (les renvois internes à la musique : une note qui me rappelle une autre, etc.) et extrinsèques associés au fait musical (le réseau de significations symboliques et sémantiques lié au son) – le processus de composition mentale instantanée afin que l’auditeur perçoit un sens musical complet et une continuité des événements qui dépasse le temps immédiat. Jean-Pierre Dambricourt, dans son avant-propos, « Le temps d ’improviser », met très justement l ’accent sur le fait que l ’improvisation, donc celle qui naît dans le moment même où l ’auditeur la reçoit, est soumise à une inconnue : la réaction de l’auditoire. La composition, elle, ne connaît pas – ou du moins pas dans la même mesure – cette réaction immédiate de l ’auditeur, du fait que le compositeur peut travailler son œuvre sur le papier avant de la présenter au jugement du public. « Il y a donc dans la composition, par opposition à l’improvisation, un moment de “lissage” du propos »11. Il n’y a pas de réversibilité dans l ’improvisation. Et c’est le seul élément qui distingue, à notre avis, l’improvisation de la composition. En temps réel, le musicien compose sur l’instant, et anticipe mentalement son geste vocal ou instrumental. Il explore indéfiniment et de diverses façons un matériau musical et privilégie une telle ou telle formule mélodique et rythmique, en abandonne une autre, et ainsi de suite. Par contre, il ne peut pas rétablir ce qu ’il a joué à l ’instant 10
Bernard LORTAT-JACOB, « Improvisation et tradition orale, formes et conditions de l’improvisation dans les musiques de tradition orale », op.cit . 11 Jean-Pierre DAMBRICOURT, « Le temps d’improviser », op.cit.
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et remanier son discours : substituer une note, permuter un geste ou une configuration particulière par une autre. Le processus de composition mélodique sous-entend donc une compétence procédurale en temps réel, une création de flux d’énergie et une construction syntaxique qui font s ’enchaîner spontanément les idées musicales. L’improvisateur joue « avec », « hors » et « dans » le temps. Il prévoit les changements successifs dans son jeu musical en reconstruisant – par anticipation et rétroaction – un sens musical complet qui dépasse le temps immédiat, c ’est-àdire le moment de la construction de la forme : le découpage en segments, l’exploration mélodique à partir d’un pôle ou une base donnée, etc. Ce que l’auditeur vit est une expérience esthétique qui se fonde sur la découverte et l’appréciation du temps : le temps qui est donné, reconnu et, parfois, imprévisible dans le jeu musical. En ce sens, la structure de la musique improvisée suppose l’intervention de processus perceptifs et cognitifs qui permettent à la fois le repérage d’indices formels et l’intégration de la durée. 2.3 La stabilité des événements par rapport à des références structurelles
Olivier Cullin pose le problème de l ’improvisation dans le chant grégorien et de sa particularité dans le contexte de l’oralité. Au Moyen Âge, le manuscrit est toujours postérieur à la composition et à l’exécution. Dans le milieu traditionnel, l’improvisation a recours à une substance peu ou prou stéréotypée et se trouvant presque exclusivement dans l’ornementation et la manière de tourner et de produire le son. C’est dans ces conditions qu’elle est d’une part crédible, et d’autre part, habile – la qualité stylistique de l’improvisation ne dépendant pas entièrement de la référence stricte, mais de la situation et du grand talon d’élocution. Selon Cullin, la notion d’improvisation se trouve toujours dans une relation rhétorique qui sait allier le message à la sensibilité et au bon goût12. Les musiciens qui improvisent ont en commun de ne pas reproduire des mélodies déjà pleinement conçues, donc écrites, et de produire sur l ’instant des énoncés inattendus et imprévisibles13. Les grands improvisateurs jouent sur les effets de surprise et cherchent toujours à « prendre du risque » dans leur jeu musical. Ils sont virtuoses parce qu’ils parviennent à déceler en temps réel des situations complexes avec un dénouement parfait des idées musicales. Ils tentent d’aller audelà des normes et des conventions pour expérimenter de nouvelles conduites dans le procédé habituel d’improvisation, une nouvelle combinaison du matériau 12
Olivier CULLIN, « Statut et limite de l’improvisation dans le chant grégorien », dans Jean-Pierre DAMBRICOURT (dir.) L’ improvisation musicale en question : actes du colloque international tenu à l ’U niversité de Rouen les 16, 17 et 18 mars 1992, Rouen, Centre d’étude et de diffusion des langages artistiques de l’Université de Rouen, 1994, p. 9. 13 Bernard LORTAT-JACOB, « Improvisation et tradition orale, formes et conditions de l’improvisation dans les musiques de tradition orale », op.cit .
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musical, etc. L’auditeur s’attend donc à des changements sonores et à des variations modales élégamment enchaînées par des modulations habiles et raffinées. En général, une improvisation pleinement conçue sonne toujours bien. Mais, l’auditeur averti admire chez l ’improvisateur ses idées originales, neuves, expressives, belles, mais aussi la perfection d ’exécution. Il prouve un grand plaisir d’écoute musicale quand il écoute une improvisation pure (moins composée), perçoit des gestes spontanés et ressent des moments d ’hésitation, de tâtonnement et de recherche dans le jeu de l ’improvisateur qui aboutissent instantanément à des résolutions remarquables et convaincantes. « La structure dynamique du temps musical préoccupe plus l’improvisateur qu’on pourrait croire libre… ». Il se pense et se perçoit à partir d ’une référence structurelle relativement permanente et plus ou moins connue. « Cette référence peut concerner la forme, le rythme mais aussi des rapports de tonalités, de modalités »… Le musicien qui improvise a besoin de se comparer dans un modèle « face à quelque chose qui est relativement établi aux oreilles de tous, car le règlement est à la fois social, cognitif et esthétique », nous dit Lortat-Jacob 14. Toutefois, la création laisse au musicien une marge de liberté pour le dépassement de règles et la reconstitution des modèles « afin que le résultat de l’improvisation ne se réduise pas simplement à la mise en œuvre d’un savoir qui se présente de façon prévisible, et complètement maîtrisé » (ibid .). Selon Dambricourt : l’imprévu ne naît jamais ex nihilo, mais toujours en fonction du prévisible par rapport auquel il constitue un écart [...] Une improvisation réussie, quel que soit le contexte historique ou stylistique où elle s’élabore, consiste en effet à introduire un certain nombre d’accidents au sein d’un processus musical partiellement prévisible. Trop d’accidents, et l’auditeur se trouve face à un assemblage d’évènements sonores hétéroclites, dont aucune forme musicale ne parvient à émerger. À l’inverse, une organisation trop prévisible et c’est l’impression désagréable de déjà entendu15.
En effet, s’arrêter sur une note moins stable dans un développement mélodique procure une sensation d’inachèvement ou de tension musicale. Mes études expérimentales menées à l ’Ircam-Cnrs à Paris depuis 1994 montrent que les auditeurs tendent à segmenter après une résolution sur une note stable dans des séquences mélodiques modales16. Ce genre d’indices devrait donc procurer des effets différents selon le contexte musical et l’acculturation de l’auditeur. La 14
Ibid . 15 Jean-Pierre DAMBRICOURT, « L’écriture musicale et l’imprévu », dans L’ improvisation musicale en question, op.cit ., p. 40. 16 Cf Mondher AYARI, et Stephen MCADAMS, « Aural Analysis of Arabic Improvised Instrumental Music (Taqsîm) », Music Perception, 21/2, 2003, p. 159-216 ; Mondher A YARI, L’écoute des musiques arabes improvisées : essai de psychologie cognitive, Paris, L’Harmattan, 2003.
