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March 26, 2017 | Author: Thomas Henry | Category: N/A
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Collection « Les Chemins de la Sagesse » dirigée par Véronique Loiseleur

Swâmi Prajnânpad et les lyings

Swâmi Pra;·nânpad et les lyings par

ÉRIC EDELMANN OLIVIER HUMBERT Dr CHRISTOPHE MASSIN Introduction d'Arnaud Desjardins

La Table Ronde 7, rue Corneille, Paris 6e

© Éditions de La Table Ronde, Paris, 2000. ISBN: 2-7103-0975-0.

SOMMAIRE

INTRODUCTION

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Arnaud Desjardins LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE

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Éric Ede/mann LE POINT DE VUE DU PSYCHOTHÉRAPEUTE

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Olivier Humbert LE POINT DE VUE DU PSYCHIATRE

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Dr Christophe Massin CONCLUSION

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INTRODUCTION ARNAUD DESJARDINS

Introduit en France il y a quelque vingt-cinq ans, le mot anglais lying s'est peu à peu répandu sinon dans le grand public, du moins dans un certain public concerné soit par les préoccupations spirituelles soit par les différentes méthodes de psychothérapie. s'agit d'une pratique particulière, mais en vérité très simple, intégrée dans son enseignement par un maître hindou traditionnel et non pas d'une innovation destinée à se répandre largement comme ce fut le cas par exemple de la méditation transcendantale de Maharishi Mahesh Yogi. Swâmi Prajnânpad, par sa naissance Yogeshvar Chattopodhyaya, était un brahmane bengali qui avait reçu une double formation, vedantique classique et scientifique moderne. Après avoir enseigné les mathématiques et la physique au Kashi Vidyapith, un collège hindou de Bénarès, Yogeshvar Chattopadhyaya, devenu Swâmi Prajnânpad à la mort de son propre gourou Nirâlamba Swâmi, s'était installé dans le petit ashram de celuici à Channa près de Burdwan au Bengale. À Swâmi Prajnânpad, Daniel Roumanoff a consacré une thèse universitaire sous la direction de l'indianiste Michel Hulin (révisée et publiée sous le titre Svâmi Prajnânpad, La Table Ronde), lequel a bien voulu préfacer un tome de la traduction française des lettres du Swâmi à ses élèves indiens ou français (La Vérité du bonheur, Éd. l'Originel). Swâmi Prajnânpad, Swâmiji

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pour ses familiers, a également suscité l'intérêt du philosophe André Comte-Sponville qui, après avoir préfacé un autre tome des lettres en question (Les Yeux ouverts, Éd. l'Originel), a écrit lui-même un petit ouvrage sur ce sage qu'il admire, même sans l'avoir personnellement rencontré (De l'autre côté du désespoir, Éd. l'Originel). Swâmi Prajnânpad n'a jamais eu un très grand nombre de disciples mais un Français, Daniel Roumanoff, l'a rencontré en 1959 et a peu à peu introduit auprès de lui quelques amis. J'ai moi-même séjourné pour la première fois auprès de Swâmiji à l'ashram Channa au printemps de 1965. C'était à la fois un aboutissement et un nouveau départ. L'aboutissement de seize années de recherche qui avaient commencé en 1949 avec les « Groupes Gurdjieff» animés, juste après la mort de M. Gudjiefflui-même, par quelquesuns de ses plus proches disciples. Pendant dix ans, ma première épouse Denise Desjardins et moi-même avons assidûment suivi cet enseignement pour lequel j'exprime au passage une dette de gratitude sincère. J'ai appris pendant ces années beaucoup de vérités précieuses concernant la présence à soi-même, la connaissance de soi, la possibilité d'introduire une conscience nouvelle dans la mécanicité des jeux d'actions et de réactions de nos différentes fonctions. Et je n'ai rien vu dans ces Groupes de choquant ou de scandaleux contrairement à certaines rumeurs qui ont abondamment circulé. Si, pendant onze mois de séjour au Sanatorium des étudiants, en 1949-1950, je m'étais beaucoup intéressé, sous l'influence de certains malades médecins internes des hôpitaux psychiatriques, aux littératures psychologique et psychanalytique, tous mes intérêts s'étaient par la suite centrés sur ce qu'on appelle parfois spiritualité parfois ésotérisme et

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toutes mes lectures en français ou en anglais étaient consacrées à ce type d'ouvrage. En 1958, un séjour prolongé dans une abbaye de Trappistes m'avait fait découvrir un aspect du christianisme qui était resté pour moi jusque-là peu connu et, en 1959, Denise et moi avons rencontré pour la première fois la célèbre sainte bengalie Mâ Anandamayi. Cette rencontre fut à la fois bouleversante et décisive. Notre intérêt évolua peu à peu de l'enseignement de Gurdjieff vers la sagesse hindoue traditionnelle. Nous fimes en Inde, année après année, de nombreuses rencontres jusqu'à un nouveau séjour en 1965, à l'occasion du tournage pour la télévision française de films sur les maîtres tibétains, au cours duquel Swâmi Prajnânpad est entré dans notre existence où il devait jouer le rôle décisif.

Certes, j'ai compris assez vite auprès de Swâmi Prajnânpad que le « passé » dont tous les enseignements spirituels nous appellent à être libre ne pouvait pas être une vague entité à opposer au futur mais mon propre passé individuel intime, ma propre enfance, ma propre petite enfance, rejoignant par là toute une part de la recherche psychologique contemporaine. Mais quel ne fut pas mon étonnement lorsqu'en 1966, Swâmi Prajnânpad ayant bien voulu accepter l'invitation de ses élèves français et séjourner six mois dans une maison avec jardin à Bourg-La-Reine, j'entendis un matin de très bonne heure des pleurs et des gémissements émaner de la chambre où celui-ci résidait et où il donnait ses entretiens. Je n'obtins d'abord que quelques explications succinctes, Swâmiji m'ayant seulement dit qu'il avait aidé Denise « à exprimer des émotions infantiles refoulées » (to express repressed childish emotions). Swâmiji veilla ensuite à ce que ces séances d'expres-

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sion aient lieu lorsque personne ne pouvait en avoir un écho. C'est peu à peu que je compris que Swâmi Prajnânpad avait proposé autrefois à ses élèves indiens et aujourd'hui à certains des Français de s'allonger auprès de lui comme on s'allonge sur le divan chez le psychanalyste, à cette différence qu'il s'agissait d'un petit matelas posé à même le sol, et d'essayer d'entrer en contact avec les mécanismes profonds, plus ou moins refoulés, du psychisme. Il s'agissait de ce que la tradition hindoue appelle les empreintes, samskâra, et les dynamismes latents, vâsana. La terminologie habituelle des indianistes utilise plutôt le terme subconscient qu'inconscient, bien que le mondialement célèbre indianiste Mircea Eliade n'ait pas hésité à écrire dans son imposant ouvrage sur le yoga : « Les yogis connaissaient la psychanalyse deux mille ans avant Freud.» Si l'enseignement de Swâmi Prajnânpad pouvait être considéré comme très complet, très élaboré, nourri à la fois de sa formation scientifique moderne et de sa culture de brahmane érudit, sans parler même de son propre accomplissement personnel, la théorie des lyings était on ne peut plus simple. Elle reposait sur ce que Freud, dans les premiers temps de la psychanalyse, dénommait ce que nous traduisons en français par abréaction, réaction éloignée, réagir aujourd'hui à un événement ancien. Les développements ultérieurs de la psychanalyse n'ont guère joué de rôle dans mon propre cheminement auprès de Swâmiji. Néanmoins, il interprétait, par exemple, la pulsion de mort comme tendance de retour à l'équilibre. Swâmiji employait des termes comme expression des émotions et passage à l'acte (à la différence du vécu conscient des émotions dans la méditation classique où l'immobilité de la posture est primordiale) mais il ramenait toujours l'émotion à la représentation, à la vision objective. L'origine de l'émotion (depuis la tentative de nier ce qui est

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jusqu'à la fascination) est une représentation fausse, erronée de la réalité (« penser », thinking, au lieu de « voir »). L'émotion est un aspect de chitta, le psychisme incluant l'inconscient. Le lying avait pour but d'exprimer l'émotion latente, de la faire sortir, de lui faire prendre forme. Seule la « forme » permet de « voir ». Seule la connaissance libère et la connaissance vient du fait de voir. C'est pourquoi le lying, expression d'émotion, est inséparable de la connaissance qu'il permet de provoquer et, en aucun cas, ne se résume à une expression simple, une abréaction pure, isolée de la compréhension du processus. Lying et connaissance forment une unité inséparable et isoler le lying de la connaissance n'aurait plus rien à voir avec le lying. Le danger est de ne considérer le lying que comme « une exploration de l'inconscient », « un voyage exotique à travers des vies antérieures », une « catharsis ». L'abréaction des affects soulage pour un temps car la pression interne est relâchée mais elle ne libère pas et la difficulté demeure la même, irrésolue. Il en est ainsi pour tout lying qui n'aboutirait pas à une connaissance. En d'autres termes, le lying est une technique qui permet, par l'expression des émotions, de donner une forme aux représentations erronées que nous nous faisons du monde. Et sur cette forme il est possible de travailler. Un lying «réussi» est une représentation qui est dissoute. C'est là que Swâmi Prajnânpad rejoint Freud. Mais celui-ci craignait les abréactions violentes (notamment les femmes qui lui tombaient dans les bras !) et, en conséquence, il a assez vite ramené la cure à la parole, au détriment de toute forme d'expression par l'action. Swâmiji encourageait l'expression sans restriction dans le cadre de la séance de lying et du lieu où elle se déroulait, insistant par contre sur la tentative de contrôle lorsque les circonstances le demandent. Le transfert et les projections du passé sur Swâmiji, parfois même

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des gestes agressifs à son égard, étaient admis dans le contexte strict du lying lui-même. Une fois passé l'étonnement de découvrir qu'un maître traditionnel hindou pouvait aider des disciples à pleurer, si ce n'est pas à crier, en revivant des souvenirs enfouis, j'ai fini par accepter une proposition que Swâmiji m'avait faite et j'ai passé près de lui trois mois d'affilée, en 1967, consacrés à ce travail parfois laborieux et ingrat de plongée dans la mémoire lointaine pour retrouver à la fois l'intensité des émotions et la vivacité de souvenirs parfois complètement oubliés à la surface de la conscience. Mais, et je n'insisterai jamais trop, pour moi-même, comme pour les Indiens et Français que Swâmi Prajnânpad avait bien voulu prendre en charge, cette expression des émotions refoulées était totalement associée et intégrée à l'ensemble de la démarche qu'il nous proposait et inséparable de celui-ci.

Deux ans avant la mort de Swâmi Prajnânpad, envisageant avec lui l'évolution de mon activité, nous avons prévu que j'allais mettre fin à ma profession de producteur et de réalisateur à la télévision et, à la demande insistante de quelques lecteurs de mes premiers livres, fonder en France un lieu où je transmettrais ce que j'avais moi-même reçu à travers mes propres années de recherche et de rencontres et, avant tout, auprès de lui. Dans un endroit reculé de l'Auvergne, au lieudit« Le Bost »,je me suis donc installé fin 1974, un mois avant que Swâmi Prajnânpad « riabandonne son corps physique », selon l'expression hindoue classique. Je n'envisageais pas de faire faire rapidement des lyings aux uns et aux autres, jusqu'au moment où une personne séjournant en ce lieu et sevrée de

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ses points d'appuis et de ses distractions habituelles, commença à être submergée, chaque fois qu'elle demeurait seule dans sa chambre, par les souvenirs déchirants de son enfance pendant la dernière guerre. Et c'est ainsi que commença au Bost le premier lying. Nous avons en France utilisé ce terme anglais qui signifie tout simplement être couché, être allongé. Pendant des années, aucun des Indiens proches de Swâmiji n'avait utilisé ce mot mais, comme les Français avaient constaté que Swâmiji utilisait le mot sitting, être assis, pour désigner les rencontres en tête-à-tête avec lui, nous avons tout naturellement utilisé le mot lying pour ces séances où nous étions allongés. Au Bost, Denise et moi-même avons donc guidé dans cette démarche un certain nombre de personnes, d'âge, de sexe, de formation différents. Pour elle comme pour moi, le lying était une part précieuse de notre chemin auprès de Swâmi Prajnânpad et indissolublement associé à notre relation avec lui, au souvenir si vivant que nous conservions de ces années de séjours répétés au Bengale. Certaines personnes n'ont pas eu la discrétion que Swâmiji exigeait de nous et le bouche à oreille a commencé à faire circuler l'information que, chez Arnaud Desjardins, on pratiquait une sorte de «psychanalyse sauvage» et« bon marché». Pire encore, il était non seulement question de retrouver des souvenirs d'enfance mais aussi d'étranges souvenirs, revécus avec un goût surprenant de certitude et que pourtant rien ne pouvait expliquer dans l'existence actuelle- autrement dit ce qu'un hindou aurait interprété comme une réminiscence d'existence antérieure. Ces lyings, au Bost, des psychiatres et des psychologues en ont vécu, retrouvant, dans le contexte particulièrement intense d'un petit ashram isolé dans le centre de l'Auvergne, des souvenirs que leur propre analyse didactique n'avait jamais ramenés à la surface. Nous persistions alors à

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considérer le lying uniquement comme un aspect particulier d'une voie traditionnelle transmis par un maître hindou. L'origine de la« technique » est l'application de ce que Swâmiji avait découvert des théories freudiennes, alors que, dans la pratique orientale habituelle, l'accent est mis avant tout sur la « méditation », sur l'assise silencieuse. Les émotions latentes se manifestent sous forme de sensations lors de séances de méditations, sans « acting out », sans expression extérieure. Qyelle ne fut pas ma surprise lorsque, dans un dernier ouvrage sur « Les nouvelles thérapies » du célèbre auteur belge Pierre Daco, après ses deux best-sellers sur la psychologie et la psychanalyse, j'ai découvert deux pages, tout à fait amicales d'ailleurs, sur le lying. Ainsi, selon cet auteur, ce fragment d'une démarche indissociable pour nous de l'enseignement général de Swâmi Prajnânpad apparaissait comme pouvant être extrait de cet engagement dans ce que Swâmiji lui-même dénommait l'adhyatma yoga rattaché à l'advaïta vedânta et pouvait être interprété comme une psychothérapie à part entière. Personnellement, je me suis expliqué en partie sur cette approche particulière dans le tome II de À la Recherche du soi, Le Vedanta et 11nconscient, au chapitre « Chitta shuddhi, la purification du psychisme », et Denise Desjardins a publié plusieurs ouvrages témoignant de sa propre expérience acquise auprès de Swâmiji puis à travers l'aide qu'elle apporte à d'autres depuis plus de vingt ans.

Peu à peu, le terme lying s'est répandu hors du petit groupe qui fréquentait le Bost. Il est même revenu à nos oreilles que certaines personnes, sans aucune relation directe ou indirecte avec Swâmi Prajnânpad, utilisaient ce terme pour satisfaire leurs patients. Nous avons donc cru nécessaire de déposer

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l'appellation« lying »afin d'éviter des confusions et les risques inhérents à une pratique sérieuse, grave, où l'amateurisme comporterait certainement des dangers. Ce terme doit demeurer consacré à une transmission relevant de Swâmi Prajnânpad et faisant partie de l'ensemble de son enseignement. Au fil des années, des personnes de plus en plus nombreuses s'étant intéressées à nos activités, j'ai été amené, ne serait-ce que pour dissiper certains malentendus, à écrire des textes qui pouvaient servir de référence, à publier d'autres ouvrages. Une demande s'est accrue et, après des années de pratique, certains familiers du Bost ont été en mesure de prendre la responsabilité de faire faire eux-mêmes des lyings. Ceux-ci étaient réservés à des personnes engagées sur la voie proposés par Denise et par moi-même et dont témoignaient les livres que publiait de son côté Daniel Roumanoff(Svâmi Prajnânpad, tomes I, II et III, Éd. de La Table Ronde ; Psychanalyse et sagesse orientale, une lecture indienne de l'inconscient, Éd. L'Originel). Depuis 1974, les débuts de l'ashram du Bost et la mort de Swâmi Prajnânpad, vingt-six ans se sont écoulés apportant inévitablement des changements, une évolution. O!Ielques centres se sont créés en relation intime avec le Bost (qui est aujourd'hui l'ashram d'Hauteville en Basse-Ardèche) où des lyings peuvent être accomplis en situation résidentielle, c'est-à-dire au fil de séjours d'une semaine à un mois suivant les cas. Chacun apporte à cette pratique son expérience, sa sensibilité, sa spécificité. Peu à peu le lying prend son indépendance par rapport aux souvenirs intimes et intensément vivants que Denise et moi-même avions conservés de nos séjours au fin fond du Bengale, dans un cadre de total dépaysement et un contexte vedantique. Mais tous ceux qui, longuement formés dans cette ligne, assument cette responsabilité, sont imprégnés des paroles de Swâmi Prajnânpad et

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de l'esprit de son enseignement. Afin que les personnes intéressées puissent se faire une idée, non pas seulement du lying auprès de Swâmi Prajnânpad mais de ce qu'est devenue aujourd'hui cette pratique, j'ai demandé à trois d'entre eux de porter leur propre témoignage. Certaines différences dans l'approche s'y révèlent clairement même si l'esprit fondamental est le même. D'une manière générale, certains rapprochements superficiels peuvent être faits avec telle ou telle école de psychothérapie contemporaine, thérapie primale de Janov, bioénergie, rebirth, Gestalt. À l'origine, la pratique du lying n'était certes pas destinée à des personnes psychiquement fragiles mais au contraire à des candidats pouvant s'appuyer sur une structure intérieure et désireux de poursuivre plus profondément la démarche de connaissance de soi. Le fait de revivre avec toute l'intensité de leur charge affective des situations traumatiques de la petite enfance n'a en soi rien d'original. Ce qui est original c'est l'insertion d'une telle pratique dans une voie qui se présente comme traditionnelle et qu'incarnait un maître du nom de Swâmi Prajnânpad, luimême disciple de Nirâlamba Swâmi, lui-même disciple d'un certain Soham Swâmi. Compte tenu de la spécificité et de la puissance de cette démarche, il importe que le terme même de « lying » ne soit pas abusivement utilisé par des personnes qui n'auraient pas, pendant des années, approfondi la démarche proposée par Swâmi Prajnânpad avec tout ce qu'elle comporte d'exigences radicales et tout ce qu'elle demande d'engagement, de courage et de persévérance. Le lying riétant pas une thérapie moderne parmi d'autres beaucoup plus célèbres, il n'y a pas d'école de formation au lying, avec un cursus formalisé et un diplôme. Ce qui rend un pratiquant qualifié pour exercer cette activité, c'est sa maturité personnelle, les épreuves existentielles intimes qu'il a traversées, sa compréhension et son expérience de la voie spirituelle dans

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son ensemble, quitte pour lui à « inventer » de nouvelles formes ou à les modifier tout en restant dans le cadre général, en ne perdant jamais de vue le but poursuivi : la « libération des représentations mentales». Nous nous trouvons dans le cadre traditionnel de la relation maître-disciple, de la filiation, de la transmission, thèmes qui ont traversé les siècles et que j'ai moi-même abordés dans L'Ami spirituel. Les règles ne sont pas celles qui régissent la pratique de la psychanalyse et de la psychothérapie individuelle ou en groupe. Mais la voie a elle aussi sa rigueur, son éthique, ses impératifs. Et, surtout, son ancienneté, ses deux à trois millénaires d'expérience. Elle constitue un tout organique et cohérent dont aucun aspect ne peut être isolé du contexte sans que l'essentiel soit perdu. Il est grave d'employer à la légère des termes aussi importants qu'« éveil» ou« libération». Swâmi Prajnânpad montrait le chemin de la non-dualité (advaïta}, impliquant l'effacement progressif de l'égocentrisme, de la conscience individuelle limitée, séparée et séparante. Demeurent une vision mais il n'y a plus un ego séparé qui voit, une écoute mais il n'y a plus « quelqu'un » qui écoute, une compassion mais il n'y a plus un sujet qui aime un objet. Nous rejoignons là l'idée bouddhiste de l'absence (et pas seulement de la présence) ou de« l'observation sans un observateur». C'est dans ce contexte non dualiste qu'est né, en Inde, le lying. Et ce contexte est bien étranger à la mentalité moderne, même religieuse, donnant souvent lieu à des incompréhensions et des jugements critiques faute d'une réalisation personnelle de cette érosion de l'ego au profit de la communion.

LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE ÉRIC EDELMANN

Éric Edelmann est né le 6 mai 1952 à Paris. Docteur en philosophie avec une thèse sur le sujet : « l'homme intérieur en Orient et en Occident " dirigée par le professeur Guy Bugault. au département de sciences des religions à l'université Sorbonne Paris IV. Il a rencontré Arnaud Desjardins en 1974 et s'est engagé auprès de lui comme élève sur la voie de l'adhyatma yoga. Une démarche personnelle de lyings. sous forme de nombreuses retraites échelonnées sur six années. l'a conduit à partir de 1984 à accompagner lui-même d'autres personnes dans ce travail d'introspection. Il anime actuellement au Québec un centre dans la ligne de l'enseignement qui lui a été transmis. celle d'une voie de croissance intérieure. de connaissance de soi et d'ouverture à la vie spirituelle. Éric Edelmann est l'auteur de plusieurs ouvrages: L'Homme et sa Réalisation (Beauchesne. 1980) et aux Éditions de La Table Ronde : Métaphysique pour un passant ( 1982) ; tclairs d'éternité ( 1990) ; Plus on est de sages. plus on rit ( 1990).

« Telle est la ruse d'une imagination vive que, si elle conçoit quelque joie, elle crée aussitôt un être porteur de cette joie ; ou si, dans la nuit, elle suscite quelque frayeur, on aura vite fait de prendre un buisson pour un ours. » SHAKESPEARE, Le Songe d'une nuit d'été, V, 1.

" Accordez une attention entière à ce qui chez vous est à l'état brut, primitif, déraisonnable, peu aimable, totalement infantile, et vous mûrirez. La maturité de l'esprit et du cœur est essentielle. Elle vient sans effort quand on a supprimé le principal obstacle -l'inattention, le manque de vigilance ; dans la conscience, vous vous développez. ,. NIRSARGADATTA MAHARAJ.

Si l'on regarde de près les différentes voies traditionnelles de transformation, on peut constater qu'elles proposent toujours, d'une façon ou d'une autre, un travail de purification du psychisme ou de l'inconscient. En effet, en tant que sciences de l'être, ces voies incluent nécessairement une démarche de connaissance de soi. Dans l'adhyatma yoga proposé par Swâmi Prajnânpad et Arnaud Desjardins, il est en particulier question du « lying », une approche directe de l'inconscient. Cette approche peut être l'objet de nombreux malentendus, que l'on s'intéresse à la spiritualité en général ou que l'on se considère comme engagé dans cette voie spécifique. Il existe déjà un matériel important consacré au lying dans les ouvrages publiés par des disciples directs de Swâmiji mais

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pour aborder ce thème je vais surtout m'appuyer sur mon expérience du lying, d'abord en tant que pratiquant, puis en tant qu'accompagnateur. Sur le plan théorique autant que pratique, les choses sont étonnamment simples. Lying est un terme anglais choisi par les disciples de Swâmi Prajnânpad et qui signifie : « être allongé » (à la différence de l'entretien assis ou sitting). L'instruction donnée par Swâmiji est la suivante : « Exprimez ce qui a été réprimé. » Ces quelques mots laisseront sur leur faim ceux qui sont friands de méthodes sophistiquées ou de grandes constructions intellectuelles. Les termes dans lesquels je m'exprime pour parler du lying pourront paraître à certains égards trop élogieux. La raison en est qu'il s'agit tout simplement d'une pratique qui m'émerveille encore aujourd'hui. Les lyings m'ont été très utiles à un moment donné de mon parcours et je leur dois beaucoup. Ils ont eu comme premier mérite de me mettre en face de ma réalité brute, à commencer par la peur. Les lyings sont en effet une étude dans le vif, pour ne pas dire une étude à vif. Leur aspect abrupt et radical interdit de se complaire bien longtemps dans les illusions et les mensonges. C'est un avantage appréciable. Il ne s'agit pas cependant de faire ici la promotion du lying et de laisser entendre que celui-ci est la panacée universelle (la méthode efficace que tout le monde attendait pour enfin se débarrasser de la souffrance) ni même qu'il est un passage obligé sur la voie. Il est important de souligner que dans les trois tomes des Chemins de la Sagesse rédigés par Arnaud Desjardins à partir de ses notes d'entretiens avec son maître entre 1968 et 1972 et récemment réédités en un volume, il n'est fait allusion au lying que sur une page dans un ouvrage qui en comporte cinq cent vingt-cinq ! Le premier danger consiste à se laisser fasciner par ce que

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le lying peut éventuellement comporter de spectaculaire en oubliant que c'est la pratique seule qui est le véritable garant du progrès. La parole de Swâmiji : « Vous ne pouvez bondir de l'anormal au supranormal »est parfois utilisée, sous le couvert d'une fausse humilité, comme un prétexte pour accorder la priorité à la dimension psychologique à l'exclusion d'une démarche vers l'éveil. Le raisonnement est le suivant:« Je suis anormal, névrosé, mal dans ma peau, et, tant que les lyings ne m'ont pas libéré de ce qui me dérange, ce n'est même pas la peine de tenter d'aborder quoi que ce soit d'autre.» Ceux qui mettent le lying en préalable à toute pratique ont recours à l'argument selon lequel leurs« blocages» leur interdisent d'appliquer l'enseignement spirituel proprement dit. Cette attitude revient à vouloir mettre la charrue avant les bœufs: la compréhension de l'enseignement et son application concrète dans le présent sont reléguées au second plan. Bien souvent cette attitude est un subterfuge pour esquiver un effort réel dans le présent et le lying est considéré à tort comme une solution de facilité. De toute façon, il n'est pas souhaitable que les lyings interviennent trop tôt. Il faut du temps pour cerner avec précision les points d'achoppement et pour constater qu'ils résistent à notre tentative de pratique. Il faut aussi un minimum de structure intérieure pour supporter l'expérience elle-même et pour être capable ensuite de la mettre à profit. J'ai déjà vu des personnes non préparées considérer leur expérience de lying comme traumatisante. Loin d'être aidées à s'ouvrir et à s'abandonner, elles envisagent alors la voie avant tout comme une menace et restent à partir de là sur leurs gardes, de peur d'être à nouveau confrontées à une expérience aussi brutale.

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UN GESTE INTÉRIEUR, PAS UNE TECHNIQUE Faisant partie d'une voie totale, le lying ne peut pas être considéré comme un objet isolé que l'on pourrait ramener à une manipulation technique applicable en dehors de son contexte d'origine. Il est même plutôt une non-technique, ce qui apparaît bien mystérieux du point de vue de la mentalité moderne. L'entendement ordinaire est à l'aise avec des catégories fixes et une méthodologie bien définie, or avec le lying, il est plutôt question de fluidité, de souplesse intérieure, de non-résistance, de non-mental. C'est une approche féminine caractérisée par la réceptivité plutôt qu'une approche fondée uniquement sur l'action ou une attitude volontariste. Qyand il s'agit d'aborder une attitude intérieure, un geste subtil à accomplir, il est plus aisé de le désigner par une image ou une métaphore que de se lancer dans de longues descriptions. Ainsi on peut dire par exemple que le lying est une opération chirurgicale sans anesthésie. Sans anesthésie parce qu'il réclame de s'exposer à ce que l'on considère comme douloureux et déplaisant. La souffrance est sa matière première et il convient de l'accueillir dans un état de vulnérabilité consciente et délibérée. À l'opposé, l'anesthésie signifie l'absence de toute ouverture, de tout« ressenti». Comme une opération chirurgicale, le lying est direct et incisif. Il va droit à la source d'un dysfonctionnement. Cette intervention, si elle est appropriée, mène à la restauration d'un équilibre et contribue à une nouvelle circulation de l'énergie qui nous anime. La métaphore s'arrête là en ce sens qu'une intervention chirurgicale est hautement technique alors que le lying riest pas une technique applicable de l'extérieur. L'être même du chirurgien n'est pas impliqué dans l'acte chirurgical alors qu'il en est tout autrement dans le cas du lying. D'autre part, la personne qui fait un lying riest pas un patient

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mais contribue au contraire activement au processus. Loin d'être endormi, il est à la fine pointe de la vigilance.

À LA

LE LYING INTÉGRÉ SADHANA )>)> (ASCÈSE)

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Le lying n'étant pas un objet à part et ne pouvant pas être considéré comme une simple technique de régression ou une catharsis, il est important de le resituer dans une perspective plus large. L'emprunt à deux autres traditions spirituelles peut nous aider, par analogie, à nous orienter vers cette vision élargie. Si l'on examine tout d'abord la tradition du yoga, le yoga en tant que voie complète de transformation tel qu'il peut encore être pratiqué en Inde, et non pas comme un exercice adapté pour des Occidentaux, on constate qu'avant même la pratique des postures (asanas}, une série de conditions préalables sont requises. Ces conditions, d'une exigence extrême, sont regroupées sous le nom de yama et niyama, c'est-à-dire les réfrènements et les disciplines. Les réfrènements correspondent au code éthique qui se trouve à la base de toutes les grandes religions. Ils correspondent à une morale universelle. Les disciplines comprennent la purification extérieure et intérieure, le contentement et l'équanimité, l'ascèse ou l'austérité, l'étude des Écritures sacrées (répétition de formules et approfondissement de la métaphysique) et enfin l'abandon complet à Dieu! Selon Patanjali, il ne s'agit là que des deux premières étapes. Dans le Vajrayana, le bouddhisme dans sa forme tibétaine, on peut remarquer que la retraite traditionnelle exige aussi de la part du postulant des pratiques préliminaires : cent mille prosternations complètes accompagnées de la répétition du mantra de prise de refuge (une marque de confiance envers

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les maîtres de la lignée remontant jusqu'au Bouddha), cent mille offrandes du mandala de l'univers, cent mille répétitions du mantra de Vajrasattva à titre de purification et cent mille répétitions du texte du guru-yoga (pour favoriser la dévotion et l'abandon au guide spirituel). Ceci étant posé, il peut paraître incongru de vouloir aborder directement les exercices du yoga ou les visualisations de divinités tantriques en supprimant les étapes préparatoires. De la même façon, vouloir aborder le lying à brûle-pourpoint sans tenir compte de l'ensemble de la voie adhyatma yoga est dénué de sens. Il faut déjà une bonne compréhension des principes de l'enseignement et une certaine vérification personnelle pour être en mesure d'aborder sainement la question du lying et envisager de le pratiquer. En même temps - et cela peut sembler contradictoire -le recours aux deux traditions du yoga et du Vajrayana ne veut aucunement illustrer le fait que le lying soit une pratique ésotérique réservée à quelques disciples particulièrement doués. C'est même le contraire. Le lying est en quelque sorte réservé à ceux qui sont incapables de mettre l'enseignement en pratique parce qu'ils sont freinés par des voiles émotionnels grossiers. Avant de proposer à un de ses disciples de faire des lyings, Swâmi Prajnânpad lui avait dit : « Prenant votre faiblesse en considération, Swâmiji fera quelque chose pour vous.» Le lying n'est pas un« must», il intervient du fait de la prise en compte des faiblesses propres à chacun.

ÊTRE ANIMÉ PAR LE FEU SACRÉ

Afin de resituer le lying dans son contexte, un autre point essentiel doit être mentionné. À première vue il peut paraître très éloigné du sujet mais il est pourtant nécessaire de remon-

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JI

ter nettement en amont pour traiter du lying dans sa juste perspective. Au point de départ de toute démarche, il y a une demande. A priori, cette demande est de nature spirituelle dans la mesure où l'on s'adresse à un guide lui-même initié dans une voie traditionnelle de sagesse. La nature de cette demande est fondamentale car elle donne tout son sens à la recherche entreprise. Son sens, cela veut dire autant la signification réelle de cette recherche que son orientation concrète. Pour avancer, il faut qu'il y ait non seulement un moteur mais aussi un carburant, une aspiration, une motivation. Cette intention intime est de l'ordre du feu, de la flamme. Au risque d'énoncer un truisme, on peut dire que les chemins de la sagesse sont pour ceux qui ont en eux la fibre mystique. La transformation intérieure est une affaire de « passion » et de combustion. L'ascèse, la sadhana a d'ailleurs souvent été comparée à l'intensité du feu qui à la fois chauffe, éclaire et détruit. Le mot sanscrit tapas, austérité, renvoie aussi à la notion d'échauffement. Irina Tweedie a raconté son cheminement auprès d'un maître soufi. en Inde et elle a intitulé son récit L'Abîme de Feu. Après avoir rencontré son maître Shams de Tabriz, le grand mystique soufi Djalal-ud-dîn Rûmî a déclaré :«J'étais cru, puis je fus cuit et enfin consumé. » Shams veut dire soleil. Shunryu Suzuki Roshi a affirmé que « le zen de Dogen consiste à vivre chaque moment dans une combustion totale » et Ramana Maharshi a pu comparer les disciples à des bûches de bois, du charbon ou de la poudre à canon. La maturité du disciple est donc proportionnelle à sa capacité à se laisser consumer. Cette maturation implique bien entendu le facteur temps, de telle sorte qu'il est possible que la véritable demande soit enfouie dans la profondeur, cachée derrière d'autres demandes, relatives et conditionnelles.

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SWÂMI PRAJNÂNPAD ET LES LYINGS

Saï Baba de Shirdi, un saint réputé pour ses miracles, avait coutume de dire en parlant de ceux qui venaient le trouver : «Je leur donne ce qu'ils me demandent en attendant qu'ils me demandent ce que j'ai à leur donner.» En ce qui concerne le lying, il faut se garder des compromis car cela désamorce à la base son efficacité. L'ego ne peut pas faire de lying et le lying n'est pas au service de l'ego. En approchant une voie comme l'adhyatma yoga qui tient compte de la dimension psychologique et qui propose éventuellement une possibilité d'investigation directe de l'inconscient, il est aisé de se méprendre sur l'enjeu de la voie, car celle-ci n'a pas pour fonction première de redresser ce qui est tordu. Tout en accompagnant en lying certains élèves, Swâmi Prajnânpad a affirmé clairement qu'il n'était pas un psychanalyste pour des patients : « Swâmiji is not a psychoanalistfor the patients. » Et, toute proportion gardée, la personne qui entreprend des lyings ne le fait pas auprès d'un psychothérapeute mais auprès d'un responsable lui-même engagé depuis longtemps sur la VOle.

Pour que les lyings soient fructueux, il faut que le pratiquant soit réellement engagé à un autre niveau, qu'il soit animé par une ardeur réelle. Sa motivation trouve alors un point d'appui dans le sentiment et il est prêt à répondre aux exigences qu'impose son cheminement. La question n'est plus dans ce cas de faire ou de ne pas faire de lyings mais bien plutôt de savoir si l'on est engagé ou pas. L'efficacité des lyings - si ceux-ci sont entrepris -dépend beaucoup de cette toile de fond car l'engagement est plus un état intérieur qu'une décision ponctuelle. Être engagé est un état comparable à l'état amoureux, à condition, bien sûr, d'entendre cette expression comme dénuée de tout sentimentalisme ou romantisme spirituel. Le candidat au lying est avant tout un amoureux de la

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vérité, du maître et de l'enseignement, les trois formant un tout indissociable.

LE TEST DE CONFIANCE Si la question de la confiance et de l'abandon est centrale en ce qui concerne la relation au maître, elle l'est tout autant en ce qui concerne la pratique du lying. La confiance et l'abandon sont liés :il ne peut pas y avoir d'abandon sans confiance et lorsque la confiance est là, elle appelle automatiquement l'abandon. À cet égard, le lying a le mérite de nous mettre au pied du mur. Il constitue un test implacable de notre capacité à faire confiance et à nous abandonner. Cette double capacité peut être illustrée par un incident réel survenu au milieu du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Un matelot était tombé à la mer sans que l'équipage du navire s'en aperçoive. Neuf heures après sa disparition, la marin est porté manquant. Le commandant décide alors de faire demi-tour pour tenter de le retrouver. Et ils ont réussi à le retrouver: au bout de dix-huit heures, le matelot était toujours au milieu de l'Océan en train de faire la planche ! Remettre le lying dans son contexte implique aussi de rappeler que la sadhana est une stratégie consciente qui vise à éroder les stratégies mécaniques de défense et de protection. Le lying, dans ce cas, participe activement au démantèlement du « mental » parce qu'il oblige à une entière soumission aux normes du vrai. Il nous apprend à reconnaître que l'on ne peut jamais être plus fort que la Vérité. « Truth » (vérité) était un mot important dans le vocabulaire de Swâmi Prajnânpad et Platon mentionnait quant à lui « la beauté du vrai ». Dans le cadre du lying, une émotion, aussi négative et intense soit-elle, est toujours belle si elle est vécue authen-

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tiquement. La pratique du lying se situe alors dans l'axe de la voie. « ~and on pratique, affirme Daniel Morin, on est dans l'axe du cœur du maître.» Tout est ainsi aligné :le maître, la voie, la pratique. En un sens, le lying n'est qu'un cas d'espèce, une parenthèse par rapport au cours normal de l'existence mais certainement pas une parenthèse par rapport à la pratique elle-même.

UNE LUCIDITÉ SANS COMPROMISSION

Vadhyatma yoga est une voie de connaissance, c'est-à-dire qu'elle accorde une place prépondérante à la vision (à commencer par la vision de nos mécanismes), à la vigilance, la conscience, la compréhension, la discrimination. V accent est mis sur ce que Swâmiji appelait : « Sa Majesté la Lucidité. » La démarche est d'une précision extrême et c'est sans doute ce que souligne le Christ quand il parle de « la porte étroite » ou quand les Upanishads comparent la voie au « fil du rasoir ». Le troisième patriarche du Tch'an, Seng-T'san, écrit dans le Sin-sin-ming: « S'en éloigne-t-on de l'épaisseur d'un cheveu, c'est comme un gouffre profond qui sépare le ciel et la terre. » Le film Apollo 13 pourrait nous en donner une version moderne: les cosmonautes cherchent à réintégrer l'atmosphère terrestre. Si l'angle d'approche de la capsule est trop ouvert, ils vont être satellisés par la Terre sans espoir de retour, et si l'angle est trop fermé, ils vont exploser sous le choc de l'impact. La marge de manœuvre est donc extrêmement réduite. Les proportions, nous est-il expliqué, correspondent à celles-ci : si la Terre a la taille d'un ballon de basket-hall, et à cinq mètres de là, la Lune est représentée par une balle de tennis, l'angle d'approche adéquat ne correspond qu'à l'épaisseur d'une feuille de papier. Il faut, on s'en doute, une

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grande précision pour entrer dans un tel couloir ! Et il est aussi difficile, appliqué à notre cas concret, de comprendre à quoi peut bien correspondre une telle précision. L'un des mérites du lying est de nous pousser dans le passage obligé car s'il y a mille façons de dire « non », il n'y en a qu'une de dire« oui»! L'ego cherche toujours un compromis et est sans cesse à la recherche d'alternatives or le lying nous place dans une situation qui nous dit: pas d'esquive ! Pas d'autre option ! Notre situation n'est pas sans rappeler Mulla Nasrudin qui, perdu dans le désert, tombe dans un précipice mais parvient à s'agripper à l'extrémité d'une branche dépassant de la paroi abrupte. Suspendu au-dessus du vide, il appelle au secours et implore Dieu quand soudain une voix venue de nulle part se fait entendre et lui dit:« Lâche prise ! »Et Nasrudin se met alors à crier : «Y aurait pas quelqu'un d'autre?»