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fonction de stabilité des événements par rapport à une hiérarchie fonctionnelle entre les attributs – positions plus fortes dans une métrique, notes plus importantes dans une tonalité ou un mode – et d ’autres effets semblables existent dans la musique tonale, en ce qui concerne la perception des séquences harmoniques17. « Le musicien dispose d’un savoir et il dispose un savoir ». Ces deux notions énoncées par Lortat-Jacob permettent « de mettre en avant la connaissance d ’un modèle et les choix faits au moment de l ’improvisation18 ». Ainsi, il envisage différents types de règles et de principes qui servent aussi de référence et d ’outil d’apprentissage de l’improvisation. Dans le domaine de l’enseignement, un maître peut montrer des schémas et des procédés que son élève doit reproduire jusqu’à que celui-ci puisse s’en détacher avec ses propres envies. ’
2.4 Le rapport à l idiome
Dans le contexte de l ’oralité, il existe en général trois attitudes à identifier dans les rapports du musicien à la culture et à l’idiome, c’est-à-dire « les rapports entre ce qui est improvisé instantanément (les énoncés nouveaux) et ce qui est antécédent 19 ». Les trois attitudes se situent à différents niveaux d ’invention musicale que l’on peut cerner selon les comportements suivants : 1. On a d’abord « les traditions musicales qui seraient plutôt conservatrices où le modèle est réitéré presque toujours à l’identique », ou avec quelques petites variations, modulations et ornementations. 2. Ensuite, une manière d’être, à la fois, dans et à la limite des frontières des normes préétablies par la tradition. C’est une « attitude qui est axée sur l’innovation et la création, mais qui sont respectueuses d ’une tradition et des connaissances qui existent et qui sont variables », nous dit Nidaa Abu Mrad20 : c’est-à-dire un ensemble d’énoncés, de traits et de procédés d’exécution musicale qui est profondément inscrit dans la mémoire et la pratique de la musique. La musique orale est par définition née dans une tradition vivante, ancienne et incrustée dans un vécu contextualisé. Le musicien improvisateur qui est supposé 17
Stephen MCADAMS, et Emmanuel BIGAND , Penser les sons : La psychologie cognitive de l ’a udition humaine, Paris, PUF, 1994. 18 Bernard LORTAT-JACOB, « Improvisation et tradition orale, formes et conditions de l’improvisation dans les musiques de tradition orale », op.cit. 19 Ces trois attitudes ont fait l’objet de discussion orale pendant la table ronde du colloque international intitulé « Comment analyser l’improvisation ? », colloque organisé à l’Ircam-CNRS à Paris les 12 et 13 février 2010 avec la collaboration de la Sfam, de l’Ircam-CNRS et de l’Université de Strasbourg. Parmi les intervenants, nous citons Gerard Assayag, Bernard Lortat-Jacob, Nidaa Abou Mrad, Nicolas Donin, Jean-Michel Bardez, etc. 20 Nidaa Abu Mrad, intervention orale pendant la table ronde du colloque international « Comment analyser l’improvisation ? ».
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Penser l ’improvisation
fidèle à son histoire et à son identité culturelle invente nouveaux, mais qui sont sensiblement lisibles du point auditives et stylistiques de cette tradition, en respectant règles syntaxiques de base, l’ossature du répertoire antérieures.
librement des phrasés de vue des exigences un certain nombre de et les interprétations
Dans ce sens, Lortat-Jacob 21 nous rappelle une autre tendance particulière qui intéresse certains musiciens dans le milieu traditionnel. Cette tendance « consiste à récupérer des mélodies qui étaient utilisées autrefois », des gestes et des procédés opératoires qui sont parfois oubliés dans l’histoire et qui ne sont pas explorés dans l’exécution moderne du répertoire. 3. Et enfin, une troisième attitude extrêmement moderniste – caractérisant en particulier l’art de l’improvisation dans les musiques contemporaines – serait de « changer les règles en permanence, une manière d ’inventer des énoncés complètement nouveaux qui n’ont pas d’antécédents » (selon l’expression de Gérard Assayag), et de bouleverser constamment les schémas prescrits dans la tradition pour marquer enfin une rupture avec le passé et les formes traditionnelles. Le musicien moderniste cherche toujours à représenter la musique différemment et à inventer en permanence un nouvel idiome qui, parfois, nécessite un certain temps pour être apprécié et intégré dans l ’esthétique du groupe social. Les « oreilles traditionalistes » qui sont plus contrariées par les discours linéaires et réitératifs sont moins formées et moins disposées pour apprécier et intégrer instantanément des énoncés nouveaux dans leur mode d’entendement habituel et dans leur pratique quotidienne d ’écoute musicale. Mais, cela ne veut pas dire qu ’il n’existe pas d’idiome dans les musiques contemporaines. Gérard Assayag22 nous fait remarqué qu’« il n’a, aucun moment, jamais entendu une improvisation (traditionnelle ou contemporaine, dite “générative”) non idiomatique ». Il se demande « si toute improvisation n’est pas, par essence, idiomatique ; l’idiome peut être récent dans le jeu musical instantané du musicien (un pattern mélodique ou rythmique composé sur l’instant et sur lequel le musicien improvise), ou un cadre prédéfini par des éléments métriques, harmoniques, etc., dans les musiques traditionnelles ». Selon lui, « il n’est pas évident qu’un musicien professionnel qui a une mémoire procédurale parfaite de son instrument et de la musique produit de l ’arbitraire dans l’instant ». Dambricourt23, dans son avant-propos, « Le temps d’improviser », souligne que lorsque aucune règle, même implicite, ne préside à l ’improvisation, « l’originalité ne vaut pas cher si elle ne peut pas compter sur un certain nombre de jalons qui 21
Bernard Lortat-Jacob, intervention orale pendant la table ronde du colloque international « Comment analyser l’improvisation ? ». 22 Gérard Assayag, intervention orale pendant la table ronde du colloque international « Comment analyser l’improvisation ? ». 23 Jean-Pierre DAMBRICOURT, « Le temps d’improviser », op.cit .
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en permettent la perception et la compréhension du discours musical ». Selon Assayag, « il parait difficile qu’un musicien pourra se dissocier complètement de sa mémoire auditive et de ses idiomes. Il y a toujours un moment de l’improvisation où le musicien dans l’urgence de l’instant doit sortir en temps réel son trait. Et, c’est là où les idiomes peuvent ressortir spontanément. Même dans des situations où les règles sont bouleversées et remises en question au niveau local de la production du matériau musical, l ’auditeur expert reconnaît immédiatement les moments de restitution des éléments musicaux relativement connus et entend la résurgence de récurrences formelles et de clichés de musique de jazz ou de toutes les musiques du monde ». Enfin, Assayag se demande si la notion même d’idiome n’est pas finalement une notion psychologique intrinsèque au phénomène musical. 2.5 Les modèles de composition dans les musiques de tradition orale
Lortat-Jacob nous propose dans un autre article, particulièrement dense et synthétique, une description concise et précise sur les procédés improvisatoires et les mécanismes de construction mélodique mis en jeu dans les musiques de tradition orale24. Il articule principalement sa pensée entre « règle » et « figure » puis en abordant les forces vives qui caractérisent l’improvisation, mais aussi toute forme de création musicale. Il fait ainsi un état des lieux des approches face au temps musical et aux modèles qui peuvent être, plus ou moins, délimités dans leur contour : 1. L’improvisation qui se rattache à un style de composition donné, comme dans les musiques de jazz où les musiciens improvisent sur un schéma de composition préétabli ou un standard qu’ils agrémentent à leur façon. Les grilles de jazz présentent un développement harmonique obligatoire. Mais un standard est volontiers polymorphe et se nourrit par les interprétations. Il se compose et se caractérise d’un certain nombre d’éléments mélodiques, harmoniques et rythmiques qui servent de base et d’attributs perceptifs identifiables par les auditeurs. Dans les musiques du maqâm on retrouve le même type de modèle dans la mesure où le taqsîm traditionnel est identifié par un schéma de développement mélodique et un matériau musical préétablis (nous développerons l’aspect formel du taqsîm dans la suite de cette étude). 2. Le modèle peut se réduire aussi à une simple formule mélodique et/ou rythmique que l’on retrouve dans certaines musiques africaines. Les musiques de danses et les musique du tba’ au Maghreb sont particulièrement visées dans ce mode de fonctionnement. 24
Bernard LORTAT-JACOB, « Jeu de métamorphoses, launeddas de Sardaigne », dans L’ improvisation dans les musiques de tradition orale, Paris, Selaf, 1987, p. 255-266.
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Au Proche-Orient, on peut distinguer des musiques relevant d ’un « système formulaire » (en particulier les musiques arabes, turques, etc.), et d’autres à caractère plutôt « modulaire » ou « plurimodulaire » (phénomène connu dans certains styles de musique en Iran, Azerbaïdjan, etc.). Dans ces cultures, le « module » n’est pas une formule représentative d’un maqâm donné, mais un motif métrico-rythmique, une phrase ou un thème mélodique, plus ou moins élaboré, sur lequel les musiciens improvisent. Il est parfois composé instantanément et traité différemment pendant le jeu et l’improvisation. Mais la plupart du temps, il s’agit d’un geste musical, plus ou moins, connu dans la tradition. 3. D’autres improvisations utilisent des modèles qui ne sont pas complètement matérialisés dans le jeu musical, mais qui apparaissent à travers une comparaison stylistique des mêmes types d’improvisations. Ces « modèles virtuels » sont à découvrir de façon empirique et se dégagent seulement de manière analytique à partir des analyses et des comparaisons de motifs et de structures récurrentes. 4. Des improvisations reposent sur ce que Lortat-Jacob appelle « le modèle lâche », par opposition au « modèle dense » (une structuration très forte du modèle qui constitue une référence). C’est le cas où « l’improvisation se fait non pas sur un modèle qui est toujours le même, mais sur les improvisations qui l’ont précédé ». Il s’agit d’« une forme d’empilement où l’auditeur perd finalement la référence initiale, parce que le modèle est absorbé et se dissout face à l’improvisation constamment renouvelée25 ». 5. Jusque-là le modèle avait toujours une substance acoustique, mais il est possible que les modèles soient des principes plus abstraits. En traitant des relations entre l’improvisation et ses modèles éventuels dans différentes cultures musicales, l’auteur distingue enfin un autre type de modèle, ce qu ’il appelle « principe dynamique ». Par exemple dans les cérémonies de possession au Maroc, l’improvisation est basée sur le « principe d’ascension » : la mélodie doit monter, le rythme augmente, le tempo s’accélère... Ce « principe d’ascension » est évidemment à mettre en relation avec des dimensions spirituelles et religieuses. Le modèle est défini comme, et pas simplement, une matière musicale donnée sur laquelle les musiciens improvisent : « principe de répétition » (ou de « non-répétition »), « principe de parallélisme », etc. « Il est ici à prendre en tant que générateur dynamique et statique. Statique en se référant à des éléments initiaux, et dynamique par ce qu’il apporte au modèle 26 ». Le modèle générateur se base sur le fait qu’il n’y a pas forcément de substance musicale partiellement préformée avec des procédés opératoires prérequis. Dans un système improvisé, « l’énoncé réel ne constitue qu’exceptionnellement une référence, et a constamment besoin d’une référence pour se constituer. Il faut 25
Ibid . 26 Ibid .
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constamment présenter l’énoncé pour qu’il soit une référence, en le rejouant son importance devient plus grande ». En guise de conclusion, l’approche structurale et cognitive de Lortat-Jacob nous révèle la caractéristique première de l ’improvisation – qui est d’abord une refonte de matériau ou d’œuvre antérieures, et ensuite un acte ou un geste de rupture par rapport à une tradition – mais aussi le rapport fondamental de la musique avec les pratiques d’écoute musicale individuelle et collective. Les codes et les représentations sociales englobent donc les comportements musicaux et la pratique de l’improvisation. Le musicien improvisateur doit, d’abord, « rester dans une conformité avec la tradition et donner à la musique des attributs que l’on repère et qui impliquent la connaissance des codes ». D’un autre côté, il est entre tradition (perdue ou lointaine) et création qui l ’éloignent des anciens et des prédécesseurs. Il est plus inventif et mobile, et « n’hésite pas à (re)décliner les catégories, enrichir et cultiver un passé 27 », mélanger et changer d’échelle et de forme qui s’éloignent de la signification propre à la culture substrat pour, enfin, passer au-delà des normes et des règles conventionnelles. 3. Comment improviser dans les musiques du maqâm ? 3.1 Le système maqâm
3.1.1 Peut-on parler du maqâm sans évoquer le taqsîm ? Il n’est pas facile de dissocier – dans la définition classique des modes arabes – les éléments qui sont propres au matériau musical de base du maqâm (série de reconstruction, note pivot, patterns mélodico-rythmiques spécifiques, etc.), de ceux qui relèvent de la structure dynamique du style de composition ou d’improvisation en question (la forme, le cheminement mélodique propres à l’istikhbâr , au taqsîm, etc.), de ceux, enfin, qui sont associés à la performance humaine et aux conduites créatrices (le poiétique) qui dépend du génie et du style de chaque improvisateur. Le maqâm est un système modal complexe défini par un matériau sonore et une composition musicale de ces attributs dans une forme composée ou improvisée : la structure musicale qui en résulte. Le maqâm n’est pas une simple échelle musicale, il consiste plutôt en un schéma de mouvement mélodique, un sentiment modal, une représentation sémantique psychologique de la musique. Dans les cultures arabo-musulmanes, le maqâm est une identité culturelle associée à des circonstances d’exécution musicale, des affectes et des émotions 28. 27
Ibid . 28 Cf ouvrage collectif dirigé par Mondher AYARI, et Hamdi MAKHLOUF (éds), Musique, Signification et Émotion, Le Vallier, Delatour-France, 2010.
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La première question qui se pose alors dans cette perspective est la suivante : peut-on parler du maqâm sans évoquer le taqsîm ? On a souvent tendance à évoquer le taqsîm lorsqu’il s’agit de définir les règles du système modal en soi. Certes, à travers une forme orale improvisée (un istikhbâr au Maghreb ou un taqsîm en usage dans tous les pays arabes), le musicien explore librement l’univers sonore du maqâm, alors que dans une forme musicale composée (une chanson, une pièce instrumentale comme le samâ’î , le bachref , la lûngâ, etc.), il est relativement plus contraint par la structure de la pièce et son style d’interprétation, par la prosodie de la langue et le sens des paroles, etc. C’est pourquoi, l’irtijâl (l’improvisation instrumentale ou vocale) est considéré comme la forme de traduction et d ’expression musicale modale la plus appréciée des musiciens et des auditeurs arabes. Le taqsîm et le mawwâl (l’équivalent vocal du taqsîm est le mawwâl ), en particulier à rythme non mesuré, sont les meilleurs modèles d’interprétation instrumentale et vocale permettant d’exprimer des affects suscités par l’émotion d’un maqâm particulier. Or, improviser nécessite, à la fois des connaissances approfondies sur le système maqâm et des performances qui relèvent de l ’expérience musicale et de la pratique de l’irtijâl . Ce mode d’expression artistique s’acquiert par le développement d’un esprit de synthèse sur la pratique individuelle d’écoute et d’analyse musicales, avec un long apprentissage des mécanismes de jeu instrumental (ou vocal), des modèles et des styles de composition mélodique. Certains musiciens maîtrisent parfaitement les règles et les théories du système, mais sont relativement incapables de se manifester en tant qu ’improvisateurs et ainsi élaborer des improvisations originales. Dans le cadre d’un taqsîm moderne (non conformiste), la performance musicale est largement dissociée de la définition classique du maqâm 29 . Certains improvisateurs contemporains ne cherchent plus à jouer sur les maqâmât , mais à leur apporter de nouveaux éléments musicaux en explorant différemment un motif mélodique particulier, ou en valorisant une zone de l’échelle inhabituelle dans le traitement du maqâm. À l’écoute musicale, on sent ces improvisateurs beaucoup plus proches d’une sensation musicale immédiate, qui s ’exprime par une intention particulière plus soutenue lors de l ’improvisation, que du respect d’un code ou d’un schéma de développement préétabli30. La musique, l’art en 29
Pour la clarté de la réflexion, nous traitons – à des fins pédagogiques – séparément le matériau sonore propre au maqâm et les mécanismes de jeu musical à l’œuvre dans le taqsîm en tant que performance musicale. Voir : Mondher AYARI, et Stephen M CADAMS, « L’influence du savoir culturel sur la perception et la compréhension musicales », dans François M ADURELL (éd), Les pratiques d ’écoute individuelles, Série « Conférences et séminaires », 20, Université ParisSorbonne, Paris IV, 2005. 30 Une analyse auditive de la pièce « Macam Bayat » de Mounir Bashir est présentée à la fin de cette étude.