LA PURIFICATION PAR LE TOURBILLON

Le lying correspond à chitta shuddi, la purification de chitta, le psychisme incluant la mémoire inconsciente. Ce travail est un fragment de la voie qui comprend également vedanta vijnana, la science du vedanta, manonasha, la destruction du mental et vasanakshaya, l'érosion des propensions et des désirs. Ces quatre piliers ne sont cependant pas étanches les uns par rapport aux autres de telle sorte que les lyings, tout en n'étant qu'un aspect de la voie, ont aussi une incidence sur les trois autres domaines. Qgoi qu'il en soit, quand on entre dans le concret de l'expérimentation, on s'aperçoit que la connaissance de soi est bien souvent une série de mauvaises nouvelles ! Même si la

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démarche est fondamentalement lumineuse, il n'en reste pas moins que la voie est aussi ressentie comme une source d'irritation parce que l'ego préfère souffrir que disparaître en tant qu'entité séparée. L'enjeu du lying est, entre autres, celui de la remise en cause de l'ego, à l'instar de la remise en cause de l'élève par le guru. Swâmiji se proposait« d'arracher les masques » et Socrate se comparait à un poisson-torpille prêt à foncer sur l'élève pour lui enlever ses opinions. Dans son livre Socrate et le sage indien. Cheminement vers la sagesse, le Dr Roger Gode!, grand connaisseur de la civilisation hellénique et lui-même disciple de Sri Krishna Menon (Atmananda) écrit : « On attend naturellement du sage qu'il communique par la parole, par son attitude, par sa simple présence, à tous ceux qui l'entourent, la paix et l'amour désintéressé qu'il porte en lui. Mais, en fait, les effets bénéfiques dont il est la source inductrice se manifestent rarement par des changements extérieurs d'un caractère spectaculaire. Une transformation- une orientation nouvelle- est opérée d'abord dans les champs profonds de la vie intérieure. Seul celui qui la subit dans l'intensité de son être réalise la puissance, la durabilité, l'ampleur de cette transformation décisive. Alentour de ce foyer et en conséquence de ses stimulations actives, des tendances en germe dans l'inconscient de la psyché croissent, s'exaltent et épuisent ainsi leur virulence. [ ... ] « L'entourage d'un libéré-vivant est bien autre chose qu'un paradis terrestre. Le jardin où il règne dans le silence et par la parole ressemble plutôt à une forêt des tropiques où prospèrent, entre l'ombre pleine de périls et le soleil, de vigoureuses et parfois intoxicantes floraisons. On aurait tort de s'y laisser couler dans une léthargique quiétude. Il y faut travailler sans relâche, solliciter avec constance la lumière, arracher les végétations pernicieuses. Plongés dans le champ d'énergie qui émane d'un homme libéré, les individus subis-

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sent donc un renforcement général de leurs complexes psychiques, ils peuvent, dans ce lieu de cure, dégorger leurs tares avec leurs erreurs, préparant ainsi l'affranchissement final. Ces phénomènes s'apparentent aux drames qu'entraîne le processus d'abréaction, mais ils revêtent un caractère beaucoup moins spasmodique ; leur action s'étend parfois sur des années. «Tandis que le sage offre à tous, équitablement, la possibilité de s'affranchir par la découverte de l'intériorité ultime, c'est à chacun de ses auditeurs qu'il revient de procéder au dépouillement nécessaire; il sarclera avec soin le jardin de sa psyché qu'illumine un soleil trop ardent, les herbes toxiques seront arrachées dès leur apparition et les pousses favorables entretenues, stimulées » (Les Belles Lettres, 1972, pages 31-32). Dans ce passage, Roger Godel souligne bien sûr l'aspect inévitable d'une purification de notre psychisme. Il mentionne en particulier« les drames qu'entraîne le processus d'abréaction», c'est-à-dire les grandes crises émotionnelles, les remous intérieurs inhérents à la démarche elle-même. Or le lying intervient précisément pour réactualiser et intensifier un tel processus. Il densifie et accélère la purification. À la différence d'autres méthodes traditionnelles de purification qui s'apparentent à une lente décantation, le lying procède à l'opposé en ramenant brusquement à la surface tout ce qui est latent. Pour obtenir une eau claire dans un aquarium, on peut laisser reposer toutes les particules au fond du bocal. On peut aussi créer dans l'eau un tourbillon central et finalement en extirper toutes les impuretés. Le lying nous permet de voir à la loupe ce que l'on ne veut pas voir, il nous ramène aux faits. Par cette exploration on peut se rendre compte que non seulement les faits sont niés, mais que le refus lui-même est refusé. C'est déjà une pre-

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mière étape importante que de parvenir à contacter cette immense énergie de refus. Tant que le refus reste caché, toute autre tentative de pratique correspond à vouloir enjamber notre réalité du moment, là où l'on est réellement situé. Je vois souvent des personnes pleines de bonne volonté qui s'évertuent à vouloir badigeonner une couche de « oui » sur un énorme paquet de « non ». Selon une image empruntée au zen, un tas de fumier recouvert de neige reste toujours un tas de fumier.

LE LYING NE RÉPOND PAS AUX EXIGENCES DE L'EGO

La distinction que faisait Swâmiji entre le disciple et le patient s'applique à l'attitude générale par rapport à la voie mais elle est particulièrement significative en ce qui concerne le lying. Arnaud complète cette distinction en ajoutant la notion de client, avec ses exigences, ce qui souligne un degré supplémentaire de confusion dans la manière dont nous abordons la voie, le maître ou même le lying. Il est très aisé de se considérer comme un élève plutôt que comme un patient ou un client. Mais lorsqu'on aborde concrètement la pratique du lying, on s'aperçoit qu'il est au contraire très facile de tomber, à un moment ou à un autre, dans le piège d'une mentalité de patient, ou même de client. La tentation peut être grande de vouloir être simplement réconforté, de chercher à se laisser porter et de compter sur l'expérience de l'accompagnateur en lui laissant le soin de faire le travail à notre place. O!Ii n'a pas connu de tels moments de paresse ou de lâcheté ? La mentalité du client est un autre type d'obstacle. Elle est fondée sur une attitude de revendication, voire d'agressivité qui s'exprime non seulement par : « O!I'est-ce que le

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lying va m'apporter ? » mais aussi par : « 0.11'est-ce que le lying doit m'apporter ? » Il est alors plus question d'obtenir que de perdre - et d'obtenir ce que l'ego exige - ce qui est la garantie de grandes déconvenues. En effet, ce n'est pas à l'ego de poser ses exigences, d'imposer sa loi. Ce genre d'attentes entraîne des frustrations qui ne favorisent pas l'ouverture et place le pratiquant dans une position de conflit. Il en vient à s'en vouloir, à se condamner en ayant une impression d'échec et d'incapacité. Ou alors il s'en prend à l'accompagnateur, l'accusant d'incompétence, ou à la méthode qu'il met en doute quand ce n'est pas la voie elle-même. Tout cela résulte d'une incompréhension de départ car la question n'est pas de savoir ce que le lying va m'apporter mais bien plutôt de savoir ce que je suis prêt à apporter, à livrer dans le lying. C'est donc une attitude totalement inverse qui est requise. Le lying ne peut pas répondre à nos exigences ; c'est à nous de répondre aux siennes. En d'autres termes, il ne faut pas chercher à gagner mais à perdre (« Il faut enlever tout ce qui n'est pas vous », disait Swâmi Prajnânpad). Cela suppose d'aller consciemment au-devant de grands dérangements, c'est-à-dire de ne pas se figer dans une recherche de buts établis par le mental ni de fixer à l'avance l'itinéraire par lequel on doit passer.

LE CADRE PROPICE AUX LYINCiS

La mentalité du client peut déborder du processus de lying lui-même en essayant de marchander les conditions dans lesquelles les lyings doivent se dérouler, en discutant ou en cherchant à aménager la règle du centre ou de l'ashram. Le cadre idéal du lying est un centre, un ashram, lieux de retraite propices au recueillement et aux prises de

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conscience. En effet, lorsque les lyings se déroulent dans le cadre très particulier d'un lieu de retraite, un ensemble de dispositions propres au recueillement et aux prises de conscience peut générer des réactions. Il est pour certains difficile de réaliser à quel point tout est relié. Dans le cadre d'un séjour de lyings, une absence de soumission à certaines conditions simples {ne serait-ce que les horaires ou des circonstances matérielles particulières) est préjudiciable à un autre abandon pourtant beaucoup plus délicat à opérer. Si l'on refuse qu'un inconfort léger vienne perturber nos habitudes, comment serait-on en mesure d'affronter les grands inconforts qu'engendre momentanément une remise en cause radicale. Une personne qui considère que tout lui est dû ou qui traite les objets avec négligence va certainement aborder le lying avec la même attitude d'esprit, c'est-à-dire, par exemple, avec une certaine avidité quant aux résultats ou au contraire avec désinvolture. En ce domaine, on peut constater à quel point les préjugés prévalants dans notre société ne nous prédisposent pas à aborder de manière juste un travail sur soi tel que le lying et il faut déployer à la fois une grande vigilance et une grande énergie pour ne pas se laisser contaminer subrepticement par la mentalité ambiante. Il est pour cela important de souligner le cadre traditionnel dans lequel s'insère le lying et de rappeler qu'il appartient à une voie vedantique enseignée et transmise dans des conditions qui appartiennent plus à l'Inde éternelle qu'à une mode particulière. Le lying ne s'insère en aucun cas dans ce qu'Yvan Amar a pu appeler la course à la « stagesse ».

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s•ALLONGER DANS UNE PERSPECTIVE VERTICALE !

Pour préciser la nature du lying, il est nécessaire d'aborder un thème qui est à la source de nombreuses confusions et qui concerne la distinction entre le « psychologique » et le « spirituel ». De nos jours, il devient difficile de s'y retrouver : des enseignants de méditation ou des disciples d'une voie traditionnelle sont en même temps psychologues ou psychothérapeutes, certains psychothérapeutes font appel à des pratiques qui relèvent de méthodes traditionnelles sans être pour autant eux-mêmes engagés auprès d'un maître ... De plus, certains livres de haute qualité se situent à la frontière entre les deux approches ; je pense en particulier à celui de Jack Kornfield, Périls et Promesses de la vie spirituelle (Éd. de La Table Ronde, 1998). Jack Kornfield a reçu une formation de moine bouddhiste en Thaïlande, en Birmanie et en Inde. Il est par ailleurs titulaire d'un doctorat de psychologie clinique et coanime des séminaires de méditation avec Stanislas Grof, l'un des fondateurs de la psychologie transpersonnelle. On pourrait citer aussi Mark Epstein, psychothérapeute à New York et bouddhiste. Il est l'auteur de Pensées sans penseur: une psychothérapie dans une perspective bouddhique (Éd. Calmann-Lévy) ; ouvrage comportant un avant-propos du Dalaï Lama et de cet autre ouvrage au titre évocateur Going to pieces withoutfalling apart, «Tomber en morceaux sans s'effondrer». Le livre du psychiatre Jacques Vigne, Le Maître et le thérapeute, est aussi très instructif à cet égard {Éd. Albin Michel, 1991). Qyant au lying, qui entre progressivement dans le domaine public, il a parfois été classé dans le registre des nouvelles thérapies ce qui est bien évidemment la marque d'une incom-

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préhension. Il y a bien des années de cela, Arnaud Desjardins nous avait mis en garde en déclarant : « Si vous retirez le cri primai à la thérapie primale, que reste-t-il ? Rien. Si vous retirez le lying à la voie proposée par Swâmi Prajnânpad, que reste-t-il? Tout.» (Voir Le Cri prima!, d'Arthur Janov, Éd. Flammarion, 1975. La thérapie primale est fondée sur le revécu émotionnel d'une scène majeure de l'enfance.) Au ~ébec par exemple, quatre-vingts différentes sortes de psychothérapies sont officiellement répertoriées et il est clair que le lying ne peut pas en constituer la quatre-vingtunième. Tout en étant très large, l'histoire de la psychologie concerne essentiellement la psukhé, le psychisme. De la psychologie analytique, synthétique, humaniste (le Mouvement du Potentiel humain) à la psychologie holistique, transpersonnelle, il n'y a, en essence, aucun changement qualitatif, ou en d'autres termes, de passage au pneuma, à l'Esprit. En dépit des apparences, il n'y a pas ici de fondu-enchaîné qui partirait du psychologique pour aboutir au spirituel. D'un point de vue radical, psukhé relève toujours du monde des formes (les formes que prend la conscience) alors que pneuma relève du sans-forme, de la conscience inaffectée. Il y a ici rupture qualitative totale. Du point de vue de la démarche concrète, il est évident qu'il n'est pas question de faire abstraction de la dimension psychologique mais la façon dont elle est abordée est différente. Pour résumer, on peut dire que la psychologie consiste à résoudre les problèmes alors que la démarche intérieure consiste plutôt à cesser d'en créer. Le mental est lui-même le problème. À partir de là, il ne fait que « vaporiser » des problèmes. La démarche ne consiste donc pas à tenter de supprimer au coup par coup chaque difficulté existentielle. L'histoire suivante illustre cette erreur courante. Au siècle dernier en Russie, il y avait un lieu spirituel réputé, l'ermitage d'Optimo.

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Un starets y résidait, un directeur spirituel d'une grande envergure. Beaucoup de monde venait le voir pour recevoir des conseils ou des instructions. Il y avait en particlier parmi les visiteurs, une paysanne qui venait régulièrement le consulter au sujet de ses dindons. Comment s'en occuper ? Comment les soigner ?... Il répondait à toutes ses questions avec une grande patience mais son entourage était intrigué et on finit par lui demander de quoi il retournait. Il répondit : «Toute sa vie est dans les dindons. » Il est très facile d'être polarisé par ses dindons et de perdre de vue l'essentiel. Aucune démarche psychologique, quelle qu'elle soit, ne cherche à éradiquer le mental alors que le lying fait partie d'une stratégie visant très précisément cet objectif. Le lying peut grandement contribuer à nous faire réaliser que le problème est un artefact, une construction mentale. En un sens, on peut dire que le lying - au moment où il se déroule - ne pulvérise pas le problème mais l'ego ! Le lying aborde les choses dans une perspective verticale mais il ne propose pas exclusivement la stricte résolution horizontale d'une problématique. Denise Desjardins a coutume de dire que le lying n'est pas fait pour « voir votre peur des souris et des araignées »7 ce que Gurdjieff aurait nommé « nos piqûres de puces ». Même si ces effets thérapeutiques sont évidents, le lying nous introduit à tout autre chose. Hujwiri, un soufi afghan du XIe siècle, a écrit : « Si un saint ermite, un habitué des cavernes, se rend dans une taverne, il transforme cette taverne en caverne. Si un habitué des tavernes se rend dans une caverne, il transforme cette caverne en taverne ! » De façon identique, si notre approche du lying est de l'ordre de la psychologie linéaire, toute possibilité de dimension verticale est ramenée à une horizontale (et les résultats sont alors quelconques). Mais si la perspective est

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verticale, alors chaque point de l'horizontale est transcendé et se transforme lui-même en verticale. Alignée avec la voie, tout en étant un fragment de celleci, l'essence du lying n'est donc pas de réorganiser le dessin qui figure sur le chandail mais de contribuer à en effilocher la trame en tirant sur les mailles les unes après les autres. Il y a en définitive deux aspects essentiels qui distinguent le lying de toute forme de psychothérapie. Le premier est que l'intention initiale est totalement différente. D'emblée, le propos est de guérir d'une maladie appelée l'ego. Aucune approche psychologique ou thérapeutique n'a pour but une telle remise en cause. Même avec des expressions comme « psychologie de l'être»,« expériences paroxystiques» ou« réalisation de soi», Abraham Maslow ne parle pas de la même réalité. Le second pont doit être abordé avec beaucoup de prudence et de pudeur. Il est fondamental. Ce travail particulier sur l'inconscient s'inscrit, au sein de la voie, dans un courant subtil, une énergie spirituelle qui, bien qu'étant une influence invisible, produit des effets néanmoins tangibles. Les mystiques musulmans la nomment« baraka», d'autres emploieraient peut-être le terme de « bénédiction >>. Olroi qu'il en soit, cette influence est au cœur d'une filiation qui ne s'improvise pas et qui répond à des critères extrêmement précis. Il est fort probable qu'en l'absence de cette aide subtile les résultats obtenus par les lyings seraient réduits et les chances d'en venir un jour à une éradication du mental quasiment nulles.

NOS

«

POURQUOI ~~ SONT BIEN SOUVENT DES REFUS DÉGUISÉS

En définitive, il n'est pas question d'aboutir à une sorte de querelle d'école entre les tenants de la psychologie et ceux de

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la métapsychologie (ce dernier terme est le titre d'un ouvrage de Freud mais il ne se réfère évidemment pas à la conscience absolue, l'âtman en tant qu'« au-delà de la psyché»). Il faut se garder de tomber dans deux attitudes extrêmes. Tout d'abord celle qui consiste à ne prendre le lying que comme une méthode visant à démonter des mécanismes psychologiques, à exprimer des émotions et à découvrir des traumatismes infantiles. On risque alors de s'enliser dans une pente « psychologisante » qui conduit trop souvent à couper les cheveux en quatre. Le lying ne répond pas à une recherche effrénée du « pourquoi ». Si le pourquoi est légitime à un moment donné lorsqu'il émane de la buddhi, c'est-à-dire de l'intelligence objective, en revanche l'obsession du pourquoi n'est qu'un refus déguisé. Sous les apparences d'une juste cause (la connaissance, la conscience, etc.), cette obsession répond à une exigence du mental et comporte un sous-entendu pernicieux : « lorsque je saurai pourquoi, je ne souffrirai plus ». L'intention réelle n'est plus alors la recherche de ce qui est et sa reconnaissance mais bien plutôt seulement de faire disparaître ce que l'on n'aime pas. Le lying ne peut pas être au service de ce genre de subterfuge ou de manipulation. L'autre extrême consiste à aborder d'une manière toute théorique le vedanta qui est l'un des grands systèmes de l'Inde classique traitant de la connaissance suprême. On pourrait appeler cela un « vedanta pur et dur » mais il ne faut pas confondre le vedanta hindou traditionnel et le « vedantisme » de certains puristes occidentaux. Dans ce cas, les lyings ne sont vus qu'avec beaucoup de condescendance. Il y a là une mode - et aussi une grande prétention - à ne vouloir aborder les choses que du point de vue ultime et à dédaigner ce que Mâ Anandamayi a crûment appelé « le récurage de la mare ». Cette attitude correspond la plupart du temps à une

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coupure, à une protection qui consiste à se réfugier dans une stratosphère philosophique. Il convient à cet égard de ne pas oublier cet avertissement de Karfield GrafDürckheim: «Si on ne travaille pas sur notre ombre, c'est notre ombre qui nous travaille ! ~ En réalité ces deux attitudes antagonistes ont un point commun. Elles procèdent d'une domination de l'intellect ou de l'intellectualisme sur le cœur. I.:intellect est entendu ici dans un sens péjoratif car ce terme n'est pas synonyme d'intelligence -loin de là. Il n'est pas intelligent de tourner sans fin dans les méandres labyrinthiques de la psyché et il n'est pas intelligent non plus de jongler avec des concepts pour ne pas être en contact avec nos affects, ainsi qu'avec une réalité plus profonde. Lorsqu'elle est abordée d'une manière juste, l'expérience du lying remet naturellement les choses en place. Elle nous prémunit des ruses de l'intellect en cédant la place à l'intelligence du cœur. Dans le lying, il est question d'être, de connaître et non pas d'analyser ni d'interpréter. On parvient à un face à face avec les faits dans leur vérité. En effet, l'évidence n'a besoin d'aucune élaboration. I.:expression populaire « ni vu ni connu » évoque ce qui nous échappe. Avec le lying, à l'inverse, on voit et on connaît. Cette connaissance ne concerne pas seulement la vision de faits passés, ni même de certains mécanismes psychologiques mais aussi d'un autre ordre de réalité. On pourra y revenir plus loin.

LE LYINCi NE s•AUTOPRESCRIT PAS

Avant d'aborder avec plus de précisions le processus luimême, il faut encore souligner deux points importants. D'un point de vue concret, il n'est pas possible de s'auto-prescrire

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le lying. Celui-ci doit être recommandé par une personne autorisée car il est très difficile d'avoir, par soi-même, les bons critères d'appréciation. Souvent la personne qui éprouve un malaise émotionnel ou une difficulté dans sa vie pense que c'est une indication suffisante pour entreprendre un tel travail. En réalité la question doit être examinée plus à fond. Il est aussi commun de considérer que si notre pratique de l'enseignement rencontre un obstacle, il faut automatiquement se tourner vers le lying pour le dissiper. Mais il se peut que cet obstacle dans la pratique soit dû à une compréhension insuffisante de l'enseignement lui-même et, par voie de conséquence, à une mise en application inadéquate de ce dernier. D'autre part, certaines émotions tenaces et perturbantes ne justifient pas nécessairement une plongée dans les profondeurs de l'inconscient. Elles peuvent relever d'une couche plus superficielle qui peut être examinée avec une intelligence acérée. Le lying n'est pas une méthode qui s'offre à ceux qui ont simplement le désir de la pratiquer. Il faut pouvoir répondre à des conditions précises.

SACRIFIER LA SOUFFRANCE

Dans un tout autre registre, le second point important à considérer est que le lying relève du domaine du sacré, sans qu'il faille pour autant l'entourer d'une aura. Il n'est pas non plus question de s'enorgueillir au sujet d'une pratique qui concernerait quelques privilégiés. Le lying est avant tout sacré parce que l'on entre dans le sanctuaire intérieur pour aller à la rencontre de sa vérité. C'est dans un esprit religieux

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qu'il faut donc l'aborder et non pas comme s'il s'agissait d'une quelconque activité profane. On sait qu'il y a un lien entre les termes « sacré » et « sacrifice ». Il va falloir sacrifier beaucoup : l'image que l'on se fait de soi-même, les tabous et les valeurs morales derrière lesquels on se réfugie. Et finalement, il va falloir sacrifier la souffrance elle-même, ce qui est d'une grande difficulté contrairement à ce que l'on pourrait croire. L'idée admise est qu'on ne veut pas de la souffrance et que l'on est prêt à tout pour s'en débarrasser. Il est surprenant de constater à quel point il n'en est pas ainsi. Gurdjieff a déjà insisté sur cet aspect que résume très précisément l'anecdote suivante. André Rochette, formé lui aussi par Arnaud et Denise Desjardins et qui a accompagné des personnes en lying, a eu un jour l'intuition, pendant une séance, d'annoncer à la personne qui travaillait avec lui:« Voilà, j'ai en quelque sorte un pouvoir miraculeux. Il suffit que vous disiez immédiatement "oui" à votre souffrance pour qu'elle disparaisse totalement. » La personne a crié un immense « non », comme si sa survie en dépendait. Le lendemain, André a renouvelé l'expérience avec quelqu'un d'autre. Il lui a été répondu cette fois:« Bon, d'accord, mais pas tout tout de suite!» À différents degrés, cette attitude est commune à tous. Andrew Cohen remarque que « Pour découvrir en quoi cela consiste de cesser de lutter, il faut être prêt à examiner en premier lieu, de très près, les raisons qui font qu'on ne cesse de lutter. Non seulement on lutte pour empêcher des sentiments de félicité, des souvenirs heureux et des expériences agréables de disparaître, mais on lutte aussi pour maintenir la peur, et tel ou tel état morbide ou malheureux. On lutte pour retenir ce qui est agréable tout comme on lutte pour retenir ce qui est douloureux. C'est une façon aveugle, mécanique et très conditionnée de s'accrocher à ce qui nous est

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familier.» (La liberté n'a pas d'histoire, Éd. Altess, 1998, pages 52-53.) Le lying est un sacrifice en ce sens qu'il faut donner beaucoup à un niveau pour commencer à recevoir à un autre. Le premier geste consiste donc à payer le prix fort, le reste arrive par surcroît. En même temps, cela n'a rien à voir avec une attitude mercantile, un marchandage. Ce qui est sacrifié en premier lieu représente évidemment ce qui compte le plus à nos propres yeux mais il ne s'agit pas d'un sacrifice tel qu'on le conçoit d'habitude puisque cela nous permet d'accéder à un bienfait d'un ordre supérieur. D'un point de vue, le lying consiste à perdre : perdre nos illusions, nos préjugés, nos identifications, nos souffrances. Sous un autre angle, on peut dire aussi l'exact opposé: il n'y a au contraire rien à perdre et tout à gagner. Le lying étant sacré il convient de l'aborder avec une attitude de respect et d'humilité. Jadis, il était naturel de faire une génuflexion lorsqu'on entrait dans une église. Au risque de choquer, je considère que la situation est identique. Il est approprié d'être dans une attitude intérieure de soumission et de le manifester symboliquement par un geste concret tel qu'une prosternation, un pranam. Il est souhaitable que ce geste ne réponde pas à une règle dictée de l'extérieur mais soit plutôt la réponse à un sentiment profond devant la grandeur et la gravité de l'enjeu. Certains considèrent peut-être que ce point particulier est une question de sensibilité personnelle. J'y vois plutôt une question de maturité. J'ai été amené un jour à évoquer cette possibilité de pranam avec une personne qui entrait dans la pièce de lying avec une sorte d'inconscience et de désinvolture. Je sentais que cela lui aurait déjà donné l'occasion de commencer à se rassembler et à se recueillir: autrement dit, d'aborder les choses dans de meilleures dispositions. Elle me répondit avec le plus

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grand sérieux : « Mais si je fais un pranam cela va me prendre trente secondes sur mon temps de lying! »J'ai les plus grands doutes quant à la qualité des lyings que peut effectuer une personne accrochée à ce genre de point de vue. Bien sûr, cette réponse est caricaturale mais elle est en même temps significative et lourde d'incompréhension. La pratique du lying peut être très facilement désacralisée voire banalisée. Cette mentalité est préjudiciable au bon déroulement du processus et fait partie des obstructions qu'il est nécessaire de dépasser pour avancer vers des états de conscience plus profonds.

PROFONDE DÉTENTE ET MOBILISATION INTENSE DE L'ÊTRE

Le lying concerne le psychisme en tant que réceptacle des impressions passées. Pour une grande part, celui-ci est en effet un magasin à souvenirs. Chitta en sanscrit inclut la mémoire inconsciente et celle-ci peut être alors sollicitée adéquatement afin de passer du plan inconscient au plan conscient. Les textes bouddhiques parlent d'alayavijnana que l'on traduit par « conscience de tréfonds ». Cette conscience comporte toutes sortes de dépôts qui peuvent être ramenés à la surface et fournir ainsi un matériel important. Les samsk.âras (qu'on les appelle « tendances innées, propensions, racines inconscientes, résidus subconscients », etc.) sont au cœur de ce travail d'anamnèse. La force de ces imprégnations provient tout d'abord d'une cristallisation du fait de la puissance du refus. Le refus produit une sorte de « congélation »de l'énergie et fixe ainsi la situation refusée au fin fond de la conscience. Un engramme est créé. Paradoxalement, c'est une conscience plus fine de soi qui

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contribue à la formation du samskâra. La conscience de soi est par exemple plus aiguë si l'on est sur le point d'être dévoré par des lions dans une arène que si l'on est en train de converser amicalement avec des invités lors d'un apéritif. Cette conjugaison du refus et d'une conscience de soi momentanément renforcée forme donc une empreinte, une imprégnation dont le propre est d'être toujours active en envoyant sans cesse des « messages souterrains » d'une redoutable efficacité. Il y a deux façons d'être« traumatisé» (trauma signifie étymologiquement« blessure»). Soit il s'agit d'un choc brutal et ponctuel, c'est-à-dire par conséquent localisé dans le temps d'une manière précise. Soit on a affaire à une addition de petits événements en eux-mêmes insignifiants mais qui, insérés dans une ambiance émotionnelle pénible et durable, participent à un lent processus de saturation débouchant un jour sur une cristallisation. Le résultat est alors identique. Pour mettre en œuvre le processus de remémoration, une participation active de notre part est nécessaire et cet effort est parfois sous-estimé. Le recours aux Yoga-Sutras de Patanjali peut nous aider à comprendre comment aborder le lying de façon adéquate. Dans la troisième section des Yoga-Sutras, Patanjali mentionne la pratique de « samyama sur les samskâras ». Samyama réunit à la fois la concentration (dhâranâ), la méditation (dhyâna) et la supra-conscience {samâdhi). Samyama est une manière de résumer le lying lui-même en tant qu'adhésion à un objet mental particulier et réunification de soi. Arnaud Desjardins a pu définir le samâdhi non pas comme une extase (Mircea Eliade traduit le terme par « enstase ») mais comme le fait d'être un avec. Être un avec est au cœur de la pratique du lying. L'aspect simultané de la concentration, de la contemplation et de la supra-conscience nous éclaire sur un malen-

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tendu fréquent selon lequel, sous prétexte de détente, on en reste à une simple inertie. L'attitude d'abandon ne doit pas être confondue avec une léthargie, une passivité. Swâmiji le formule en disant qu'il faut être : « intérieurement activement passif». Cette passivité active demande un effort d'une qualité particulière qui n'a rien à voir avec une tension ordinaire, avec une volonté crispée qui part de la tête. Il s'agit d'une mobilisation intense de l'être, dans une direction précise, certes, mais qui riest pas contraire à un état de profonde détente. Pour l'entendement, les deux sont difficiles à envisager simultanément. Le mental fonctionne en effet d'une manière linéaire et la question revient sans cesse de savoir comment concilier à la fois l'abandon avec cet effort d'une nature inhabituelle. La pratique du yoga ou de la méditation peut cependant donner un aperçu de la direction à suivre. Une étape préparatoire consiste également en exercices de sensibilisation comme par exemple le rappel et l'évocation de certaines périodes ou événements de notre enfance, en essayant d'être le plus ouvert et vulnérable aux ambiances émotionnelles qui les imprègnent. La puissance de l'oubli est parfois tellement efficace qu'il peut arriver que pour refouler un événement précis, on en arrive à faire disparaître des pans entiers de notre passé. Il faut dans ce cas développer un effort de concentration pour remonter le courant qui nous propulse en une sorte de fuite en avant, éloignant des points sensibles.

COMMENT LÂCHER PRISE? LÂCHEZ !

Le lying lui-même exige une certaine intensification comparable aux rayons du soleil qui se focalisent à travers le verre

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d'une loupe. Sans cette densification, l'échauffement est insuffisant pour enrayer la tendance naturelle à l'inertie. La mise en œuvre de cet effort de réactualisation réclame donc une concentration, une focalisation de l'énergie, ce qui correspond à l'adverbe« activement» utilisé par Swâmiji. La remémoration demande une participation active et habile ! En ce qui concerne l'aspect d'ouverture, de passivité, d'abandon, une question revient sans cesse comme un leitmotiv : « Comment lâcher prise ? » Le problème est que la réponse ne pourra jamais provenir du même espace d'où émane la question. Le « comment » est bien souvent la marque d'un impérialisme du mental. Tant qu'on réfléchit sur le« comment », on ne se préoccupe pas de « faire ». Le mental ne peut que corrompre tout ce qu'il touche et il arrive ainsi à compliquer à l'infini les choses les plus simples. Ceci n'est pas sans rappeler cette vieille histoire chinoise. T'sai Chunmo avait une barbe remarquable. Un jour à une réception impériale, l'empereur lui dit:« Votre barbe est véritablement merveilleuse ; quand vous dormez la mettezvous sous la couverture ou au-dessus ? >>Il répondit:« Je suis désolé, je ne m'en souviens pas, mais je pourrai vous le dire demain matin. >> Lorsque le vieillard retourna voir l'empereur le lendemain matin, il lui déclara : « Je ne suis pas en mesure de vous dire si ma barbe est sous la couverture ou au-dessus, par contre, ce que je peux vous dire c'est que je n'ai pas fermé l'œil de la nuit!» Le lâcher prise ne peut être que de l'ordre du non-mental et il est inutile de chercher à savoir comment l'effectuer. Une réelle décrispation par rapport aux jugements de valeur et aux idées préconçues riest pas aisée parce que l'on se heurte à une attitude de non-reddition implicite et profondément ancrée. On peut être depuis longtemps familier avec un enseignement spirituel et s'être déjà demandé beaucoup d'efforts

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sur la voie sans avoir pour autant commencé à entamer sérieusement un tel postulat. Les résistances profondes ne baissent pas la garde aussi facilement, et j'ai déjà entendu, alors que j'accompagnais une personne en lying et que je mettais un peu plus de pression au cours d'une séance, ce cri du cœur : «Vous ne m'aurez pas!» Ce« vous» ne concerne pas seulement l'accompagnateur vis-à-vis duquel on ne veut pas céder dans une éventuelle relation de pouvoir. Il inclut le maître et l'enseignement lui-même et s'adresse ainsi au sens large à tout ce qui peut constituer une menace pour le mental. La difficulté pour déjouer une telle défense réside dans le fait que l'attitude fondamentale qui s'exprime sous la forme: «Je ne veux pas me faire avoir» est ressentie comme essentiellement positive. Elle consiste en une volonté positive arrivée, de par son intensité, à un stade de cristallisation.« Je ne veux pas me faire avoir » veut dire «je veux ne pas me faire avoir ». Cette décision de l'être tout entier est en deçà du seuil de la conscience et elle se propose de jouer le rôle de garant pour notre survie. L'enjeu particulier du lying est d'aller à l'encontre d'un tel handicap. En ce sens, le lying devient un entraînement au surrender, à la reddition, à l'abandon de l'ego, dans la mesure où il contribue à éroder et inverser la décision première.

LA RETRAITE COMME SUPPORT ET COMME DÉFI

Pour surmonter un obstacle de cette ampleur, il est nécessaire que plusieurs conditions soient réunies, parmi lesquelles la plus fondamentale est la présence d'une influence subtile, d'une bénédiction. L'individu ne peut en effet accomplir une

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telle tâche par ses propres forces ni même avec la seule aide d'une autre personne. Par ailleurs, la personne doit pouvoir faire preuve d'un minimum de confiance, avoir ensuite une forte détermination à« s'en sortir» (c'est-à-dire à la fois un sentiment d'urgence et une intention assez pure pour ne pas se laisser distraire par toutes sortes d'interférences) et enfin avoir une attitude téméraire devant l'inconnu. En Inde, à l'époque du règne d'Ashoka, cette sorte d'intrépidité était représentée par une sculpture en pierre comportant quatre lions orientés vers chacun des points cardinaux. Cette sculpture symbolisait la vision qui embrasse tout l'horizon, c'est-à-dire, sur le plan intérieur la capacité à faire face avec courage à tout aspect de la réalité ou à tout état intérieur. Chaque émotion, quelle qu'elle soit, est œuvrable et il ne s'agit pas de lui tourner le dos, de faire le dos rond. Les conditions extérieures dans lesquelles les lyings se déroulent jouent un rôle de grande importance car le milieu ambiant exerce une influence sur la nature même du travail entrepris. Tout d'abord, l'existence d'un lieu consacré offre une aide précieuse pour entreprendre un séjour dans des conditions de retraite. L'atmosphère peut y être à la fois vigilante et intériorisée. Même s'il s'agit de travailler sur la matière brute des émotions, l'ambiance générale du lieu oriente toujours vers l'essentiel. La maison elle-même, ainsi qu'une vie simple et régulière, donnent une impression de sécurité. Cet ensemble constitue un point d'appui pour oser s'aventurer dans les zones plus troublées de soi-même. Même si notre monde intérieur vole en éclats, la discipline extérieure nous offre une structure sur laquelle on peut compter. Celle-ci prend le relais en attendant que de nouvelles bases soient trouvées et stabilisées. Le lying est un travail d'introspection spécifique qui peut

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s'apparenter à la plongée sous-marine. Subjectivement d'ailleurs, on a l'impression de s'enfoncer, de se laisser couler dans la profondeur. Lorsque l'on remonte à la surface, la pénombre de la pièce nous aveugle littéralement et on éprouve la sensation de revenir de loin. Bien entendu, il ne s'agit que d'une analogie car la profondeur désigne en réalité beaucoup plus une qualité de conscience qu'une distance. Qyoi qu'il en soit, il est nécessaire de passer, au cours du processus, par des paliers de décompression. Cela implique le facteur temps. J'ai accompagné des personnes en lying dans des conditions différentes : en non résidentiel où les personnes venaient pour une séance hebdomadaire insérée dans leur vie courante, en résidentiel court sous forme de stages de cinq jours et en résidentiel long dans le cadre de retraites de trois à cinq semaines. Il m'est apparu que les séjours en retraite pour une durée d'un mois ou plus offrent les conditions les plus favorables. La durée et la fréquence rapprochée des séances jouent un rôle déterminant pour atteindre des niveaux plus profonds. Il faut en effet une intensification suffisante donc continue pour atteindre le degré de chaleur adéquat permettant de changer de registre. Si l'on veut par exemple amener à ébullition un récipient d'eau et que dix minutes sont nécessaires, on ne pourra pas arriver à ce résultat si l'on tente de le chauffer dix fois une minute. En fait, dix fois une minute ou cent fois une minute riaboutissent pas au même résultat que dix minutes d'affilée. Cette loi physique opère aussi au niveau plus subtil. L'ébullition, dans le cas du lying, correspond à un changement qualitatif radical- tout aussi radical que le passage de l'état liquide à l'état gazeux. La retraite de longue durée facilite le sevrage des stimulations extérieures et des distractions. Elle restreint les possibilités de fuite ou de compensation. La perte des repères

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habituels joue aussi son rôle pour déstabiliser le mental, amenuiser les défenses et rendre ainsi plus vulnérable. La vie régulière menée avec discipline et dans le silence permet d'approfondir la qualité de la vigilance et d'affiner l'acuité de vision. Il est possible ainsi de percevoir et d'observer avec plus de précision ses propres émotions, mécanismes et comportements. On découvre aussi que tout est interdépendant et que le détail d'une attitude est révélateur d'un aspect plus profond. Il est fort probable qu'une personne négligente dans l'accomplissement d'une tâche ménagère le sera aussi dans son approche de la voie; elle s'engagera sans doute d'une façon approximative dans les lyings ou ne poussera pas assez loin le travail d'investigation. En même temps, par une vigilance accrue, une économie d'énergie est réalisée qui peut être réinvestie dans la mise en pratique de l'enseignement. Les longs séjours en retraite offrent aussi un temps suffisant pour permettre une décantation et une intégration des expériences qui y sont vécues. À l'écart des sollicitations ordinaires, il devient possible de mener une réflexion plus poussée quant à de telles expériences. La compréhension et l'assimilation des vérités découvertes se font de la sorte à un rythme naturel. Ce processus délicat a besoin d'un environnement privilégié de la même façon que des jeunes pousses encore fragiles doivent, pour fortifier leurs racines, bénéficier d'un contexte protecteur. La vie commune enfin, partagée avec d'autres résidents, est une grande opportunité pour l'étude de soi. Elle peut compléter le travail d'investigation en fournissant des échantillons pris sur le vif du fait des relations entre les personnes. Certains aspects particuliers peuvent être utilisés comme des catalyseurs pour accélérer la démarche de lying.

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ACCÉDER AU REVÉCU

L'expérience de lying ne consiste pas à se souvenir mais à revivre, c'est-à-dire à être. Tous les niveaux sont impliqués; à la fois les domaines physique, émotionnel et mental. On ne soupçonne pas, par exemple, ce que peut représenter pour un nourrisson le visage d'un adulte qui se penche vers lui. La tête de l'adulte est, en taille, presque la moitié du corps du bébé ! Pour peu que le visage exprime une émotion négative, l'enfant a littéralement l'impression qu'il va être dévoré. Et c'est en« étant» de tout soi-même cette impression physique, émotionnelle et mentale, que notre perception est juste, totale : cela ria rien à voir avec le fait de« se rappeler». La mémoire comporte trois aspects ou, en d'autres termes, on peut dire qu'il y a trois mémoires distinctes : la mémoire physique, la mémoire émotionnelle et la mémoire intellectuelle. Chacun ayant son propre mode d'accès à l'inconscient, toutes les combinaisons de réminiscence sont possibles. Certains peuvent commencer à avoir des sensations physiques particulières mais sans aucune image ni émotion. D'autres peuvent ressentir une émotion sans que celle-ci soit associée à un souvenir précis. D'autres encore s'ouvrent tout d'abord à une mémoire intellectuelle. I.:important étant que, peu à peu, la première mémoire qui se réveille entraîne les deux autres. Le lying ouvre la voie à un processus d'une très grande intelligence. L'habileté consiste à faire en sorte que ce processus puisse suivre son cours naturel et se déployer. On parvient alors à des découvertes et des constatations dont les implications sont déjà, sur le plan psychologique, essentielles. Pour laisser émerger à la conscience des mécanismes très puissants reliés à des événements refoulés, il faut adop-

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ter une attitude dénuée de toute protection. Cela suppose de passer outre bon nombre de concepts préétablis. On peut se rendre compte alors à quel point la conscience morale conditionnée sert de tampon pour s'isoler de ce que l'on éprouve réellement. La pratique du lying requiert des qualités féminines d'ouverture, de réceptivité et de fluidité. En même temps, la part masculine joue son rôle pour maintenir la concentration dont on a déjà parlé. Celle-ci permet de « coller » à la manifestation précise qui se révèle dans l'instant. Il s'agit de suivre le mouvement, de seconde en seconde, quel que soit l'endroit où celui-ci nous entraîne. En suivant comme une ombre sans laisser s'installer le moindre décalage, le mental est « aplati » car on a supprimé tout l'espace à l'intérieur duquel il pourrait subsister.