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général, a aussi pour but de représenter un autre monde qui n ’est pas celui de la nature ou des affects, nous dit François Picard. En réponse à cette première interrogation sur le rapport complexe entre le matériau musical du maqâm et l’acte de la performance humaine, il importe de rappeler que les définitions, les analyses stylistiques et les typologies de représentation du phénomène de l’improvisation que nous présenterons dans les paragraphes ci-dessous sont, en fait, le résultat d’écoute de centaines d’œuvres musicales. Les résultats de nos analyses ont comme point de départ des travaux de synthèse que nous avons effectués depuis des années sur l ’état de l’art en musicologie arabe, appuyés, en même temps, par un travail de terrain et des témoignages des musiciens- performers du bassin méditerranéen et par des études expérimentales réalisées en France et à l ’étranger avec des auditeurs issus de cultures musicales différentes. 3.1.2 Le maqâm Les modes musicaux arabo-orientaux sont généralement des modes heptatoniques. Ils se définissent sur une échelle et un système acoustique correspondant à sept degrés plus l’octave. Chaque maqâm comporte une tonique finale et un pivot placé à la jonction des deux genres- ’ iqd (série de trois à cinq notes, appelée en arabe ’ iqd ou jins). Passer d’un genre-’ iqd (ou jins) à un autre dans un développement mélodique est perçu comme une modulation mélodique (avec, ou sans, changement d’appui) au sein de l’échelle du maqâm. D’autres degrés semi-pivots sont teneurs et attracteurs de tension. Ils sont privilégiés selon les genres-’ iqd mis en jeu et en fonction de la hiérarchie des degrés. En théorie, chaque maqâm repose sur une note finale. Mais, en pratique on peut jouer le maqâm sur n’importe quel degré de l’échelle. La hauteur absolue n’a pas d’importance capitale dans la perception des musiques du maqâm. À l’origine, les instruments de musique arabo-orientaux ne sont pas conçus pour être accordés par rapport à un diapason fixe et une hauteur absolue, le la 440 Hz. Certains instruments traditionnels (le rabâb au Maroc, le ‘ûd ‘ arbî en Tunisie, le kanûn, etc.) peuvent avoir des sonorités remarquables sur d ’autres accords. Certains musicologues 31 ont défini des caractéristiques des modes musicaux orientaux comme les genres-’ iqd , les points d’arrêt et de repos final, etc. Mais en 31
C’est en 1949 que paraît en langue française le cinquième volume du vaste ouvrage La musique arabe du baron Rodolphe d’Erlanger. Celui-ci évoque diverses théories qui portent sur le système tonal de la gamme orientale arabe et qui ont fait l’objet de discussions au Congrès du Caire en 1932. Nous nous référerons dans cette étude à la définition d ’Erlanger dont l’intérêt est de permettre de soulever la problématique de la pertinence des attributs musicaux du système modal arabe. Voir : Rodolphe d’ERLANGER , La musique arabe, vol. I, II, III, IV, V, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1930-1936 ; Jean-Claude C HABRIER , « Hauteurs et intervalles scalaires et modaux aux proche et moyen Orients », dans Mondher A YARI (éd.), De la théorie à l ’a rt de
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pratique, ces éléments ne suffisent pas pour décrire le caractère modal et la construction syntaxique du maqâm. Les musiciens praticiens (instrumentistes et chanteurs) cherchent toujours à inventer des mélodies thématiques, de procédés opératoires et de nouvelles conduites dans le traitement habituel du maqâm. Contrairement à la pratique, la musicologie arabe se focalise plus sur l ’histoire et la description des échelles modales sans rendre compte des conduites créatrices et des questions techniques et esthétiques liées à la pratique de la musique. Du point de vue de la réception et de la composition des modes arabes, on a souvent tendance à négliger les éléments fondamentaux suivants : 1. D’abord, il importe de définir pour chaque maqâm la « représentation spatiale » et l’étendue de son échelle, c’est-à-dire spécifier les zones de l ’échelle (les registres aigus, médiums et/ou graves) dans lesquelles le déroulement mélodique se concentre autour d’un centre tonal ou d’un pattern mélodicorythmique emblématique. Les modes musicaux orientaux sont différents et chaque maqâm a un caractère unique. Certains maqâmât sont plus riches que d’autres du point de vue de l’utilisation de genres-’ iqd et de modulations mélodiques franches ou allusives. En guise d’exemple, en Égypte le hijâz-kâr kûrdî et le kûrdî (transposé sur la même tonique) partagent la même série de degrés et les mêmes intervalles musicaux. Cependant, ils sont différents et se distinguent par les points suivants : a) Lorsqu’il s’agit d’amorcer un taqsîm ou une composition en kûrdî , les musiciens jouent souvent, dans la phase introductive, des mélodies thématiques dans le registre grave, avec un retour à la note fondamentale du maqâm. L’échelle du kûrdî se compose généralement d’une succession de trois genres-’ iqd identiques : kûrdî do, kûrdî sol et kûrdî do (à l’octave supérieure). Dans la pratique, plusieurs exemples musicaux (comme ‘ awedt 32 33 ‘î nî de Riadh Essoumbati , ya bahjet el rouh de Sayed Darwish , etc.) illustrent bien le procédé opératoire du maqâm kûrdî , avec manifestement de modulations nouvelles pour aller au-delà du modèle habituel. La belle musique est celle qui n ’est pas finalement décrite comme dans la théorie ; b) Le hijâz-kâr kûrdî explore d’avantage le deuxième et le troisième genre- ’ iqd avec beaucoup de modulations mélodiques. Dès le début de l’improvisation, les mélodies introductives du hijâz-kâr kûrdî se déploient principalement dans le registre aigu de l’échelle (le deuxième et le troisième genre-’ iqd ). Les samâ’î hijâz-kâr kûrdî de Tatyos Effendi34 et de l ’i mprovisation : analyse de performances et modélisation musicale, Le Vallier, Delatour-France, 2005, p. 33-63. 32 Voir la séquence vidéo sur le lien suivant : www.youtube.com/watch?v-=D4zTS5aVN4g>. 33 La pièce de Sayed Darwish est disponible sur le lien suivant : . 34 Enregistrement vidéo disponible sur le lien : .
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Khalid Mohammed Ali35 et, surtout, la pièce vocale tif yâ dorrî illustrent pertinemment les conduites mélodiques du hijâz-kâr kûrdî et l’étendue de son échelle (l’utilisation de ses genres-’ iqd supérieurs). Il en est ainsi pour d’autres maqâmât qui partagent presque la même échelle, comme en Égypte le hijâz-kâr et le chahnâz (sur la même tonique), en Tunisie le raml mâyâ et le hsîn, etc. 2. L’« organisation hiérarchique de degrés » est un élément fondamental dans la perception de la structure du maqâm (ou du tba’ ) : ce sont des hauteurs tonales perceptibles et des rapports d’intervalles entre degrés polaires (repères de départ ou de repos dans l’improvisation, centre tonal, note pivot ou semi-pivot) sur lesquels reposent les énoncés du discours musical, le développement d’un genre’ iqd particulier, les gestes de clôture (les cadences partielles et finales). En Tunisie, le tba’ asbahân (en plus de ces formules mélodiques représentatives) repose essentiellement, dès le début de son exploration, sur la répétition d’un intervalle de quarte descendante pour valoriser essentiellement les degrés sol et ré de son échelle. 3. La « typologie d’organisation de la structure du maqâm ». Ce troisième composant important de la conception du maqâm se détermine par des formulations mélodiques spécifiques qui génèrent l’improvisation et la construction interne des mélodies : le mode de déploiement motivique et les articulations structurelles entre schéma de développement et temporalité musicale. Les modes musicaux au Maghreb (les tbû’ ) sont fortement perçus par des patterns musicaux emblématiques. En Tunisie, en utilisant une même série de degrés, on peut composer un ou plusieurs genres-’ iqd musicaux : il en résulte plusieurs structurations syntaxiques qui se fondent sur des origines modales différentes. Il convient donc de spécifier, dans la définition du maqâm en général et du tba’ en particulier, le matériau musical approprié pour que l ’auditeur reconnaisse l’origine modale et les conformités structurelles dans le développement mélodique : c’est-à-dire spécifier le style d’exécution (style propre à une culture, à un interprète ou à une époque donnée) et rendre compte de la diversité entre deux maqâmât (ou deux tbû’ ) différents appartenant à deux cultures musicales différentes, mais qui relèvent théoriquement de la même série de reconstruction de l’échelle : le raml mâyâ et le hsîn tunisiens ou encore le bayâtî égyptien et le hsîn tunisien, par exemple. Se posent ainsi deux questions centrales concernant la mobilité des degrés de l’échelle et la perception des intervalles musicaux qui changent selon le mouvement mélodique (ascendant ou descendant) et en fonction du genre- ’ iqd sur lequel on improvise. 35
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4. Les écrits et les recherches sur la musique et la musicologie arabo-orientale se sont, jusqu’à présent, essentiellement concentrés sur l ’analyse du matériau musical propre au maqâm sans avoir évoqué, d’une part, les traces de l ’acte de la performance musicale qui se gravent principalement dans une mémoire (individuelle et collective). D’autre part, la nature même de la structure musicale et du flux temporel, leurs aspects dynamiques, sont difficiles à considérer sans rendre compte de l’aspect de la perception qui en résulte : l’écoute culturelle. La description de la musique improvisée du maqâm s’appréhende difficilement à partir des concepts analytiques habituels, statiques, sans une interaction avec les critères du sujet et une prise en compte de l’acculturation. Il convient donc de définir les processus psychologiques (les niveaux interactifs de traitement perceptifs et cognitifs) mis en œuvre dans la représentation de la structure des modes musicaux (improvisés ou composés) : le langage, le style d ’exécution (lahjâ) et la grammaire auditive du maqâm. Voilà autant d’éléments musicaux et de références sémantiques, esthétiques et psychologiques (les points 1 à 4) à rendre compte dans la définition et la perception du maqâm (ou du tba’ ). La multiplicité des enjeux impliqués par cette problématique requiert des champs disciplinaires différents et complémentaires : ainsi les sciences cognitives et les sciences humaines et sociales sont amenées à engager, autour des musiques de tradition orale (les musiques du maqâm, en particulier) un dialogue fédérateur. 3.1.3 Le tba’ Il ne s’agit pas de faire de cet essai une analyse approfondie sur les modes musicaux tunisiens. Il convient de rappeler, toutefois, que certains tbû’ (pluriel de tba’ ) sont plus élaborés que d’autres selon les points ci-dessus cités. Les treize (ou quatorze) tbû’ qui sont explicitement traités dans la nûba tunisienne 36 se définissent sur une échelle acoustique correspondant à sept degrés plus l ’octave, soit la succession de deux genres-’ iqd disjoints ou conjoints. Les autres, tels que ardhâwî , sâlhî , rasd ‘ ubaydî (ce dernier repose sur une échelle pentatonique, il est d’origine africaine), qui sont d’avantage utilisés dans les musiques populaires tunisiennes, ne renferment pas une échelle complète (huit degrés) et se distinguent par des mélodies thématiques particulièrement représentatives. En jouant simplement ces mélodies thématiques (formulations mélodiques spécifiques à chaque tba’ ), l’auditeur acculturé reconnaît immédiatement le tempérament modal correspondant. Étant donné que leurs univers sonores ne dépassant pas un genre-’ iqd musical, les compositeurs et les improvisateurs tunisiens les utilisent essentiellement pour effectuer des modulations au sein des tbû’ plus complexes, comme : raml mâyâ, mâyâ, hsîn, asbahân, rast el-dhîl , etc.
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La nûba se présente sous la forme d’une suite vocale et instrumentale, émaillée d’improvisations chantées et de solos instrumentaux.
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3.2 Typologies formelles et styles d improvisation
3.2.1 L’ istikhbâr Dans le cadre de la tradition musicale maghrébine, l ’istikhbâr est une courte improvisation qui dure deux à trois minutes en général. Il s ’agit d’un style traditionnel d’improvisation. C’est un solo instrumental37 improvisé qui s’insère entre (ou pendant) les pièces instrumentales et vocales de la nûba. L’improvisateur explore l’aspect formel du tba’ , et reconstitue, d’une façon très adaptée au chant vocal, les structures mélodico-rythmiques les plus déterminantes du tba’ . C’est une prestation musicale individuelle qui tend à installer l’univers sonore du tba’ avant l’exécution d’un répertoire musical donné, et qui peut aussi servir de passage intermédiaire entre deux tbû’ ou deux pièces musicales. Le déploiement mélodique instantané et l’organisation hiérarchique des degrés créent le dynamisme du temps et la structure formelle de l’istikhbâr . Les musiciens et les auditeurs avertis considèrent celui-ci comme une élaboration mélodique substantielle, et une organisation temporelle s’inscrivant dans le cadre morphologique des pièces musicales traditionnelles. Cependant, l’improvisateur-créateur est contraint d’apporter des variations au modèle, de manière à harmoniser la forme de son improvisation avec les circonstances (l’emploi récurrent d’idées musicales, les préceptes du goût et le temps approprié à l ’exécution), en respectant un certain ordre d ’enchaînement et de cheminement mélodiques en rapport avec les structures formelles des pièces instrumentales et vocales à interpréter. 3.2.2 Le taqsîm Le taqsîm, littéralement, est une division, fragmentation et destruction de la forme dont le but est de reconstituer le modèle. C’est une sorte de cantillation instrumentale, un solo confié à un musicien pour explorer l’échelle du maqâm avec le maximum de possibilités techniques et musicales. L ’improvisateur s’en remet à son goût pour illustrer essentiellement un contenu expressif personnel. Au cours de l’improvisation, il marque des repères de départ et des moments de suspension pour composer de nouveaux patterns mélodiques et parcourir les espaces sonores appropriés au maqâm et a son jeu instrumental. Le déploiement de la mélodie se fonde sur des structures relativement préétablies sous forme d’ouverture mélodique, de relances du discours et de résolutions mélodiques partielles et finales. En tenant compte du grand éventail de possibilités que propose la tradition, l’improvisateur prévoit les conduites mélodiques et organise subtilement l’évolution des progressions temporelles ; l’auditeur s’attend donc à
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Certains instruments de musique orientaux et occidentaux adoptés au début du XXe siècle dans la musique tunisienne, comme le kânû oriental, etc. ne sont pas très sollicités pour leur incapacité technique à exprimer le style d’exécution ( lahjâ) propre au tba’ (mode musical tunisien).