ACCOMPLIR L'EXPÉRIENCE PÉNIBLE

La nature cherche toujours un état d'équilibre. On participe à la restauration de cet équilibre en faisant jusqu'au bout l'expérimentation de l'expérience pénible. Pourquoi? Parce que l'expérience désagréable est incomplète, elle reste inachevée du fait qu'elle a été« vécue» sur un fond de négation. On devrait dire qu'elle a été subie plutôt qu'éprouvée par une conscience lucide et acceptante. L'expérience est inaccomplie quand elle riest pas acceptée totalement, ce qui est le cas de toute expérience désagréable ou douloureuse. Elle reste alors dans un état d'inachèvement patent. En revenant sur les samskâras négatifs, le lying va parachever le processus. Il mène l'expérience à son terme. Une fois pleinement accomplie, l'empreinte ne peut plus être un obstacle. La ChândogyaUpanishad dit : « Ce qui est acquiescement est accomplisse-

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ment » (I, I, 8). À l'inverse, l'ignorance (la non-gnose) est toujours du côté du refus, du déni de la réalité. Dans le lying, ce ne sont pas les samskâras positifs qui reviennent à la mémoire ou bien si c'est le cas ils annoncent un malheur ! Le samskâra positif engendre soit une souffrance par le simple fait qu'il a une fin, soit il est une introduction à autre chose de l'ordre d'une expérience douloureuse. Le dynamisme propre du lying nous conduit tout naturellement à aborder les points de refus ou, en d'autres termes, les aspects « enkystés » de notre biographie. Il n'est pas seulement nécessaire de revenir sur les traumatismes les plus significatifs. Aussi faut-il connaître à fond les impressions qui ont imprégné notre enfance car celles-ci, sans être traumatisantes en elles-mêmes, jouent cependant un rôle important dans la construction de notre personnalité et dans la manière dont nous fonctionnons.

DÉBUSQUER TOUS NOS ESPACES DE NON-LIBERTÉ

Au cours des séances, on voit se développer un dynamisme énergétique qui semble doté d'une tête chercheuse se dirigeant inexorablement sur les points stratégiques. D'une manière toute spontanée, on en arrive à ce qu'Arnaud a pu appeler nos « espaces de non-liberté ». Ces principaux domaines sont les plaques tournantes de notre dépendance et de notre asservissement. Comme les lyings seuls ne parviendront pas à les découvrir tous, on peut se rendre compte qu'avec une grande intelligence, c'est la vie elle-même qui se charge de compléter le travail pour les démasquer ! La tradition vedantique parle des« nœuds du cœur» qu'il nous

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appartient de dénouer. Cette belle expression signale la nécessité de ce travail de dévoilement, d'épuration. En démasquant les espaces de« non-liberté>> et en commençant à les neutraliser, le lying peut jouer un rôle de grande importance pour modifier la dynamique dans le réseau subtil des attractions et des répulsions. La loi, difficile à saisir, selon laquelle notre être attire notre vie, n'en est pas moins réelle. Elle se vérifie immanquablement dès que le lying commence à percuter de plein fouet de tels points stratégiques. Même s'il peut encore rester parfois un long travail de neutralisation sous une autre forme que le lying proprement dit, on peut quand même considérer qu'il y a un avant et un après. La situation intérieure ne sera plus jamais tout à fait la même et les choses pourront alors commencer à changer. Le revécu de scènes ou de scénarios spécifiques est une manière de commencer à introduire de la lucidité à l'intérieur de forces mécaniques qui nous satellisent. li nous permet de repérer en quoi consiste notre pseudo-vision du monde. En débusquant les distorsions psychologiques et leur origine, il devient alors possible d'en examiner toutes les incidences. J'ai été un jour impressionné par une personne qui, au sortir d'un lying, a été en mesure d'établir une cartographie complète des grands axes de son monde psychique, avec toutes les connexions et les interactions impliquées. Cet examen est de toute façon indispensable et il devient possible à partir du moment où l'intelligence retrouve ses droits. La mise en pratique de l'enseignement n'est plus entravée et peut faire un bond en avant. La réflexion, la discrimination prend le relais à partir du moment où le potentiel émotionnel relié à l'empreinte du passé, au samskâra, est désamorcé. Il y a un phénomène d'usure qui nous conduit progressivement vers la neutralité, un peu comme si l'on visionnait plusieurs fois le même film

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d'horreur. Celui-ci perd de beaucoup son impact par le fait de la répétition et de la reconnaissance. Le stock émotionnel est comparable à une certaine quantité d'air emmagasiné dans un ballon. Il y a donc plusieurs facteurs qui entrent en jeu si on veut le vider: tout d'abord la taille du ballon, ensuite la pression et la dimension de l'ouverture. Dans le cas du lying et pour compléter cette analogie, il faut tenir compte aussi de l'intensité du désir de s'en délivrer. Ce désir n'est pas de la même nature que la simple force du rejet pour s'en débarrasser car dans un cas on est prêt à payer le prix, dans l'autre non. La première attitude procède d'un assentiment et la seconde d'un refus. En effet, l'attitude courante consiste à vouloir se débarrasser de toute émotion pénible, à rejeter au loin ce qui est déplaisant. On adopte dans ce cas une attitude de négation qui ne peut jamais être libératrice car il faut au contraire «passer à travers ». L'intention d'être libre, si elle est réelle, ne correspond jamais à une tentative d'évitement mais plutôt à une volonté de voir la réalité en face, quoi qu'il en coûte.

VOIR, RECONNAÎTRE, AGIR: le cercle vertueux pour neutraliser les samskâras

Pour qu'il y ait une neutralisation du samskâra, il faut bien entendu comme première condition que celui-ci soit accepté totalement. La moindre trace de désaccord empêche la désidentification et maintient l'efficience des mécanismes qui lui sont reliés. Il est donc capital d'arriver à un seuil d'intensité émotionnelle suffisant jusqu'à ce que l'on atteigne le point de non-retour caractérisé par une absence totale de tout contrôle. Cette absence de contrôle durant la séance mérite une

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précision car on pourrait croire sinon qu'il s'agit d'une transe, d'une hypnose ou même de la perte de cette conscience qui fait justement la dignité de l'être humain. Si le lying permet une libre expression de ce qu'on porte en soi, il faut insister sur le fait que toute la démarche se fait consciemment dans une très grande vigilance : les horaires sont précis, le début et la fin de la séance sont empreints d'une attitude à la fois recueillie et respectueuse. Durant la séance elle-même, au cœur de la libre expression, le participant n'oublie jamais les points de repère essentiels : où il en est, avec qui et dans quel but il entreprend ce qu'il fait. Tout est donc délibéré et il n'est pas question d'autoriser cette expression en dehors de son contexte approprié (voir De l'importance du contrôle, pages 67-70). L'abandon total, au moment où il est décidé, permet simultanément une grande clarté d'esprit et une grande intensité d'expérience. En dessous de ce seuil précis d'intensité, il est possible de revenir sans cesse sur les mêmes empreintes mais cela ne pourra pas entraîner de changements significatifs. J'ai constaté que bon nombre de personnes qui ont entrepris un long travail de psychothérapie ne se sont jamais rendues à ce point précis de non-retour à partir duquel un changement qualitatif s'opère. Cependant, aussi impressionnante que puisse apparaître cette étape, elle n'est pas suffisante. Une situation peut être par exemple revécue avec toute l'intensité requise mais il peut y manquer un élément-clé, un détail. Ce détail soustrait au tableau général peut à lui seul compromettre la neutralisation de l'empreinte. C'est comme si on avait rompu les amarres d'une montgolfière en oubliant une dernière corde. Celle-ci suffit à empêcher l'ensemble de décoller. Enfin, la pratique de l'enseignement doit prendre le relais pour poursuivre l'érosion des émotions qui persistent à cause de l'inertie de l'habitude. L'empreinte ne va pas manquer de

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continuer d'avoir des relents. Il convient donc de les traiter dans l'instant même où ils se manifestent. L'action est aussi libératrice dans la mesure où c'est la buddhi, l'intelligence objective, qui vient en renfort pour suggérer des actions conscientes orientées délibérément pour contrecarrer les fausses lois édictées par le mental. En effet, le fait d'avoir découvert la source d'un comportement erroné est insuffisant pour en épuiser tout le potentiel énergétique. Il faut sans cesse revenir à la tâche en complétant notre vision pénétrante par une action ajustée qui permet peu à peu de rectifier notre mécanicité. Cet ensemble complet de la vision, de la reconnaissance et de l'action devient à ce moment-là très puissant. Il n'est le plus souvent possible que parce qu'il a été amorcé par le lying lui-même.

LES PIÈGES DE L'EXPRESSION

La première chose qui frappe concernant le lying est bien entendu l'aspect spectaculaire de l'expression. Le Dr Bernard Séguy, ancien chef de clinique gynécologique à la Faculté de Paris, qui a eu la possibilité d'assister à un lying de naissance au Bost en 1976, écrit en commentaire dans son livre Naissance: « Une telle scène était difficilement soutenable... » (Éd. Maloine, 2e éd., page 150.) Il est important de revenir sur le thème de l'expression car celui-ci engendre de nombreux malentendus. D'une manière générale, l'expression est survalorisée. L'emphase mise sur la catharsis est quelque peu exagérée car il faut se méfier d'une confusion entre ce qui relève du soulagement (exprimer libère certes des tensions) et ce qui opère une véritable libération. L'expression de l'énergie émotionnelle peut fort bien faire simplement le jeu de la loi d'action-réaction. Si on comprime

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un ressort, une force égale et opposée s'exerce et il est aisé de la libérer. Sur le plan psychologique, ce processus peut être sans fin mais on peut être leurré par l'impression tangible de soulagement que procure une telle expression. On risque alors de s'enliser dans une expression émotionnelle interminable qui reporte toujours à plus tard une véritable libération. De plus, l'accent mis uniquement sur l'aspect émotionnel ne permet aucunement d'aboutir à une compréhension intégrale. Dans son livre intitulé Thérapie par le cri, Évelyne Radureau en vient à écrire:« L'élément intellectuel n'a que faire dans notre thérapie, il nous concerne mais il n'intervient que très peu dans l'évolution de l'individu» (Éd. du Rocher, 1981, page 142). Il est en fait possible d'exprimer, c'est-à-dire de décharger des émotions, sans qu'il y ait la moindre compréhension. Cette décharge « en aveugle » ne présente aucun intérêt et ne fait pas progresser d'un pas sur la voie ni même vers une quelconque guérison psychologique. J'ai déjà assisté à des lyings très intenses et profonds où la personne restait complètement silencieuse et immobile. Le lying réussi ne se mesure pas aux décibels mais plutôt à la profondeur de la connaissance. Il ne s'agit donc pas d'une thérapie de la crise de nerfs. L'insistance sur la seule expression peut comporter un autre piège. Il est en effet possible de se laisser distraire par une dépense d'énergie spectaculaire au détriment d'une plus grande finesse de perception. L'expression devient alors paradoxalement un moyen d'occulter le cœur même de ce qui est sensible ; l'expression canalisant l'énergie vers le « centre moteur » au détriment d'une plus grande vulnérabilité par rapport au« centre émotionnel». À l'extrême, il peut arriver dans certains cas que l'expression annule la capacité même à ressentir.

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DE L'EXPRESSION À LA VISION

Ce qui compte, ce n'est pas d'être allongé ou assis mais s'il y a ou non une réelle prise de conscience, une vision pénétrante de ce qui est. Le plus important est toujours la vision. Il ne faut pas non plus oublier que le lying peut être ponctuel et intervenir de manière très circonscrite au cours des entretiens. Un jour, arrivé à la moitié d'un entretien, Arnaud m'a proposé d'aborder en lying la demi-heure suivante. À partir d'une situation présente il a été possible de plonger dans la profondeur et de faire rapidement la connexion avec un tout autre événement du passé. Ici, le lying vient accompagner de manière très serrée le travail de compréhension et de discrimination. Il nous permet de voir, d'une manière particulièrement frappante, comment fonctionne le mental. Le Vedanta a repéré il y a plus de deux mille ans le double pouvoir du mental: son pouvoir d'obnubilation (cacher ce qui est) et son pouvoir de projection (surimposer ce qui n'est pas). Par une connaissance directe et intuitive, l'apprenti sur la voie découvre qu'il ne s'agit pas là de notions philosophiques abstraites mais bien d'un fonctionnement qui est à la racine de toute son ignorance.

SE CONFRONTER CHARNELLEMENT AUX LOIS DU CHANGEMENT ET DE LA DIFFÉRENCE

Par ailleurs, le lying nous amène à découvrir que la souffrance provient d'un refus, sous un aspect ou un autre, des deux grandes lois de l'existence telles que les formulait Swâmi Prajnânpad : la loi du changement et la loi de la différence. Ces deux lois sont un véritable défi lancé à l'ego car l'ego cherche toujours à se perpétuer dans la fixité et la recherche

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de la similitude -l'alter ego. En explorant notre histoire particulière, on finit par se rendre compte qu'elle n'est qu'une illustration circonstanciée de ces deux lois. Si l'on examine de près chaque événement douloureux de notre existence, on découvre qu'il est relié à un refus. Le lying nous confronte pour ainsi dire dans notre propre chair et sans échappatoire possible aux règles du jeu de la vie elle-même, là où la souffrance en son point d'origine a quelque chose d'universel. Cependant, l'expérience du lying peut nous amener aussi au point où l'on commence à remettre en cause l'identification au corps physique. C'est en tant qu'individu, c'est-à-dire en tant que conscience identifiée au corps que la souffrance est engendrée. L'expression de la souffrance en tant qu'énergie pure n'a donc que peu d'intérêt si elle ne débouche pas sur une investigation plus poussée de cette identification première. On voit comment, sur la base de l'identification, le mental nous ballotte dans le jeu des dualités, l'attraction et la répulsion, le bonheur et le malheur, l'union et la séparation, etc. Ce que nous avons lu dans les ouvrages de métaphysique ou de spiritualité prend un vrai relief car les paires d'opposés ne sont plus des principes philosophiques abstraits mais deviennent, par le lying, des déchirements existentiels consciemment assumés et dépassés.

DE L'IMPORTANCE DU CONTROLE

À l'égard du thème de l'expression, il y a aussi un autre aspect important qui est perdu de vue : la corrélation entre l'expression, c'est-à-dire la manifestation extérieure de l'émotion lors d'une séance de lying et le contrôle, au sens que Swâmiji donnait à ce terme. A priori, on ne voit pas le rapport qu'il peut y avoir entre le fait de se laisser aller à la libre

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expression dans le lying et la nécessité impérative de contrôler dans la vie quotidienne. Pourtant, l'observation montre que les personnes qui sont identifiées à leurs émotions et se laissent facilement emporter dans la vie courante, sont corrélativement incapables de contacter leurs émotions dans les lyings et de se laisser aller. Cela signifie qu'elles sont victimes d'une difficulté malheureusement fréquente: elles ne peuvent fonctionner que sur le mode: refoulement/défoulement ou encore répression/expression. La capacité- pourtant essentielle - de se situer en dehors de ces deux pôles est inexistante. Par une rééducation appropriée, il est nécessaire de retrouver cette possibilité qui consiste à ressentir pleinement tout en s'abstenant de manifester quoi que ce soit au dehors. Il ne s'agit pas en effet de déverser nos émotions de manière intempestive sur notre entourage dans la vie courante. Sans une maîtrise suffisante de cette faculté, le processus du lying est paralysé pour celui qui ne parvient pas à se situer de manière juste et qui oscille du refoulement à l'emportement ordinaire. Au cours même d'un lying, Denise Desjardins m'a permis de vivre une expérience des plus intéressantes. Nous avions convenu à l'avance qu'au moment où elle dirait:« Stop!», j'arrêterais immédiatement toute forme d'expression sans pour autant couper le puissant dynamisme émotionnel à l'œuvre. Cet effort de volonté m'a placé au cœur d'une immense friction intérieure me permettant d'éprouver, avec une acuité décuplée, la nature même de l'émotion. Cet exercice épuisant s'est révélé d'une grande richesse car il m'a prouvé la supériorité de la connaissance sur toute autre forme de jeu des énergies. La nécessité du contrôle est illustrée d'une manière significative par un incident survenu à l'ashram de Swâmiji. Une jeune femme indienne avait entrepris des lyings auprès

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de Swâmiji mais elle avait la plus grande difficulté à contacter la moindre émotion. Cela dura des semaines. Finalement, un jour, elle éprouva un début de tristesse et commença à sangloter. Un peu plus tard, elle s'affala sur le sol de la petite véranda et fut prise à nouveau de sanglots déchirants. Swâmiji arriva alors en lui intimant l'ordre de cesser immédiatement de telles manifestations hors du lieu et du moment appropriés. Il est indispensable de comprendre la raison d'une telle intervention qui pourrait paraître d'une sévérité exagérée et injustifiée. En fait, cette réponse de Swâmiji montre tout simplement la valeur absolue que l'on doit accorder au contrôle- à l'exclusion de toute excuse ou justification. Une telle rigueur reflète la nécessité d'entreprendre le travail émotionnel dans le cadre d'une démarche de connaissance et non pas à partir des velléités du mental. En développant la maîtrise, on sort de la sphère de prédilection du mental qui est soit répressif, soit permissif. On arrive à un juste équilibre en étant alerte et conscient. Sans cette disposition intérieure, le lying ne peut pas être abordé dans de bonnes conditions et, quelle que soit la sincérité ou la bonne volonté déployée par le candidat, il se heurtera toujours à son manque de préparation. Lorsque Swâmiji indiquait : « Laissez l'émotion s'exprimer complètement et se dissiper » ou « Laissez l'émotion avoir son jeu complet et se dissiper », il n'entend pas nécessairement une expression au dehors. Il s'agit pour ainsi dire d'une instruction de méditation et le fait de s'y exercer ne peut que nous placer, par rapport au lying, dans une position favorable. L'expérience d'une pratique de méditation telle que le zazen que j'ai pu pratiquer auprès du maître zen Taisen Deshimaru vient confirmer tout ce qui précède par un angle d'approche pourtant différent. Paradoxalement, entre le zazen

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(immobile et silencieux) et le lying (en mouvement et bruyant) il y a une profonde similitude. On retrouve un état d'être plus profond, une qualité de conscience affinée qui ne s'attache à rien et laisse passer tous les phénomènes. Cette pratique est par excellence l'apprentissage du contrôle et elle permet de découvrir qu'en développant la maîtrise par rapport aux émotions, on en maîtrise non seulement les manifestations mais aussi l'accès. Bien que paraissant antagonistes, le zazen et le lying sont deux pratiques méditatives similaires en essence. Elles ont beaucoup à nous apprendre sur ce qu'est l'identification, et la désidentification, aussi bien aux pensées qu'aux émotions. Dans les deux cas, l'esprit est beaucoup plus vif, acéré, lucide, pour reprendre les termes de Swâmiji. La relativisation de l'expression peut paraître contraire à ce que Swâmiji conseillait concernant le déroulement du lying : « Détendez-vous ... Tout ce qui vient peut sortir à l'extérieur. Tout ce qui vient, laissez-le venir. La nature de l'énergie est telle qu'elle doit sortir. Elle doit exprimer tout ce qui est en vous, qui est refoulé ou plutôt qui reste encore insatisfait.» (Swâmi Prajnânpad, de Daniel Roumanoff, Éd. de La Table Ronde, 1989, pages 306-307.) On pourrait citer encore d'autres extraits allant dans le même sens. Il est bien évident qu'il ne s'agit pas ici de décourager l'expression dans le lying mais plutôt de rectifier une approche courante qui est fausse et qui peut concrètement faire perdre beaucoup de temps. Il faut laisser à l'expression son rôle tout en déplaçant le centre d'intérêt de la manifestation extérieure à l'attitude intérieure de transparence. C'est en effet de ce côté qu'il faudra chercher toute la richesse et toute la subtilité du lying.

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DÉNONCER LES FAUSSES LOIS DU MENTAL

D'autre part on insiste beaucoup sur l'aspect « émotion » (c'est sous-entendu lorsqu'on parle d'expression) en oubliant l'importance de l'aspect« pensée ». Le lying va nous permettre de commencer à démonter les fausses croyances, les fausses certitudes, les fausses lois édictées par le mental de chacun. Il nous éclaire peu à peu sur la construction d'un système individuel de pensées qui est élaboré en fonction de l'imitation ou de la réaction. Notre monde est avant tout constitué de nos conceptions et de nos idées préétablies. Il ne s'agit cependant pas du tout d'altérer nos capacités intellectuelles d'analyse et de discernement mais au contraire de les affiner en dénonçant les distorsions grossières liées à nos préjugés et nos habitudes mentales. On demandait un jour à Sogyal Rimpoché : « Qiestce qui se réincarne ? »Et il a répondu : «Je suis désolé de vous le dire, ce sont nos mauvaises habitudes ! » Le lying est un instrument très précieux pour entamer une dénonciation des fausses interprétations et des fonctionnements habituels, ce que Gurdjieff appelait la « mécanicité ». Il est important que le lying se combine avec l'entretien dans la mesure où la purification de l'inconscient et la destruction du mental sont conjointes. Par conséquent, on ne peut pas dire que la purification de l'inconscient concerne uniquement l'émotion et la destruction du mental uniquement la pensée. Ce sont simplement des aspects différents de la même prison.

LA VULNÉRABILITÉ TOTALE CONDUIT À L'INVULNÉRABILITÉ TOTALE

D'un certain point de vue, les lyings sont les travaux pratiques de l'enseignement. Il est certes question de revivre son

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passé mais, si on y regarde de plus près, il apparaît évident que ce passé est revécu ici et maintenant. Autrement dit, il s'agit d'une émotion actuelle et d'une pratique dans le présent. Il est impossible de sortir de l'instant, quelle que soit la nature de ce qui est revécu. On est au cœur de la pratique de l'adhésion à ce qui est - et peu importe ce que c'est et d'où cela vient. Qye cela soit un revécu en tant qu'enfant, bébé, fœtus ou samskâra de vie antérieure, on est toujours dans ce corpsci, ici et maintenant, avec une sensation particulière, une émotion particulière. À un niveau, il peut y avoir à faire un travail d'érosion, d'épuration mais à un autre niveau, la liberté est là, dans la dimension verticale de la parfaite adhésion. On a vu que cette démarche incisive qu'est le lying s'effectue en dehors du courant de l'existence. Cet isolement provisoire dégage du temps ainsi que l'énergie nécessaire pour amener une compréhension plus profonde. Cette compréhension ne correspond pas seulement à la découverte de nos distorsions psychologiques mais aussi et surtout à la découverte d'un nouveau geste intérieur d'une grande subtilité et efficacité. Ce geste- essentiel pour la pratique aussi bien dans le lying que dans la vie - peut être symbolisé par une image proposée par Arnaud selon laquelle il faut être comme le grillage face à une mer déchaînée : le grillage laisse passer l'eau ou la vague, il ne résiste pas. Le secret est dans la non-résistance. D'autres métaphores décrivent cette attitude intérieure, notamment la fable du Chêne et du Roseau, qui pourrait être une histoire taoïste ; ou encore cette leçon de boxe où le professeur déclare que la boxe consiste surtout à apprendre à recevoir les coups. Si l'on suspend à un fil une balle de ping-pong au milieu d'une pièce, dit-il, et que l'on demande à un champion du monde des poids lourds de l'écraser en frappant dessus, il ne pourra pas le faire. En revanche, si la balle est appliquée le long d'un mur, un enfant de trois

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ans peut l'aplatir immédiatement. Par conséquent, ce n'est pas la force qui vient à l'encontre de la balle qui compte mais plutôt s'il y a le mur ou pas. Le mur est la résistance, le coup qui arrive correspond à la force de l'émotion et la balle à notre position intérieure. Si la balle est dans le vide, totalement livrée à tout ce qui lui arrive, on peut faire la constatation suivante: la vulnérabilité totale équivaut à l'invulnérabilité totale. La moindre tentative de protection inverse tout de suite l'ordre des choses. Le lying propose l'expérience d'une vulnérabilité totale. Si on a pu en faire l'expérience à propos des souffrances les plus pénibles et les plus intenses, il va devenir possible d'aborder toutes les autres émotions avec beaucoup plus de confiance car on connaît la clé. À la question: est-ce que les lyings m'apprennent quelque chose sur la manière dont je peux vivre les expériences actuelles ? La réponse est : oui, définitivement.

L'ALCHIMIE DE LA SOUFFRANCE CONSCIENTE

Le point de départ du lying consiste en une décision : celle de ne pas souffrir n'importe comment. Il s'agit d'une remise en cause radicale de notre façon de souffrir et par voie de conséquence, de ce que l'on a toujours considéré comme étant la souffrance. Personnellement, j'avais une idée très arrêtée sur la question et j'appréhendais la souffrance non pas au sens de la comprendre mais au sens d'en avoir peur ! Ma vision idéalisée de la perfection (qui est une véritable serre chaude à l'intérieur de laquelle l'ego devient luxuriant) me portait à croire que la sagesse permet de dépasser la souffrance dans une sorte d'au-delà mythique et éthéré. Cette perfection illusoire correspond à ce que la nonne bouddhiste

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américaine Pema Chôdrôn décrit lorsqu'elle remarque que « nous cherchons à avoir les dents plus blanches, une pelouse sans mauvaises herbes, une vie sans problème, un monde sans confusion». L'état inaffecté m'intéressait au plus haut point mais je voulais poser mes conditions : l'équanimité doit signifier que la mer est devenue une grande tache d'huile et qu'il n'est plus possible de recevoir la moindre goutte d'eau salée dans l'œil. Par le lying,j'ai compris que c'était l'inverse et qu'il faut passer par de véritables chutes du Niagara qui se déversent sur nous! L'attitude consiste donc à choisir délibérément la souffrance pour la vivre consciemment. Un Occidental se rendit un jour au monastère de la forêt d'Achaan Chah, un maître réputé du bouddhisme théravada, pour lui demander la permission de rester et de pratiquer. «J'espère que tu n'es pas effrayé par la souffrance », lui répond Achaan Chah. Un peu décontenancé, l'homme expliqua qu'il n'était pas venu pour souffrir mais pour apprendre à méditer et à vivre paisiblement dans la forêt. Achaan Chah expliqua : « Il y a deux sortes de souffrance : la souffrance qui conduit à encore plus de souffrance et la souffrance qui conduit à la fin de la souffrance. Si tu n'es pas prêt à affronter la seconde sorte de souffrance, tu vas sûrement continuer à affronter la première. » En une autre occasion, ce maître a pu dire à quelqu'un : «Si vous n'avez pas pleuré profondément de nombreuses fois, votre méditation n'a pas vraiment commencé.» Cette approche n'est pas masochiste, bien entendu. Elle est réaliste. Le lying est une discipline spirituelle qui entre dans la catégorie de la souffrance consciente que l'on accueille en vue d 'une transformation. Dans la salle d'exercice au prieuré de Fontainebleau, Gurdjieff avait fait inscrire quelques recommandations. La première d'entre elles est significative :

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Aime ce que tu« n'aimes pas». Cette parole pourrait être l'exacte instruction pour le lying. Il s'agit de tout inclure ou, en d'autres termes, de dépasser l'opposition entre« ce que j'aime» et« ce que je n'aime pas». L'élève sur la voie doit être, a-t-on dit, comme un python qui est contenté par tout ce qui passe devant lui. Il l'absorbe et le fait sien. Un disciple de Lee Lozowick lui a demandé récemment : « La voie proposée par Arnaud est-elle tantrique ? » Et Lee a répondu:« Oui, mais ses élèves ne le savent pas.» Tout devient œuvrable pour la transformation, à commencer par ce que l'on considère comme des poisons : la haine, la colère, la jalousie. Toute émotion négative devient un tremplin pour la transcendance. Voilà à quoi le lying nous invite. Le lying est donc avant tout une méditation et il nous ouvre les portes d'une expérience métaphysique. Tout en utilisant l'énergie émotionnelle, il met en jeu des niveaux beaucoup plus profonds de l'être. Il n'est pas question d'une connaissance de soi strictement psychologique mais plutôt de découvrir un autre plan de conscience jusqu'à percevoir le niveau que la tradition du vedanta appelle en sanscrit anandamayakosha, le « revêtement de l'âtma fait de béatitude ». Cette prise de conscience éclaire la souffrance sous un aspect totalement nouveau, inconcevable du point de vue de la perception ordinaire. Le grand mystique et poète sou:fi Djalal-ud-Dîn Rûmî l'évoque de cette manière : « La douleur naîtra de ce regard jeté à l'intérieur de soi-même, et cette souffrance fait passer au-delà du voile. Tant que les mères ne sont pas prises des douleurs de l'enfantement, l'enfant n'a pas la possibilité de naître. » (Mathnawî, II, 2517. Cité par Éva de Vitray Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, DDB, 1972, page 241.) Il y a une ruse du mental qui pose les choses sur une base de marchandage, de tricherie : «Je vais accepter la souffrance

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pour qu'elle disparaisse.» Cette attitude est très fréquente. On la retrouve sous-jacente au lying aussi bien que dans la vie courante. La pratique de l'enseignement est alors totalement pervertie- on ne peut plus d'ailleurs parler de pratique. La personne qui aborde le lying dans cet état d'esprit fait semblant de se soumettre au mode d'emploi mais, en réalité, elle veut en faire l'économie tout en souhaitant obtenir tout de suite un résultat qui l'arrange. Si l'acceptation est totale, c'est-à-dire d'instant en instant sans aucune arrièrepensée ni stratégie manipulatoire, l'ego disparaît. Arnaud a souvent répété qu'au cœur de la souffrance accueillie sans aucune réserve, il n'y a même plus d'ego pour qualifier de «souffrance». Tel est le paradoxe incompréhensible à l'entendement ordinaire mais qui peut- pour notre plus grand émerveillement - être vécu intimement. Peu importe alors ce qui se passe dans le lying (et, à un niveau, n'importe quelle horreur possible et imaginable peut émerger).

LA

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DÉGUSTATION

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DE CE QUI EST

Une parole-clé de Swâmiji «Non pas :je regarde l'arbre mais l'arbre est regardé» peut être appliquée dans le lying sous la forme:« Non pas: je ressens une émotion mais une émotion est ressentie.» Le «je» a disparu pour laisser la place à la Conscience qui goûte. On retrouve ici le thème important de l'appréciation consciente, le fait de savourer lucidement. Il est intéressant de relever le rapport de cette Conscience qui goûte à la sagesse. Nietzsche, qui a été philologue avant d'être philosophe, écrit dans La Naissance de la tragédie que « le mot grec qui désigne le sage est lié étymologiquement à sapio, je goûte, sapiens, le dégustateur, Sisyphos, l'homme au goût extrêmement subtil ». On parle par exemple des

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textes sapientiaux de la Bible. Sophia, la sagesse correspond à prajna en sanscrit. Le lying est, en un sens, une expérience de dégustation qui ne vient pas du moi habituel- il en est incapable - mais de notre sagesse intrinsèque, de cette «conscience axiale » (Godel) inaffectée, paisible et lumineuse. Le lying nous conduit à cette belle expression de Swâmiji: «C'est l'aube de l'âtma ». Certes, l'expérience d'une vigilance impersonnelle et d'une paix qui embrasse les contraires n'est pas encore la Réalisation. Elle nous en donne cependant un aperçu en nous permettant de jeter un coup d'œil dans les coulisses de la manifestation. Elle nous permet aussi de renforcer notre confiance en l'enseignement car elle nous fait toucher du doigt la possibilité d'une compréhension libératrice. Une des grandes leçons du lying est de nous montrer expérimentalement que l'on a toujours vécu la souffrance sur un fond de malentendu. Le lying ne nous dit pas de vivre la souffrance d'une autre manière, il nous fait découvrir qu'on ne l'a jamais vécue et il nous invite à la vivre réellement.« La souffrance, a dit Nisargadatta Maharaj, est entièrement due à l'attachement et aux résistances, elle est le signe de notre refus d'évoluer, de couler avec la vie.» Si l'on est transparent à l'émotion, la vie retrouve sa fluidité en nous. Épouser l'émotion, « être émotion » signifie se laisser traverser par sa nature fondamentale qui est énergie. Cette perception non-duelle correspond à l'instruction de Swâmiji : « Annihilez la distinction entre vous et votre émotion. » Dans une lettre adressée à Arnaud, Swâmiji revient sur ce point capital qui peut tout aussi bien concerner le lying: «En acceptant l'émotion en tant qu'émotion (sans ce conflit "favorable" ou "défavorable") vous devenez l'émotion, vous êtes la peur, vous êtes la tristesse, vous êtes la joie (you arefear, you are sadness, you arejoy), etc. L'opposition ou la contradiction des opposés

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Goie-peine, amour-haine, etc.) disparaît d'elle-même et la neutralité souveraine s'établit! La dualité disparaît et l'unité est établie : paix, paix, paix. » (Swâmi Prajnânpad : Collected Letters, I, pages 93-94. Lettre du 31 janvier 1967.) Cette conscience paisible nous imprègne en quelque sorte par capillarité et nous ny avons généralement pas accès. Seul l'abandon des prérogatives du moi, la non-résistance et la réconciliation dégagent l'horizon.et laissent transparaître cette autre dimension.

UN APERÇU DE LA PAIX ABSOLUE

Lorsqu'on parle de lying, on se réfère à une expérience tout à fait précise correspondant à une acceptation totale, pleine et entière. En deçà de cette adhésion à cent pour cent, on peut toujours utiliser le mot « lying » mais on ne parle plus du tout de la même chose. Le lying ne signifie donc pas simplement s'allonger pour exprimer des émotions. Ce nen est même que l'aspect le plus extérieur et le plus superficiel. Ce n'est vraiment qu'avec le lying que j'ai pu comprendre la parole du Christ promettant : « Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés.» Si l'on parvient à pleurer, c'està-dire à laisser venir la souffrance en étant parfaitement réconcilié, on est alors consolé au plein sens du terme parce que l'on éprouve une paix d'un autre monde. Pendant ma période de lyings, j'ai beaucoup lu et relu un passage de Maître Eckhart qui mérite réflexion. Dans un Traité sur le détachement, Eckhart aborde la passion du Christ en ces termes : «Or quelqu'un pourrait dire: le Christ était-il dans un détachement immuable lorsqu'il dit : "Mon âme est triste jusqu'à la mort"? et Marie lorsqu'elle était au pied de la Croix - et on parle beaucoup de sa lamentation - comment tout

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cela peut-il s'accorder avec le détachement immuable ? » (Les Traités, traduit par J. Ancelet-Hustache, Éd. Seuil, 1971, p. 166.) L'expression« détachement immuable» évoque un état inaffecté, neutre. Un peu plus loin, Eckhart apporte une explication de cette contradiction apparente : s'il y a souffrance, comment peut-on dire qu'il y a une paix ou une conscience inaffectée ? Son développement pourrait fort bien être une illustration de ce que le Vedanta appelle sâkshin, le « témoin », la conscience-témoin. Toutes proportions gardées, l'expérience du lying peut être décrite de la même manière : « Or tu dois savoir que l'homme extérieur peut avoir une activité, alors que l'homme intérieur demeure totalement libre et insensible. Or dans le Christ aussi étaient un homme extérieur et un homme intérieur, de même en NotreDame. Et quand le Christ et Notre-Dame parlaient de choses extérieures, ils le faisaient selon l'homme extérieur, tandis que l'homme intérieur demeurait dans le détachement immuable. Voici une comparaison: une porte s'ouvre et se ferme sur un gond. Or, je compare la planche extérieure de la porte à l'homme extérieur et je compare le gond à l'homme intérieur. Or selon que la porte s'ouvre et se ferme, la planche extérieure se tourne ici et là, cependant le gond demeure immobile à sa place et ne change jamais pour autant. Il en est de même ici, si tu comprends bien.» (Ibid., page 167.) Lorsque Jésus a dit:« Mon âme est triste», il n'a pas dit: « Mon esprit est triste. » Dans un tout autre contexte, une remarque du sage hindou contemporain Chandra Swâmi peut être mise en regard de ce qui précède. Un de ses fils spirituels étant décédé accidentellement à son ashram, quelqu'un lui demandait si ce drame l'affectait. li a eu cette superbe réponse:« C'est comme une bûche incandescente jetée dans l'Océan. » La description de Maître Eckhart ainsi que cette réponse

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de Chancira Swâmi laissent entrevoir une réalité d'être et de conscience qui échappe au fonctionnement dualiste du mental. La beauté du lying réside dans le fait que cette réalité peut devenir tangible si les conditions sont réunies et si l'on s'en donne la peine. La transformation intérieure a pu être symboliquement représentée par la transmutation du plomb en or. En tout cas, ce qui est certain, c'est que le plomb, la matière la plus opaque, est utilisé pour la fabrication du cristal, la matière la plus transparente. Ou encore que le carbone est à la base du diamant, dur et translucide. De la même façon, la matière brute des émotions, par la subtilité et la puissance de l'acceptation, va donner accès à une réalité d'une pureté cristalline, à la fois lucide et impersonnelle. L'image représentant à mes yeux de manière la plus frappante le lying est cette photographie qui a fait le tour du monde, d'un résistant fait prisonnier pendant la dernière guerre. Debout devant le peloton d'exécution, les mains attachées dans le dos, il regarde droit dans les yeux ces hommes qui sont sur le point de l'exécuter. Son visage est illuminé par un sourire resplendissant, un sourire témoignant de cette « paix qui dépasse tout entendement ». Cette photo impressionnante est en quelque sorte une confirmation visuelle de ce que peut effectuer le lying : il peut transformer l'horreur en béatitude. Bien sûr, les distorsions, les « complexes », les dysfonctionnements ne sont pas pulvérisés pour autant du jour au lendemain comme par miracle. Il y a encore un patient travail de défrichage à entreprendre au moyen de la buddhi qui seule peut nous amener à voir et à discriminer le vrai du faux. Néanmoins, une perspective plus vaste se dessine, remettant chaque aspect révélé par le lying à sa juste place. En anglais, les termes whole (tout), ho/y (sacré) et heal

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(guérir) ont la même racine. Devenir un suppose que l'on soit totalement conscient et ce n'est qu'à la condition d'être entier que l'on peut véritablement guérir. Une telle démarche appartient à l'ordre du sacré.

LE LYING EST UN ACTE D'AMOUR

On a vu que le lying était un acte de sagesse. C'est un acte sacré et aussi un acte d'amour. De la même façon que le « oui » annonce le mariage d'amour, le lying est fondé sur le consentement, l'acquiescement. Par une analogie audacieuse Denise Desjardins a pu définir un jour le lying comme étant« l'orgasme du mental». Le lying se caractérise par la spontanéité et un débordement de l'énergie. L'absence de contrôle qui permet l'emportement délibéré n'empêche pas pour autant d'être dans l'instant- bien au contraire. Cette présence à l'instant comporte une félicité qui lui est propre (elle ne relève évidemment pas d'un plaisir sensuel mais d'une conformité avec le réel qui fait éclater provisoirement le monde des pensées). Si le lying doit être mené au nom de la sagesse et dans une atmosphère de sacré et d'amour, il en est bien évidemment de même pour l'entretien qui vient encadrer et compléter le lying. Le lying à lui seul- même s'il est accompli jusqu'au bout de ses possibilités- ne peut suffire. Il est important de revenir sur son contenu, de le resituer non seulement par rapport à l'ensemble de nos constructions mentales mais aussi par rapport à la voie elle-même. La qualité subtile qui sous-tend la démarche conjointe du lying et de l'entretien est essentielle. Si Swâmi Prajnânpad ou Arnaud Desjardins ont pu entrer dans le détail des difficultés psychologiques et existentielles de ceux qui venaient

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les voir, il me paraît nécessaire d'insister encore une fois sur ce qui est insufflé à l'occasion de tels échanges. En effet, la seule résolution au coup par coup de situations conflictuelles ne peut aucunement constituer un chemin total menant à l'éveil. Dans un langage qui lui est propre, Yvan Amar aborde cet aspect délicat et nous permet d'entrevoir où se situe le véritable enjeu derrière l'examen détaillé de nos difficultés personnelles. « Si la dénonciation du faux nous a été transmise par quelqu'un qui est lui-même imprégné de cette conscience, qui baigne dans cette conscience du réel, sa dénonciation du faux, automatiquement, n'est pas limitée à la simple mise en évidence des mécanismes à l'origine de vos conflits et de vos souffrances. Il n'est pas une simple ambition analytique ou psychanalytique. Son procédé est directement issu de la conscience d'éveil. Ainsi, il nous transmet, en même temps que l'esprit d'exploration des mécanismes du faux, l'arrièrefond dans lequel il baigne lui-même. » (Rencontre avec Yvan Amar, Paris, 29 janvier 1990.) Cette toile de fond, ce parfum va alors s'imposer de plus en plus. Il va inspirer et guider la démarche.