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des changements sonores et à des variations modales élégamment enchaînées par des modulations habiles et raffinées. Au-delà du mécanisme de formation, l’improvisateur est libre de privilégier certains gestes mélodiques représentant des empreintes et des signatures propres à son style de jeu (phénomène musical connu dans les interprétations du maqâm irakien). La variété de ces patterns mélodico-rythmiques caractérise le style de l’improvisateur, mais elle dépend surtout de son sens de l ’analyse et de ses connaissances sur les maqâmât arabo-orientaux et de leurs spécificités mélodiques et rythmes. En règle générale, le taqsîm n’a pas de forme précise et les taqâsîm (pluriel de taqsîm) ne sont jamais identiques. Le musicien de tradition orale sur des schémas coutumiers produit de la musique à la fois semblable et toujours différente. Le taqsîm est volontiers polymorphe et existe surtout par les interprétations. Dans le cas du taqsîm non-mesuré, l’organisation de la structure du temps est libre et n’est pas assujettie à des contraintes rythmiques fixées par la barre de mesure. Les sections – plus ou moins longues – qui le composent ne sont pas isochrones, comme dans les formes samâ’î’ 38 ou bachref , par exemple. Cependant, on peut déceler, au niveau de la macro-structure (à des fins pédagogiques), des phases essentielles d’improvisation qui caractérisent un procédé opératoire d’un taqsîm typique, ainsi que des repères formels et des points d’ancrage autour desquels s’organisent la structure dynamique de l ’improvisation : l’enchaînement des idées musicales et la progression du flux temporel des mélodies. Le choix de ces marqueurs temporels dépend essentiellement de l ’organisation hiérarchique des degrés, des genres-’ iqd et des espaces sonores qui caractérisent le maqâm sur lequel on improvise. Trois phases d’exploration mélodique – plus ou moins élaborées et étendues au gré de l’imagination de l’improvisateur – s’opèrent principalement dans un « taqsîm académique ». Chacune de ces phases d ’exploration étant composée de phrases fragmentées et variées. Dans le cadre des improvisations traditionnelles, les musiciens adoptent généralement cette démarche pour parvenir à agencer leur discours et ainsi composer des idées musicales relativement compréhensibles aux oreilles de tous. 1. Une phase introductive qui sert à amorcer l ’improvisation et à exposer le genre-’ iqd principal du maqâm en valorisant les degrés de son échelle. L’objectif
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Le samâ’î est une forme musicale instrumentale à rythme mesuré (10/8). Il comprend quatre mouvements mélodiques qui s’effectuent dans des intervalles de temps égaux (en général, 4 mesures par mouvement) : Première khâna, taslîm (thème composé sur le maqâm initial), troisième khâna. Le dernier mouvement du samâi’ (khâna 4) se joue essentiellement sur un rythme rapide (léger) : 3/4, 6/8 ou 10/8 ( jorjna) avec un nombre illimité de mesures. Un retour obligatoire, après l’exécution de chaque partie, est effectué pour rappeler le thème principal de la pièce ( khâna 2).
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principal est d’installer progressivement le maqâm à l’aide de ses formules mélodiques-types en mettant en filigrane son degré tonique ; 2. Une phase exploratoire du taqsîm plus étendue caractérisée par les éléments suivants : – confirmation du genre-’ iqd principal et mise en relief du degré pivot afin de créer un nouvel appui par rapport à la tonique ; – relance du discours à l’aide des mélodies thématiques ; – exploration et élargissement progressif de l’échelle à travers le deuxième et le troisième genre-’ iqd ; – variation modale par des gestes de modulation raffinés à travers les genres’ iqd secondaires ; – repos partiels sur des degrés pivots (ou semi-pivots) afin de marquer des moments de suspensions entre les idées musicales.
3. Enfin, la conclusion finale du taqsîm doit être, à la fois, bien élaborée, marquante et convaincante. Elle est considérée par les musiciens et les auditeurs arabes comme étant la phase décisive dans la compréhension et l ’appréciation de l’improvisation entière : elle est déterminante dans le succès ou l’échec de tout le taqsîm. Cette phase finale (qaflâ) se caractérise par les traits suivants : – descentes mélodiques ; – rappel et retour au genre-’ iqd principal dans le but de faire baigner l’auditeur de l’ambiance générale du maqâm ; – enfin, résolutions à l’aide des mélodies thématiques les plus représentatives du maqâm et repos final sur la note tonique de l’échelle.
3.2.3 Le taqsîm moderne Le taqsîm moderne est un acte musical qui reflète une pensée originale se traduisant par une exploration mélodique et sonore extrêmement raffinée. C ’est une pure invention musicale qui se fait à la fois par une évocation et un rappel d’une identité culturelle, mais aussi par des gestes de création qui tendent à bouleverser les schémas cognitifs prescrits dans la tradition. L’improvisateur, qui est supposé fidèle à son histoire, cherche à symboliser une notion abstraite et à étonner à chaque geste de modulation. Il joue sur l ’instabilité de la distance qu ’il crée entre le code immuable inscrit dans la mémoire collective et les nouveaux éléments qu’il apporte au modèle : c’est, à la fois une opposition et interaction complexe entre le connu et l ’inconnu, l’objectif et le subjectif que le musicien crée à chaque moment de l ’improvisation. Il explore indéfiniment et de diverses façons un matériau musical de base (échelle, patterns mélodiques emblématiques, etc.) pour agencer de manière harmonieuse son discours, et enfin inventer sa propre forme musicale (son propre taqsîm). Des styles d’improvisation se pratiquent de nos jours dans les cultures araboorientales du bassin méditerranéen sous divers aspects artistiques et en dehors de toutes contraintes formelles. Ces nouveaux styles d ’improvisation correspondent
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à un accroissement de l ’acte expressif et relèvent d’une technique plus complexe et multiforme qui touche à la fois au système musical et au système socioculturel. C’est un véritable manifeste esthétique : l ’art de l’improvisation est propulsé au cœur des préoccupations des auditeurs et des musiciens contemporains. Une des finalités majeures de mes recherches est l’étude de la pertinence et du contraste entre la référence requise du langage musical traditionnel et les nouveaux styles d’improvisation musicale. Un intérêt particulier est porté sur la typologie d’organisation des modes arabes improvisés et l’influence de la connaissance requise (le savoir culturel) sur la perception et la compréhension musicales.
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4. Repères formels et analyse de performances
Figure 2 : Mounir Bashir (1930-1997) est le maître incontesté du ‘ ud irakien contemporain.
4.1 Transcription de la pièce « Macam Bayat » de Mounir Bashir
La structure du temps de la pièce « Macam Bayat » de Mounir Bashir 39, à rythme non mesuré, ne repose pas sur une grille de référence temporelle qui serait fondée sur une armature métrique constituée par une série de pulsations isochrones. Le jeu musical de Mounir Bashir, fait abstraction de toutes notions de mesure et du temps fort et faible qui la déterminent. Cela ne signifie pas pour autant que le mouvement mélodique soit dépourvu de métricité, mais plutôt que le mètre qui le sous-tend est incertain et ne doit en aucun cas être confondu avec un cycle rythmique régulier. En effet, vu l’absence de métrique régulière dans cette improvisation et l’utilisation de valeurs plus ou moins longues selon un flux rythmique imposé par l’improvisateur lui-même, qui n’est pas réductible à une unité métronomique constante, il a fallu s’imposer (pour surmonter la difficulté de la mesure du temps) un tempo de base et de points de repère temporel à partir desquels nous avons approché la structure dynamique de la pièce. Dans cette transcription, nous avons maintenu, presque, un tempo constant considéré comme un régulateur commun par rapport auquel toutes les durées et les sections de l’improvisation se définissent. Ainsi, nous avons tenté de présenter les mécanismes et les gestes musicaux avec une esquisse des éléments pertinents de l’improvisation de façon à ne pas négliger les détails propres au jeu de Mounir Bashir. Du fait de la complexité des mélodies richement ornementées, nous étions, toutefois, aux prises avec quelques difficultés pour consigner, à la moindre subtilité près, les variations rythmiques. 39
Le « Macam Bayat » est tiré de la plage 3 du CD Irak - Mounir Bashir en concert à Paris, INEDIT/Maison des Cultures Du Monde, W 260006. Dans l’enregistrement, la pièce improvisée est en bayâtî sol , mais pour faciliter la lecture de la partition, nous la transposons en ré, une quatre inférieure.
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Nous avons essayé, bien que certains effets sonores aient pu nous échapper, de mettre en évidence le caractère évolutif de l ’improvisation. Ainsi, nous aborderons l’analyse du micro-ton et les effets sonores par des outils d’analyse acoustique comme le sonagramme. 4.2 Analyse perceptive des processus de création musicale
Notre analyse musicale repose fondamentalement sur les expériences esthétiques d’écoute individuelle des auditeurs (des jugements, des témoignages et des données psychologiques) concernant la perception des mécanismes de construction mis en œuvre dans l’organisation de la structure dynamique de la pièce. Nous avons fait écouter 40 le « Macam Bayat » de Mounir Bashir à des musiciens professionnels de cultures musicales différentes qui nous réclament après une première écoute que la pièce improvisée ne comporte pas de ruptures modales très significatives, mais elle se caractérise par un métissage de deux styles d’improvisation et deux langages musicaux divergents : 4.2.1 Première partie de l ’i mprovisation : le style classique Selon les auditeurs, Mounir Bashir joue au départ dans le style d ’improvisation égyptien (le taqsîm classique) et présente le maqâm bayâtî d’une manière académique avec ses conduites d’exploration mélodie habituelle. Les phrases mélodiques de la première partie (voir la partition de la pièce : pages 1 et 2, jusqu’au milieu de la portée 35) sont marquées par des extensions, des relances de discours et des achèvements mélodiques frappants (conclusion partielle, qaflâ, sur les degrés principaux du maqâm bayâtî ), de sorte que l’auditeur pourrait immédiatement : a) s’installer auditivement dans son univers sonore et modal ; b) se représenter aisément l’échelle du bayâtî et la structure dynamique du temps musical du taqsîm ; c) comprendre, à travers l’introduction, le projet compositionnel de l’œuvre ; d) et enfin anticiper sur le cours et l’aboutissement des idées musicales de cette partie introductive de l’improvisation. Les trois premiers mouvements de l ’introduction se caractérisent par des montées et des descentes conclusives assez nettes : Mounir Bashir improvise sur les variantes du maqâm bayâtî et organise subtilement des idées diverses sur un large spectre de l’échelle, mais qui relèvent manifestement d ’un langage musical conventionnel.
40
Pour les détails concernant le protocole expérimental utilisé dans cette étude, voir : Mondher AYARI, et Stephen M CADAMS , « L’influence du savoir culturel sur la perception et la compréhension musicales », dans François M ADURELL (éd.), Les pratiques d ’écoute individuelles, Série « Conférences et séminaires », 20, Université Sorbonne-Paris IV, 2005, p, 63-83.
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Figure 3 : Notre transcription personnelle de la pièce « Macam Bayat » de Mounir
Bashir
Après un long développement relativement préconçu (les trois mouvements de la phase introductive), l’improvisation aboutit finalement à une rupture rythmique perceptible. C’est ce que proposent de montrer les paragraphes suivants.
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4.2.2 Deuxième partie de l ’i mprovisation : le style moderne Dans la deuxième partie (voir partition, à partir du milieu de la ligne 35), Mounir Bashir trace nettement une frontière entre le style classique (le taqsîm dans sa version traditionnelle) et son style personnel d’improvisation musicale. Il cherche à bouleverser les schémas prescrits d ’une improvisation classique, et à exprimer différemment et avec plus de virtuosité (technique, sonore et musicale) le maqâm bayâtî . Contrairement au début de l’improvisation, il tente dans la deuxième partie d’aller au-delà des règles pour créer de nouvelles conduites dans l’improvisation en composant de diverses manières des structures mélodiques et rythmiques spécifiques. Ainsi, on le sent tout de suite, Mounir Bashir vise à mettre en œuvre de nouveaux espaces sonores et à élargir au maximum l ’échelle modale en utilisant des intervalles mélodiques inhabituels dans le traitement conventionnel du bayâtî . Cette deuxième partie comprend des phases d ’exploration mélodique, stylistiquement différentes à plusieurs niveaux, et notamment (mais pas uniquement) au niveau des changements de maqâm. Mounir Bashir est beaucoup plus libre et improvisateur : on le sent beaucoup plus proche d’une sensation musicale immédiate que du respect d’un code ou d’un schéma de développement préétabli. Selon l’expression d’un des auditeurs, il s’agit d’une phase d’improvisation plus « posée » et plus « méditative » qui s’exprime par une intention plus soutenue lors de développements d’ordre local : l’improvisateur tient sur une note (première partie de la figure 4) et compose des motifs mélodiques partiels et plus minimalistes, dont chacun est dessiné d ’une manière tout à fait particulière (deuxième partie de la figure 4). Contrairement à l’introduction, la deuxième partie (le style moderne) est marquée par des silences et des inflexions qui font que la hauteur de chaque note est mise nettement en évidence (figure 5). Le changement de pivot qui vient souligner le début de la rupture rythmique donne à l’écoute un effet d’ouverture vers un nouvel espace sonore (figure 6). On ressent que Mounir Bashir est vraiment rentré à l’intérieur de sa pièce et joue avec plus de virtuosité : il change souvent d ’appui (figure 7) et part d’une tessiture assez restreinte pour parvenir à une autre plus large, en faisant entendre des octaviations (un écho à l’octave, figure 8) et des alternances entre les registres grave et aigu (figure 9). Il élargit progressivement l’univers sonore du maqâm et modifie profondément son style de jeu instrumental pour encore mieux faire saisir cet élargissement de l ’échelle du bayâtî . Les figures mélodiques qui caractérisent cette deuxième partie de l ’improvisation sont des notes répétées (figure 10) ; des élans mélodiques, c’est-à-dire une recharge énergétique, une relance du discours (figure 11) ; et enfin, des phases de développement avec des descentes conclusives (figure 12).