FISSURER LES IDENTIFICATIONS

En résumé de ce qui vient d'être dit, le processus même du lying peut être décrit comme un condensé ou une modalité du travail sur la voie. Cette pratique nous amène à découvrir l'origine de nos principaux conditionnements. En retrouvant le - ou les samskâras de base, il devient ensuite possible de repérer de quelle façon ils interfèrent dans le présent, comment ils défor-

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ment notre perception du réel et nous enferment dans nos propres représentations. La buddhi, une fois dégagée de la gangue émotionnelle, retrouve sa pleine capacité de discernement. La vision devient plus pénétrante et le pouvoir de discrimination accru. Dans le même temps, un matériel plus complet est livré à son examen, permettant ainsi d'établir des connexions, de comprendre d'une manière plus poussée les différents dynamismes psychologiques à l'œuvre. Cette exploration est expérimentale et non pas théorique ou strictement intellectuelle. Elle engage l'être tout entier. Par le choc qu'elle suscite, elle conduit naturellement à la remise en cause de certaines illusions tenaces, en particulier l'image que l'on s'est forgée de soimême, la croyance en notre liberté et notre pouvoir ainsi que certains idéaux auxquels nous pensons devoir répondre. Le lying libère un potentiel énergétique qui était jusquelà mobilisé par le refoulement. Les souvenirs douloureux sont maintenus sous le seuil de la conscience au prix d'une grande dépense d'énergie de telle sorte que lorsqu'ils sont ramenés à la surface, cette mobilisation devient inutile. I.:énergie nouvellement disponible, puisqu'elle n'est plus au service de la répression, peut être reconvertie dans l'exercice de la vigilance et l'affinement de la mise en pratique de l'enseignement. Le lying, renforcé par l'entretien, finit peu à peu par fissurer les identifications. Les identifications forment la charpente qui soutient le sens de l'ego. Il paraît que même à SainteHélène, Napoléon continuait de porter ses habits d'empereur ! Bien qu'ils fussent usés, déchirés et tachés, il préférait les garder plutôt que de rompre tout attachement avec son monde ancien. Il en est de même à l'égard de notre propre passé. En revenant sur les points de fixation, un processus de dégagement et de dissociation devient possible. C'est par

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exemple la connaissance pleine et entière de l'enfant que nous avons été qui permet de nous en libérer. Il est ainsi possible de mettre en corrélation deux paroles de Swâmiji : « Vous ne pouvez pas vous libérer de ce que vous ne connaissez pas »et« connaître, c'est être ! ».Il en résulte que pour être libre, il faut être. Pour être libre de l'enfant, il faut être l'enfant. Le lying nous ouvre cette possibilité. L'introspection directe que constitue le lying permet de changer l'angle de vision par rapport au« je». En effet, par un élargissement spontané de la conscience, la perspective se déplace et nous fait sortir du cadre habituel. Nous en venons alors à constater la fluidité du moi et la relativité du corps car les états intérieurs ainsi que les impressions corporelles peuvent recouvrir un spectre très large. Par le biais de tels revécus qui ne correspondent pas à la situation actuelle mais se réfèrent à« un autre espace-temps », on peut en venir à questionner la réalité d'une entité stable et permanente. En tant qu'exercice d'assouplissement mental, le lying nous fait donc ponctuellement toucher un état de non-fixation qui a la saveur d'une toute nouvelle liberté. Dans les Évangiles, il est mentionné que Jésus n'a pas de pierre où reposer sa tête. Il a fait de la non-demeure sa demeure. On peut rappeler ici que le maître de Swâmi Prajnândpad s'appelait Nirâlamba Swâmi. Nirâlamba signifie « sans support ».

LE LYING VIENT ÉCLAIRER LA PRATIQUE

Le lying est une expérience de non-dualité. De ce fait, il est particulièrement précieux pour nous indiquer dans quelle direction il faut orienter notre pratique quotidienne. Ce qui est possible à propos des situations les plus aiguës du passé

LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE

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et des émotions les plus intenses l'est aussi en ce qui concerne les situations les plus anodines et les émotions de moindre intensité. Cette expérimentation en laboratoire qu'est le lying est renouvelable dans le présent, mais cette fois au seul niveau intérieur. Elle est applicable à tous les états intérieurs, en toutes conditions et circonstances. En nous permettant de découvrir le geste à effectuer, l'attitude juste à adopter, le lying nous fait expérimenter de façon exemplaire la « texture » même de la pratique. Qyand on devient plus intime avec soi-même, on arrive tout naturellement à l'autre. Le lying nous permet de voir et de reconnaître, d'une manière profonde, que l'on porte en soi autant l'aspect« victime » que celui de «bourreau». Lorsque ces deux aspects (qui forment un cycle) sont explorés complètement, il devient alors impossible de continuer à voir les autres de la même manière. La réconciliation des éléments contradictoires en nous, l'intégration des polarités - en particulier la polarité amour/haine - amènent spontanément à une réunification avec autrui. Pour pouvoir être dépassée, cette ambivalence doit être non seulement découverte mais vécue dans toutes les fibres de son être. Lorsque cette dimension émotionnelle est explorée à fond, elle laisse apparaître peu à peu une autre fonction du cœur qui est de l'ordre d'un sentiment stable, profond et surtout foncièrement positif. L'amour qui pardonne n'est certainement pas un simple raisonnement du genre:« Il (ou elle) ne pouvait faire autrement. » Cette attitude superficielle se présente comme une compréhension de l'autre mais n'est bien souvent qu'une tentative de se conformer à une morale extérieure pour se donner bonne conscience, pour tenter d'échapper à la culpabilité ou encore étouffer des émotions négatives non résolues. En

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vérité, le véritable pardon apparaît quand on ressent qu'il n'y a plus personne à pardonner - ou plus personne qui doive pardonner. Enfin, l'exploration profonde des causes de notre propre souffrance nous fait réaliser notre appartenance à la condition humaine. À son retour d'un voyage dans l'espace, un cosmonaute avait remarqué que ce qui l'avait le plus frappé c'était que, vue du ciel, la terre ne comportait aucune frontière visible. C'est une question de perspective. Si le soi n'a pas de frontières, on peut dire qu'en un sens et à un tout autre niveau, la souffrance non plus car toute souffrance relève du même « corps subtil universel ». Chacun a son propre chemin et il est toujours à cet égard erroné de faire des comparaisons. En définitive, la situation ne se résume pas en termes de faire ou de ne pas faire de lyings. Elle se pose en termes de pratique ou de non-pratique de la voie. Certains ont fait des lyings, d'autres non. Certains feront des lyings, d'autres n'en feront pas. Cela n'a aucune importance. En revanche, ce qui compte, c'est de se souvenir de cette parole de Nisargadatta Maharaj : « Le mental crée l'abîme, le cœur le traverse. »

LE POINT DE VUE DU PSYCHOTHÉRAPEUTE OLIVIER HUMBERT

Olivier Humbert est né en 1930. Ingénieur commercial ESCP. il a assumé des postes de direction commerciale dans différentes entreprises. puis de consultant et de formateur en relations humaines durant vingt ans. Il s'est formé à la psychologie sociale et à la psychologie émotionnelle et corporelle au début des années 70. Il a pratiqué la thérapie de groupe dans la ligne des groupes marathons initiés en France par jacques Durand-Dassier. Sa rencontre avec Arnaud Desjardins en 1976 l'a conduit à interrompre cette activité. Dans le cadre de l'adhyatma yoga. il s'est alors soumis à l'ascèse des lyings durant trois années. Puis. pendant vingt ans. il a accompagné en lyings et en psychothérapie des personnes motivées par la recherche spirituelle. notamment dans le Gard où il a créé en 1985. avec son épouse. un centre résidentiel pour pratiquer ces activités en cohérence avec l'enseignement d'Arnaud Desjardins.

DU PSYCHOLOGIQUE AU SPIRITUEL PARCOURS D'UN THtRAPEUTE D'APRÈS 1968

Qyi n'a pas eu le pressentiment que son bonheur de vivre résultait d'une liberté intérieure vis-à-vis des événements de l'existence ? Qyi n'a pas entrevu que la voie vers cette liberté implique de céder à l'attirance de l'intériorisation? Évidemment, l'intériorisation n'est pas suffisante pour accéder à la connaissance de soi, surtout quand elle s'effectue sur un arrière-plan de refus de la vie. L'aide d'un thérapeute apparaît ici nécessaire, voire indispensable. Dans notre société, les témoignages de ceux qui ont suivi un tel parcours n'ont pas encore su convaincre. Un vaste public, aux besoins insatisfaits dans ce domaine, est donc là, impressionnant, si on en juge ne serait-ce que par la consommation de médicaments destinés à guérir l'angoisse, la dépression, l'insomnie, le stress, etc. Il y a même, à cet égard, une exception, française semblet-il. Chercher à découvrir en soi-même les causes de son mal de vivre y est largement disqualifié et celles-ci continuent à être attribuées aux circonstances sociales, économiques, politiques, voire climatiques, contre toute évidence.

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Une confusion s'opère progressivement entre: être vivant et avoir de la vitalité. La « fête » est de plus en plus proposée comme critère du vivant, alors qu'elle ne fait que compenser l'indigence de la vie affective des gens. Par ailleurs, l'application de la raison dans la compréhension de l'être humain choque encore dans une société de tradition culturelle chrétienne, malgré la dissolution de celle-ci. On ignore complètement qu'une recherche, jugée comme égoïste parce que tournée vers soi-même, peut conduire à la découverte des valeurs spirituelles qui n'étaient que recouvertes, étouffées par les obstacles intérieurs inconnus inconscients. Comme beaucoup pourtant, j'ai découvert, grâce aux relations établies dans le cadre d'une relation psychothérapeutique de groupe et individuelle1, que les interdits qui limitaient douloureusement ma liberté d'action dans l'existence étaient mon œuvre. Ils provenaient d'une méfiance inconsciente et injustifiée envers la vie considérée comme dangereuse. Je crois utile de témoigner que céder à l'attraction de l'intériorisation et faire confiance, pour s'y aventurer, à quelqu'un nous ayant précédé dans cette démarche, conduit à s'établir en soi-même. On peut ainsi disposer, pour se comporter dans l'existence, des moyens qui sont les nôtres mais qui n'étaient jusqu'à présent que potentiels. Le manque de confiance en soi, la timidité, la culpabilité, l'inertie, le manque de motivation, les scrupules infondés sont autant de freins à l'épanouissement de nos potentialités. Mon propre cheminement par la psychothérapie ayant opéré une mise en ordre de mes idées confuses sur la vie et une mise en doute de mes idées bien arrêtées à ce sujet, 1. Formation de psychotérapeute en thérapie de groupe (Encounters groups) avec Jacques Durand-Dassier. J'ai poursuivi cette formation avec des thérapeutes américains animant des séminaires en France.

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prendre de nouvelles initiatives pour me diriger en fonction de mes aspirations devenait possible et, comme par hasard, réalisable. L'aspiration à donner à la mesure de ce que j'avais reçu m'ayant poussé à acquérir une formation dans le domaine de la thérapie émotionnelle, je me mis progressivement à exercer dans cette branche. Au début des années 70, où s'est située pour moi cette évolution, commençait à émerger en France la psychologie humaniste. Celle-ci tentait de synthétiser les découvertes et les pratiques freudiennes, jungiennes, reichiennes, pour ne citer que les plus connues. Dans le sillage encore turbulent de mai 68 qui « mettait l'imagination au pouvoir », elle réhabilitait le langage du corps - tous les modes d'expression du corps- et l'émotion. Retrouver« la spontanéité» par l'expression était le maître mot. Pour cela, on utilisait les moyens du psychodrame, du happening, du mime, de la danse, de la voix, du dessin, entre autres, et on privilégiait l'improvisation. Une certaine confusion se faisait entre cette spontanéité débordante, facilitée par la « dynamique » du groupe et son climat permissif, avec celle de l'artiste véritable qui résulte de la maîtrise de ses moyens. Mais un travail systématique d'exploration des émotions par leur expression s'accomplissait, ainsi qu'une véritable rééducation en matière de ressenti, de communication et de comportement dans la relation. Par l'expression émotionnelle cathartique, l'inconscient faisait irruption sans qu'il soit toujours possible d'en décoder la signification avec précision. Si le lien entre ce travail intense et la réalité quotidienne de chacun n'était pas aisé, il résultait de cette aventure un réel progrès dans l'épanouissement de la personne. Les conditions matérielles mises en œuvre jouaient un rôle important pour faciliter l'abaissement des résistances : longs marathons

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de groupe en week-end, déroulement en vase clos, en salles insonorisées et capitonnées. L'accent était mis constamment sur la responsabilité des personnes et sur leur participation créative à leur propre évolution ainsi qu'à celle des autres membres du groupe. LE RETOUR DU SACRÉ

Les vicissitudes de l'existence, en dehors de ma pratique de thérapeute et de ma formation dans ce domaine, m'ont alors sollicité de manière telle que j'ai ressenti constamment le désir de me changer pour être plus heureux et mieux adapté aux défis de la vie. J'ai donc poursuivi mon exploration des nombreuses techniques de psychothérapie qui commençaient de se répandre en France avec la venue de thérapeutes américains dans les domaines de la bioénergie, de la végétothérapie, de la Gestalt, du cri primai, du rebirthing, de l'analyse transactionnelle, etc. Cette entreprise visait à l'acquisition d'un savoir, censé m'apporter une réussite dans les différents rôles de mon existence : professionnel, conjugal et paternel en particulier. La découverte du « mouvement régénérateur » transmis par maître Itsuo Tsuda réorienta ma recherche. Il s'agit d'une pratique corporelle exécutée « sans but, sans connaissance et sans technique » où l'on cesse pour un temps de s'opposer aux mouvements naturels du corps, permettant ainsi aux systèmes réflexes dont il dispose de s'exprimer. En effet, pour la première fois, j'expérimentais la réalité et l'efficacité du «non faire», du« lâcher prise ».Je constatais, jour après jour, avec cette pratique, que le changement était inhérent à la vie même, sans nécessiter le recours à l'effort volontaire. Ce qui m'apparaît aujourd'hui comme une évidence aveuglante prenait alors l'aspect d'une véritable révélation. Laisser libre cours aux réactions du corps, habituellement réprimées ou

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contrôlées pour une grande part, entraînait des changements patents au plan physiologique : sommeil, nourriture, digestion, respiration, attitudes corporelles. Ces changements influaient au plan psychologique :diminution de l'anxiété, renforcement de la confiance en soi, augmentation de l'aptitude à relativiser les choses. Dans la pratique en groupe, maître Tsuda introduisait une certaine ritualisation et demandait un minimum de rigueur de comportement. Tout ceci contrastait avec l'état d'esprit permissif et soixante-huitard du milieu psy dans lequel j'évoluais et, pourtant, encadrait une activité qui participait du « non faire » et de la totale confiance en la vie. C'est grâce à cela que m'est apparue une conception nouvelle de la vie, celle de « Grande Vie », selon l'expression de K.G. Dürckheim, ayant les caractéristiques du sacré : « éternité, omnipotence, transcendance ». Par une relation nouée au dojo de maître Tsuda, j'entendis alors parler d'Arnaud Desjardins, du travail sur l'inconscient par le « lying »,pressentant tout de suite que cette pratique émotionnelle pouvait, pour moi, être un pont vers une terre nouvelle :le pont permettant de franchir les torrents émotionnels pour atteindre à la terre sacrée naturelle. Fin 1976, la rencontre avec Arnaud Desjardins, nouvellement installé dans son ashram du Bost, m'ouvrit la porte d'accès à une culture spirituelle que j'avais ignorée jusquelà. J'avais en effet rejeté la religion catholique de mon enfance et de mon adolescence, pratiquée ardemment mais qui m'avait conduit à des contradictions ingérables, aboutissant à une dépression nerveuse vécue comme une véritable implosion. Cette culture spirituelle promettait, sans rien rejeter du vivant, la conjonctio oppositorum - la conciliation des contraires dont le psychologue C.G.Jung mentionnait l'antique existence oubliée, Jung que j'admirais comme un maître mais

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qui n'avait pourtant pas découvert le sens de la vie puisqu'il écrivait:« Je chéris l'idée que la vie ait un sens.» Le chemin spirituel et son but de libération du sens de l'ego nécessitaient un engagement total avec un maître. Le nouvel élève qu'Arnaud Desjardins accepta d'aider, l'apprenti-disciple de l'enseignement, complètement néophyte dans la connaissance spirituelle, prétendait néanmoins, du fait de sa qualification de psychothérapeute, se connaître, sans même tirer la conclusion que ses difficultés émotionnelles dans l'existence témoignaient du contraire. J'eus le privilège d'être admis d'emblée à assister à quelques lyings d'autres élèves plus anciens. Familier de l'expression émotionnelle cathartique et m'étant aussi intéressé à la transe vaudou, il me parut tout de suite évident que les lyings auxquels j'assistais conduisaient la personne à exprimer, sans aucune retenue et sans aucun filtre, par la totalité de ses moyens d'expression, l'inconscient dans sa profondeur. L'attitude de l'élève, en total accord avec cette expression, quelle qu'en soit l'intensité, mais en restant lucide, contrairement à la transe, donnait à cette activité une toute autre portée que la pratique de l'expression émotionnelle en thérapie. Ainsi, le lying m'est-il apparu comme un moyen convaincant de transformation. Il paraissait rendre la personne apte à accéder à la démarche spirituelle proprement dite visant à transcender la limitation de l'ego. LA PORTtE GtNtRALE DU LYING

La transformation graduelle d'un ego frustré, rigidifié par la peur de se manifester ou, au contraire, enclin à s'exposer en toute occasion, passe par la reconnaissance de ses manques ainsi que de son potentiel d'épanouissement. Cette autoreconnaissance implique d'avoir œuvré à la connaissance de soi, ce qui ne se fait pas sans difficultés.

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Beaucoup de personnes escomptent, sans forcément se l'avouer, éviter la confrontation avec elles-mêmes en s'engageant dans une voie spirituelle. Dans une voie qui inclut la pratique du lying, on risque moins de limiter la connaissance de soi à une simple analyse intellectuelle. Dans l'évolution globale de la personne, le lying peut opérer une véritable révolution, au point que certains qui l'ont pratiqué gardent ensuite, heureusement pendant quelque temps seulement, l'impression que le monde comporte deux catégories de personnes : celles qui ont fait des lyings et les autres qui n'en ont pas fait .. . La portée générale du lying, c'est la reconnaissance indiscutée et définitive de la réalité intérieure. La personne va désormais admettre que ce qui lui arrive aujourd'hui est le résultat du passé, qu'elle est soumise à des conditionnements internes, ce qu'on synthétise d'habitude sous l'appellation de loi de causalité. Cette soumission à l'existence d'une réalité intérieure est un facteur déterminant pour la transformation de l'ego qui l'accueille progressivement. L'ego s'en trouve élargi, relié à son passé, à ses racines antérieures et devient en mesure d'assumer les conséquences actuelles de son héritage passé. Il en sort débarrassé d'un trop-plein émotionnel. Celui-ci empêchait la transmutation des émotions de la vie quotidienne en facteurs de paix intérieure. L'énergie émotionnelle réprimée était telle qu'elle envahissait le champ de conscience au moindre prétexte. Mais la pratique du lying, pour un chercheur, est une ascèse. Elle pourra se réduire à quelques séances ou s'établir sporadiquement sur plusieurs années, selon que l'inconscient du chercheur pèsera d'un poids plus ou moins lourd sur son existence. C'est dans l'inconscient que résident les causes du problème psychologique unique (dont la solution résout tous les problèmes), à savoir:« ici et maintenant, je n'accepte pas

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d'être tel que je suis » ou bien : «je crois que je pourrais ou aurais pu être autre que ce que je suis ici et maintenant ». Le point de départ du chercheur est le refus des émotions pénibles. Il est souvent largement inconscient. Qyand il l'est complètement, il y a négation complète, déni d'existence, refoulement de ses émotions. En même temps, les efforts constants que fournit la personne dans sa globalité- physique, émotionnelle et intellectuelle, consciente et inconsciente - pour s'opposer à l'émergence directe de ses émotions refoulées, restent ignorés de celle-ci. Ces efforts de guerre intérieure sont épuisants. La cause de l'épuisement, du stress, est attribuée généralement aux circonstances de la vie qui ne sont pas « comme elles devraient être », et le tour est joué: la guerre intérieure s'éternise. Refuser sa réalité intérieure, se révolter contre elle, c'est souffrir. La souffrance est la conséquence de la division intérieure. L'Unité a été perdue, cette Unité qui est la paix, toujours présente en l'absence de conflit. Dans l'état de souffrance, donc de division, aussi bien que dans l'état de division non perçu encore comme état de souffrance, le lying apporte au chercheur une solution pour retrouver l'Unité. Il donne même l'opportunité de faire précocement la grande expérience de son être originel en paix permanente, en acceptant de vivre consciemment cette division ou cette souffrance dans son cœur. Cette attitude implique, au départ, un certain volontarisme, séduisant pour l'ego malgré la peur que suscite le fait de maintenir son attention là d'où on la détournait jusqu'à présent. Cela requiert du courage au départ pour maintenir à la conscience la sensation, l'image, le souvenir, la contraction ou la douleur et donc aller à l'encontre de l'effort habituel permanent d'évitement qui a montré sa limite. Cette action consciente et volontaire n'entraînera toutefois pas de réaction car elle ne

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fait qu'annuler l'effort permanent de refoulement, vorace consommateur d'énergie. Le lying, dans son contexte de recherche spirituelle, est l'exercice quasi miraculeux qui rend possible l'acceptation de la réalité intérieure là où elle s'était avérée impossible du fait des obstacles inconscients. Il ne s'agit donc pas d'une technique, en vue d'obtenir un résultat mesurable en termes d'adaptation aux difficultés de l'existence, bien qu'un tel résultat puisse aussi en être la conséquence, mais d'un exercice de maturation. L'acceptation de l'inacceptable, le vécu conscient de l'invivable ou prétendu tel, opère et traduit la maturité. Le lying apparaît comme un des moyens de transformation du révolté en pacifié. De même que« c'est en forgeant qu'on devient forgeron», c'est en acceptant qu'on devient« un acceptant», terme qui pourrait définir le sage.

FONCTION DU LYING DANS LE CHEMINEMENT VERS LE SOl ou le lying comme pratique de la voie LE CARACTÈRE RELIGIEUX DU LYING

Une intensité indéniable émane de l'expression de personnes en thérapie émotionnelle primale ou psycho-corporelle. Elle naît de cette libération du refoulé négatif et se transforme le plus souvent en son contraire qui est émotion positive. La même intensité préside au lying. Mais, si aboutir à l'état intérieur neutre, naturel, libre de toute émotion, ne correspond pas à la visée de la psychothérapie, c'est, par contre, celle du cheminement spirituel et elle est présente au départ comme au cours du lying. Il s'agit d'aider la personne à se relier à ce fond naturel, en paix, qu'elle peut retrouver

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en elle-même, c'est donc un acte religieux au sens étymologique du terme : qui relie. Le cadre et les conditions matérielles du déroulement de cette activité rappelleront cette finalité mais, plus encore, l'attitude de l'accompagnant dans un rôle qui sera celui d'un disciple de l'enseignement spirituel et dont la neutralité sera le garant d'une sensibilité libre d'attirance et de répulsion. Le lying participe de la voie spirituelle que suit le chercheur et celui-ci en est conscient. Swâmi Prajnânpad disait: « de la connaissance de soi à la connaissance du Soi ». Celui qui s'engage délibérément dans l'entreprise de connaissance de soi vers le Soi, en sachant qu'il va laisser s'exprimer ce qu'il a, durant des années, empêché de « sortir » de toutes les manières possibles, éprouve intensément le sentiment du sacré où se mêlent l'attirance, la crainte et l'espérance. C'est pour une voie spirituelle utilisant les émotions comme vecteurs de progression que le lying a été inventé. Cette voie de tradition vedantique: l'adhyatma yoga, a été renouvelée par Swâmi Prajnânpad pour devenir accessible à des candidats moins préparés que les grands disciples d'autrefois. Entre autres caractéristiques, elle propose au chercheur de mettre en cause ses émotions et de tenter de les vivre consciemment comme venant des profondeurs de lui-même et non des circonstances concrètes. Dans cette optique, beaucoup de chercheurs seront arrêtés par deux types de difficultés : -le débordement émotionnel, lorsque la pression des circonstances extérieures est telle qu'il ne peut plus contenir sa peine, sa colère ou son angoisse. Vivre consciemment de telles émotions s'avère impraticable dans la vie courante ; -l'absence d'émotion perceptible parce que celle-ci est refoulée. ~and il en est ainsi, la personne, bien que mal à l'aise, a réussi à se faire croire qu'elle ne connaissait pas, ou

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plus, telle émotion. Elle pourra, en toute bonne foi, s'affirmer que tel drame passé ne la touche plus, qu'elle n'est pas concernée par tel désir. Dans ces deux cas, le lying aura sa pleine utilité. Mais, auparavant, et pour qu'il porte les fruits qu'il peut donner, le chercheur doit comprendre par sa propre expérience la nature même de l'émotion. L'enseignement lui offre de vérifier le bien-fondé de l'hypothèse selon laquelle toute émotion est un refus de la réalité, même l'émotion positive. Ce qui tient au cœur de la personne émue, c'est ce qu'elle pense, imagine et préfère à la réalité qu'elle refuse. Reconnaître l'émotion comme refus du réel, c'est voir son absurdité. Le réel, la réalité d'une situation ou d'une émotion présente s'impose, impavide, quoi qu'on en pense. Ayant fait ce constat, le chercheur épris de vérité y puisera une motivation pour s'adonner à la lutte avec l'émotion et non pas contre elle. Le lying sera alors une occasion privilégiée pour ce corps à corps conduisant à l'unification. Le lying fournira, en outre, au chercheur la possibilité de vérifier une autre proposition concernant la nature de l'émotion: aucune émotion n'est créée par la situation présente, celle-ci ne fait que réactiver une situation non acceptée du passé, ce que nous développerons plus loin. L'INCONSCIENT : ÉLÉMENT INCONTOURNABLE DE LA CONNAISSANCE DE SOl

L'impossibilité d'accéder à la connaissance de soi sans s'ouvrir aux contenus de l'inconscient est à l'origine des lyings. Swâmi Prajnânpad a mis en pratique, de cette manière, les découvertes de Freud dont il a mesuré l'importance pour contribuer à la progression de ceux qui demandaient son aide. Au chercheur, Swâmiji affirmait que :

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1. Il y a un inconscient. 2. Cet inconscient est vraiment inconscient, de sorte que la prétention à le connaître déjà ne peut être qu'une illusion. 3. Cet inconscient a pour vocation de devenir conscient, s'il n'en est pas empêché par les répressions, elles-mêmes devenues souvent inconscientes. Ces répressions permanentes, grosses consommatrices d'énergie psychique, sont responsables de l'épuisement émotionnel. Le lying apparaît comme un sésame en face de ces trois affirmations. Par la catharsis qu'il permet, il libère rapidement l'énergie de la répression. Par l'expression émotionnelle et corporelle, il donne accès aux situations antérieures de refus qui restaient ignorées du chercheur. Lorsqu'elles apparaîtront à sa conscience comme causes lointaines d'une émotion actuelle, il lui deviendra plus aisé de considérer que les émotions viennent de lui-même, qu'elles sont ses propres refus du réel qu'il lui incombe de transformer en acceptation. Il pourra aussi utiliser, pour poursuivre sa connaissance de lui-même au quotidien, une quatrième affirmation de Swâmiji: 4. Ce qui est inconscient se projette et la marque de la projection est qu'elle s'accompagne d'une émotion chez celui qui projette. Qyand le chercheur aura, grâce notamment au lying, développé son aptitude à voir ses propres émotions sans qu'elles l'emportent, il reconnaîtra ses projections. Les reconnaissant, il pourra voir leur origine dans l'inconscient et poursuivre ainsi son exploration du passé tant que celle-ci sera nécessaire pour le rétablissement d'un ego normal. Inépuisable, l'inconscient n'a pas à être vidé mais il peut être épuré. La connaissance de soi, grâce à l'ouverture d'un « dialogue du moi avec l'inconscient», pour reprendre l'expression de

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ICI

C.G. Jung, est certes un des objectifs du lying mais il en est un autre qui concerne plus directement encore la vie spirituelle. L'accès à celle-ci, en effet, n'est pas compatible avec la soumission au« mental»: cette faculté humaine d'exercer un raisonnement apparemment juste sur une base fausse parce qu'empreinte d'émotion, donc de décalage par rapport au réel. Le mental se cristallise sur certaines opinions bien arrêtées dont la personne ne reconnaît pas la subjectivité. On constate bien souvent cela chez le militant anti-quelque chose qui s'emporte ou se désole si on conteste son opinion, comme l'enfant à qui on voudrait enlever son jouet préféré. Si l'opinion ne peut être ainsi contestée, c'est qu'elle est enracinée dans l'inconscient, qu'il s'agit d'un refus d'origine inconsciente - un samskâra, en sanscrit - et que ce refus est doué d'une énergie intense qui empêche la cause du refus d'émerger à la conscience. La « purification de l'inconscient » consiste à libérer l'énergie du refus. En acceptant de vivre dans son cœur et dans son corps ce qui était jusque-là réputé invivable, la nécessité de se protéger contre le souvenir de la cause lointaine disparaît. Ce qui était si sensible qu'une protection permanente était indispensable, devient neutre, peut être vu sans peur, de même qu'une blessure devient neutre au fur et à mesure de la cicatrisation. Ces samskâras aux racines si profondes que le désherbant ordinaire ne suffit pas pour les détruire- pour reprendre une comparaison d'Arnaud Desjardins- finissent par apparaître au chercheur, après qu'il se fut adonné à une première investigation qui lui aura permis déjà d'en supprimer le plus grand nombre. C'est à ceux qui résistent que le lying va plus particulièrement se consacrer et les émotions qui s'exprimeront si intensément sont celles qui leur sont liées.

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LE LYING : UNE EXPÉRIENCE VÉCUE À DEUX

Dans cette expérience, le chercheur comme l'accompagnant vont jouer chacun un rôle défini. La liberté d'expression du chercheur est d'autant plus grande que ces rôles sont justement bien définis. Ce qui est proposé au chercheur est de prendre le lying comme un exercice spirituel dans lequel il va tenter de s'unifier à ce qu'il exprime. Le plus souvent, le chercheur proposera un thème de départ qui lui aura fait toucher la limite de sa possibilité d'acceptation : par exemple, un deuil qu'il ne parvient pas à faire ou bien une affliction corporelle ou sentimentale qui reste inacceptable et donc source de souffrance. Il est clair que le lying aura pour fonction de l'aider à vivre, ici et maintenant, la douleur de ce deuil, la révolte suscitée par cette affliction corporelle ou sentimentale, si ce sont ces émotions qui apparaissent. Le chercheur se trouvera face à lui-même et l'aide qu'il recevra sera dosée, pour lui permettre d'y demeurer malgré les difficultés de l'entreprise qui l'inciteront souvent à la fuite. Dans d'autres cas, n'étant plus en contact avec ses émotions, le chercheur a l'impression de ne rien exprimer. semble ignorer que ce qu'il est s'exprime constamment et que tout est expression. Mais cette expression ne correspond pas à son attente, elle ne lui convient pas puisqu'il ne la trouve pas libératrice. Pour rester dans son rôle, il lui faudrait s'unifier avec celui qu'il est ici et maintenant. De cette manière, il pourrait découvrir les fonctionnements inconscients qui s'opposent à l'expression qu'il attendait. Ainsi, une personne qui se voyait immobile, silencieuse et rigide, ayant consenti à dire qu'elle s'identifiait à un poteau télégraphique, finit par entendre les vibrations des lignes téléphoniques avant de se mettre à exprimer sans retenue un flot de paroles traduisant ces vibrations.

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Ces paroles témoignaient de sa façon de se retenir d'exprimer ce qui la faisait souffrir dans sa vie sentimentale. La direction à suivre pour le chercheur dans la pratique du lying est donc de s'identifier consciemment, c'est-à-dire de s'unifier à ce qu'il est ici et maintenant et de le laisser s'exprimer. De son côté, l'accompagnant va l'aider à conserver cette direction, soit en le confortant quand l'émotion est présente, soit en attirant son attention lorsque le chercheur la fuit ou la bloque. La caractéristique majeure de la relation entre eux réside d'abord, comme chez la plupart des thérapeutes, dans le nonjugement. Ce non-jugement est toutefois ici compris et pratiqué par l'accompagnant comme une expérience vécue d'ordre métaphysique. On peut en rendre compte en disant que, dans ce contexte relationnel particulier, il n'y a pas de jugement parce qu'il riy a personne pour juger. Cette manière de dire résulte de l'accord complet- et apriori-que l'accompagnant manifeste à l'expression du chercheur. Qyoi qu'exprime ce dernier, il ne trouvera qu'un accord complet avec son expression. L'accompagnant, en effet, a, par expérience, foi dans le processus naturel qui se déroule chez le chercheur. Il sait que, pour que s'instaure ce processus naturel de purification de l'inconscient, une reddition doit s'opérer vis-à-vis de la puissance du numineux (terme utilisé par Karlfried von Dürckheim pour désigner une expérience qui participe du sacré). Avant même que l'ego du chercheur ait consenti à cette reddition, l'accompagnant l'anticipe par le fait qu'il s'unifie avec le fond universel et impersonnel qui leur est commun. Cette unification est facilitée par la soumission de l'accompagnant à ce rôle qui le protège et qu'il remplit au nom de l'enseignement dont il est disciple. La conséquence pour le chercheur est qu'il reçoit la recon-

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naissance totale qui lui a fait défaut autrefois et dont l'absence a entraîné refoulement et fermeture. Qyant à la pratique du rôle d'accompagnant, on comprendra qu'elle est intimement liée à une pratique personnelle de disciple de l'enseignement transmis par un maître vivant, donnant accès à une maîtrise fluide et fiable de sa vie émotionnelle. S'il n'atteint pas cette maîtrise, il sera pris immanquablement et plus ou moins subtilement dans le jeu classique du transfert et contre-transfert dont le maniement relève d'une autre conception de la relation d'aide. LE PtRIPLE EXPLORATOIRE DE

«

CHITTA », L'INCONSCIENT

Le lying apparaît comme un moyen drastique permettant d'opérer« chitta shuddhi »-en sanscrit, l'épuration de la mémoire. Cette épuration à faire de chitta recouvre l'inconscient mais aussi l'ensemble de la mémoire consciente et subconsciente. Elle consiste à reconnaître et exprimer les affects, les émotions liées à des souvenirs conscients, subconscients ou inconscients. Libérés de ces émotions refoulées, les souvenirs ne se projetteront plus sur des situations nouvelles et celles-ci pourront être vécues dans leur nouveauté intrinsèque. L'exploration de chitta sera, suivant les personnes et les phases de ce travail, extensive ou intensive. Explorer en laissant venir ce qui se manifeste, en se laissant conduire dans l'expression par des associations émotionnelles, gestuelles, voire verbales, c'est déjà épurer dans la mesure où cette action est consciente. Rendre conscient, c'est déjà épurer. Mais le travail se fera aussi sur le mode intensif en revenant sur un thème important du passé ou du présent de l'existence de la personne et en l'approfondissant. Pour donner un exemple fréquemment observé : une personne pourra revivre sa naissance, rapidement, dans son ensemble, durant une séance

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entière mais il lui sera parfois utile de revenir, plusieurs séances de suite, sur le revécu d'une petite séquence de cette même naissance, comme la lutte pour sortir, la peur de l'étouffement, l'expulsion ou toute autre phase qui recèle un fort potentiel d'énergie émotionnelle refoulée. Telle personne reviendra un grand nombre de fois à cette expulsion de l'utérus maternel vécue dramatiquement. Elle va y revenir, inlassablement attirée, semble-t-il, comme un enfant au jardin public qui ne peut se détacher du petit toboggan où il ne cesse de monter pour se laisser glisser. À force d'expression, l'action revécue dans la tension finira par être rendue neutre émotionnellement, et l'apaisement et la détente apparaîtront. LE VtCU tMOTIONNEL EN LYING

Comme on le voit, le lying est tout particulièrement le théâtre de l'expression des émotions. Celles-ci vont se vivre à différents niveaux qui ne sont pas toutefois des passages obligés. Certaines personnes libèrent d'emblée un trop-plein émotionnel disponible qu'elles n'arrivaient plus à contenir: un deuil où la peine a été retenue, un compte à régler avec quelqu'un dont on craint le pouvoir ou qui, étant décédé, a rendu toute conclusion impossible, une peur qui s'est révélée à l'occasion d'un accident de voiture ou de parapente. Autant de séances, autant de cas particuliers. D'autres, qui viennent à ce travail en dehors d'une crise et dans le but premier de connaissance de soi, pourront partir dans leur exploration en se connectant étroitement et sans distractions aux tensions et mouvements du corps. L'adhésion au corps, sans souci d'interprétation et en coopérant avec sa manifestation, entraîne, en général, une intensification. Puis, l'émotion liée à cette manifestation émerge, accueillie par

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celui qui accompagne, encouragée au besoin, et va croître en intensité. Attisée, la braise rougeoie, puis des flammes s'en élèvent. C'est à ce niveau d'expression que, comme je le disais précédemment, l'engagement du chercheur dans un cheminement spirituel déterminera la suite du processus. Il devra bien souvent opérer une reddition sans conditions devant l'impossibilité d'exprimer par ses propres forces ce qui vibre et monte en lui. Le résultat de cette reddition sera l'irruption à la surface de l'énergie refoulée sous forme émotionnelle et le sentiment d'unification dans l'émotion, souvent vécu comme miraculeux car inattendu et redouté à la fois. Cette unification a le goût inoubliable d'une authenticité depuis toujours pressentie ; elle apporte la paix au cœur même des tribulations et la découverte d'une puissance ignorée. On se trouve là dans la grande tradition vedantique du yoga de la connaissance. « To know is to be » : connaître, c'est être. Être l'émotion, la vivre consciemment, de tout son cœur et son corps, c'est la connaître et donc, à l'avenir, ne plus en avoir peur, pouvoir l'accueillir et l'accepter quand elle surviendra dans le quotidien. Mais, parfois, passer de l'attention au corps et de la coopération avec lui à l'émotion ne se fera pas directement. La voix, qui exprime le corps et le cœur à la fois, sera une médiatrice utile et peut même être le moyen d'expression majeur. Le son qui peut être émis en accompagnant l'expiration, quel qu'il soit en tonalité et en intensité, sera toujours le véhicule de l'émotion, même refusée. Écouter sa voix, c'est découvrir la nature de l'émotion qu'on se refusait à reconnaître. D'autres vivront le lying intensément unifiés mais d'une manière complètement intériorisée, comme en rêve mais lucidement, sans expression visible. Certains tiendront au courant l'accompagnant de ce qu'ils vivent et ressentent, d'autres en seront tout à fait incapables

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car accaparés par leur expérience. Il sera alors nécessaire de trouver un moment ultérieur où l'échange permettra de confronter le vécu du chercheur avec les observations de l'accompagnant. Ce dernier jouera ainsi un autre aspect de son rôle qui est d'être un miroir facilitant a posteriori la prise de conscience. L'utilité d'une telle fonction est particulièrement manifeste lorsque le chercheur fuit dans un expressionnisme dont l'intensité le distrait de ce qu'il ressent profondément ou lorsqu'il arrête son expression pour réfléchir ou interpréter, ce qui le désunifie. LA CARTOGRAPHIE tMOTIONNELLE COMME GUIDE

Les émotions qui s'expriment sur la scène du lying ont une variété infinie dans leurs nuances mais le nombre des émotions-racines est très limité : - la peur et ce qui s'y rattache : panique, anxiété, angoisse, crainte, méfiance, etc. ; - la colère et ce qui s'y rattache : rage, haine, mépris, hostilité, rancune, agressivité, ressentiment, dégoût, désir de tuer, etc.; -la culpabilité ; -la honte; -la peine ou souffrance sous toutes ses formes telles que le chagrin, la tristesse, la nostalgie ; - le désespoir : culmination de la souffrance. Dans la pratique, si on se laisse aller, sans plus aucune retenue, à vivre n'importe quelle émotion, on en arrive à mettre à nu et exprimer l'émotion-racine. L'accompagnant qui a vérifié cela en lui-même pourra aider les autres à le vérifier en eux. En outre, il sera alerté si, dans la durée, une ou plusieurs de ces racines n'apparaissent jamais. Une des fonctions du lying étant de ne plus redouter ses émotions parce qu'on les connaît- au sens de « connaître, c'est être »-il est essen-

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riel que le chercheur ait eu l'occasion de« devenir consciemment » chacune de ces racines présentes dans l'inconscient de tout être humain. On dispose là d'une carte utile pour évaluer le chemin restant à parcourir par le moyen du lying. À certaine personne, il sera aisé d'exprimer, par exemple, la colère et elle aura tendance à y revenir, voire à en abuser. Mais une émotion peut en cacher une autre : la colère recouvre et cache la peine. Il est utile que la personne en soit avertie pour qu'elle ne se contente pas de vivre la colère. Toutefois c'est seulement quand l'expression aura été complète- c'est-à-dire jusqu'à la détente qui fait suite à l'acceptation de« devenir la colère» - que s'ouvrira la porte qui donne accès à la peine. Du vécu complet de la peine, la personne pourra accéder par exemple au vécu de la peur, puis revenir ultérieurement à la peine. Ainsi, dans certaines séances, assiste-t-on au passage d'une émotion à une autre dans un approfondissement progressif du vécu de chacune d'elles. Dans d'autres séances par contre, ce sera l'approfondissement d'une seule émotion, jusqu'à l'unification qui s'effectuera. VIVRE ENFIN LE PASSt VRAIMENT

La personne unifiée dans une émotion lors du lying est alors guidée par le couple corps-émotion d'où émanent des découvertes sur le plan des impressions, des sensations, des images, des sons, des mouvements. Il est habituel de parler de mémoire du corps car, vu de l'extérieur, celui-ci se manifeste de manière très explicite parfois. G.1Ioi qu'il en soit, l'expérience du chercheur est qu'il est alors acteur d'un vécu qui le ramène à son propre passé. Il vit l'impression convaincante d'être lui-même mais dans un contexte passé, dans la peau de l'enfant qu'il était, par exemple, ou dans celle du bébé, voire du fœtus.

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Ce vécu est, sur le moment, complètement convaincant quoique, souvent, très dérangeant. Il vient se superposer et se substituer aux souvenirs que la personne avait de ce passé, apportant une explication évidente à l'inexpliqué. À la réflexion, il apparaît que ce que vit à ce moment la personne sur le plan émotionnel, en retrouvant par exemple une situation traumatique ancienne, c'est l'émotion qu'elle avait réussi à ne pas vivre lors de ce traumatisme. Pour rester refoulée, cette émotion mobilisait en permanence une énergie que l'expression émotionnelle pourra libérer. Le souvenir que la personne avait de cette situation, s'il existait, apparaît a posteriori comme le résultat d'un camouflage du refoulement, même quand ce souvenir semble dramatique. Le vécu en lying viendra rétablir la réalité parfois de manière si aveuglante qu'elle sera difficile à intégrer. C'est la déformation du passé, ou son oubli, qui vont être corrigés, ce sont donc les élucubrations mensongères du mental à ce sujet qui disparaîtront. Avec elles, bien souvent, pourront disparaître des émotions secondaires - parasites telles que la honte et, surtout, la culpabilité qui justifiait le maintien du refoulement. Il est fascinant de découvrir cette possibilité de se retrouver en situation d'acteur dans son propre passé, de voir les choses et les gens du point de vue de la petite taille d'un enfant, tout en disposant d'une faculté de compréhension insoupçonnée, celle qui fait dire que la vérité sort de la bouche des enfants. Cette vision de la vérité qu'on s'était si bien cachée pour éviter d'en souffrir. Tout se passe comme si le fait d'être immergé dans l'émotion abolissait la durée, abolissait le temps. On peut se risquer à dire que l'émotion ne vieillit pas, qu'elle est intemporelle, qu'on vit toujours la même émotion-racine. Ceci rend compte de ce phénomène, courant en lying, où la per-

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sonne, unifiée dans l'émotion, se trouve en contact simultané avec de multiples situations anciennes, d'époques différentes où cette émotion avait été refoulée, où le vécu avait été refusé entraînant le refoulement. C'est ainsi qu'apparaissent parfois des situations ne pouvant pas correspondre à l'existence actuelle de la personne et qu'on est tenté d'attribuer à des« existences antérieures» parce que leur environnement le suggère. Ultérieurement, certaines d'entre elles entraîneront parfois la résurgence de tout un ensemble de scènes cohérentes entre elles qui pourront être considérées avec quelque sérieux comme d'éventuels souvenirs d'existences antérieures. (Cette réminiscence des vies antérieures a été évoquée et approfondie par Denise Desjardins dans ses livres sur ce thème.) Lorsque ce phénomène de multiplicité de situations d'époques différentes se fait jour, on voit que ce qui les relie entre elles est l'émotion. Pour utiliser une image, on peut dire que la personne, unifiée dans l'émotion, est comme située dans le moyeu d'une roue de charrette, en contact simultané avec tous les rayons de la roue. Chaque rayon offre la possibilité de vivre l'émotion dans une époque où elle fut refusée. Ainsi, grâce à cette ascèse qu'opère l'engagement dans l'émotion, peut-on remonter du présent vers le passé et revenir du passé au présent. Cet aller et retour met en lumière la loi de causalité, le fait que le passé est responsable du présent et le lien entre les refus actuels et ceux du passé. Il incombe à l'accompagnant de s'assurer qu'une personne qui aura pu retrouver et vivre émotionnellement des circonstances difficiles du passé, puisse bien passer de ce vécu à celui des difficultés actuelles de son existence. Prenons l'exemple d'une personne actuellement submergée par la peine chaque fois qu'elle voit à la télévision un héros récompensé. Il importe qu'elle puisse, en lying, sans quitter

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l'émotion de peine, passer du vécu d'une scène d'enfance où la reconnaissance lui est refusée, à une de ces scènes de télévision qui la perturbent. C'est ainsi que s'établira en elle la conviction que, lorsque l'émotion est là, c'est le signe qu'une circonstance inconsciente passée se projette sur le présent. Une mention spéciale doit être faite pour la découverte dans l'enfance, ou même beaucoup plus récemment dans le passé, d'un événement complètement occulté mais d'une importance telle que cette occultation a orienté l'ensemble de la vie de la personne. Tel est souvent le cas du viol incestueux subi avec la complicité de l'autre parent, ou de difficultés de naissance ayant entraîné la mort de la mère ou le coma de l'enfant, ou de réminiscence du fœtus victime de tentatives d'avortement, ou celle d'un rôle de bourreau dans une vie antérieure, etc. Vivre vraiment le passé dans de telles circonstances pourra prendre du temps. Parfois ce passé réapparaîtra progressivement, de séance d'expression en séance d'expression; parfois, les scènes apparaîtront sans qu'il soit possible de ressentir leur impact émotionnel qui devra faire l'objet de tout un travail spécifique. Tout se passe comme si la personne ne pouvait progresser dans la recherche et l'expression qu'en fonction de la réorganisation de sa vie consciente, à la lueur des révélations de l'inconscient. À ceux qui ont à effectuer un tel cheminement, le secours de l'ensemble des aspects de l'enseignement est indispensable pour garder la direction qui les conduit vers leur épanouissement via ce passage déstructurant dans les ténèbres. LE LYING, THtÂTRE DU PASSAGE À L'ACTE VIRTUEL

Une des conséquences de l'accord de l'accompagnant visà-vis de l'expression du chercheur est de permettre à celuici d'utiliser le lying pour mettre fin consciemment à la résis-

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tance qu'il s'imposait, plus ou moins à son insu, pour ne pas vivre la peur de situations inadmissibles pour lui, comme la mort, ou inavouables ou réputées délirantes. L'accompagnant veille alors particulièrement à ce que l'expression ou le passage à l'acte virtuel soit bien relié au ressenti du chercheur. Il importe, comme on l'a déjà dit, que cela ne constitue pas une fuite hors de l'émotion mais, au contraire, sa mise en action avec la participation du corps et de l'imaginaire. Dans ces conditions, la personne projetant, par exemple, un fantasme de toute-puissance pourra le mettre virtuellement en acte. Par le ressenti émotionnel sans contrôle, il arrive qu'elle ait l'impression effective de remplir toute la pièce ou d'écraser des ennemis par milliers comme cela peut se produire en rêve. La possibilité d'accomplir certains désirs de cette manière est une aide inappréciable dans certains cas où ces désirs sont en contradiction avec les convictions de la personne ou la morale sociale. Cet accomplissement ne rencontre aucune opposition et il peut s'opérer dans une unification complète qui permet au sujet de concilier en lui ce qui était inconciliable. Il accepte ce qui l'habitait et qu'il refusait, en le traduisant en acte et, se délivrant du conflit, n'est plus esclave du désir réprimé qui ne cessait jusqu'alors de vouloir s'exprimer. Enfin, le lying, dans ce domaine du passage à l'acte virtuel, est aussi le lieu de la réparation et de l'achèvement des relations passées. Ceci découle de la formulation d'un nondit ancien. Prenons l'exemple d'un enfant qui aura vu clair autrefois dans la conduite de ses parents, conduite motivée par leur manque de maturité affective, pour ne pas dire par leur infantilisme. Il n'aura rien exprimé de ce qui était pour lui la vérité pour ne pas entrer en conflit avec ses parents ; il l'aura donc niée et oubliée, ce qui constitue le refoulement. Mais cette vérité niée continue dans la profondeur de vou-

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loir se manifester, entraînant malaise relationnel ou culpabilité, alors que l'enfant est devenu adulte. La découverte et l'expression de ce non-dit, en lying, qui pourra survenir à la suite de l'expression de l'émotion, permettront une transformation des bases mêmes de la relation entre l'enfant devenu adulte et ses parents d'autrefois. Après avoir été mis en cause, ceux-ci pourront aussi être compris et donc aimés, tant il est vrai qu'accéder à la pleine compréhension de l'autre entraîne de l'aimer.

DU LYING À LA PRATIQUE SPIRITUELLE DANS LA VIE QUOTIDIENNE S'APPROPRIER LA SÉANCE DE LYINCi

Comme on l'a dit précédemment, tout ce que nous sommes et faisons nous exprime. Il en découle qu'il est impossible de « rater » un lying. L'expression a toujours lieu, elle est influencée par le contexte particulier où elle se produit, elle peut être libératrice ou complètement frustrante mais elle ne peut être niée. Par contre, il est tout à fait possible au chercheur de refuser de s'intéresser à une séance qu'il juge insatisfaisante parce qu'elle a déçu son attente. Pourtant le lying se déroule en deux étapes: d'abord l'expression en séance, ensuite la compréhension, l'appropriation de ce qui s'est passé. Cette deuxième étape incombe au chercheur après la séance. Elle peut aussi faire l'objet d'une confrontation ultérieure avec les observations et les intuitions de l'accompagnant car l'importance de celle-ci est au moins aussi grande que celle de la séance elle-même. En outre, chercher à comprendre pendant le lying freine ou arrête l'implication émotionnelle. Sitôt exprimé, l'inconscient cherche- si l'on peut dire-

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à engloutir à nouveau ce qu'il avait lâché. Il en est de même des rêves qui, s'ils ne sont pas notés, se dissipent au réveil en quelques instants. Le fait d'avoir exprimé ou rêvé est, en luimême, purificateur sans aucun doute mais, dans la recherche de connaissance de soi, un travail conscient, méthodique et rigoureux devra compléter chaque lying, sans exception. Toute personne qui entreprend cette démarche par le lying aura à se confronter à un moment ou à un autre à sa résistance à l'expression. À l'évocation d'une situation qui en général l'émeut, elle s'attend à ce que l'émotion s'exprime, espérant ainsi s'en délivrer. Or, cette émotion ne s'exprime pas toujours et la réaction habituelle de la personne sera de dire:« Je n'arrive pas à exprimer», alors qu'en y regardant de plus près, il lui faudrait convenir:« J'arrive à ne pas exprimer», assumant ainsi la responsabilité de la décision de son inconscient qui utilise des mécanismes de répression mis au point dans le passé et refoulés. C'est le même processus que d'assumer un acte manqué au lieu d'en rendre responsable la malchance. I.:habitude du refoulement est telle que ce qui a été exprimé tend à être à nouveau oublié. Les mécanismes de répression et de camouflage des émotions comptent parmi les matériaux les plus utiles que le lying fournit pour la connaissance de soi. S'intéresser à la façon dont on a échoué à exprimer la peine, la colère ou la peur qu'on sentait en soi, va permettre, à l'occasion d'une autre séance, de saisir sur le vif le mécanisme qui a bloqué l'expression et qui était jusqu'à présent inconscient. Y réfléchir permettra de mettre au jour dans le fonctionnement du mécanisme le rôle du mental, c'est-à-dire ce qu'on se dit mentalement et qu'on croit sans l'avoir vérifié. I.:intérêt d'une telle découverte dépasse de loin le fait de pouvoir s'exprimer en lying. En effet, ce qui fonctionne dans la salle de lying, à

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l'insu de la personne, fonctionne forcément aussi dans sa vie quotidienne. Qyelqu'un qui constate, en lying, qu'il se recouvre d'une carapace protectrice réprimant ses émotions, découvrira, en y réfléchissant, la mise en place de cette carapace dans sa vie affective et les conséquences néfastes que cela engendre et dont il souffre. Cette prise de conscience le motivera, en retour, à s'unifier en lying avec le mécanisme pour le connaître car, comme cela a déjà été dit, le lying est le lieu de l'unification avec ce qui est- donc, ici, la carapace -et non pas celui d'une lutte en vue de la détruire. Le paradoxe est que, en s'unifiant dans l'obstacle, celui-ci se révèle inexistant. Si le chercheur consent à prendre ce qui s'est exprimé en lying comme étant l'expression de la partie de lui-même cachée mais bien réelle, il pourra comparer cette partie avec l'autre face qu'il considérait jusque-là comme la totalité de lui-même. Il va remettre en cause sa prétendue unité et se questionner sur ce qu'est sa véritable identité. Il va de même être obligé de mettre en doute ses souvenirs quand il constatera les différences entre ceux-ci - son histoire telle qu'il se la raconte et peut-être aussi la raconte à d'autres- et ce qu'il a vécu en lying. Cette expérience apporte une thèse généralement bien différente, expliquant enfin l'inexpliqué sans plus laisser la place au doute. Les matériaux du lying pourront donner lieu à une réorganisation de l'histoire personnelle et familiale du chercheur car, bien souvent, ils apportent des révélations sur les relations des parents entre eux comme des parents avec les enfants. Tout ce que l'enfant avait vu, enregistré et oublié reparaît dans sa fraîcheur initiale. Il nest pas rare que tombent ainsi les secrets de famille les mieux préservés. Plusieurs chercheurs ont été si frappés par le décalage entre leurs souvenirs d'enfance et le résultat de l'anamnèse qu'ils

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se sont lancés dans la rédaction de livres écrits à partir de leurs expériences de lyings. J'ai pu constater que le fait de faire un compte rendu global de ce travail, puis de le synthétiser, permettait une meilleure assimilation notamment de certains éléments qui, s'étant manifestés au cours du travail, étaient restés inexploités. On pourrait craindre que l'importance et l'intérêt de ce travaille rendent par trop envahissant au détriment de l'action que nécessite la vie ordinaire. Il doit donc être clair qu'il correspond à une période d'introspection qui tend à rétablir la vérité sur son histoire afin de se libérer du poids de la falsification du passé constamment entretenue. En outre, ce travail offre une opportunité pour intégrer l'enseignement spirituel car celui-ci nous fournit des hypothèses d'interprétation. L'INTERPRtTATION DES LYINGS À LA LUMIÈRE DE L'ENSEIGNEMENT SPIRITUEL

Si le travail d'intégration des lyings est nécessaire pour en tirer les fruits sur le plan psychologique, la valeur de ce travail réside aussi dans la possibilité qu'il donne d'intégrer les hypothèses que fournit l'enseignement spirituel et d'en vérifier le bien-fondé. L'enseignement fournit, en outre, des clés qui permettront de comprendre le passé d'une façon souvent différente de ce qui est proposé en psychothérapie. Lorsque j'ai fait des lyings à l'ashram du Bost avec Arnaud et avec Denise Desjardins, au cours de plusieurs séjours de trois semaines notamment, l'enseignement nous était révélé chaque jour en dehors des séances lors d'une réunion où Arnaud parlait sur un thème donné - ceci avant que ne paraissent les livres de la série À la recherche du soi- puis dans

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des réunions de questions-réponses et des écoutes de cassettes enregistrées. Entre deux lyings, entendre affirmer que toute émotion provient d'un refus donnait à l'étude du lying précédent une profondeur que je n'avais pas connue en psychothérapie. Ainsi, en refusant d'exprimer une émotion, j'avais refusé un refus. Comment en sortir ? J'expérimentais l'enfermement où je me trouvais. Entendre le lendemain que la libération implique de voir et connaître la prison dans tous ses détails, de s'y intéresser et non de vouloir en fracasser les portes, bouleversait certaines conceptions volontaristes que la pratique de thérapies corporelles m'avait insufflées. En voyant sans refuser, en acceptant de m'intéresser à ce qui me faisait souffrir et m'enfermait, le sentiment de captivité s'évanouissait. Au lying suivant, je pouvais mettre en pratique : voir l'enfermement sans le refuser et ainsi vérifier le bien-fondé de ces hypothèses. L'enseignement met également en lumière la multitude des personnages qui nous habitent et auxquels nous nous identifions à notre insu. Pour bien des chercheurs que j'ai accompagnés en lying, les événements exhumés en lying leur ont permis de voir comment ces personnages se sont développés en eux et y sont restés cachés. Par exemple, le personnage du meurtrier, qui peut se révéler et s'exprimer à fond en lying, deviendra ensuite un familier du chercheur et non plus un inconnu dont il avait à redouter l'irruption. Ma propre expérience m'a aussi permis de corréler les réminiscences de vies antérieures qui me faisaient perdre le sens de mon identité, avec une des bases de l'enseignement : la loi selon laquelle toute action entraîne une réaction de force égale et opposée, autant dans le domaine de la science physique que dans l'existence humaine. En effet, ces réminis-

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cences d'événements d'époques différentes tendaient à un retour à l'équilibre par la réparation. Au vécu de bourreau succédait celui de victime par les mêmes voies que celles qu'il avait infligées. Entendre que Vérité et Réalité peuvent être considérées comme synonymes et que « la Vérité est ce qui est » et seulement ça- pas ce qu'on croit vrai- donc que toute croyance doit être mise en cause et vérifiée avant d'être adoptée, m'incitait, en travaillant sur mes lyings, à examiner objectivement mes conceptions apprises sur la mémoire, l'imagination, le rêve, etc. et à m'interroger à ce sujet en opposant mes expériences de lyings à mes opinions. Constater au cours du lying un état de torpeur auto-hypnotique qui m'empêchait de ressentir et qui faisait écho à ma désensibilisation affective dans l'existence, était le soir même compris à la lumière de l'enseignement entendu sur les trois « gunas » : torpeur, activité, sérénité ou lamas, rajas, sattva en sanscrit. Je pouvais ainsi, dans le lying suivant, agir par le corps pour passer de la torpeur à la sérénité et, dans l'existence, assimiler le caractère indispensable de l'action. De très nombreux exemples pourraient venir encore illustrer ce thème de l'interprétation des lyings et des hypothèses de l'enseignement, d'où l'importance de ne pas les séparer dans la pratique. Durant les séjours organisés à Saussine, les participants étaient conviés à écouter des cassettes enregistrées d'Arnaud Desjardins, choisies en fonction des nécessités du moment. Le rappel de l'enseignement se faisait, en outre, au cours des réunions journalières du groupe. LE LYING PRtPARE L'APRl:S-LYING

Épurer l'inconscient des émotions refoulées attachées aux événements traumatisants du passé libère une des faces du conditionnement de la personne. Mais si cette personne reste,

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après cela, encore vulnérable aux difficultés actuelles ressemblant à celles de ce passé révolu, c'est qu'elle est toujours victime de pensées erronées qu'elle n'a pas remises en cause. Ces pensées s'érigent en lois simplistes du genre:« Tous les hommes sont des brutes»- sous-entendu parce qu'enfant j'ai eu affaire à un homme brutal. Une telle loi doit être reconnue comme fausse afin de devenir inopérante et de ne plus reproduire les émotions du passé. Cette reconnaissance résulte de la confrontation du vécu du lying avec les difficultés de la vie. Une grande partie de ce travail peut heureusement s'effectuer en groupe durant les séjours consacrés au lying. Les chercheurs y témoignent de ce qu'ils ont vécu pendant la journée par eux-mêmes et les uns par rapport aux autres. Il est aisé de reconnaître les projections qui s'effectuent des uns sur les autres ; leur présence, en effet, est révélée par les émotions des participants au groupe. L'accompagnant, animateur de la réunion, qui a assisté au lying peut faire ressortir les concordances entre ce qui s'est exprimé durant la séance individuelle et ce que la personne projette sur quelqu'un d'autre. Le rôle de l'animateur sera aussi d'aider l'auteur d'une projection à dégager la fausse loi du mental à laquelle il se soumet encore, faute de l'avoir reconnue, alors que son origine passée avait été vue. Le but de tout cela pour le chercheur est, sinon d'éviter la récidive - ce qui serait irréaliste - du moins de développer sa capacité à vivre dans le quotidien ses émotions de manière intériorisée, donc sans les nier - ce qui serait les refouler et sans les exprimer vis-à-vis d'autrui, ce qui serait provoquer des réactions et entrer dans un cercle vicieux. Cette pratique de contrôle émotionnel non coercitif donne la clé qui manque aux thérapies émotionnelles pour utiliser les émotions comme point d'appui en vue de mettre un terme à l'esclavage émotionnel. Chaque émotion-refus-du-réel ainsi

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vécue est, de facto, acceptée. Ce mouvement intérieur d'acceptation de l'émotion débouche sur la paix intérieure par la soumission à la réalité de l'instant. Les opportunités de pratiquer ainsi dans le quotidien sont innombrables, elles sont les pierres pour franchir le gué vers l'autre rive où les conflits ont cessé. Certaines personnes peuvent pratiquer d'emblée ce contrôle émotionnel sans recourir au lying, pour d'autres ce serait trop difficile, voire impossible. Étant passées par cette ascèse qui se déroule, en général, sur plusieurs années, la pression interne ayant progressivement baissé par l'expression, elles accéderont à la pratique aisée de cette maîtrise qui, d'ailleurs, leur permettra de canaliser le flux d'émotions qui suit souvent la période intense d'un séjour. Si ce flux se révèle lui aussi trop intense, elles auront acquis la possibilité d'exprimer toutes seules un trop-plein d'émotion car elles auront perdu la peur de leurs émotions et acquis vigilance et recul par rapport à leurs manifestations intérieures.

LYINGS ET CONNAISSANCE DE SOl FAVORISER LE DtVELOPPEMENT SIMULTANt DU LYING ET DE LA CONNAISSANCE DE SOl

Swâmi Prajnânpad a écrit : « Se connaître complètement est la première et principale obligation, à la fois du point de vue spirituel et temporel. C'est pourquoi le seul et unique enseignement des rishis des Upanishads est : "Connais, connais-toi toi-même, connais le Soi."· Comme on l'a vu, le lying peut participer grandement à cette connaissance. Mais il va nécessiter, pour une pleine efficacité, d'être entrepris dans des conditions particulières que nous allons détailler. Ces conditions permettant de faire ressortir les lacunes de

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la connaissance de soi ainsi que de les combler. Telle était, en partie du moins, la fonction d'un ashram tel que le Bost où j'ai fait mes lyings avec Arnaud et Denise, telle est la fonction des centres habilités par Arnaud à les faire pratiquer. Durant les cinq années où j'avais accompagné des personnes en lying à Paris, j'avais constaté que la plus grande part de mon temps était consacrée à les aider à « entrer » dans leurs émotions. Les séances s'effectuaient à raison d'une ou plusieurs par semaine ou parfois par quinzaine, en un lieu central où elles devaient se rendre et repartir aussitôt après, en transports en commun le plus souvent, pour retourner à leur travail ou chez elles. Il leur était très difficile de se laisser aller et, quand cda se produisait intensément, entraînant souvent une régression spectaculaire, il devenait problématique de les rendre à leurs activités et à leurs relations habituelles. Dans un lieu situé en pleine garrigue comme celui de Saussine, où j'ai poursuivi la même activité, il devenait possible, du fait même de l'isolement, de créer un climat favorisant la motivation des personnes à s'investir dans cette recherche souvent appréhendée comme terrifiante. D'abord, le lieu était consacré à cette activité - et par elle. Elle émanait de la voie spirituelle enseignée par Arnaud Desjardins qui l'avait visité et qui avait donné son accord à ceux qui l'avaient créé. On y organisait donc des séjours de quinze jours pendant lesquels six personnes, femmes et hommes, pouvaient faire chaque jour un lying, participer à la réunion de groupe et se rendre ensemble, à chaque séjour, à une rencontre avec Arnaud dans son ashram situé à une heure de route de Saussine. Une règle de vie était proposée, comme dans un ashram, mais avec le souci particulier de créer des conditions favorables à l'émergence des émotions et à leur vécu - même en dehors de la séance -, les participants étant invités à détecter comment ils s'y prenaient d'ha-

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bitude pour éviter les émotions, désagréables surtout, et à cesser de le faire. Ceci amenait à vivre complètement en silence, sauf à deux moments bien délimités d'expression en groupe, et à supprimer pour chacun ce qu'il avait repéré comme compensations, que ce soit le tabac, les médicaments, la lecture, l'excès de sommeil ou d'activité, etc. N'étant plus« compensées», les émotions remontaient aisément à la surface. La durée du stage et les conditions de sécurité dues à l'isolement dans un lieu protecteur permettaient de se laisser aller à la régression et donc de vivre consciemment, en dehors même du lying, des états émotionnels anciens non vécus et qui, dans l'existence, n'auraient sans doute pas été repérés, comme l'ennui, la peur d'être seul, le chagrin, la mauvaise humeur, entre autres. Les conditions réunies favorisant un certain isolement pour vivre la solitude matérielle et psychologique orientaient vers la compréhension de la loi de la différence d'où il résulte que nous sommes «seul parce que unique». Mais le fait de se sentir accompagné, en dehors du travail proprement dit, par mon épouse, présente aux repas, à la cuisine, lors des promenades et avec qui il était prévu de pouvoir parler librement, était d'un grand secours sur plusieurs plans, notamment en tant que présence féminine offrant son écoute, sa chaleur humaine et une possibilité d'échange sur les difficultés affectives du couple, de parents, d'enfants ou relationnelles en général, ceci hors d'un cadre à visée thérapeutique. Bien des moments de découragement ont pu être surmontés par les uns et les autres grâce au contact avec elle. La relation avec elle à tout moment de la journée et, parfois même, la nuit, dans des moments de grande perturbation pour certains des stagiaires, a souvent permis à ceux-ci de relativiser leur jugement sur leur passé ou leur personne. Son rôle était aussi celui de la maîtresse de maison, orga-

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nisatrice et participante active, susceptible de montrer à des persomtes, souvent peu formées en la matière, ce que peut être une maison où l'ordre va de pair avec l'harmonie. Vivre en petit groupe, en présence d'un couple parental, favorise la régression. Les participants projetaient leur famille d'origine, frustrante, ou une famille idéale suivant le cas, et les émotions qui en ressortaient pouvaient servir de point de départ aux lyings et conduire à leur source dans le passé. Découverte des lacunes à la connaissance de soi La connaissance de soi est le fruit d'une recherche pénible parce qu'elle doit s'intéresser aux dysfonctionnements, lesquels révèlent les lacunes. Par exemple, constater que, n'ayant plus rien à faire dans sa chambre solitaire, alors qu'il reste une heure avant le repas on est incapable d'attendre sans activité, est un premier pas. Le second, plus important, est la découverte de ce qui va survenir sur les plans physique, émotionnel et intellectuel si on expérimente de ne pas fuir cette inactivité. Vivre consciemment les émotions, observer les images ou souvenirs qui viennent à l'esprit, sentir les tensions du corps reliées à tout cela, c'est progresser dans la connaissance de soi et dans la pratique de la vigilance. Le séjour au centre impliquait de se confronter à la règle de vie proposée qui, pour beaucoup, remettait en cause le mode de vie habituel : elle restreignait en effet les initiatives personnelles en les prévenant ou en les soumettant à un accord préalable d'Olivier ou de mon épouse Minouk. En outre, elle demandait de remplir chaque jour une tâche matérielle, souvent superflue, comme de laver chaque jour un sol déjà propre. La finalité était alors à découvrir non dans le résultat mais dans l'être: s'unifier dans l'action de balayer quand le corps, l'intellect et le cœur agissent en accord, c'est s'ouvrir à l'être. Constater à quel point on peut agir en pen-

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sant à autre chose ou en râlant intérieurement, puis tenter de s'unifier à nouveau, c'est progresser dans la connaissance de soi en expérimentant les difficultés sur le vif. Il en est de même pour la vie en silence, pour les marches en groupe parfois pénibles, etc. Pour mieux préciser l'importance de la règle et l'esprit dans lequel elle se proposait d'apporter une aide aux stagiaires, en voici un extrait:

CENTRE DE SAUSS/NE STAGE« CONNAISSANCE DE SOl »

Ce stage est conçu et organisépourfavoriser la pratique intensive de l'enseignement transmis par Arnaud Desjardins à l'ashram de Hauteville. Comme une retraite, il doit permettre l'isolement nécessaire à la pratique des « lyings » quifont partie de cet enseignement. Il doit favoriser l'utilisation, pour le bien de chacun, de l'énergie d'un groupe de personnes ayant en commun leur détermination à avancer vers la rencontre et l'expression de tous les aspects d'ellesmêmes et vers la réconciliation avec ceux-ci. Se démarquant de la psychothérapie, il vise à conserver au lying son orientation spirituelle et son caractère sacré: «De la connaissance de soi à la connaissance du Soi. » Se connaître est un impératifpourfavoriser le développement vers le Soi, vers l'absolue liberté. Un travail spécifique sur les émotions vous estproposé ici dans ce but. On peut le résumer ainsi : -découverte des émotions refoulées et donc ignorées -expression complète des émotions jusqu'au paroxysme - « revécu » de moments intenses du passé qui ont entraîné leur refoulement

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-compréhension de l'origine des émotions, du mécanisme de leurformation et de celui de leur reproduction -apprentissage du «pilotage » des émotions dans le quotidien pour qu'elles soient un outil de progrès vers la liberté et non plus un facteur d'asservissement. À la découverte de votre monde émotionnel

Vous ne pourrez pas, à la fois, vous libérer de vos émotions et continuer d'utiliser les mécanismes qui les répriment. Si vous avez réussi à ignorer durablement toute une partie de vous-même, c'est grâce à ces mécanismes quifonctionnent aujourd'hui à votre insu, ainsi qu'en utilisant de multiples compensations qui vous distraient de « ce qui ne va pas ». En découvrant ces compensations et en arrêtant volontairement de les utiliserpendant le stage, vous permettrez à ce qui est caché de se manifester et donc vous vous en libérerez. Le mode de vie à Saussinefavorise la « régression ». Il est important de prendre conscience de celle-ci et de la vivre sans la fuir comme dans votre passé. Choisir la règle de vie du stage

La règle de vie proposée ici s'est précisée peu à peu, avec l'expérience des stages, et son but est de vous amener à vivre en accord avec votre objectifde connaissance de vous-même. Elle vous guidera aussi dans votre entreprise de découverte et de cessation des compensations. Elle concerne : -La pratique du silence et de la vigilance. -L'isolement de l'extérieur: téléphone, lettres, déplacements en voiture. -L'arrêt des « distractions » habituelles: lecture, radio, etc. -L'abstention d'alcool, tabac, sexe, etc.

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-La participation aux activités et aux tâches de fonctionnement. -Le respect des horaires et la présence aux activités et repas. -Le respect de la spécificité des lieux, dans la maison et dans le jardin. -Le soin apporté aux actions, aux lieux et aux objets. Comment allez-vous prendre cette règle de vie. C'est laquestion capitale. Allez-vous « choisir » la règle, dépassant ainsi les résistances mises en place dans votrepassé, en réaction à une autorité éducative maladroite ou brutale subie malgré vous ? Le stage est à vivre commefaisant un tout, dont chacune des activités complète les autres et permet d'exercer une ou plusieurs des aptitudes nécessaires à votre développement vers la maturité. Exemples:

-le lying développe les aptitudes à l'expression juste sur tous les plans, à l'unification, etc. -la réunion de groupe développe les aptitudes à l'écoute, à l'expression juste à partir de ce qu'on ressent, à la compréhension des mécanismes de projection et de défense, etc. -la tâche ménagère développe l'aptitude à l'unification dans l'action, etc. -la marche va dans le même sens, ellefavorise également l'ouverture par le contact avec la nature, etc. -le mouvement régénérateur développe la confiance dans le corps et dans la nature, l'accueil et l'expression de ce qui se manifeste spontanément en nous. Par ailleurs, le stage doit aussi vous initier aux éléments d'une culture qui nourrisse et entretienne votre aspiration à l'« absolue liberté», ce que la culture occidentale actuelle dans laquelle

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vous baignez nefavorise pas mais au contraire empêche. Il s'agit de la culture de l'être, pouvant répondre à la totalité des aspirations humaines à la dijférence de la culture actuelle qui répond essentiellement à l'aspiration d'avoir. Une culture de la sagesse dijférente de celle du pouvoir. Des nourritures pour les trois corps selon l'anthropologie hindoue : physique, subtil et causal

Si la règle de vie est importante pour se confronter à ses manques et ses lacunes, il est capital aussi qu'elle soit l'occasion de faire l'expérience d'une nouvelle manière de répondre à ses besoins. Il est évident qu'une personne qui souffre - ce qui est le cas de celle qui veut faire des lyings ne répond pas à ses besoins de manière satisfaisante. La tradition indienne dit : « sarvam anam », tout est nourriture, c'est-à-dire qu'on se nourrit de tout. Reste à voir ce qu'on est obligé d'avaler tout en le refusant, donc en état de conflit et ce dont on évite de se nourrir par méconnaissance ou par refus. Si « tout est nourriture », répondre à ses besoins ne se limite évidemment pas à mieux nourrir le seul corps physique. Le séjour donne l'occasion d'expérimenter que la notion de nourriture concerne aussi les plans spirituels et psychologiques. Au plan spirituel- corps causal- correspondent les besoins mystiques et les nourritures que sont: la pratique méditative ou de la vigilance dans l'assise en silence journalière, dans le « mouvement régénérateur », dans la marche en silence et même dans l'accomplissement des tâches manuelles. Au plan psychologique- corps subtil- correspondent les besoins du cœur désireux d'harmonie et de réconciliation et les nourritures que sont les impressions éprouvées entraversant les paysages lors des marches ou lors des bains dans

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les cascades, ainsi que le sentiment de solidarité qui se manifeste lors des réunions où les participants rendent compte de ce qu'ils ont éprouvé dans la journée. Au plan psychologique aussi correspondent les besoins de l'intellect désireux de comprendre le fonctionnement de l'être humain avec justesse et en cohérence avec un ordre qui est celui de la vie elle-même. La nourriture est apportée par le questionnement sur les mécanismes psychologiques que révèlent les relations dans le groupe lors des réunions et par l'écoute de cassettes enregistrées d'Arnaud, traitant de certains points de l'enseignement en rapport direct avec ce que les participants sont en train de vivre. Un sentiment d'équilibre résulte de la juste réponse donnée à ces différents besoins, si souvent mal perçus et insatisfaits dans l'existence. Si, lors des retours à la vie habituelle, la saveur de ce sentiment peut ensuite s'estomper, elle ne sera jamais perdue tout à fait. La retrouver sera une motivation qui aidera le chercheur dans son cheminement. QUALIFICATIONS REQUISES POUR LES LYINGS ET CONTRE-INDICATIONS

Accompagner quelqu'un dans une recherche introspective fondée sur l'expression émotionnelle est une responsabilité à ne pas sous-estimer. Cela implique donc pour l'accompagnant d'étudier a priori la candidature de celui qui fait appel à lui, par échange de courrier et, surtout, par un ou plusieurs entretiens approfondis. Du point de vue spirituel, il est éminemment souhaitable que la personne soit engagée dans une voie traditionnelle impliquant une pratique régulière. En effet, on peut généralement en déduire qu'elle a établi en elle une certaine structure. Cependant, suivre une voie traditionnelle ne se limite pas à la comprendre intellectuellement en lisant ou en écou-

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tant des enseignements mais aussi à agir dans une optique déterminée de manière suivie. Sinon, cette personne manifeste-t-elle explicitement, et aussi implicitement, une motivation de recherche spirituelle ? Où en est-elle par rapport à la souffrance ? En a-t-elle subi l'irruption dans son existence et est-elle en crise à cet égard ? Ou la souffrance est-elle sous-jacente d'une manière telle que le sens de l'existence en est réellement perturbé, sans qu'elle ait été pour autant identifiée ? Mais, surtout, la personne a-t-elle déjà fait un rapprochement entre les circonstances auxquelles elle attribue la souffrance et son manque de relation avec la transcendance, avec sa misère spirituelle ? Sur le plan psychologique, il s'agit de se déterminer sur la capacité de la personne à tirer profit d'un travail déstructurant, même si celui-ci s'accompagne d'une refondation sur une base enfin solide et rigoureuse. Dans d'autres cas, les circonstances de l'existence ont déjà mis à mal une structure qui se révèle incapable de favoriser le développement global de la personne. Dans d'autres cas, la fragilité actuelle du sens du moi rend dangereux, parce qu'aléatoire, un travail conduisant à cette déstructuration. En dehors des contre-indications flagrantes, la question de l'opportunité actuelle se pose pour entreprendre cette démarche par les lyings. Sachant que les lyings vont être bouleversants, celui qui les aborde a-t-illa structure nécessaire pour en tirer profit ? La rigidité psychologique, qui est perceptible dans la façon dont la personne s'oppose à toute remise en cause de ses opinions et de ses convictions pourrat-elle s'assouplir par le vécu émotionnel ? Existe-t-il déjà une relation de confiance au maître et à l'accompagnant qui le représente, pour les lyings, qui rende crédible l'enseignement spirituel que la personne a déjà compris intellectuellement ? Si ce n'est pas le cas, il est plus sage d'éviter des confronta-

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rions perturbatrices et de faire confiance à l'existence pour apporter à cette personne les circonstances qui l'amèneront à assouplir son point de vue. Par ailleurs, il s'agit de voir quels sont les points d'appui dont dispose la personne dans sa vie quotidienne : est-elle seule ou accompagnée? A-t-elle des moyens d'existence et un logement décents, une fonction sociale, un travail ? Pratique-t-elle une activité corporelle régulière, un art ? Tous ces repères auront la plus grande importance pour garantir, entre deux séjours de lyings, que les découvertes et les perturbations qu'ils risquent éventuellement d'entraîner, pourront être bien utilisées. Enfin, sur le plan psychologique, peut-on inférer que les dysfonctionnements éventuels ont une origine émotionnelle et que le mode d'expression par le lying est opportun ? Il est souvent nécessaire de demander à la personne qu'elle prenne à ce sujet l'avis du médecin qui la soigne. REPÈRES D'ÉVALUATION

Même si le cheminement sur la voie est spécifique à chaque chercheur, plusieurs repères peuvent néanmoins servir en ce qui concerne les lyings, pour évaluer si le travail accompli est suffisant ou s'il serait avantageux de le poursuivre. D'après l'expérience menée au centre de Saussine pendant quatorze ans, un tiers des personnes se sont contentées d'un seul stage de quinze jours qui leur a apporté un soulagement ou une solution suffisante à leurs difficultés. Les deux autres tiers ont effectué des séjours à raison de deux ou trois par an en moyenne, durant trois ans. Une des originalités de ce travail est sa discontinuité qui fait que chaque période de retraite intense est suivie d'une période de retour à la vie habituelle. C'est là que la confirmation des résultats du stage va se faire ou non, suivant la rigueur

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avec laquelle le chercheur va utiliser ses découvertes pour agir dans sa vie différemment. Le rythme des séjours est déterminé par le chercheur en accord avec l'accompagnant. Il doit prendre en compte de nombreuses données. S'il apparaît certain que la durée d'un séjour est un gage d'efficacité, pour certains il sera souhaitable de faire des séjours rapprochés à intervalle d'un mois, pour d'autres, au contraire, l'espacement sera ressenti comme indispensable à l'assimilation. Le paradoxe est que le lying fait partie d'une voie qui met en avant l'acceptation mais que le chercheur a le plus souvent pour demande de changer en lui ce qui lui déplaît. Ceci peut l'entraîner à tourner le dos à la nécessité de s'accepter tel qu'il est. Pourtant, tous les problèmes psychologiques peuvent se ramener à un seul désir impossible: celui d'être autre que ce qu'on est. Garder à l'esprit cette nécessité d'en arriver à s'accepter soi-même et de faire confiance pour le reste à la vie, qui se charge de nous quoi qu'on en pense, est donc important pour ne pas s'engager dans la poursuite interminable d'un idéal d'homme ou de vie sans émotions ni douleurs. L'accompagnant est d'ailleurs là pour le rappeler. Ceci étant, il s'agit de voir aussi que la détente apportée par l'expression émotionnelle permettra d'atteindre une plus grande lucidité sur le plan intellectuel et donc une compréhension de l'enseignement à un niveau plus profond. Sur le plan relationnel également le bénéfice sera de devenir conscient de ses projections et de celles des autres et donc de marcher vers plus de réalisme et de paix. Par ailleurs, comme cela a déjà été indiqué, connaître les cinq ou six principales émotions pour les avoir vécues jusqu'à l'unification avec elles, fait tomber la peur qu'on en avait et permet de les accueillir sans conflit lorsqu'elles surviennent. De même pour les mécanismes de défense qui inhibent les relations et pour les fausses lois mentales qui main-