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Figure 7
Figure 8
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Figure 9
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Figure 10
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Figure 11
Figure 16
Figure 12
Figure 17
Chaque motif mélodique, mis en relief par des nuances dynamiques précises, s’exprime sur une tessiture particulière qui s’élargit pour rejoindre une autre zone de l’échelle du maqâm. Mounir Bashir assoit généralement des pôles (figure 13), puis change de registre pour explorer le même type de figuration avec des arabesques légèrement différentes (figure 14), mais très vite il revient à des attentes assez longues orientées vers l’écoute de chaque note (figure 15). Bien entendu, les symétries qui se révèlent dans le développement des mélodies ne sont pas perceptibles directement en tant que telles, mais elles ont la propriété d’orienter la perception vers une sensation de hauteur très précise. Ces symétries sont accompagnées par des répétitions, avec un centrage sur des subdivisions rythmiques et mélodiques que Mounir Bashir affectionne dans la deuxième partie de l’improvisation. C’est une reconstruction complexe (et parfois ambiguë, d’après les auditeurs) qui se fait sur plusieurs plans : l’exploration d’autres
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passages du maqâm bayâtî , la composition de motifs mélodiques qui reposent, parfois, sur très peu de choses, et enfin l’alternance de notes voisines (figure 16) et de notes appartenant à des registres différents (figure 17). À l ’issue de l’écoute, les auditeurs envisagent le changement du style de jeu, qui caractérise la rupture rythmique, comme une forme « d’errance », une phase « évanescente » qui repose sur des moments de suspension, des fragments minuscules concernant trois à quatre notes et des petites variations de la hauteur tonale. Ainsi, ces auditeurs réclament qu ’ils repèrent difficilement des séquences, car la séparation est beaucoup plus subtile. Dans la phase introductive, Mounir Bashir, en partant sur des modèles de représentation conventionnels (le maqâm bayât dans sa version habituelle) garde justement les hauteurs très fixes et cherche à improviser sur les notes de la gamme. Cependant au milieu de la pièce, il modifie légèrement les hauteurs des notes, et repart sur des motifs qui génèrent l’improvisation. Les silences de ces motifs font partie des idées musicales et ne servent pas seulement à délimiter les sections mélodiques. Les auditeurs déclarent que ce n’est pas le mode musical qui est l’élément le plus déterminant dans la figuration mélodique, mais que l’improvisateur est véritablement virtuose sur des notes répétées et sur la continuité de la répétition de ces notes. De ce fait, l ’auditeur n’a guère envie de segmenter la pièce, parce que ce processus se répète tout le temps 41. Mounir Bashir compose dans cette partie centrale de la pièce, qui est plus lente, des structures plus fines, des micro-mouvements et des intervalles appartenant à des registres différents. C’est-à-dire qu’au travers de la complexité rythmique, il va chercher dans le maqâm d’autres registres, en faisant de temps en temps des incursions dans d’autres univers. La rupture rythmique entre sa première et sa deuxième partie est assez nette. Par ailleurs, comme cette deuxième partie est moins discursive, construite sur moins de notes, et que les degrés sont altérés, il est moins facile pour les auditeurs (en particulier les auditeurs de cultures musicales occidentales) de rentrer dans les détails de l’improvisation. Ces derniers se sont rendus compte qu’ils n’avaient pas les mêmes critères de segmentation au début et au milieu de la pièce. Ils perçoivent une désarticulation du temps et une sorte de dissociation des unités musicales : il n ’y a pratiquement pas d’anticipation perceptive, l’unité – ou plus précisément la continuité des événements musicaux – ne se fait pas. Ils se sentent complètement incapables d’élaborer des indices de reconnaissance adéquats : ils ne parviennent pas à identifier des énoncés clairs du maqâm et à préciser si la phrase musicale va se poursuivre ou s’il s’agit juste d’une attente. Cela suppose que ces auditeurs n’ont pas considéré la figuration et les notes répétées comme des marqueurs récurrents pour analyser la deuxième phase, or elles doivent être d’une importance capitale. 41
Voir Mondher AYARI, et Stephen MCADAMS, « L’influence du savoir culturel sur la perception et la compréhension musicales », op.cit .
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Les notes musicales de cette deuxième partie de l ’improvisation sont soutenues par des vibratos (figure 18), des glissandos (figure 19) et des petits portamentos (figure 20) faisant entendre des hauteurs instables. On perçoit bien que ces portamentos ne sont pas des effets sonores uniquement ornementaux, mais sont conçus pour amener des fréquences très précises et pour faire apprécier justement cette couleur d’intervalle.
Figure 18 :
Le sonagramme est une représentation tridimensionnelle permettant d’analyser l’évolution temporelle des partiels du son : l’axe horizontal est l’axe du temps ; l’axe vertical désigne l’échelle de fréquences ; et enfin l’amplitude relative des partiels est évaluée par le degré de noircissement. Nous avons utilisé le logiciel Audiosculpt de l’Ircam comme microscope pour explorer le signal et grossir des détails qui s’entendent à peine. Ainsi nous avons fait un zoom dans le spectre général de la pièce pour approcher les quatre notes musicales qui figurent dans la partition ci-contre. On voit nettement que les harmoniques de la note ré (en particulier les dernières) se présentent avec des modulations de fréquences sous l’effet du vibrato.
4.2.3 Troisième partie : la phase conclusive de l ’ improvisation Enfin, la pièce « Macam Bayat » de Mounir Bashir s’achève par une phase conclusive plus rythmée qui aboutit à une coda conçue pour appuyer un arrêt du discours : une cadence marquant la fin de l ’improvisation. Il semble que Mounir Bashir se soit imposé un cadre dans la première partie de la pièce, puis qu ’il soit parti de modèles personnels pour créer des surprises et représenter autrement le maqâm bayâtî , en apportant des éléments nouveaux et imprévus à son interprétation. Il revient, ensuite, pour finir sa pièce, à l ’évocation d’un thème mélodique populaire irakien (voir la partition à partir de la ligne 91) qui se compose en partie d’emprunts à des motifs mélodiques et rythmiques connus par les auditeurs arabes.
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schéma illustre le long glissando qui débute sur la note ré et finit sur la première note do qui n’est pas audible (car d’intensité trop faible). Après le « glissé », l’improvisateur percute fortement contre la note do à l’octave inférieure pour marquer un changement d’appui entre ces deux degrés conjoints : le pivot ré devient ainsi un pivot do. On voit sur le sonagramme l’extinction progressive des harmoniques de la note ré « glissée » pendant que les composants de la note do à l’octave croissent constamment, résonnant fortement à l’oreille. Figure 19 : Ce
Figure 20 :
Le glissando et la tension appliquée en même temps sur la corde de l’instrument créent un effet sonore assez particulier qui se caractérise par des modulations de fréquences et par des « glissés » descendants (l’enchaînement des notes fa, mi et mi bémol ainsi établi produit un son continu). Le sonagramme illustre comment les partiels de la deuxième et de la troisième notes (le fa et le mi bécarre) évoluent en descendant l’échelle de fréquences pour s’associer finalement avec les harmoniques stables du dernier son (la note mi bémol).
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5. Conclusion
Cette pièce montre que l ’improvisation est, par définition, un acte de performance qui suppose une implication personnelle du musicien dans le processus de la création musicale et qui pose la question du rapport complexe du musicien à la culture et à la musique dans le contexte de l ’oralité : les relations entre le cognitif et l’esthétique, l’individu et le groupe social. En règle générale, l’art de l’improvisation dans le cadre du taqsîm moderne s’é panouit dans des contextes peu contraignants et des circonstances informelles, et nécessite un mode d’entendement beaucoup plus large mettant en échec une conception de la pensée stéréotypée par des catégories linéaires et par des schémas cognitifs culturels. Certains musiciens- performers du bassin méditer-ranéen cherchent à se libérer des contraintes psychosociales et se laissent entraîner au-delà du corpus de réalisation conventionnel, de sorte que l’auditeur « traditionaliste » ne retrouve, parfois, plus les repères qui rendent intelligible l ’accroissement de l’information ni les attributs propres de son identité culturelle. En effet, « la complexité formelle déclenche des conflits entre attitudes percep-tives liées aux attentes déterminées par les schémas culturels enregistrés antérieurement et par le contexte stylistique qui contredit en partie ces schémas 42 ». Cette perte des repères est peut-être un élément recherché, un aspect important du schéma global d’improvisation mettant en question les valeurs esthétiques, les déterminations psychosociales et le savoir culturel de l’auditeur. C’est un plaisir pour les musiciens-improvisateurs que de procéder par tâton-nement, de jouer sur l’instabilité de la pensée par des éléments moins prévisibles, et de passer au-delà des limites de fluctuation admises. Mais nul ne sait si l ’auditeur en retire un plaisir musical... Références
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La complexité formelle est décrite : « comme la somme d ’un indice d’hétérogénéité de la forme et d’un indice de dissemblance des éléments [...] ». Voir : Michel I MBERTY, Entendre la musique : sémantique psychologique de la musique, Paris, Dunod, 1981, p. 56.
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