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tenaient la personne dans la dépendance de ses conditionnements que les lyings ont révélés. La personne a-t-elle, à l'issue d'une série de séances ou de stages, l'impression nouvelle et durable d'avoir, en quelque sorte, trouvé une explication convaincante de son existence jusque-là insatisfaisante ? Les termes employés sont souvent les mêmes: on parle d'avoir tranché un nœud, d'avoir mis au jour le nœud primordial, d 'avoir atteint à la réconciliation, d'avoir trouvé la dernière pièce du puzzle qui permet de comprendre l'ensemble. Mais comme le lying, ainsi que nous l'avons vu, peut être le lieu d'expériences très diversifiées, il n'est pas rare que des personnes, ayant eu le sentiment d'avoir exploré suffisamment leur passé et leurs émotions, retrouvent, parfois plusieurs années plus tard, un intérêt à faire encore quelques lyings. Souvent elles se concentreront alors sur un thème donné ou souhaiteront faire le deuil de quelqu'un ou d'un désir qui s'avère impossible à accomplir, malgré les tentatives entreprises. Enfin, au terme de cette exploration du passé par le biais du vécu émotionnel, un paradoxe va se manifester plus nettement. Chercher à le résoudre constituera une intense motivation. L'insatisfaction, ou la souffrance, a motivé chez le chercheur tous ses efforts d'expression, d'intégration, d'analyse et de synthèse du passé. En trouvant dans son passé les causes de sa souffrance, il croit, pendant un temps, la faire disparaître. En effet, ce travail lui permet, à la fois, de se reconnaître comme responsable de tous les aspects de son existence et de disposer de son potentiel pour les vivre désormais consciemment. Mais, ce faisant, il reste dans le domaine de l'effort, c'est-à-dire conditionné par l'idée que la libération sera la récompense de ses efforts, qu'elle est à obtenir. Immanquablement, la souffrance finira donc par réappa-

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raître sous une autre forme qu'autrefois : cette fois-ci, dépouillée, existentielle. Atteindre la plénitude ou l'absolu semble au chercheur être la seule entreprise encore digne d'intérêt mais l'effort lui apparaît précisément aussi comme l'obstacle majeur à la plénitude. Tel est le paradoxe à résoudre et le moment est venu, enfin, où toute son énergie se trouvera unifiée pour s'investir complètement dans cette quête ultime. LE SUIVI DES STAGES DE CONNAISSANCE DE SOl

Le travail d'épuration de l'inconscient peut être abordé et mené de plusieurs façons, comme on l'a vu précédemment, compte tenu de la différence entre les personnes. Mais ces différentes approches finiront par se conjuguer lorsqu'on effectuera une démarche complète comprenant : -l'exploration émotionnelle ; -l'exploration du passé; -les connexions entre passé et vie actuelle ; - les connexions entre vie actuelle et passé ; -les connexions entre vies antérieures éventuelles, enfance et vie actuelle ; - l'identification et le dénouement du « nœud primordial». L'irruption dans le champ du conscient des contenus de l'inconscient (samskâras et vâsanas) ne va pas se faire sans entraîner chez la personne des réactions conflictuelles, puisqu'elle sera confrontée à reconnaître l'existence de ce qui fut dénié et, donc, à l'accepter. Certains conflits se résoudront au sein du lying ou du stage mais, après celui-ci, c'est à l'épreuve de l'action dans le quotidien que l'intégration finale va se faire. La catharsis et la prise de conscience sont des étapes nécessaires et grandement facilitantes pour cette inté-

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gration mais elles ne suffisent pas, compte tenu de « l'inertie des habitudes » antérieurement établies. Dans les périodes succédant aux stages, il sera utile au chercheur de faire le point : où en suis-je dans mon cheminement? (« ils sont dans l'aveuglement, poursuivent des désirs profanes, entretiennent des relations futiles et superficielles»). La relation avec le maître spirituel comporte tous ces éléments de manière encore plus marquée. Le maître incarne l'idéal : sur lui va être projeté tout cet idéal ; toutes ses actions, ses comportements seront interprétés dans ce sens, avec un grand sentiment d'admiration. La personne ne peut entendre la moindre mise en cause à propos de son maître ni admettre sans grand malaise ce qui chez lui ressortirait de l'imperfection humaine. Elle confond la perfection d'être harmonieusement soi-même, dans sa vérité, avec la perfection tout court (telle qu'elle se l'imagine). Le maître doit être parfait, sans aucun défaut. Cela va de pair avec une forte dépendance et une absence de saine distanciation vis-à-vis de lui ; ses paroles deviennent, à la lettre, paroles d'évangile. « Le maître a dit que ... il faut ceci, il faut cela » en évacuant l'implication personnelle subjective et l'expérimentation (Qy'est-ce que moi je ressens dans cette situation ? Qy'est-ce qui me rendra plus libre?) Pour reprendre la formulation de Swâmiji, elles imitent le maître plus qu'elles ne le suivent. Dans la relation directe avec lui, elles sont extrêmement impressionnées. Le besoin d'être reconnu par lui, associé à la peur de le décevoir ne favorisent pas le naturel. Il faut lui montrer le meilleur, comme un bon élève appliqué, et surtout le protéger de toute manifestation négative, agressive. Le mécanisme de clivage est porté à son maximum d'intensité. Tant que la relation demeure sur le versant positif, elle apaise et répare bien des blessures mais, avec la durée, cet aspect bénéfique s'estompe quand la personne ne s'autorise pas à montrer au maître ce

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qu'elle juge de moins valorisant en elle-même. Si elle ne se sent pas assez reconnue par le maître, la frustration qu'elle en retire ne peut se retourner contre lui, mais seulement contre elle-même. Elle ne mérite pas l'amour du maître, c'est de sa faute, et culpabilité et dépression la submergent. Avec le temps, pourtant, qu'elle vienne à lui en vouloir- tant d'efforts pour être reconnue et si peu de résultat- elle va le quitter, ne pouvant lui exprimer son ressentiment. Clivage encore, si elle se trouve confrontée à un comportement du maître qui la choque, la déçoit. Pendant toute une période elle cherchera à le protéger en lui trouvant des justifications « spirituelles » et jugera sévèrement les personnes qui oseront émettre des critiques ; puis elle-même basculera à son tour et le mettra en doute sans nuance. Il perd à ses yeux tout son crédit et devient même un objet complètement négatif. La fervente prosélyte des débuts se transforme en adversaire acharnée. Parfois aussi le maître, ici Arnaud en l'occurrence, suggère à la personne de faire des lyings et celle-ci s'adresse à un praticien sans forcément ressentir au départ une motivation personnelle très marquée à s'engager dans cette demande. Elle ne la juge pas vraiment nécessaire ou craint qu'elle ne fasse remonter toute la « boue » des profondeurs. Elle se trouve alors dans une situation délicate, prise entre la confiance envers le maître et le désir de lui donner satisfaction, d'un côté et, de l'autre, les résistances à un travail sur l'inconscient, un éventuel ressentiment (soigneusement refoulé) contre le maître pour ce conseil embarrassant... et une certaine ambivalence vis-à-vis du praticien ! Compte tenu de ces différents éléments, ces personnes ne sont pas mûres d'emblée pour les lyings. Si elles viennent sur le conseil d'Arnaud, il est nécessaire qu'elles s'approprient vraiment la démarche en découvrant l'intérêt qu'elles peuvent y trouver et qu'elles arrivent à établir avec le praticien

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une relation de confiance et découvrent en lui un allié. Puis, avant d'en arriver au lying, un temps de réparation et de restructuration parfois long s'avère indispensable : le temps de sentir qu'elles peuvent être accueillies avec bienveillance et chaleur et exprimer ce qu'elles jugent le plus sévèrement en elles. Elles apprennent à retrouver le chemin de leur sensibilité, à laisser fondre leur carapace, à nommer leurs émotions, à en prendre la responsabilité et à pouvoir les exprimer. L'importance de cette préparation au lying justifie qu'un chapitre à part lui soit consacré.

LA PRÉPARATION AU LYING

Pour que le lying prenne tout son sens et son efficacité, nous avons vu qu'il devait découler d'une période conséquente de mise à épreuve de l'enseignement que transmettait Swâmi Prajnânpad. L'élève a-t-il déjà bien compris avec son intellect le processus de l'acceptation, a-t-il déjà expérimenté dans des situations du quotidien le passage d'un état de refus à l'acceptation de ce qui est? Arrive-t-il à distinguer sa réaction subjective du fait objectif sans les amalgamer (« il se produit un fait et il me déplaît » et non « ce fait est mauvais, injuste ») ? L'observation de ses réactions dans la vie de tous les jours, ainsi qu'une réflexion sur les principaux événements qui ont marqué son existence, mettent en lumière des schémas de réactions répétitifs. À ce stade, des entretiens avec les praticiens apportent une précieuse contribution pour ce travail de débroussaillage. Au départ, l'élève a souvent le sentiment qu'il porte une multitude de réactions émotionnelles différentes. Avec l'aide du praticien, il va découvrir que cette multiplicité provient d'une, deux ou trois sources communes, au

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maximum, et il va mieux cerner quelle est la nature de l'émotion fondamentale en cause. Il arrive souvent que les tentatives d'ouverture et de lâcher prise dans ces situations émotionnelles « sources » s'avèrent ineffectives. Malgré un effort sincère pour accepter, la personne est submergée par sa réaction qui prend le pouvoir sur elle et elle se trouve totalement impuissante à y changer quoi que ce soit. Qyelqu'un qui est marqué par une émotionsource de rejet se sent vraiment rejeté, pour lui ce n'est pas qu'une réaction subjective mais au moins en partie un fait réel. Le raisonnement et l'analyse n'y changent rien. Lapersonne ne peut que constater les dégâts que cela entraîne dans sa vie et refuser la souffrance qui en découle. Elle ressent une plaie trop vive pour envisager de s'ouvrir et d'accepter. Qyand toutes les ressources de la compréhension ont été réellement épuisées, recourir au lying s'avère pleinement efficace et permet de percer l'abcès que la préparation a fait mûrir. Les tentatives préparatoires d'acceptation ont donc une immense valeur pour faire jaillir le refus qui s'est accumulé et concentré: l'expression aura d'autant plus de chance de ne pas se diluer ni se perdre dans les détours. Elle ira plus vite vers le cœur du problème et sa racine passée. Je ne saurais trop insister sur ce point car je vois fréquemment des personnes qui, à la moindre gêne, veulent utiliser l'approche du lying comme une panacée universelle, sans même avoir tenté d'accepter ni de comprendre la situation. Dans cette dernière optique, il n'y aurait pas de fin au lying et on pourrait, à la moindre contrariété, en faire la vie durant... Cette préparation correspond à des personnes en relativement bonne santé psychique, au moi assez structuré. Nous avons vu plus haut qu'elles ne représentaient pas la majorité de celles qui s'adressent aux praticiens du lying. Qy'en estil pour les autres dont les carences ont été plus profondes et

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le moi plus fragile dans sa construction ? Nous abordons avec elles un travailpsychique qui ressort plus du soin que du chemin spirituel. Il va falloir créer les conditions favorables à l'émergence d'un moi plus fort. LE TEMPS DE LA RtPARATION : MOl FRAGILE/MOl MAL Al Mt

Qyelqu'un qui a été blessé par l'existence, qu'il en soit conscient ou pas, réclame avant tout de l'accueil et de l'empathie. Je crois, d'expérience, qu'une attitude frustrante de la part du praticien ne favorise pas, à ce stade, la maturation. Elle ravive plutôt une souffrance que la personne n'est pas à même d'élaborer pour le moment. I.:enjeu va être de bâtir une relation de confiance : pour cela, la personne a besoin de se sentir acceptée telle qu'elle est, traitée avec douceur et compréhension et reconnue dans ses efforts. Il s'agit donc d'un apprivoisement progressif où elle découvre que le praticien ne va pas l'agresser, la critiquer mais être à son côté, la reconnaître et la soutenir. Car même cela, elle a du mal à le recevoir et elle va rester un temps sur la défensive. Elle peut laisser fondre sa carapace, exprimer des sentiments négatifs, dépressifs sans qu'on lui fasse la morale ni qu'on lui dise de faire un effort. Un point particulièrement sensible concerne l'attente: quelqu'un qui n'a pas reçu dans les premiers temps de sa vie l'amour inconditionnel d'une mère, ne connaît par réaction que la possibilité d'un amour conditionnel. Conditions qu'il place dans son idéal- pour qu'il mérite d'être aimé, il doit être à la hauteur de cet idéal. Il ne peut donc concevoir que le praticien n'attende rien de spécial de sa part et que ce dernier puisse l'accepter simplement pour ce qu'il est. Bien souvent il croit au contraire qu'il doit faire beaucoup, se montrer un bon « patient » (comme l'a si bien décrit Alice Miller dans Le Drame de l'enfant doue), très appliqué et docile s'il veut éviter le rejet ou l'abandon. Nous arrivons là à laques-

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tion du transfert, car ce temps de la réparation va plus être centré sur la relation transférentielle élève-patient/praticien que sur la remémoration de souvenirs anciens. Pour établir une base de confiance, il a besoin de voir en la personne du praticien une image positive idéalisée (une« bonne» mère) et il ne peut et veut voir que ses qualités. Le fait de vivre cette relation de confiance et un sentiment d'amour envers le praticien est réparateur. La chaleur de la relation fait fondre naturellement carapace et protection. Même si cette confiance ressort en partie d'une dimension infantile, elle est une étape absolument nécessaire. L'accueil, éventuellement manifesté par un contact corporel\ joue dans ce processus un rôle très important. Plus encore que les mots, un contact de cette nature signifie qu'on est vraiment accepté. Là encore, les défenses et la peur mettent des entraves. La personne se raidit, se sent mal à l'aise dans ces premiers contacts. Sa peur d'être rejetée ou abandonnée l'amène à se crisper. Sinon elle se demande ce qu'on va lui faire, où cela va l'entraîner, ce qu'on attend d'elle jusqu'au moment où elle comprend que le praticien est simplement là avec elle et ne lui demande rien. À ce moment, elle peut retrouver des impressions qui la ramènent au tout petit enfant et vivre positivement un sentiment de retrouvailles également réparateur. LE TEMPS DE LA STRUCTURATION

Au départ de la démarche, le rapport à la vie émotionnelle est marqué par la confusion, l'anesthésie et le manque de repères et de limites. Grosso modo, la vie émotionnelle est soit réprimée (voire totalement déniée), soit elle déborde les défenses et emporte complètement la personne dans des moments de 1. Il s'agit d'un contact simple (main posée sur l'épaule, accueil dans les bras} où prime la dimension affective, un contact nourri de la présence attentive du praticien, un contact où il n'attend ni ne demande rien.

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crise - tout ou rien, et peu de conscience dans ces attitudes opposées. Le praticien va tenir lieu de « moi »provisoire externe en reconnaissant les mouvements émotionnels de la personne et en les nommant de manière non intrusive : chaque fois qu'il remarque que la personne est affectée même légèrement, il lui demande ce qu'elle ressent et l'aide à reconnaître l'émotion en jeu et les circonstances qui l'ont déclenchée. Ainsi, se tisse peu à peu un réseau entre le moi conscient et la vie émotionnelle. Celle-ci n'est plus un magma informe et menaçant de souffrance dont il importe de se protéger à tout prix. L'anesthésie émotionnelle se dissipe progressivement sans brutalité. Si ses défenses étaient forcées, la personne se sentirait agressée et se blinderait davantage. Là, elle se réapproprie, par paliers, ce qui la touche plutôt que de couper dès qu'elle est atteinte (ce qui conduisait aux ruptures dans ses relations). Elle apprend à discerner le goût de chaque état émotionnel et découvre toute la palette des différentes émotions. Ce n'est plus l'opposition: je me sens bien/je me sens mal, mais tristesse, colère, peur, joie, haine, honte, etc. Elle vient à mesurer la valeur, l'intensité réelles d'une émotion. Au départ elle se trompait le plus souvent, croyant être peu affectée quand elle l'était beaucoup et vice versa. Elle est aidée à distinguer ce qui lui appartient- son vécu - de ce qui concerne l'autre et des circonstances extérieures. «Je sais très bien qu'il m'en veut» devient:« Hier il ne m'a pas salué. J'ai peur qu'il ne m'en veuille et, en fait, moi-même je lui en veux parce qùil ne répond pas à mon attente. » Émotion très souvent réprimée, la colère, quand elle est enfin reconnue, permet de savoir sa limite. Tant qu'on est anesthésié, on peut subir agression sur agression, sans même le réaliser clairement et donc pouvoir y mettre fin. Autre aspect de la structuration : trouver une expression juste. Le tout ou rien conduit à minimiser ce qu'on ressent

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ou au contraire à se laisser entraîner à une expression complètement excessive et destructrice. D'autres phénomènes parasitent également l'expression dans le sens de l'exagération : le besoin de plaire au praticien en exprimant de « belles >> émotions, la peur de ne pas être entendu poussent à en rajouter. La peur de perdre un contact trop fragile avec l'émotion conduit aussi au forcing. Inversement, la peur de déranger, la honte d'être vulnérable ou animé de sentiments négatifs, la peur de déclencher des représailles vont gommer l'importance réelle de l'émotion. Le praticien aidera donc la personne à accorder ce qu'elle exprime à ce qu'elle ressent, pour que l'expression devienne appropriée et libératrice. LE TEMPS DE LA DtSJDtALISATION

Réparation et structuration rendent possible la mise en cause

des images idéales. En effet tant que la relation de confiance est trop fragile et que la personne manque de repères dans son monde intérieur, une mise en cause prématurée menacerait de destruction la relation thérapeutique. La désidéalisation de soi-même, comme celle qui affecte l'image du praticien vont de pair. Admettre qu'on est vulnérable aux émotions constitue déjà une perte considérable vis-à-vis de l'image idéale. Découvrir qu'on porte en soi de la violence ou d'autres émotions peu valorisantes, ce que la vie spirituelle est supposée éradiquer, provoque chez certains un véritable choc. En effet nombre de personnes se font du but spirituel une conception d'un tel perfectionnisme qu'il n'est pas de ce monde. Dans un enseignement où le refus émotionnel doit disparaître, nombreux sont ceux qui jettent le bébé avec l'eau du bain, en bannissant toute sensibilité émotionnelle. Il faut être impassible, garder un sourire (un peu figé ... ) quoi qu'il advienne, ne jamais être affecté. De même la non-dépendance du sage est imaginée, inter-

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prétée, comme une absence de besoin, l'autonomie confondue avec l'autarcie. Se reconnaître un besoin équivaut à un aveu d'échec ou d'impuissance. La négation des besoins affectifs représente un bastion de résistance des plus « coriaces ». En effet, inconsciemment, la personne, compte tenu de ses difficultés relationnelles, espérait grâce à la spiritualité pouvoir se passer des autres et éviter avec eux les frictions (tellement fructueuses !) en vivant en vase clos. Or dans l'enseignement de Swâmiji, il nest pas question de fuir les défis de la vie et de se mettre à l'écart ou au-dessus de la mêlée, dans une tour d'ivoire spirituelle. Chacun doit chercher et trouver sa place au milieu des autres. Pour cela, il lui faut connaître toute la gamme et l'intensité relative de ses besoins qui le guideront dans ses choix ; besoins affectifs, besoins de réalisation sociale, besoins du corps et du sexe, besoins de nourritures intellectuelles ; besoins de réalisation personnelle et spirituelle, etc. Chaque besoin contribue à l'équilibre de l'ensemble. La désidéalisation touche aussi le praticien avec qui la relation devient plus vivante à mesure que la personne le descend de son piédestal. Il en est de même avec le maître dont l'image se transforme : parent parfait, donc dieu sur terre au départ, il devient un être humain- avec tout ce que cela comporte - qui, grâce au chemin, a transformé son rapport avec son humanité. Cette désidéalisation s'opère naturellement avec le temps, à mesure que la personne s'accepte elle-même davantage. Le praticien y participe en l'aidant à prendre conscience des sentiments (le terme émotion conviendrait mieux dans le langage de Swâmiji) projetés sur lui-même ou sur le maître. La désidéalisation ne conduit pas à rabaisser et à perdre du respect mais au contraire à aimer vraiment et à se sentir relié en profondeur. Outre le travail individuel avec le praticien, le groupe se

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révèle fréquemment un catalyseur extrêmement puissant pour ce processus d'humanisation et de revitalisation. Dans la plupart des cas, il effraie au départ et beaucoup ne voient pas du tout la nécessité d'en passer par là. Ces personnes le craignent à juste titre pour leurs mécanismes de défense, vite repérés par les autres qui réagissent au manque d'authenticité et d'implication lié au faux-self. Mais au-delà de cet effet décapant, le groupe montre toute la richesse de la vie émotionnelle tout en la dédramatisant. Il donne le goût d'un échange vrai et profond, il ramène les pieds sur terre et fait percevoir d'expérience directe que l'autre est en semblable position par ses besoins, sa vulnérabilité. Il aide à se départir de l'idée qu'on est un être à part, différent des autres, et de la honte d'être pétri de tant de demandes, si avide d'amour et de reconnaissance. Le groupe n'existait pas auprès de Swâmi Prajnânpad. À l'instar du versant psychologique de préparation au lying qui vient d'être décrit, il est apparu comme un prolongement naturel et nécessaire du lying, en facilitant l'approche et potentialisant son action. Ce que sont les groupes sera explicité plus loin. Les trois temps, réparation-structuration-désidéalisation s'interpénètrent et conduisent insensiblement au moment où le lying devient possible. La personne sait mieux où elle va, elle a maintenant les moyens d'y parvenir ; plus en contact avec sa vie émotionnelle, elle peut plonger au cœur de sa souffrance fondamentale. Le lecteur imaginera aisément que cette préparation représente déjà un travail considérable et qu'elle ne s'effectue pas en huit jours : des mois, voire quelques années sont en général nécessaires.

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LE CADRE DU LYING

Actuellement, les lyings s'effectuent dans deux cadres complètement différents, tant d'un point de vue concret que du point de vue du fonctionnement. Néanmoins les deux formes participent d'un esprit commun qui constitue l'aspect« immatériel» mais intangible du cadre -la relation que la personne qui fait des lyings et le praticien qui l'accompagne entretiennent avec l'enseignement de Swâmi Prajnânpad et avec leur maître. Je reviendrai plus loin sur ce point essentiel en abordant la question de l'intention qui préside au lying. LES CENTRES

D'un côté, existent des centres animés en général par un couple d'élèves d'Arnaud Desjardins qui transmettent la globalité de son enseignement. Ils proposent donc différentes activités, dont le lying. Les personnes qui souhaitent faire des lyings viennent séjourner à plusieurs reprises (par exemple, deux ou trois fois par an) dans ce centre où elles sont logées et prennent tous leurs repas. Elles participent à l'ensemble des activités et rencontrent habituellement le responsable du centre, chaque jour, pour un entretien individuel ou un lying. Les séjours ont: - soit une durée déterminée, et le même groupe de personnes va rester pendant une ou deux semaines par exemple, avec éventuellement un travail de groupe qui complétera l'approche du lying ; - soit la personne vient pour un long séjour (un mois ou plus) dont la durée n'est pas forcément déterminée à l'avance. Dans cette forme le séjour devient une véritable retraite, où l'isolement joue un rôle important. La personne, de sa propre initiative ou sur le conseil d'Arnaud ou du responsable de

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centre, veut essayer de toucher les couches plus profondes de sa vie émotionnelle. Pour les séjournants, la place du lying au sein de l'enseignement de Swâmiji est rappelée du matin au soir, à la fois par le cadre (l'aménagement et la décoration du lieu favorisent l'intériorisation), les règles de vie, les temps de silence ; et par les activités qui visent à développer la vigilance et la compréhension de l'enseignement. En outre, certains centres fonctionnent sur le plan financier à la manière des ashrams en Inde, avec le principe d'une donation libre laissée à l'appréciation du séjournant. LES THÉRAPEUTES

Le cadre de fonctionnement de ceux qui exercent comme thérapeutes est différent à tout point de vue. Ils sont installés en ville et reçoivent à leur cabinet. Là, il n'est évidemment pas question d'hébergement ni de vie commune. Usuellement, la personne vient à un rythme régulier, hebdomadaire, pour un entretien ou un lying. Le lieu peut comporter une note qui rappelle le lien avec Arnaud et l'enseignement de Swâmiji (photos, livres, par exemple). Il est en général recommandé à la personne de se réserver un temps avant la séance de lying pour se préparer et après, pour recueillir les prises de conscience qui suivent et effectuer la transition avec l'activité du quotidien. Parfois le thérapeute proposera une série de lyings plusieurs jours d'affilée pour intensifier le processus mais surtout il organise des séjours résidentiels de lyings dans des lieux d'accueil, créant ainsi une dynamique à laquelle letravail de groupe participe activement. Ces conditions permettent de traverser les résistances et de faire remonter des nœuds émotionnels de fond. Les personnes combinent donc, avec le conseil du thérapeute, séances hebdomadaires et

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séjours résidentiels, entretiens, lyings ou travail de groupe. Sur le plan financier, le thérapeute reçoit pour chaque séance ou séjour les honoraires fixés par lui. Habituellement la personne vient rencontrer le thérapeute spécifiquement pour faire des lyings. Elle trouve la transmission de l'enseignement à Hauteville (le centre d'Arnaud Desjardins) mais pas la possibilité d'y faire des lyings. Elle suivra donc cette partie du chemin avec un praticien en dehors de Hauteville. Faire l'articulation entre deux lieux et des personnes différentes ne s'avère pas toujours facile. Certains ont parfois le sentiment que la démarche proposée à Hauteville et celle du lying vont dans des directions différentes voire opposées. Il s'agit souvent de personnes qui se sentent menacées dans un premier temps par le travail psychologique et le processus de désidéalisation (cf plus haut). Les mêmes peuvent avoir dans un deuxième temps un mouvement de recul vis-à-vis de Hauteville. Il arrive également que des phénomènes transférentiels s'emparent de cette situation bipolaire, en comparant l'attitude d'Arnaud (ou de ses collaborateurs à Hauteville) et celle du thérapeute, et tentent de les mettre en contradiction. On mesurera, dans ce genre de situation, combien la relation entretenue par ce thérapeute avec Hauteville et Arnaud et, inversement, la confiance investie en lui par Hauteville jouent un rôle déterminant. Lors des entretiens, le praticien favorise l'intégration des lyings dans l'ensemble de la démarche spirituelle en aidant la personne à passer du point de vue purement psychologique (la résolution du problème) au point de vue spirituel (comment être libre de ce problème, qu'il persiste ou non). Cette difficulté se présente moins souvent dans les centres qui ont pour vocation première la transmission de l'enseignement et où une partie des adhérents vivent entièrement

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leur démarche dans le centre en question sans aller à Hauteville (ou rarement). Le contrat : règles de fonctionnement

La durée de la séance est fixe pour un même praticien, dans les centres comme avec les thérapeutes. Elle varie entre quarante-cinq minutes et une heure, suivant les praticiens. À l'intérieur de la séance, c'est aussi le praticien qui met fin à la phase allongée de l'expression. Dans le contrat de départ, il ne figure pas de durée déterminée pour le processus des lyings, en règle générale. Le rythme des séances et des séjours est décidé d'un commun accord. L'engagement dans la durée implique autant le praticien que les personnes. Le début (après la période de préparation) et la fin seront déterminés ensemble par le praticien et la personne. Toute modification du contrat est décidée en commun. Cette condition est davantage posée comme une règle pour ceux qui fonctionnent dans un cadre thérapeutique. Ainsi, lorsqu'une personne désire changer de praticien en cours de route, cela ne va pas de soi ; la dimension transférentielle de cette demande sera travaillée et approfondie avant toute décision, les thérapeutes en référant aussi entre eux. Pour les centres, en revanche, le fonctionnement a été jusqu'à maintenant beaucoup plus souple : une personne pouvait faire un ou plusieurs séjours de lyings dans un centre ou avec un thérapeute, cesser puis reprendre dans un autre centre, si elle estimait ne pas parvenir au résultat souhaité ou préférait effectuer une période de lyings sur une problématique spécifique avec un des praticiens. Elle a entièrement le choix du praticien (qui s'effectue souvent pour des raisons de proximité géographique mais pas toujours), encore qu'il lui arrive de recevoir à Hauteville le conseil de s'adresser à l'un d'eux en particulier.

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Il arrive aussi que des personnes vivant assez loin du centre où elles font leurs lyings suivent une psychothérapie ou une psychanalyse dans leur région d'habitation. Avec les thérapeutes cette formule reste exceptionnelle. Qyand une personne déjà engagée par ailleurs dans une psychothérapie souhaite débuter les lyings ou participer à un séjour, il lui est en général demandé d'aller au bout de son parcours avec son premier thérapeute et d'élaborer son départ avec lui avant de s'engager dans les lyings. De même, l'engagement à la régularité des séances hebdomadaires (ou à un séjour résidentiel) concerne plus spécifiquement les thérapeutes. Ils en travaillent les manquements éventuels à la lumière de la relation transférentielle. Le contrat de la relation d'accompagnement

La personne s'engage à verbaliser ce qu'elle pense et ressent d'instant en instant : images, pensées, intuitions, impressions, sensations physiques, émotions, y compris bien sûr ce qu'elle ressent envers le praticien. Elle s'engage aussi à respecter son intégrité physique et celle du praticien. À travers toute amorce de passage à l'acte ou non-respect du cadre, elle sera invitée à reprendre la responsabilité consciente de son attitude pour en saisir le sens. En ce qui concerne un contact corporel avec le praticien durant les séances, il n'obéit pas habituellement à une règle prédéterminée mais plutôt au sentiment de sa justesse à un moment donné. Sur le principe, il est possible mais avec l'accord à chaque fois du praticien qui peut très bien le refuser s'ille sent utile pour le processus. En sens inverse, lapersonne autorise au départ le praticien à intervenir physiquement et à la toucher pendant une séance quand ce dernier le juge nécessaire. En dehors des points fondamentaux qui leur sont corn-

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muns -l'enseignement, la relation maître-disciple -la façon de vivre la relation d'accompagnement des responsables de centre et des thérapeutes repose sur des paradigmes en partie différents, ce qui s'explique par leurs parcours d'origine respectifs. Le responsable anime un centre dont il a l'entière responsabilité. prend les décisions pratiques et fait les choix sur le plan du fonctionnement. Pendant leurs séjours, les participants reçoivent donc de lui des directives sur le plan de la vie concrète (pour les détails de l'organisation matérielle du séjour). Du point de vue de la relation d'accompagnement, il est considéré comme un disciple plus avancé, avec le modèle de référence de la relation maître-disciple, en arrière-plan. À ce titre, il apparaît plus facilement comme un aîné, un guide, dont on va solliciter le conseil, non seulement pour la validité de la mise en pratique de l'enseignement mais parfois pour des décisions de vie (choix professionnels, vie affective ... ). Dans ce cadre, il pourra effectivement être amené à émettre des suggestions et donc prendre le risque de s'impliquer en s'appuyant sur son expérience de l'enseignement et de la vie.

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Le thérapeute Tout autre est le fonctionnement des thérapeutes. Du fait de leur formation, ils s'efforcent de respecter l'attitude du miroir, la traditionnelle réserve thérapeutique : ne pas s'impliquer dans des décisions concernant la réalité, ne pas donner de conseils, mais simplement aider la personne à trouver ses réponses en elle-même, par la restitution de ses dires et le questionnement. Ils ont été également sensibilisés à l'importance de la relation transférentielle et à son analyse. Chaque fois qu'ils sont sollicités sur le plan d'un choix et du

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conseil, ils envisagent la situation sous l'angle du transfert, afin d'aider la personne à dénouer la dimension de dépendance à l'œuvre dans cette demande. Néanmoins, cette réserve ne ressemble qu'en partie à la réserve analytique. Si les thérapeutes ne s'impliquent pas par des conseils sur le plan de la réalité, ils s'impliquent profondément sur le plan affectif, comme les responsables de centre. Les uns et les autres ne se mettent pas en avant avec leur histoire personnelle, mais s'engagent avec tout leur être auprès des personnes qu'ils accompagnent. Ils ne se protègent par aucune forme d'asepsie distante et acceptent d'être vraiment proches, y compris physiquement, de celles-ci pour accueillir leur mal-être et leurs difficultés à suivre leur chemin. La différence de paradigme de fonctionnement ne se retrouve pas davantage pour la règle de confidentialité 1, respectée par tous les praticiens, les responsables de centre comme les thérapeutes.

L•ESPRIT ET LA MÉTHODE DU LYING LES BASES DU LYINCi

Exprimer ce qui a été réprimé

La technique du lying repose sur un fondement théorique très simple : «exprimer ce qui a été réprimé». La loi spontanée d'une émotion, comme l'étymologie l'indique (é-motion: mouvement vers l'extérieur), est de s'exprimer et de dispa1. Pourtant, elle ne l'est pas obligatoirement dans une relation maître-disciple traditionnelle. Un maître n'est pas là pour protéger, ménager l'ego du disciple, mais pour aider le disciple à se libérer de son égocentrisme : ce qui l'amènerait le cas échéant à mettre en cause, éventuellement devant d'autres, le disciple dans ses fonctionnements les plus intimes. Certains maîtres s'autorisent à prendre ce risque, de manière exceptionnelle, lorsque la motivation du disciple est suffisamment forte pour supporter cette épreuve et la rendre fructueuse.

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raître. Si, du fait d'une intensité trop forte ou de circonstances extérieures ou intérieures, son expression est inhibée, elle va rester réprimée, tandis que la représentation de l'événement qui lui est associée sera refoulée dans l'inconscient. Pour Swâmi Prajnânpad, il s'agit d'une application de la loi physique d'action-réaction,« toute action entraîne une réaction qui vise à rétablir la position d'équilibre ». La répression de l'émotion, en l'empêchant d'aller à son terme, interdit le retour à l'équilibre. On pourrait dire que l'émotion attend le moment propice pour le faire. Elle saisira chaque occasion qui évoque la situation première pour se manifester. Mais là intervient un élément déterminant: il ne suffit pas qu'une réaction à distance même répétitive se produise pour réellement libérer l'émotion. L'expérience quotidienne ne cesse de démontrer le contraire. La conscience lucide qui restitue l'émo.tion à son origine passée s'avère absolument nécessaire : elle identifie ce qui a été empêché dans son cours naturel et lui offre l'opportunité de s'exprimer pleinement. S'agit-il de l'abréaction telle que Freud la décrivait dans les débuts de la psychanalyse ? Oui et non ! Oui, une réaction cathartique s'opère, mais le lying requiert davantage, pour éviter l'inconvénient que Freud avait déjà mis en évidence: l'abréaction soulage temporairement mais ne libère pas dans le long terme. Il ne suffit pas dans le lying d'exprimer l'émotion, un processus de désidentification est également indispensable. Pour reprendre la loi d'action-réaction, si le pendule a été poussé à droite, il s'en va à gauche avant de revenir à la position d'équilibre au centre. Mais ce qu'il faut découvrir, c'est le point d'attache du fil qui, lui, reste invariable, autrement dit au-delà du mouvement émotionnel, découvrir un plan de conscience non affecté par l'émotion, quelle que soit son intensité. Le cœur de la démarche du lying se situe là : vivre le paradoxe qu'en nous donnant délibérément à l'émotion,

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nous cessons d'être déchiré et trouvons la paix au sein même du désespoir ou de la terreur. Au-delà du soulagement causé par l'expression, nous comprenons surtout que la source de toute souffrance réside dans le refus et que c'est lui que nous devons remettre en cause radicalement. Dans un processus psychanalytique, la résolution du conflit se déroule dans le temps : une situation passée est mal vécue -engendrant refoulement et répression de l'émotion-, les résistances sont travaillées et le refoulement se lève, l'émotion s'exprime- prise de conscience et résolution. Dans le lying, il y a bien ce déroulement dans le temps à l'identique mais, à un moment donné, le lâcher-prise total dans le« oui» -l'émotion peut durer ou cesser, cela n'a plus aucune importance, tant on est d'accord avec le phénomène - nous fait quitter cette dimension temporelle. Nous revenons à la conscience de ce que nous sommes en deçà du mouvementfluctuant de nos états intérieurs. 4( Exprimer ce qui a été réprimé » s'adresse au fonctionnement névrotique courant ; la « normose », comme disent certains

Swâmiji insistait beaucoup sur le fait de s'affranchir de la censure intérieure du jugement. Il est clair (nous l'avons déjà évoqué au chapitre des indications du lying) qu'une telle injonction ne peut s'adresser à des personnes qui n'ont pas cette structure névrotique. Deux indications de Swâmi Prajnânpad nous permettent de cerner mieux encore l'esprit du lying: lTRE ET NON SE SOUVENIR

Vous pouvez être et non vous pouvez vous souvenir» ; « vous devez revivre l'expérience... » Dans le lying, on ne remue pas de vieux souvenirs enfouis en restant extérieur. Au moment où des éléments issus du «

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passé surgissent dans la conscience, on est (au présent) l'enfant de quatre ans avec son monde de sensations, de perceptions. On se retrouve plongé au cœur de l'expérience et on la vit intensément, tête, cœur et corps également impliqués. Cet aspect de la démarche n'est pas propre au lying. Freud l'exprimait dans des termes quasi identiques:« Il est obligé pour acquérir cette conviction de revivre dans le présent les événements refoulés et non de s'en souvenir comme faisant partie du passé» (Essais de psychanalyse). En même temps, qùand Swâmiji utilise le verbe « être », compte tenu de la dimension qu'il donne habituellement à ce terme (connaître c'est être), je pense qu'il invite justement à vivre dans le lying l'expérience d'être. En acceptant d'être l'enfant terrorisé, on se met consciemment, librement, dans la gueule du loup, et l'on découvre justement sa dignité, sa grandeur d'être humain qui avait été blessé, déformé, humilié par la souffrance réprimée, «l'homme dans sa dignité intrinsèque». Activement passif «

Soyez activement passif » Encore une petite formule

très simple qui condense l'essentiel. Il s'agit donc d'abord d'être passif. «Nul besoin de recourir à l'imagination, cela vient de soi-même. » On ne cherche pas à se souvenir, on ne force rien, on fait confiance au dynamisme des émotions réprimées qui n'attendent qu'une ouverture pour ressortir, on se contente de se détendre. Swâmiji a reconnu, comme Freud, la force du déterminisme psychique. Si on ne résiste pas, on ne fait pas obstacle, le processus se met en route. On ne cherche pas à savoir dans l'instant ce qui adviendra dans l'instant suivant. On se laisse porter par le courant qui nous entraîne dans l'inconnu. Mais cette passivité est active: il ne s'agit pas d'une rêverie sans fin, d'un

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emportement ou d'une transe. L'activité comporte deux aspects au moins : - Reconnaître les résistances qui font barrage et les lâcher, ce qui demande attention constante, perspicacité et aussi le courage de laisser toute protection et de se confronter au plus douloureux. - Rester complètement présent : conscient de chaque aspect du processus sur le plan mental, émotionnel et physique et conscient de la situation ici et maintenant. Tout en vivant l'émotion de l'enfant de quatre ans, je ne perds pas la conscience de ce que je suis au présent et je peux interrompre le processus à tout moment. L'activité fait référence dans l'enseignement de Swâmiji à karta (celui qui fait), l'acteur conscient, celui dont le moi est suffisamment structuré et unifié dans ses décisions pour mener à bien une action. La place centrale de la conscience

Le développement de la conscience, point central de la démarche spirituelle, s'effectue dans le lying à la fois sur un plan linéaire et sur un plan non linéaire : - au plan linéaire : nous avons vu que la pratique du lying nécessitait une présence. Pour parvenir à celle-ci, il faut cultiver une attention à la fois très ouverte, non-directive et en même temps qui ne néglige aucun élément de perception. Il en résulte plus de conscience au sens où des aspects inconscients (émotions, désirs) deviennent conscients, où les faits sont vus et ressentis avec davantage d'acuité, où les mouvements intimes apparaissent avec plus de relief, où la conscience s'élargit en englobant à la fois un instant présent du passé (qui revient à la surface) et la réalité du présent immédiat; -sur un plan non linéaire: il s'agit de découvrir un plan de

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conscience non affecté par les états d'âme. On accède à ce plan de conscience par le non-évitement. Le non-évitement Le fonctionnement du psychisme est fondé sur la recherche de l'agréable et l'évitement du désagréable, source de toutes les tensions. Le principe du lying consiste justement à dépasser cette logique, à ne plus chercher à tout prix l'agréable et surtout à ne pas fuir le désagréable que nous portons en nous. Cette attitude met fin au conflit intérieur et nous ouvre l'accès à un état de paix, de non-dualité. De la complexité mentale à la simplicité du cœur

Nous sommes obnubilés par un flot incessant de pensées, de jugements, d'opinions et de croyances qui nous coupent de notre réalité intérieure comme du courant de la vie. Dans le lying, on quitte cette complexité infinie dans laquelle nous nous égarons trop souvent, pour revenir au ressenti, à une perception directe, élémentaire - en quoi cette situation du passé nous touche-t-elle ? Le cœur estil ouvert ou fermé, triste ou léger, gonflé de révolte ou transi de peur? Point besoin de théories ou d'analyses trop savantes mais seulement de ne plus éviter le ressenti qui parle de lui-même. Des fondements théoriques aussi simples dans leur formulation confèrent à la technique une grande liberté mais rendent la pratique du lying comme son accompagnement très exigeants. Ils laissent une marge considérable de créativité avec sa contrepartie : comme les repères ne concernent que l'essentiel, il faudra se fier principalement à une connaissance subjective, à un goût d'authenticité, donc au ressenti plus qu'à des balises techniques nettement codifiées.

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La méthode

Comment se déroule un lying? La personne s'allonge sur un matelas à même le sol, le praticien est installé derrière elle (elle ne le voit pas) et elle est invitée à se détendre et exprimer ce qui se passe en elle d'instant en instant. À partir de là, plusieurs approches pourront convenir en fonction de la personne. Dans tous les cas, celle-ci part de ce qui estprésent en elle à ce moment-là, qu'il s'agisse d'une pensée, une image, une sensation, un état émotionnel. La méthode associative

La méthode associative provient directement de la psychanalyse. « Laissez le mental sauter d'une image à une autre et voyez où il s'arrête.» L'enchaînement spontané des pensées, verbalisées sur le vif, conduit tôt ou tard à des préoccupations plus sensibles, à des souvenirs chargés affectivement. Elle convient bien à des personnes assez proches de leur sensibilité, et qui ne censurent pas trop leur imagerie mentale. Celles qui sont « dans leur tête » en revanche restent le plus souvent confinées à des pensées, des commentaires et des analyses sans fin, sans jamais déboucher sur l'émotion ... La méthode semi-directiue

«En vous centrant intellectuellement sur quelque chose, allant toujours plus profond, vous ne pouvez que trouver l'émotion. » La personne se sent particulièrement préoccupée par un thème, un choix, une situation critique. Elle choisit donc de le garder comme un fil directeur tout au long d'une ou plusieurs séances, ouvrant le champ libre à toutes les impressions qui viennent spontanément en relation avec lui. Un rêve marquant peut fournir un excellent support pour cette méthode.

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L'approche corporelle

L'approche corporelle consiste à s'appuyer sur des sensations : la personne arrive à sa séance avec une douleur, une tension, une sensation physique particulière et elle va porter son attention sur elle. De fil en aiguille, cette sensation s'associe à une émotion, des images et voit sa signification s'éclairer. Cette approche peut être facilitée par l'utilisation de la respiration. La personne est invitée à détendre sa mâchoire et à respirer par la bouche. Chaque expiration est l'occasion de se détendre un peu plus, de laisser toute forme de contrôle se dissiper. Il se produit parfois un processus spontané où la respiration évolue d'elle-même en s'intensifiant avec l'arrivée d'une émotion ou se bloque en apnée avec des phénomènes physiques de plus en plus marqués ; parfois aussi des images arrivent à la conscience. Dans le même esprit, la voix représente une possibilité très porteuse d'accéder à la profondeur émotionnelle. Lorsqu'une personne tourne en rond sur le plan mental et que le praticien pressent une émotion réprimée à l'arrière-plan, il demande à la personne d'exprimer ce qu'elle ressent non plus avec des mots mais uniquement avec des sons, en utilisant le registre le plus accordé à son état intérieur. Cette proposition met souvent mal à l'aise, déclenchant des résistances, mais lorsque la personne ose franchir ce premier barrage, le son évolue en s'accordant au diapason de l'état d'âme du moment et l'émotion ne tarde généralement pas à jaillir, court-circuitant toutes les barrières mentales qui la tenaient emprisonnée. L'approche émotionnelle « Soyez avec l'émotion ou mieux, soyez l'émotion, elle s'épuisera bientôt.» Qyand l'émotion affleure spontanément ou

quand elle a été déclenchée par un événement intercurrent,

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il suffit de centrer sur elle l'attention et de se laisser aller de tout son cœur. L'émotion ne demande alors qu'à s'exprimer. Comme la tristesse, la colère et la peur, l'angoisse fournit aussi un excellent substrat de départ si l'on ose ne pas lui résister. Le lying arrive à complétude lorsque les trois aspects affectif-mental-corporel sont réunis. La personne voit la ou les situations en cause, elle en a le vécu corporel et elle vit l'émotion sans retenue. Néanmoins, cette réunion des trois aspects ne doit pas se prendre au pied de la lettre, de façon rigide. Chaque personne vit ses lyings d'une manière totalement personnelle, unique et il lui faut trouver le mode d'expression qui lui correspond vraiment. Des manifestations physiques ou émotionnelles bruyantes ne garantissent en rien la profondeur du vécu. L'INTENTION

Plus que de ces aspects techniques dont je ne minimiserai pourtant pas l'importance, la qualité d'un lying se dégagera de l'intention qui l'anime. L'intention se manifeste sur deux plans différents : Le plan du processus, donc du temps

Du « non au « oui ,.

Le lying consiste à passer d'un état de refus à un état d'acceptation. Cette transformation prend un temps variable et imprévisible mais elle ne peut s'opérer que si l'intention d'aller vers le oui reste constamment présente. Car à chaque instant le non s'oppose, fait barrage. La personne ne mesure pas au départ à quel point elle est emplie de « non » pour la plupart inconscients. Ces « non » doivent déjà émerger de l'ombre, pour passer du «je ne sais pas, je ne peux pas » à un «je ne veux pas» clairement assumé. Tant que la personne

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subit l'effet de refus inconscients, elle se sent impuissante; elle doit déjà faire tout un chemin pour se rendre compte qu'au fond d'elle-même elle a peur, elle a honte et donc ne veut surtout pas laisser s'exprimer certains aspects d'ellemême. Qyand enfin elle peut reconnaître «je ne veux pas », il lui devient possible de convertir le « non » en « oui » et de laisser l'inavouable, l'insupportable se montrer. Ce passage du refus à l'acceptation comporte tout une part souterraine qui poursuit son œuvre en dehors des séances. Il s'agit d'une véritable alchimie qu'on ne peut forcer ou accélérer par la volonté ! De l'enfant à l'adulte I:enfant, par le fait de sa dépendance objective, subit les situations que la vie lui impose. Il ne peut s'y soustraire et ne dispose pas non plus de la maturité intellectuelle qui lui permettrait de se distancier. Il se sent donc victime de ce qui lui arrive. La plupart d'entre nous conservent cette séquelle de l'enfance qui consiste à penser que l'extérieur est responsable de notre malheur. Cette conviction infantile nous maintient dans une souffrance sans fin. I:intention du lying comporte de reprendre en nous l'entière responsabilité de ce que nous ressentons : lefonc-

tionnement de la victime se caractérisepar le re.fos de ce qui est. En acceptant d'être touchés par ce qui nous fait mal, nous reconnaissons simultanément la réalité de ces situations et nous cessons de les rejeter. Nous prenons la vie dans sa totalité, pour le meilleur et pour le pire. Le lying n'exprime pas une longue plainte contre toutes nos infortunes mais l'entrée dans cette condition de l'adulte qui assume ce qu'il ressent. Le plan de l'instant : « bhoga

>>

de l'émotion

I:intention n'est pas de chercher à souffrir (avec ce genre de raisonnement:« Si j'ai très mal un moment, je ne souf-

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frirai plus après, je serai débarrassé ») mais de transformer le rapport à la souffrance. Nous retrouvons là une spécificité de l'enseignement de Swâmi Prajnânpad, bhoga (en sanscrit). Swâmiji traduisait bhoga par enjoy en anglais, autrement dit « le fait de jouir, goûter, apprécier » en français. Le lying est bhoga de l'émotion : « Laissez cette émotion parvenir à votre appréciation (bhoga) par le processus de purification. »Et Swâmiji explique pourquoi l'émotion doit être expérimentée, savourée en toute conscience- car une véritable appréciation demande une présence extrêmement attentive : «Pourquoi le passé existet-il? Il n'existe que sousforme d'inaccomplissement (unfoljilment}. [ ... ] Vous oubliez ce qui est acquis, ce qui est accompli... La mémoire ne retient que les expériences douloureuses. Comme on ne regarde une expérience qu'en terme de plaisir, l'expérience pénible ne peut jamais trouver son accomplissement. [ ... ] C'est pourquoi bhoga, l'expérimentation consciente du non-accomplissement ou de la frustration est aussi importante que celle de la satisfaction. »Les souffrances de notre passé proche ou lointain n'ont jamais pu trouver leur accomplissement conscient. Nous les avons subies, supportées tant bien que mal mais nous ne les avons jamais vécues de tout notre cœur, avec toute notre conscience pour les connaître. Elles attendent dans l'ombre, créant troubles et tensions jusqu'à ce que nous acceptions enfin d'en faire l'expérience. À travers elles, nous connaissons la condition humaine. D'instant en instant, pendant le lying, on va mobiliser tout son être pour apprécier cette souffrance - d'instant en instant, car dans bhoga, il n'y a aucune arrière-pensée, aucune autre finalité que de connaître et d'apprécier, ici et maintenant, ce qui est. En définissant ainsi l'intention du lying, on comprendra mieux la difficulté et l'exigence d'une telle attitude, tellement contraire à notre fonctionnement habituel. Rares sont

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les moments où une personne va à la rencontre de ce qu'elle redoute le plus avec un tel état d'esprit ...

Pourpurifier et stimuler son intention, le pratiquant du lying s'appuie sur la relation qu'il entretient avec son maître. L'invitation à l'ouverture et au lâcher-prise transmise par ce dernier, ses encouragements aident le pratiquant à ce retournement d'attitude. LE R0LE DU PRATICIEN

Le praticien, quelles que soient sa bonne volonté et sa compétence, ne pourra jamais faire en sorte qu'une personne qui n'a pas l'intention d'accepter se donne véritablement au processus du lying. Il jouera d'autant mieux son rôle et avec le minimum de moyens, qu'il accompagnera une personne véritablement déterminée à s'ouvrir. Cette clarté d'intention appelle en lui une qualité particulière d'écoute et crée avec la personne une synergie où le lying pourra prendre sa pleine mesure, sans aucun interventionnisme, au contraire. Il ne sera plus qu'écoute attentive, à l'unisson. Le praticien se tient dans une attitude « activement passive » donc non-directive. Il est le témoin accueillant du cheminement de la personne, en empathie avec elle. Il favorise le lying justement par cette confiance dans le processus, dans la capacité de la personne à revenir vers sa vérité. Il riattend pas un résultat particulier mais cherche plutôt à s'ouvrir et à se détendre dans l'instant, à « être un avec» la personne. Ses interventions

Il se tient particulièrement à l'écoute de ces moments où l'émotion affleure et demande éventuellement son intervention pour franchir un dernier barrage. Cette intervention consiste aussi bien en une parole, qu'en un signe d'assentiment, un geste. La parole peut répéter, reformuler, souligner,

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ce qui a été exprimé, associer avec des éléments précédemment exprimés, proposer un sens, questionner. Elle nomme parfois une émotion. La parole peut aussi encourager l'expression, exprimer un soutien, confirmer, traduire un sentiment d'empathie devant la douleur ou, au contraire, provoquer, insister. Ces signes d'assentiment rappellent la présence attentive, l'accompagnement dans cette plongée souvent effrayante. Le geste intervient lui aussi dans des moments signifiants, soit pour stimuler, activer, provoquer, soit pour témoigner du réconfort, soit encore pour aider une défense à fondre ou pour la déstabiliser. Dans le lying, il n'y a donc pas d'interprétation au sens psychanalytique mais simplement un accompagnement très proche, particulièrement sensible aux mouvements affectifs et émotionnels qui sont en le propos. À ce titre, le praticien veille à ce que la personne ne se cantonne pas à remuer des pensées, à s'évader dans un imaginaire coupé de sa sensibilité. Dans ce cas, il la ramènera inlassablement à son ressenti, tout en l'encourageant à prendre conscience de ce qui la pousse à fuir ce ressenti. De même, quand l'émotion manque manifestement d'authenticité, il l'invitera à questionner la signification de ce mode d'expression afin de parvenir à plus de profondeur et de vérité. L'essentiel de son accompagnement se place donc dans une attention qui suit ce passage délicat « de la surface à la profondeur», du fonctionnement mental ordinaire à l'ouverture du cœur. Il aide enfin le pratiquant à recontacter son intention, à relier le lying à son but vért"-

table, l'acceptation et l'unification, ce qui implique le désengagement de la conscience des identifications. Et le transfert ?

En ce qui concerne la reconnaissance des phénomènes transférentiels, nous avons vu que cela rentrait davantage dans la

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pratique des « thérapeutes ». Le praticien intervient généralement lorsque l'intensité du transfert interfère trop ou bloque le processus d'expression mais sans toutefois l'interpréter ni l'analyser. Le praticien se contente d'inviter lapersonne à verbaliser quel sentiment elle éprouve à son égard et ce que cela lui évoque. Sur ce point encore, l'expression consciente des émotions et des sentiments reste l'essentiel. Si l'interprétation en analyse (d'un rêve, du transfert, etc.) prend sa source dans la théorie psychanalytique, dans le lying il s'agit seulement de rendre conscients des affects en s'appuyant sur une compréhension de cœur à cœur. En ce sens, le praticien ne se place pas en position de savoir plus que la personne mais simplement de la précéder dans la reconnaissance d'un mouvement émotionnel. Il appartient alors à celle-ci d'en trouver l'expression adéquate et de se rendre compte du destinataire réel de cette émotion. Elle contrôlera elle-même la validité de sa prise de conscience et l'authenticité de son expression par le fait que son émotion se dissipe et qu'elle se retrouve à l'aise avec le praticien. Cette attention aux mouvements émotionnels du transfert ne doit pas occulter la conscience d'un niveau plus profond qui est le courant de confiance et, d'amour qui porte la démarche spirituelle. Praticien et pratiquant s'y relient chacun par le canal de la relation maître-disciple. Et les défenses ?

Enfin le lying n'a rien d'un marathon émotionnel où le thérapeute chercherait à« casser» activement les défenses de la personne. La mise en cause des défenses qui empêchent la progression du travail est consciemment et librement consentie, au rythme propre de chacun. Cette non-violence est fondamentale à la fois pour la confiance qu'elle génère,

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et aussi pour permettre les remaniements que les bouleversements du lying rendent nécessaires. Avec les personnes débutantes, le praticien joue un rôle important pour articuler les différents temps de la séance et la dynamique des séances entre elles. !Iles aide à utiliser le matériel

exprimépour mettre en pratique l'acceptation. -Dans la séance: le temps d'échauffement (cerner le point de départ), le temps de plongée, le moment de cesser l'expression, la conclusion, la transition avec le quotidien. -Dans une série de séances (un séjour), il accompagne cette même succession d'étapes à l'échelle du séjour. Il propose un entretien en face à face soit pour analyser un refus important, pour favoriser un travail d'élaboration à partir du matériel exprimé et stimuler connexions signifiantes et prises de conscience. Il s'assure que les plongées dans l'inconscient ne dépassent pas les capacités d'intégration de la personne. Avec des personnes plus avancées, il devient beaucoup plus un instrument à leur service, réservant interventions, suggestions, voire prises de position très fermes pour catalyser le passage d'une étape décisive. Son rôle n'est donc pas figé : il s'adapte de manière à ce que chacun, là où il en est, puisse s'exprimer. Ainsi, certaines personnes très angoissées ou inhibées au départ, ont besoin qu'on leur tende des perches, qu'on ne les laisse pas se débattre douloureusement dans leurs difficulté sous prétexte de neutralité. D'autres, au contraire, aspirent à une grande autonomie et se sentent dépossédées si le praticien intervient trop. Avant que ces aspects transférentiels souvent très puissants puissent être relevés et travaillés, il est indispensable d'asseoir la solidité d'une relation de confiance. L'attitude du praticien pour une même personne va donc évoluer avec le temps. Il faudra à certains un long moment avant d'accepter le réconfort et l'empathie dont ils manquent cruellement,

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alors que d'autres auront à l'inverse besoin d'être d'abord confirmés pendant une période prolongée avant de supporter un « non » ou une remise en question. Ce ne sont pas tant des présupposés théoriques, une stratégie thérapeutique, que l'intelligence du cœur qui guidera l'évolution d'attitude du praticien. L'intelligence du cœur n'exclut pas la précision ni la conscience exacte de ce que l'on fait : « Swâmiji dit: voir et calculer. L'amourpeut-il calculer ? Oui, le calcul est inhérent à l'amour. Mais qu'est-ce que le calcul ? Ce n'est rien d'autre que voir les choses comme elles sont, définir leur situation respective, sentir et agir de telle sorte que l'on éprouve un sentiment d'unité avec l'objet. C'est cela l'amour et son expression. »

LE CONTENU DES LYINGS Dans les lyings s'exprime toute la vie de la personne, du passé le plus récent au plus lointain. Bien évidemment, l'expression des émotions réprimées ramène très souvent à l'enfance, berceau du développement affectif. En cela le lying recouvre le champ commun à beaucoup de thérapies. Swâmiji disait : «Être libre, c'est être libre du père et de la mère. » On voit là l'importance fondamentale qu'il donne à l'enfance. Nuance essentielle, il n'a pas dit être libre de son père et de sa mère, mais du père et de la mère. Il ne s'agit pas de se libérer de la personne ni de l'image de nos parents, mais de la dépendance vis-à-vis de la dimension maternelle et de la dimension paternelle, de devenir complètement adulte. L'importance capitale qu'il accorde à cette dépendance sur le chemin spiritue~ montre qu'il la considère comme le conditionnementfondamental de l'être humain. Si celui-ci ne recherche plus rien, à l'extérieur de lui-même, du père ou de la mère, il est « se!f-dependant ». Il peut s'appuyer sur lui-même pour affronter toute situation

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de la vie. Il atteint alors le plus haut accomplissement de l'homme, la libération, la réalisation. C'est une autre manière d'envisager dans le lying le passage du psychologique au spirituel : pendant longtemps il sera question de papa et de maman -tout ce qu'ils ont fait et n'auraient pas dû faire, tout ce qu'ils n'ont pas fait et auraient dû faire. Le praticien entendra la souffrance de l'enfant blessé, abusé, carencé. Puis, pourraiton dire, le débat s'élargit et à travers toute cette souffrance, comme un négatif photographique révèle l'image positive, la personne commence à percevoir ce qu'est un père, ce qu'est une mère, ce qu'est l'amour. Il appréhende ce dont un être humain a besoin pour grandir, pour oser être lui-même. Il comprend ses parents, leurs limites, et sa vision des situations passées se transforme. Il cesse d'être une victime accusatrice ou plaintive. Le climat du lying évolue de la souffrance et du refus vers un sentiment beaucoup plus profond où la personne est simplement touchée, bouleversée par ce qu'elle vit. Elle ne se débat plus, elle va vers l'intériorité et la subtilité, son cœur s'ouvre de plus en plus. «Essayer de se libérer de la pression (émotive) ... est ananda (béatitude). C'est essayer de revenir à soimême. » Elle cesse d'être complètement identifiée à ses émotions, à ses attentes et à ses revendications, elle les voit sans les juger et peut les restituer à l'enfant intérieur. La conscience, se libérant de ces identifications, s'élargit. Après avoir longtemps ressemblé à une bataille (cris, sanglots, convulsions!), le lying prend toute sa dimension. Il règne une autre atmosphère, recueillie, profondément touchante. QUELQUES POINTS PARTICULIERS

La prime enfance

L'approche du lying ne se limitant pas à la mémoire verbale, un passé plus précoce concernant le bébé, la naissance et le fœtus ressort fréquemment. Les approches corporelles

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et émotionnelles font surgir sensations et émotions du bébé parmi lesquelles la naissance occupe une place de choix. Les lyings montrent dans un certain nombre de cas comment la naissance constitue une première trame pour le psychisme, en particulier lorsque des refus intenses ont marqué l'arrivée au monde. On découvre cette empreinte en filigrane derrière des situations ultérieures extrêmement variées. L'immense importance des premières expériences affectives du maternage représente un autre élément décisif. On voit combien les carences et mauvais traitements infligés au bébé retentissent sur tout l'équilibre affectif de l'adulte1• La force du refoulement envers des situations actuelles ou récentes de la vie adulte

Il est frappant de constater la force du refoulement envers des situations actuelles ou récentes de la vie adulte. Même si consciemment la personne sait que son divorce, une IVG, une difficulté professionnelle l'ont affectée, elle ne mesure pas du tout à quel point. Il faut souvent faire tout un détour par le passé, des situations beaucoup plus anciennes avant d'aborder ces événements qui touchent de trop près. Reconnaître les souffrances de l'enfant représente déjà une remise en question mais voir en face à quel point on n'est pas heureux au présent, combien on se sent coupable, humilié, plein de rancœurs vis-à-vis de problèmes trop proches demande encore plus de courage. Bien souvent ces difficultés actuelles sont soulevées en début de démarche, sur un mode plutôt mental, éventuellement sous la forme de plaintes récurrentes. Elles reviendront beaucoup plus tard lorsque la per-

1. Sur le~ revécus de la prime enfance, on peut se reporter à mon livre Le Bébé et l'amour (Ed. Aubier).

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sonne, grâce au travail sur le passé, aura mûri. Elle pourra alors les confronter sans se chercher d'alibi ou de faux-fuyants. La question d'un inconscient transpersonnel et des vies antérieures

Certaines scènes et images n'appartiennent pas au passé de la personne et soulèvent la question d'un inconscient transpersonnel 1 ou des vies antérieures. Dans une proportion qui varie beaucoup d'un praticien à l'autre (à titre d'exemple: pour l'un, la majorité des personnes vivra au moins une expérience de ce type, pour un autre cela se produira une fois sur vingt) des scènes appartenant à une époque plus ancienne ou à une autre culture s'expriment dans les lyings. Elles surviennent soit de manière très fugitive, soit de manière beaucoup plus prégnante. La personne se sent alors habitée pendant toute une période par ce scénario qui la bouleverse. De séance en séance, à la façon d'un puzzle, l'histoire d'une existence se reconstitue fragment par fragment. Ces scènes comportent le plus souvent des événements dramatiques avec une forte charge émotionnelle. Dans la tradition hindoue, cela ne pose guère question, on y verra des samskâra (empreintes) d'une existence précédente. Swâmi Prajnânpad en admettait l'existence, mais incitait à rechercher plutôt l'origine de nos réactions émotionnelles dans notre propre existence. Nous Occidentaux, ne nous plaçant pas dans ce système de croyances religieuses, ne pouvons que questionner les significations possibles de ce matériel psychique exprimé. Si on admet aujourd'hui la possibilité de réactiver la mémoire infantile, les réminiscences de la période préverbale (bébé, fœtus) apparaissent encore contestables à 1. Matériel psychique qui ne relève pas de l'histoire individuelle de lapersonne.

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certains qui y voient fantasmes ou recontruction après coup. Qye penser alors d'une« mémoire» qui ne serait pas véhiculée par le corps !... Il nest pas dans mon propos ici de discuter de la réincarnation ni de la réalité des souvenirs de vie antérieure. Je me bornerai à en rechercher le sens et la place dans le processus du lying. Quelques faits

Il m'est arrivé à plusieurs reprises de recevoir des personnes ayant suivi une psychanalyse freudienne qui étaient arrivées à des images de ce type. Dans la plupart des cas, elles avaient reçu des interprétations qui au fond ne les avaient pas convaincues, ou encore l'analyste avait carrément écarté, ou négligé ce matériel. Poussées par l'insatisfaction d'une question non réglée et surtout d'une charge affective non libérée, elles en sont venues à faire des lyings. Le fait de pouvoir exprimer simplement ce vécu leur a permis de tourner la page et de se libérer de réactions émotionnelles parfois très puissantes, et incontrôlables autrement. A l'inverse, d'autres ont en lying vécu plusieurs scénarios nappartenant pas à leur passé propre et ont continué à reproduire les mêmes difficultés émotionnelles - ce qui les amenait à une suite sans fin de scénarios. Parmi celles-là, un travail sur la relation transférentielle et l'enfance en psychanalyse ou en lying a produit un changement incontestable. La position du lying est empirique : tout matériel psychique exprimé est en premier lieu accepté tel quel, sans interprétation (c'est une question de respect et de confiance, l'autre est différent et chaque cheminement est unique). Sa validité sera mise à l'épreuve des faits : ce matériel permetil à la personne d'accepter la réalité et de moins réagir ? Devient-elle à travers cela plus ouverte, plus adulte ? Si ce n'est pas le cas, ou si le praticien a le sentiment que laper-

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sonne tourne en rond, qu'elle fuit la réalité, alors les autres significations possibles vont être explorées. La personne éprouve-t-elle une résistance à aborder son passé, à parler de ses parents ? Trouve-t-elle un bénéfice à exprimer ce type de matériel, sur le plan de son narcissisme ou sur le plan du transfert ? Si on examine ce matériel en associant spontanément, comme on le ferait pour un rêve, quelle signification symbolique s'en dégage-t-il ? Le praticien est-il confronté d'une manière ou d'une autre dans son propre système de croyances (l'induction) ? Ces questions se posent de la même manière quand une personne a la conviction, par exemple, de retrouver une scène d'inceste dans son enfance, ou des impressions relatives à sa vie fœtale (une tentative d'avortement). En premier lieu donc, quel effet donne la confrontation au quotidien de ces prises de conscience, l'attitude de lapersonne évolue-t-elle ? Deuxième point : quelle est la relation de la personne avec ce matériel? Le prend-elle au pied de la lettre, sans aucune distance critique, cherche-t-elle à prouver, à justifier, ou bien est-elle troublée, bouleversée, en lutte avec les images, questionnée par leur signification et leur réalité ? Les utilise-t-elle pour s'enfermer dans une histoire qui la coupe de plus en plus du réel ou éprouve-t-elle un soulagement croissant de se dégager de quelque chose qui parasitait complètement sa vie et se clarifie enfin ? Troisième point : l'influence du praticien. Nous avons déjà vu que se posait la question de l'induction. Il est aisé, par des questions, d'aiguiller quelqu'un dans une direction, puis de valoriser une image ou une idée. Dans ce cas, l'induction provient au minimum d'une orientation, voire d'une manipulation plus ou moins consciente. Il peut s'agir également

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d'un phénomène de résonance et d'affinité. Un praticien est spontanément plus sensible aux domaines de l'inconscient qu'il a lui-même explorés. Il attirera et percevra mieux chez les autres ces mêmes dimensions. Qyatrième point : le ressenti du praticien. Lorsque ce matériel s'exprime, qu'éprouve-t-il? D'une manière générale, quand une personne accède à un niveau profond de l'inconscient, il perçoit nettement un changement de ton, de climat. Il est touché. À moins d'être« blindé», une expression qui sonne juste, qui a le goût du vrai appelle un mou vement du cœur chez celui qui l'entend. On peut certes s'y tromper quand on est novice et qu'on confond ce sentiment avec une réaction émotionnelle d'identification, mais un praticien entraîné sent bien la différence. Néanmoins, on ne peut considérer ce critère comme infaillible : certaines fois, une résistance inconsciente du praticien l'empêchera de ressentir cet accent de vérité. D'autres fois, et de manière assez déconcertante, une personne aura exprimé sans aucune émotion toute une histoire et l'effet positif pour elle dépassera tout ce qu'on pouvait prévoir . .. En ce qui concerne la place de ces scénarios dits de « vies antérieures » dans le processus global du lying, ces différents cas de figure en donnent un aperçu. Dans un premier groupe, ces scénarios représentent manifestement une préparation et une transition et, s'ils se prolongent, une résistance. Les émotions se rapportant à l'enfance, beaucoup trop douloureuses, notamment du côté de la carence et du vide (plus difficiles que des « traumatismes » terribles) ne peuvent être abordées directement mais plutôt par le biais du transfert. Une culpabilité sous-jacente y occupe fréquemment une bonne place. Dans un premier temps, ce sont des rôles de victimes (de brutalité, de tortures, d'abandon, de mort tragique, d'abus sexuel). Puis ressort le rôle de

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« bourreau », où la personne commence à reconnaître sa vio-

lence, des pulsions sexuelles plus complexes, avec une culpabilité intense. On voit aussi apparaître des images archétypales de père ou de mère (bons ou très noirs), de conjoint, et d'enfant (un enfant leur est arraché, il est tué par exemple). Ces images très bonnes ou très mauvaises permettent d'exprimer des émotions basiques : désespoir de la perte d'un amour parfait, haine, terreur vis-à-vis de figures négatives, et des pulsions agressives et sexuelles élémentaires. Un analyste y décèlerait sans doute des scénarios de culpabilité œdipienne! En ce qui me concerne, j'ai souvent le sentiment que cela comble un vide intérieur. Le vide de la relation affective précoce constitue une violence impalpable et il se traduit par son inverse, une violence agie (le vide de toucher alimente un scénario d'inceste) en puisant dans un fonds subsconscient d'impressions. Donc fantasme, résistance, construction symbolique, expression de l'inconscient transpersonnel, ou perception de la cruauté et de la violence de l'humanité depuis la nuit des temps, on ne peut trancher dans le général sans faire des simplifications abusives. Autre groupe : la personne alterne dans un contrepoint parfois très serré (d'une seconde à l'autre) les vécus de son passé et ceux d'un autre scénario de vie, avec un sentiment de répétition et de renforcement. En même temps, elle comprend pourquoi elle a réagi si fortement à certaines situations de son enfance. La prégnance de cet autre scénario s'exerce pendant une période assez longue, avec l'impression perturbante (voire angoissante) d'être habitée par une autre présence, très familière. Cela présenterait à première vue l'apparence d'un délire, mais un examen plus approfondi l'en différencie nettement. La personne reste bien dans la réalité, elle a conscience de vivre une expérience troublante. Le fait de l'accepter, au lieu de déboucher sur une conviction délirante, va au contraire vers

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la désidentification et la résolution spontanée. L'hypothèse d'une autre existence semble en général la plus acceptable pour la personne, malgré son caractère déroutant. Vécus de naissance et vécus de mort : il arrive que des personnes retrouvant les sensations d'une naissance difficile débouchent sur une agonie. Parfois les deux impressions coexistent simultanément, parfois la naissance joue le rôle d'un passage. La souffrance natale évoque la souffrance de la mort. De cette mort, la personne remonte éventuellement vers les péripéties d'un scénario d'autre vie. Le fait a été relevé également par Stanislav Grof en Respiration holotropique, et par les praticiens du Rebirthing. Certains donnent l'impression d'une mise en scène et d'une symbolisation des souffrances de la naissance, mais d'autres d'ouvrir effectivement une porte sur un inconscient transpersonnel. Enfin, nous l'avons déjà évoqué, à l'issue d'une démarche approfondie sur l'enfance, il peut subsister un bastion d'irrationalité (que Freud attribue au patrimoine phylogénique, dans L1ntroduction à la psychanalyse) qui ne trouve aucune explication dans le passé de la personne. Le phénomène se dissout rapidement dès qu'elle exprime le scénario qui l'habite. Dans ce cas, le scénario ne représente pas a priori une défense ou un aspect transférentiel. Là aussi, il semble appartenir au domaine transpersonnel de l'inconscient.

FIABILITÉ DES PRATICIENS ET UNITÉ DU LYING

Nous avons vu que le cadre des lyings avait une grande souplesse, que les responsables de centres ne s'appuyaient pas dans leur fonctionnement sur les règles habituelles de la psychothérapie mais s'enracinaient dans le cadre traditionnel

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de la transmission spirituelle ; que les thérapeutes travaillaient avec le cadre psychothérapeutique mais s'inscrivaient en même temps, à titre personnel, dans le positionnement traditionnel vis-à-vis de l'enseignement et de leur maître. Cette liberté et ces modes de pratique différents soulèvent des questions de fond : L'appellation lying recouvre-t-elle aujourd'hui une unique réalité et correspond-elle au lying de Swâmi Prajnânpad ? Les thérapeutes restent-ils fidèles à l'esprit de transmission et peuvent-ils s'intégrer sans restriction à celle-ci ? Les responsables de centre ne jouent-ils pas avec le feu en proposant un travail émotionnel profond alors qu'en dehors de leur expérience personnelle de lying et de leur maturité sur la voie spirituelle, ils n'ont pas été spécifiquement formés à cette fonction ? Pour garantir la sécurité psychologique des personnes qu'ils accompagnent, existe-t-il une forme de supervision qui valide la qualité de leur aide ? LES PRATICIENS FONT-ILS FAIRE DES LYINGS ?

À cette question, nous pouvons répondre par une affirmation de Swâmi Prajnânpad : «Seul Swâmiji peutfoirefoire des lyings! »De fait, le lying comme aspect de la relation maîtredisciple relève directement du maître car seul celui-ci peut accueillir l'autre inconditionnellement. Swâmiji disait encore que faire faire des lyings nécessitait une patience, une compréhension et un amour infinis. Les praticiens ont à tenir compte de leur propre égocentrisme, de leurs mouvements de refus ; ils ne peuvent prétendre à cette disponibilité inconditionnelle. Dans cette acception stricte du terme, ils ne font pas faire de lyings mais cheminent dans cette direction et vivent des instants d'ouverture où leurs propres demandes restent silencieuses. La conscience de leurs limites et de leur posi-

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tion de maillon intermédiaire leur permet de jouer un rôle qu'Arnaud a cessé de remplir auprès des personnes qu'il guide. UNJTt DU LYING

Sur le plan de la forme, compte tenu des références différentes, des cadres aménagés par chaque praticien en fonction de son propre parcours, le lying riapparaît pas comme une réalité codifiée uniforme. I.:unité ne peut exister que sur le fond, sur le plan de l'essence de la démarche. Lorsque les praticiens du lying se retrouvent tous pour échanger, malgré leurs modes de pratique variés, il est clair pour eux qu'ils parlent de la même chose : quel est donc ce fond qui leur est commun, sans restriction ? Le lying participe à une recherche de la vérité- ce qui est. Il est l'exploration sans complaisance de notre subjectivité dans sa dimension la plus irrationnelle. D'où proviennent nos attirances et nos répulsions, comment ne plus être manipulé par elles inconsciemment et se libérer des conditionnements du passé, comment passer du non au oui ? Il est ouverture en toute conscience à tout ce que nous portons en nous de non dit et de non exprimé. Il est expression de tout notre être, cœur, mental et corps réunis. Il vise l'ouverture du cœur et l'acceptation de ce qui est, tel que c'est, pour retrouver la paix. C'est cette exigence commune de vérité et d'ouverture, nourrie et stimulée par le même enseignement, qui réunit les praticiens du lying et préserve l'unité de la démarche. Celle-ci riexiste pas dans les livres, dans l'orthodoxie d'une théorie, au travers d'un cursus de formation standardisé. Elle ne repose que sur une relation vivante entre eux, avec leur maître et l'enseignement. La notion hindoue de svadharma1 peut également éclairer cette possibilité d'unité malgré des formes différentes.

1. Le rôle (dharma) propre (sva) à chaque être humain qui correspond à sa nature essentielle.

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La pensée indienne est marquée par la notion d'unité dans la multiplicité, aussi bien sur le plan des concepts métaphysiques que de la religion et de la société. Des courants religieux ou philosophiques peuvent ainsi soutenir des points de vue contradictoires sans s'exclure pour autant de l'hindouisme qui les reconnaît comme des manifestations de sa diversité. Chaque être humain, compte tenu de ce qu'il est et de sa place dans la société a son dharma propre (l'ensemble de lois qui lui permet d'être ce qu'il est), c'est-à-dire un rôle bien spécifique et une éthique correspondante. Il importe donc que le thérapeute soit fidèle au dharma de thérapeute, le responsable à celui de responsable de centre, sans confusion ni mélange. En même temps la démarche spirituelle, qui vise la libération de tout conditionnement, transcende les particularités d'un dharma particulier et prend une valeur universelle. Elle n'appartient à aucun dharma. C'est donc à ce niveau que s'établit le lien. FORMATION DES PRATICIENS ET TRANSMISSION

Nous avons vu au premier chapitre que les praticiens ne suivaient pas une formation telle qu'elle se pratique dans le domaine de la psychothérapie mais que la relation maîtredisciple les conduisait à devenir plus adultes au sens où l'entendait Swâmi Prajnânpad ; donc des êtres humains responsables de leurs actes et en même temps capables d'en questionner le sens et la justesse en présence de leur maître. La place de l'enseignement

Devenir adulte signifie, en particulier, que le praticien sache différencier de manière très rigoureuse la pensée de la vision et l'émotion du sentiment, notions fondamentales dans l'enseignement de Swâmi Prajnânpad. Si elles s'énoncent très simplement, ces distinctions demandent des années de pratique

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assidue pour être véritablement intégrées. Selon le vocabulaire spécifique de cet enseignement : - voir consiste à reconnaître la réalité telle qu'elle est sans la déformer ; -penser (fonctionnement aussi désigné par« le mental») consiste à projeter sur la réalité ce qu'elle devrait être selon nos préférences et nous complaire dans cet imaginaire ; - l'émotion correspond à un état affectif de refus de la réalité qui accompagne la pensée et suscite une souffrance de séparation ; -le sentiment se manifeste lorsque nous acceptons la réalité et que nous ressentons l'unité avec elle. L'influence spirituelle

Il reste encore un aspect non négligeable dans cette transmission, c'est l'influence du charisme spirituel véhiculé par une tradition. Nous savons combien l'influence d'une personnalité du passé - qu'elle appartienne au monde artistique, politique, religieux ou autre- peut s'exercer d'une façon très féconde et inspirante sur des successeurs parfois très lointains. Cette influence soutient le praticien lorsqu'il fait faire des lyings et, d'une certaine manière, peut le guider intuitivement pour traverser les situations inextricables ou dangereuses qu'on ne manque pas de rencontrer dès qu'on se lance à aider autrui. La transmission du maître au praticien comporte donc toutes les facettes du savoir-être : un savoir (l'enseignement), un savoir-faire (la pratique), et un savoir-sentir. Mais cette transmission s'effectue de manière vivante, non-programmée, au fil du temps, jusqu'à ce qu'elle se cristallise dans une autonomie suffisante du candidat-praticien.

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QUELLE EST LA FORMATION PSYCHOLOGIQUE DES PRATICIENS DU LYING ?

Le lying mettant en jeu des dynamismes inconscients puissants, comment le praticien-responsable de centre (et avant lui, les Desjardins et Swâmi Prajnânpad) qui n'a pas suivi une psychanalyse (ou psychothérapie) didactique va-t-il naviguer entre les écueils multiples d'une telle entreprise ? Voilà de quoi alarmer un professionnel de la psychologie ou de la psychanalyse qui verra tout le danger d'une pratique touchant l'inconscient transmise et menée hors des cadres habituels qui en garantissent la sécurité!

La dimension psycho-affective et l'inconscient dans la relation maître-disciple. Les traditions spirituelles ont de tout temps reconnu que les obstacles fondamentaux résidaient dans les « nœuds du cœur» et les passions. Elles ont donc développé une connaissance du psychisme humain qui inclut ses dimensions inconscientes et leurs manifestations -le bouddhisme et l'hindouisme illustrent bien ce fait. Cette connaissance ne rentre pas dans les cadres de la psychologie moderne mais a fait ses preuves depuis des générations. Le maître spirituel, par son accueil, suscite un mouvement de confiance en profondeur dans le psychisme du disciple. Toutes les blessures d'amour refoulées savent intuitivement qu'elles vont enfin trouver une oreille compatissante. Le non-jugement du maître agit à la manière d'un aimant envers tout ce que le disciple porte d'inavouable. Le maître n'a pas nécessairement besoin d'expliquer ni d'interpréter, le cœur du disciple finit par s'ouvrir et parler de lui-même. Dans l'enseignement de Swâmi Prajnânpad qui accorde une grande place à la clarification et la résolution des difficultés du psychisme pour favoriser l'ouverture du cœur, les entretiens où le maître confronte le disciple à son dysfonctionnement mental- ses refus et distorsions de la réa-

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lité - et l'expérience des lyings qui le replongent dans ses souffrances fondamentales constituent la base de sa formation psychologique de praticien. Le développement d'une présence consciente dans les situations de la vie quotidienne, la mise en pratique persévérante des différents aspects de l'enseignement transforment sa capacité à voir qui s'affine de plus en plus, l'aidant à reconnaître les pièges du « mental » en lui-même et chez les autres- en particulier à faire la différence entre une pensée neutre et une pensée nourrie par une émotion sous-jacente ou une croyance inconsciente. Je reviendrai plus loin sur les« garde-fous» qui lui permettent de contrôler la validité de sa pratique. La fiabilité des praticiens : quelle supervision ?

Nous avons vu déjà que la relation entre le praticien et Arnaud Desjardins était le premier critère de justesse dans sa démarche personnelle et pour la transmission de l'enseignement ; le signe qu'il est bien à sa place dans ce dharma n'est pas qu'il soit dépendant d'Arnaud, se réfère sans cesse à lui pour prendre ses décisions et répète l'enseignement à la manière d'un perroquet. Il faut au contraire qu'il sache mener ses activités de manière autonome, en étant pleinement lui-même. Étant lui-même dans son dharma, il est dans le droit fil de l'enseignement. C'est cette justesse-là, qui tient au savoir-être, qu'il viendra tester de temps à autre auprès de son maître, plutôt que de lui expliquer dans tous les détails son activité et de vérifier s'il est bien dans l'orthodoxie. Il ne s'agit pas d'une supervision au sens classique du terme {où le psychanalyste va régulièrement rendre compte d'une cure analytique qu'il conduit à un analyste senior) mais cela participe d'un principe en partie comparable. La fiabilité du praticien repose donc en premier lieu sur sa qualité de disciple : non un pastiche du maître mais l'in-

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carnation vivante de ce qu'il a assimilé de l'enseignement. Comme, pas plus qu'un autre, le praticien n'est à l'abri de l'auto-illusion, le contact avec le maître empêche que l'illusion ne s'installe de manière durable. La conscience lucide des mouvements de refus

Si cette justesse sur le fond représente l'essentiel, elle ne justifie pas pour autant d'économiser un examen très attentif dans les détails. Swâmi Prajnânpad rappelle sans cesse que la vérité ne se trouve pas dans les généralités mais dans chaque situation particulière. Pour lui-même et pour être juste dans son accompagnement à autrui, le praticien devra se maintenir dans une présence extrêmement lucide à ses mouvements émotionnels, ses réactions, pensées et jugements. Ce que les analystes examinent dans le contre-transfert, à la lueur de la théorie analytique, le praticien va l'observer au regard de la donnée centrale de l'enseignement: d'instant en instant, il va essayer de reconnaître s'il est dans un état d'acceptation ou de refus. Comment le reconnaître sans se tromper, car c'est un terrain où l'on se leurre facilement (on croit accepter mais c'est purement intellectuel, de surface, par exemple) ? Il est plusfacile de procéder par élimination, autrement dit de rechercher toutes les manifestations directes ou indirectes de refus. Si on n'en trouve aucune, il y a des chances pour qu'on se rapproche de l'acceptation... J'ai donc choisi quelques exemples de manifestations de refus qu'à l'instar de tout psychothérapeute ou analyste (quelle que soit sa formation), un praticien du lying peut rencontrer. Ces exemples assez banaux seront donc envisagés ici sous l'angle spécifique du fonctionnement de base du mental, le refus, la dualité («le mental veut autre chose que ce qui est»). Dans toutes ces situations, j'accentuerai délibérément le trait pour cerner un refus qui n'est ordinairement pas si caricatu-

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rai dans la réalité : le praticien est supposé avoir clarifié ses difficultés personnelles principales et il s'agit plutôt de mettre en lumière des phénomènes qu'il a appris à reconnaître avant qu'ils ne se manifestent extérieurement. La distanciation acquise vis-à-vis de ses propres mécanismes d'attraction et de répulsion doit lui permettre de percevoir ces mouvements réactionnels quand ils se produisent et de rester véritablement ouvert à celui qu'il accompagne, au-delà de sa réaction personnelle. Le refus évident

Il est le plus simple à reconnaître du fait d'un ressenti conscient d'aversion envers la personne. Ce qu'elle est, ou son comportement à un moment donné, engendrerait chez le praticien un évident sentiment négatif de rejet, d'agacement, de peur, de dégoût, et un jugement. Le praticien cherchera avant tout à accepter son aversion, en reconnaissant exactement ce qu'il refuse ici et maintenant, pour se rendre libre de cette aversion et retrouver l'ouverture. La recherche de l'origine du refus, de ce que cette personne représente pour lui comporte aussi un intérêt, mais il concerne davantage l'intérêt personnel du praticien pour son propre cheminement. Les refus latents

Lorsque le refus ne se manifeste pas d'une manière aussi patente, il va falloir le détecter à travers ses conséquences. La pseudo-neutralité: le praticien ressentirait une forme d'indifférence envers la personne, n'aurait guère de motivation pour l'aider. Il lui faudrait reconnaître qu'au fond cette personne l'ennuie, ne le touche pas et qu'il se laisse gagner insensiblement par une forme d'apathie, un manque d'implication ; une somnolence tendrait à s'installer ou une propension à partir dans des rêveries. Cela pourrait se produire

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avec des personnes très coupées de leurs émotions, s'exprimant de manière trop abstraite, d'une voix monocorde ; ou d'autres qui se plaignent sans cesse, toujours à propos des mêmes choses et tournent en rond dans une répétition sans fin quels que soient les efforts du praticien pour les aiguiller hors de leurs rails. Envers ceux-là, le refus s'installerait de manière plus insidieuse, comme une usure progressive. Il est important de se l'avouer franchement, quitte à intervenir délibérément en se servant de cette réaction comme d'un levier pour rompre cette boucle sans fin. Cela n'est possible qu'à partir du moment où le refus de reconnaître la difficulté de la personne a été dépassé et qu'elle est acceptée là où elle en est. Une autre sorte de fausse-neutralité pourrait tenir lieu de protection contre une personne dont la demande est envahissante. Une attitude très réservée, froide, maintient lapersonne à distance mais dans un non-dit, éventuellement parce que le praticien éprouve une difficulté à poser une limite. Dans ce cas, il se masquerait et masquerait à la personne son refus et maintiendrait la situation dans un statu quo figé inhibant et culpabilisant la personne vis-à-vis de sa propre démarche. La première étape consisterait alors pour le praticien à reconnaître sa fermeture et ce qui la motive : est-ce la peur, la culpabilité donc le refus de susciter une réaction négative chez la personne qui l'empêcherait de prendre position clairement ? Et simultanément, à accepter cette difficulté pour ne plus en être prisonnier et revenir à son rôle. Pour être vraiment « un avec» la personne, il se rend à la nécessité de l'aider à formuler ses demandes - que celles-ci ne restent pas en attente muette- et de ne pas la laisser dans le flou d'une attitude de recul, en lui répondant clairement. Le refus, à un moment donné, d'être le« mauvais objet», de faire respecter le cadre, par exemple, ne dissimule pas forcé-

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ment une pseudo-neutralité. Il se traduirait alors par un débordement dudit cadre dont voici une série d'exemples plausibles : - La séance a tendance à s'allonger ou se prolonge par une post-séance entre deux portes ou des appels téléphoniques. - La personne arrive en retard de manière répétitive et le praticien tendrait à décaler son emploi du temps et à se mettre lui-même en retard. -Au cours de la séance la personne s'assoit et s'allonge à sa gmse. -Elle ne respecte pas la régularité des séances ou ses engagements pour les séjours, ou tarde à payer ce qu'elle doit ou, dans le cas d'un centre, fait une donation dérisoire. - Un passage à l'acte agressif gestuel ou verbal n'est pas suffisamment recadré, ou encore le praticien se laisse envahir sur le plan du contact physique. Cette difficulté s'exprimerait également par le fait de poser une limite mais en éprouvant le besoin de se justifier, notamment devant les reproches exprimés par la personne mécontente d'être recadrée. Le praticien, dans ce cas, refuserait (consciemment ou non) de traverser un état intérieur très désagréable pour lui, qu'il éprouve lorsqu'il doit prendre position fermement et faire respecter le contrat, le cadre ou sa propre personne. Ou bien il pourrait prendre pour de la compassion et de la patience ce qui ressortirait plutôt à la pitié et à la culpabilité. Ce type de situation risque de se produire plus fréquemment avec des personnalités de type paranoïaque et revendicatif ou, au contraire, très déstructurées qui tendent à entraîner le praticien dans leur manque de limites. Des « victimes » manipulatrices, culpabilisantes « savent » aussi pousser un praticien dans ses retranchements. Qyand ce dernier accepte d'expérimenter délibérément et en toute conscience son

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malaise, il retrouve aussitôt la liberté de jouer le rôle que le respect du cadre requiert de lui. Dans la continuité de cette problématique se trouveraient des moments de trop forte implication du praticien. Dans ces instants, il voudrait absolument aider la personne, voire la «sauver». Au fond ce que manifeste la personne lui est insupportable, ille refuserait complètement, se sentant mis en danger, et il inverserait son sentiment {surinvestissement des psychanalystes) en la surprotégeant, la portant. Des personnes dépressives, autodestructrices, se jugeant et se dépréciant sans cesse peuvent susciter cette réaction, de même que celles qui manifestent des angoisses ou un grand manque de confiance en elles-mêmes et demandent sans cesse à être rassurées. Qyand elles traversent des périodes d'inhibition totale, le praticien pourrait ressentir une impuissance ou une angoisse insupportables. S'il ne le reconnaissait pas sur le vif, il risquerait par réaction {donc pour lui-même) d'intervenir mal à propos avec la justification de le faire pour la personne, sans reconnaître qu'elle riest pas forcément réceptive. Dans ces moments aigus, suivre l'invitation de Swâmi Prajnânpad à« être un avec» permet au praticien d'embrasser la totalité de la situation : accepter à la fois la perception de la détresse de l'autre et le ressenti douloureux qu'elle réveille en lui. Sur la base de cette acceptation, il sentira si la personne a simplement besoin d'un accueil très présent pour trouver son chemin par elle-même et aller au bout de sa difficulté, ou si une aide plus active s'avère nécessaire. L'évitement du ressenti intime du praticien conduirait sinon à freiner la progression de la personne vers l'indépendance. Cette question de la dépendance touche probablement l'un des aspects les plus délicats de la relation d'accompagnement. S'il arrivait que la relation représente pour le praticien une subtile compensation, parce qu'il traverse momentané-

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ment des difficultés personnelles ou qu'un aspect de sa propre dépendance n'ait pas été suffisamment éclairé dans sa propre démarche, la dépendance des autres pourrait servir à occulter en lui un manque ou lui permettre de nier sa souffrance. Autre facette très voisine, le refos de voir en l'autre un adulte, certes en souffrance, mais avec tout son potentiel de ressources conduirait à le traiter comme un enfant, en posant les questions à sa place, en anticipant ses réponses ou ses prises de conscience, en lui mâchant le travail comme s'il n'avait pas la capacité d'avancer par lui-même (ou s'il cheminait trop lentement). Cette fois, le praticien réagirait contre un sentiment intérieur de dévalorisation en jouant le maître, le père, celui qui sait en face de celui qui ne sait pas. Il s'identifierait naïvement au transfert positif d'une personne elle-même très dévalorisée (et dont l'inconscient va vite percevoir la faille du praticien) sans discrimination et prendrait pour argent comptant les projections admiratives qui nourrissent son propre besoin. Nous revenons, là encore, à cette exigence pour lui de ne rien éviter de ce qu'il ressent et de s'exposer à ce qui le dérange, afin que ceux qu'il accompagne accèdent à l'autonomie. Une attitude un peu supérieure pourrait aussi dissimuler une impatience ou une agressivité : qu'un comportement de la personne agace le praticien, comme une lenteur à voir ou à comprendre, des répétitions, et qu'il ne reconnaisse pas cet énervement, il interviendrait et interpréterait de manière excessive ou se risquerait de se laisser emporter dans une argumentation chargée de reproches moralisateurs. Au lieu d'accepter l'agacement que déclenche cette personne, il la traiterait de haut et la rendrait coupable de sa non-progression ou de l'échec. Il refoserait de reconnaître les résistances de la personne : que celle-ci ait un comportement de rivalité et de pouvoir (l'inverse du patient idéal !) qui le mette

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en danger, qu'elle soit bloquée, inhibée, lente ... Il lui faudrait donc prendre conscience de sa violence latente pour lâcher prise et reconnaître l'autre dans sa différence. Dernier chapitre bien humain d'une liste qui ne sera pas exhaustive, qu'advient-il lorsque le praticien éprouve une attirance, qu'il s'agisse d'une séduction sur le plan amoureux (hétéro ou homosexuelle) ou de l'attraction exercée par une personnalité attachante en elle-même ou par sa position dans la société (richesse, pouvoir, célébrité, etc.) ? Cette attirance ne deviendrait ici problématique que par le refus du praticien de vivre consciemment la frustration inhérente à son rôle. S'il ne reconnaissait pas cette attirance pour ce qu'elle est, elle l'entraînerait à faire passer son propre besoin ou intérêt en premier, occultant celui de l'autre. Plus dangereux encore, s'il la justifiait à ses propres yeux, en arguant que cette attirance est partagée, sans voir qu'elle est chargée pour la personne d'éléments transférentiels qui ont peu à voir avec lui. Sans parler d'un passage à l'acte où il romprait carrément le contrat de la relation d'accompagnement (l'entière responsabilité de cette dérogation lui incomberait même si l'autre se disait« consentant»), la persistance d'une relation de séduction entrave l'approfondissement du travail émotionnel et évite des remises en question douloureuses mais nécessaires. Pour respecter son rôle, il lui faudrait traverser le deuil de ce désir, en laissant son intérêt s'effacer devant celui de l'autre. Néanmoins l'acceptation profonde de cette frustration ne se borne pas à une sublimation. Elle conduit, par le lâcher-prise, à un élargissement de la conscience de soi où le respect de l'autre devient source de joie, sans aucune notion de sacrifice. L'attirance tient parfois à une ressemblance entre la configuration émotionnelle, l'histoire de la personne et celle du praticien. Il se reconnaît en elle et« lit» dans l'autre à livre ouvert. Il pourrait vouloir l'amener au plus vite là où il

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en est lui-même, sans voir quel est le rythme et le cheminement propre de l'autre et le dépossède de faire ses découvertes. Fait bten classique, la perception d'une ressemblance entre l'histoire du praticien et celle de la personne qùil accompagne le conduirait à l'aversion et au jugement s'il n'avait pas intégré et accepté ce point de similarité. Percevoir l'unicité du refus derrière la multiplicité des réactions

Nous avons envisagé de multiples visages du refus, et des refus assez tangibles pour induire des réactions perceptibles. Vu la variété des situations évoquées, on comprendra qu'un praticien sera inévitablement confronté à l'une ou l'autre au cours de sa pratique. Par la conscience qu'il développe vis-à-vis de son propre ressenti, il pourra voir monter le refus en lui dès qu'il apparaît. En effet, plutôt que d'avoir en tête tout le catalogue des situations possibles, il est plus sûr de se baser sur leur dénominateur commun : l'état de refus quelle qu'en soit la cause. La priorité est d'accepter et non d'expliquer

Lorsqu'on a effectué un certain travail de connaissance de soi, comme doit l'avoir fait un praticien, ce n'est pas une obligation de remonter à l'origine de chaque refus pour le dissiper, bien que cette compréhension ait un intérêt évident et parfois indispensable. De plus, l'identification et l'analyse d'une projection du passé ne suffisent pas pour accepter. Ainsi, même si le praticien comprenait qu'un comportement de la personne qu'il accompagne le renvoie à un aspect détestable de sa propre histoire, il pourrait aussi bien en rester là ou même renforcer sa réaction. Par exemple, « cette personne rn'exaspère par son ton plaintif qui me rappelle celui de ma mère, j'attendrais d'elle qu'elle cesse de jouer les victimes)) et voilà tout! Il lui faut

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donc véritablement se confronter et s'ouvrir à ce vécu pénible pour accepter réellement la situation présente. Comme le refus est le mécanisme central, la propriété fondatrice du mental, on prend ainsi le mal à la racine, sans risquer de s'égarer dans des explications trop complexes. Reconnaître le refus

Comment se reconnaît le refus ? Par l'installation d'une tension, d'une crispation (« La Liberté, c'est le relâchement de toute tension, physique, émotionnelle et mentale»). Celle-ci se manifeste aussitôt dans le corps, et c'est pourquoi le développement de la conscience corporelle a une telle importance. La respiration se modifie instantanément, même très légèrement ; à un degré de plus, des tensions physiques légères puis plus fortes, des symptômes neuro-végétatifs apparaissent. Le corps est donc l'ami, l'allié du praticien, le meilleur témoin d'une acceptation réelle. Qyasiment indissociable de cette sensation corporelle, le sentiment intérieur, la conscience de l'état émotionnel, s'altère lui aussi immédiatement avec le refus. Certains, par des techniques corporelles {relaxation, yoga ou autre), réussissent à dissocier la sensation du sentiment et arrivent à obtenir de leur corps une détente alors que l'état intérieur comporte un refus. Mais cette détente ne sera pas aussi vivante, aussi « habitée » et Üs risqueraient de se leurrer eux-mêmes dans une fausse acceptation. Ils se privent d'une source constante d'informations irremplaçables même si elles n'engendrent pas toujours le confort ! La reconnaissance et l'acceptation sans jugement du refus vont permettre à celui-ci de se dissoudre pour laisser place à une véritable adhésion à la réalité de l'autre et de la situation, telles qu'elles sont. Pour que le praticien puisse effectuer, sans faille, cette conversion du refus à l'acceptation, ü faut que sa connais-

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sance de l'enseignement soit devenue une pratique assimilée, vivante, quotidienne. la pratique de la méditation, fondement essentiel pour la fiabilité du praticien

Dès qu'un refus apparaît, le calme de la détente se voile d'un léger désagrément, se trouble d'une excitation. Qyant au mental, le refus marque le point de départ de son activité - il se met à penser - penser que la situation pourrait être autrement, l'autre être autrement. Il compare, imagine, juge, ou s'évade carrément dans ses cogitations, tant l'instant présent ne lui convient pas. L'expérience qu'a le praticien de la méditation lui permet de prendre sur le vifce fonctionnement de la pensée et de s'en dégager pour revenir au ressenti et à l'ouverture. En effet, si le lying peut être considéré comme une forme inhabituelle de méditation, puisqu'il s'extériorise par une expression, l'accompagnement du lying, lui, présente toutes les caractéristiques d'une pratique méditative. La qualité d'attention, d'écoute et de sensibilité que le praticien aura développée en méditant est complètement investie dans l'accompagnement du lying et lui rend perceptibles les refus beaucoup plus rapidement que par une analyse mentale. À travers cette conscience présente aux plans physique, émotionnel et mental, le praticien peut détecter son refus au plus tôt. Autant se demander de n'éprouver jamais aucun mouvement de refus apparaît une espérance peu réaliste, autant apprendre à les reconnaître aussitôt que possible et à lâcher prise demeure un but stimulant pour un disciple déterminé. L'apport de la méditation pour le praticien ne se limite évidemment pas à la détection de refus éventuels. La méditation ouvre aussi l'accès à un état positif d'ouverture et de réceptivité qui laisse l'esprit véritablement disponible pour

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accueillir sans jugement et avec cœur celui qui s'exprime. Elle libère l'espace propice à l'accomplissement de la démarche du lying.

TRAVAIL DE GROUPE

Le travail de groupe n'appartient pas à l'héritage direct de Swâmi Prajnânpad ni à celui d'Arnaud et Denise Desjardins. En Inde auprès de Swâmiji, puis dans le premier centre d'Arnaud Desjardins, s'instaurait une relation personnelle entre maître et élève. Chacun venait là pour lui et n'attendait pas d'aide particulière des autres séjournants. LE GROUPE COMME CATALYSEUR DU LYING

Les praticiens du lying, chacun dans leur contexte particulier, ont rapidement senti la contribution précieuse que pourrait apporter un travail de groupe, en premier lieu pour activer et catalyser le travail individuel. Ne pratiquant plus dans le cadre originel des longs séjours-retraite, avec la présence stimulante du maître, il leur fallait trouver des moyens de favoriser une dynamique. À cet égard le groupe offre des atouts idéaux : la vie en commun en circuit fermé stimule rapidement les réactions émotionnelles et tout le jeu des attirances et répulsions. À l'intérieur d'un séjour de lying, on voit se développer, de jour en jour, une synergie entre séances de groupe et lyings : ce que vit la personne dans le groupe ressort avec force dans ses lyings et inversement la mise à nu du lying la rend plus ouverte dans le groupe. Si l'intérêt du groupe semblait donc incontournable, il reste encore la question de son intégration dans l'ensemble de la démarche et de sa fidélité à l'enseignement.

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LE GROUPE COMME COMPLtMENT DU LYING

Il est apparu aussi que les lyings ne suffisaient pas toujours pour transformer des schémas relationnels faussés ni pour mettre réellement en pratique ce que Swâmiji propose dans la relation avec l'autre. Dans ce domaine, malentendus et incompréhension se manifestent souvent, notamment pour ceux dont le « moi » est fragile. L'enseignement de Swâmiji n'était justement pas délivré par lui comme un enseignement général, mais toujours formulé en réponse au problème particulier de quelqu'un, à un moment donné de son évolution. De nos jours, les grandes lignes de cet enseignement nous sont accessibles par les livres, avec les avantages et les inconvénients de cette situation. Chacun peut puiser dans cette matière, ainsi que dans les réunions où Arnaud répond aux questions. Mais la relation avec l'autre comporte tant de subtilité et de complexité (et en particulier la relation amoureuse) que des erreurs importantes peuvent s'infiltrer dans la mise en pratique de l'enseignement. OiJelles indications principales donnait Swâmi Prajnânpad pour vivre des relations harmonieuses ? -L'autre est différent («s'ily a deux, deux sont différents»). -Ne rien attendre de l'autre mais me demander plutôt ce que l'autre attend de moi. - OiJel est mon rôle (dharma) dans cette relation? -Il faut éviter de blesser l'ego de l'autre et de mettre le mien en valeur. -L'expression de ce que je suis est conditionnée par l'autre (on s'exprime en fonction de l'autre). - Il faut donner pour recevoir. -L'aboutissement de la relation, c'est l'unité;« être un

avec l'autre». Ces indications pointent toutes dans la même direction, l'effacement graduel de l'égocentrisme, tel que Swâmiji le

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résumait très explicitement dans cette formule : « Rien que moi, moi et l'autre, l'autre et moi, rien que l'autre. » Pour une personne suffisamment structurée, bien en contact avec son ressenti, cette proposition n'est évidemment pas accessible d'emblée mais va demander des efforts assidus et soutenus pendant des années. La personne connaît son égocentrisme et sait donc à chaque fois ce qu'elle doit dépasser. Elle le fait consciemment, non par un altruisme idéaliste mais par la vision et donc la conviction croissante qu'elle sert ainsi son propre intérêt- un intérêt où elle réalise qu'elle ne peut plus se considérer comme une entité séparée, où reconnaissant son appartenance à la totalité, elle voit l'intérêt de l'autre indissociable du sien. D'un point de vue où elle occupait le centre du monde (égocentrisme), elle accède à celui de l'élément dans l'ensemble, de l'étoile dans la galaxie. Mais lorsque nous nous trouvons dans le cas de figure d'une personne dont l'ego a un fondement fragile, comment va-t-elle interpréter cette proposition? Nous avons vu plus haut les difficultés qu'elle avait à être elle-même et, plus encore, dans la relation. Elle risque donc de s'emparer de ces conseils pour accentuer encore son problème : perdre de plus en plus contact avec sa vie émotive, ses désirs et ses limites, croire qu'elle accepte l'autre quand elle se nie elle-même, se perdre dans l'attente supposée de l'autre, se cacher son propre besoin affectif, réprimer son agressivité et ne plus oser exprimer directement ce qu'elle ressent. Ces différents éléments la conduisent à se figer dans une « image » de disciple dont la vie se tarit. Elle devient comme une coquille vide et si elle dépasse trop ses limites, elle glisse dans la dépression. Pour reprendre l'expression de Swâmiji, elle a voulu « sauter >> directement à« rien que l'autre »,sans avoir vécu lucidement « rien que moi ». Comme le soulignait encore Swâmiji, il

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s'agit d'une fausse non-dualité (indistinction moi-l'autre qui méconnaît la loi de la différence et s'assortit fréquemment de culpabilité) qui témoigne d'un développement dysharmonieux. Le travail thérapeutique - on se trouve effectivement dans le registre du soin- permettra d'arriver à l'état normal, la dualité naturelle, moi et l'autre. Le travail en groupe

Le travail en groupe fait ressortir rapidement ce décalage entre le faux-self de la personne et sa vérité. Les protections et les fuites ne tardent pas à être démasquées. Alors qu'à ce stade une intervention du praticien pointant ce décalage blesserait à coup sûr le narcissisme de la personne et risquerait de briser la relation de confiance, les mises en cause (en même temps que l'appel à exprimer sa vérité) venant du groupe mettront en scène le clivage entre bons et mauvais. Le praticien reste pour elle un appui et peut l'aider à contacter ses sentiments réels de peur, tristesse et colère. Peu à peu, elle arrive à prendre conscience de ses réactions et à vivre la relation de manière plus authentique. Dans la relation individuelle, il faudrait beaucoup plus de temps et surtout lapersonne n'aurait pas des opportunités aussi variées de découvrir et manifester ses attitudes relationnelles : le groupe et chacun de ses membres peut réveiller toutes les projections des plus négatives aux plus enflammées. Différentes formes de groupes se sont élaborées, certaines davantage vouées à la compréhension et à la connaissance de l'enseignement ou bien à un partage d'expérience sur la pratique de cet enseignement autour d'un élève plus ancien (ou du responsable de centre). Comme il ne s'agit pas d'un travail émotionnel, nous ne le développerons pas ici. L'exemple d'un travail de groupe élaboré autour du lying

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illustrera de manière plus concrète les particularités de cette démarche: Le travail de groupe verbal non directif

Le groupe est animé par le praticien. Chaque personne est invitée à s'exprimer sur ce qu'elle ressent dans l'instant ou à partir de faits qui l'ont touchée dans la vie du groupe. Le cadre du groupe laisse une grande liberté d'expression aux participants qui peuvent aussi faire une demande, proposer une mise en acte à l'un ou l'ensemble des participants (avec pour seule limite le respect de l'intégrité de tous). À la différence du lying, le participant doit rester à la fois en contact avec ce qu'il ressent mais aussi avec le groupe, donc au point de convergence entre ces deux axes. C'est cette exigence qui fait toute la difficulté du groupe. Elle le confronte à la peur du jugement et du rejet notamment, à sa difficulté d'être dans une relation vraie avec les autres, comme à la difficulté de rester en contact avec lui-même. En même temps la présence d'un groupe crée un enjeu beaucoup plus fort que le tête à tête assez protégé avec le praticien. Les dysfonctionnements du psychisme en sont amplifiés et mis en évidence. Dans la durée, il est difficile de séduire ou manipuler un groupe, de se cacher. Le groupe abrase donc les résistances, montre aussi le chemin d'une expression vraie avec tout l'impact bénéfique de pouvoir dire avec des mots exactement ce qu'on ressent et sur le ton approprié. Lorsqu'un participant arrive à cette vérité, la libération qu'il en retire apparaît de toute évidence. De plus, à l'opposé de ce que les stratégies défensives - édictées par la peur et la honte- avaient prévu, le groupe manifeste en général empathie et soutien. Non seulement le groupe, en réveillant des projections émotionnelles et en bousculant les défenses, facilite et accélère le processus du lying, mais il va offrir un champ d'ex-

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périmentation pour l'après-lying. La personne peut tester sur le vif si les prises de conscience du lying ont réellement transformé son attitude. Le groupe va aider à voir des dysfonctionnements dans son attitude relationnelle qu'elle a pu ignorer dans la relation individuelle avec le praticien (cela fournit en outre à ce dernier une mine d'informations précieuses). Elle va donc mieux comprendre comment dans la vie elle répète certains scénarios négatifs en suscitant par son attitude les réactions des autres («Ce que vous êtes attire les circonstances de votre vie»). Tous ces éléments appartiennent au registre d'un groupe de thérapie. Qu'en est-il de l'enseignement ? Si celui-ci nous amène à voir ce qui est dans l'instant, le groupe est un puissant miroir pour se voir soi-même dans l'instant. Swâmiji invitait à expérimenter pour connaître ce qu'une personne déterminée peut réaliser sous de multiples registres avec le groupe. Plus on avance dans la démarche, plus on se sert du groupe avec passion et bonheur. I.:animateur a pour rôle de ramener chaque participant à lui-même en passant du tu au je, en passant du jugement et de la pensée -de l'imaginaire- au ressenti et au fait. Cela invite chacun à reprendre l'entière responsabilité de ses émotions. I.:extérieur n'est pas responsable de l'émotion, l'émotion est ma réaction, elle m'appartient entièrement et je ne peux incriminer qui que ce soit. « Penser que quelqu'un est responsable de vos souffrances n'est rien d'autre que se justifier» disait Swâmi Prajnânpad. Point de vue psychologique au départ, la réalisation de l'origine interne de l'émotion conduit au plan spirituel en mettant en cause les fondements de l'ego pour qui la souffrance vient évidemment de l'extérieur (même si la culpabilité affirme le contraire à un niveau conscient). Le groupe fournit des opportunités privilégiées de démanteler

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la prison mentale qui crée la souffrance, lorsque la personne s'est laissé piéger par ses constructions imaginaires et qu'elle peut le réaliser soudainement grâce à l'aide du groupe. Le groupe est aussi un exercice pratique de présence dans le flux de la vie et de la relation : ni emporté par notre émotion au point de perdre le contact avec ce qui nous entoure, ni happé par la présence des autres en se coupant de soi. «Être un avec » : élargissement de la conscience et ouverture du cœur. Il nous permet de découvrir que là où nous nous croyons le plus faible et vulnérable en face des autres, nous pouvons être dès que nous acceptons cette vulnérabilité et pouvons la dire. Nul besoin d'être un surhomme. !.:expression verbale juste nous affranchit de l'alternative emportementparole excessive/répression-non-dit. Plus nous avons la possibilité de dire ce qui nous touche, plus nous sommes libres et dégagés des réactions émotionnelles. Nous expérimentons alors dans la relation le lâcher-prise, une confiance libératrice.

CONCLUSION

LE PSYCHOLOGIQUE ET LE SPIRITUEL

Au terme de ces exposés, je souhaite qu'Éric Edelmann, Olivier Humbert et moi-même ayons su communiquer au lecteur un aperçu assez exact du lying tel qu'il est pratiqué aujourd'hui dans le cadre de sa filiation d'origine. Notre expérience nous montre quotidiennement son apport précieux et souvent irremplaçable pour ceux qui cherchent à mettre en pratique l'enseignement de Swâmi Prajnânpad. Le lying réunit des aspects appartenant à la psychologie et à la spiritualité, deux domaines dont les tenants s'opposent souvent avec des arguments très critiques. Il ne me semble donc pas superflu, pour conclure cet ouvrage, de reprendre de manière synthétique comment s'effectue l'articulation entre plan psychologique et plan spirituel dans l'adhyatma yoga de Swâmi Prajnânpad. En effet, alors que notre société voit émerger la demande sans cesse croissante de personnes en mal de vivre et en recherche de sens, il règne une grande confusion et une cacophonie d'opinions contradictoires sur ces sujets. La spiritualité et l'aide psychologique sont devenues des marchés où toutes sortes de propositions fleurissent, des plus sérieuses aux plus fantaisistes, sans parler des mouvements sectaires véritablement dangereux. Pour le monde de la psychologie occidentale et de la psychanalyse, la spiritualité équivaut encore souvent à fuite de la réalité, régression dépendante ou idéalisme et sublimation ; et pour

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nombre d'enseignements spirituels, admettre l'existence de l'inconscient et vouloir se mettre à son écoute représente une erreur, une perte de temps ou un danger. De fait, psychiatres et psychologues voient arriver à leurs consultations des personnes qui semblent perdues, déstructurées voire délirantes et dont la démarche spirituelle apparaît bien peu convaincante sinon désastreuse. À l'inverse, les enseignements spirituels accueillent souvent ceux que des années de thérapie ou d'analyse n'ont pu guérir de leur souffrance existentielle ou qui ne se sont jamais sentis entendus dans leur soif de transcendance. Toute une part des critiques adressées d'un camp à l'autre repose donc sur des faits qu'on ne peut traiter à la légère. Comment le cheminement spirituel transmis par Swâmi Prajnânpad prend-il en considération ces écueils et arrivet-il à intégrer la dimension psychologique sans un compromis réducteur d'un côté ou de l'autre? Nous allons l'examiner suivant les aspects essentiels du psychisme humain. L'EGO

À quoi correspond l'expression éminemment controversée d'effacement de l'ego, utilisée par Arnaud Desjardins ? S'agitil d'une perte d'identité ou de l'abrasion de la personnalité? Pour Swâmi Prajnânpad, l'ego est celui, en nous, qui crée la division (la dualité) en s'opposant à ce qui est, parce qu'il s'insurge que le monde ne tourne pas autour de lui. Dit autrement, l'ego est celui qui nous fait dire « moi je » au début de nos phrases et non un «je » simple. Nous savons bien ce que la première formulation comporte de tension, voire de prétention (moi je sais!). C'est l'égocentrisme et la prétention qui doivent s'effacer pour laisser la place à une attitude plus humble et respectueuse devant la vie et les autres. Celui dont l'ego s'efface garde sa personnalité mais dépouillée de ces ten-

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sions superflues que sont exigences et arrogance. Il a aussi l'humilité de reconnaître ses besoins et ses limites et de les traiter avec réalisme, sans jouer au saint ni au martyr. La mise en cause de l'ego nous permet donc de vivre de plain-pied dans le monde et non enfermés dans notre monde. Qyant à la possibilité- dont font état maîtres spirituels et mystiques du passé et du présent- d'un état où la conscience transcende la distinction entre sujet et objet, où le sens d'un ego séparé s'efface au profit de la conscience de l'Unité, elle ne peut s'expliquer à partir de notre logique discursive, mais il serait aussi peu rigoureux de vouloir la justifier en la rationnalisant que de la nier sous le prétexte de ne pouvoir la prouver. Comme l'égocentrisme prend sa source dans l'enfance, les lyings éclaireront les fondements infantiles du moi-je : en libérant les souffrances réprimées, inextricablement liées à ces exigences, l'ego éprouve naturellement moins le besoin de revendiquer que tout s'accomplisse en fonction de lui et de compenser ses blessures narcissiques par une prétendue supériorité. LE DtSIR

Si l'être humain est animé par un désir d'absolu (ou d'être), ce désir fondamental tend à s'exprimer indirectement par la multitude des désirs (d'avoir). Certaines traditions spirituelles soutiennent une position d'emblée radicale envers les désirs en exigeant le renoncement. La voie de Swâmiji ne s'adresse pas à des ermites mais des personnes vivant« dans le monde». Elle propose donc un chemin moins abrupt mais aussi périlleux à sa manière, celui de l'accomplissement conscient (bhoga) des désirs. L'ouverture du cœur est impossible quand les frustrations crient famine. Alors patiemment, intelligemment et avec une conscience intensément présente, le chercheur va essayer de réaliser ses désirs les plus chers et de

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s'épanouir sur le plan humain ... Jusqu'à s'apercevoir que ces accomplissements ne comblent pas sa soif d'absolu. Ayant fait tout son possible pour parvenir à satisfaction, il n'aura pas à renoncer mais, la pression des désirs diminuant, il se tournera plus naturellement vers un but qui ne dépend pas de l'extérieur. Le lying joue ici encore un rôle important pour discerner ses désirs fondamentaux, ceux qui ne se résument pas à une pure réaction vis-à-vis de souffrances réprimées et qui ne proviennent pas d'une aliénation aux conditionnements de l'éducation. En outre l'expérience consciente (bhoga) de la souffrance émotionnelle dans les lyings libère la sensibilité des défenses qui l'anesthésiaient et augmente la capacité à goûter le positif de la vie. L'affranchissement de la culpabilité participe également à un accomplissement unifié des désirs. Le lying permet de découvrir, au-delà du plan des désirs, celui des besoins affectifs authentiques dont la reconnaissance favorise l'ouverture du cœur et un épanouissement plus profond qu'une simple accumulation d'expériences ou de possessions. LES tMOTIONS

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penser d'un enseignement qui met en cause l'émotion? S'agit-il de devenir insensible, impassible quoi qu'il arrive, à supposer que cela soit réalisable, sans basculer dans la schizophrénie ? La purification des émotions dont il est question procède-t-elle à la manière des purifications eth• ;> mques .... L'émotion constitue le matériau précieux et irremplaçable sur le chemin. Il convient seulement de la purifier de sa dimension réactionnelle et négative. C'est donc le refus émotionnel qui est en cause et non l'expression de la sensibilité. Le « non, ce ne devrait pas être » se transforme en « oui, c'est

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et cela me touche ))'ce que Swâmi Prajnânpad appelle le sentiment, un sentiment d'unité avec ce qui est. Le lying représente un temps essentiel de cette purification. Par son action, un certain nombre d'émotions disparaissent car elles n'ont plus lieu d'être, mais surtout la personne découvre, derrière ses souffrances, des perceptions sensibles beaucoup plus subtiles et gratifiantes, des sentiments d'émerveillement ou de gratitude qu'elle n'avait parfois plus éprouvés depuis sa plus tendre enfance. Le cœur meurtri et replié sur lui-même qu'elle connaissait se met à palpiter à nouveau avec plus de chaleur et de générosité. LA PENStE ET L'INTELLECT

Le travail sur la pensée, la mise en doute des opinions, l'importance accordée au ressenti conduisent-ils à devenir un être purement instinctif et sensitif qui méprise la rationalité et l'élaboration intellectuelle? Nous avons déjà évoqué la distinction entre voir et penser, selon Swâmi Prajnânpad. La pensée en tant que fonctionnement niant et déformant la réalité est rigoureusement poussée dans ses retranchements, jusqu'à ce que la vision d'un intellect purifié de ses préjugés s'affirme. En outre, Swâmiji, de par sa formation scientifique, fondait la démarche de transformation sur une observation extrêmement attentive et précise des faits. n considérait que la certitude intellectuelle enracinée dans cette observation amenait nécessairement une conviction à laquelle le cœur participe, un sentiment d'évidence lumineuse devant la réalité de ce qui est. Le lying nous montre comment des systèmes entiers de pensée sont basés uniquement sur des expériences inconscientes refoulées et nous permet de mieux saisir les liens entre émotion, refus et pensée réactionnelle. L'énergie psychique précédemment immobilisée par des conflits intérieurs devient

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alors disponible pour une pensée véritablement créative et, en même temps, fiable dans son fonctionnement parce qu'elle est inspirée par l'observation de la réalité telle qu'elle est. En devenant plus conscient de sa subjectivité, le sujet gagne en objectivité ! On pourrait penser, à la lecture de cette conclusion, que je veux faire l'apologie du lying. Elle témoigne plutôt de la gratitude toujours croissante pour ce que cette démarche, dans son ensemble, m'amène à découvrir. Je rends hommage de tout cœur à l'audace novatrice de Swâmi Prajnânpad qui a réussi cette intégration de la psychologie à la tradition hindoue, à une époque où Freud lui-même suscitait bien des attaques en Europe {entre les deux guerres mondiales), mais je suis touché bien davantage par la dignité, la simplicité si profonde et la bonté qui émanent de ce qu'il a transmis. Ma gratitude va aussi à ceux de ses élèves qui m'ont aidé dans ma découverte et accompagnent mon cheminement, Arnaud Desjardins en premier mais aussi Denise Desjardins et Daniel Roumanoff. Avant de terminer, je veux rappeler encore une fois que, le lying n'ayant rien d'une technique« miracle», il ne vaut que par l'implication profonde et l'intention de celui qui le pratique, par sa persévérance à lâcher ses refus. Ces transformations ne s'opèrent qu'au prix d'efforts considérables, étalés sur des années et insérés dans une mise en pratique sensible et intelligente des aspects fondamentaux de l'enseignement de Swâmi Prajnânpad.

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