Godelier 2004 Métamorphoses de La Parenté

October 6, 2021 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Maurice Godelier

MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ

Fayard

© Librairie Arthème Fayard, 2004.

À Lùid ÂAl~xandrê

INTRODUCTION

Les trente dernières années du xxe siècle auront été les témoins d'un véritable bouleversement de la parenté et des idées sur la parenté. Dans la vie des gens - et nous pensons d'abord à celle des millions d'individus des deux sexes, de tous âges et de toute condition, qui composent les sociétés occidentales de tradition chrétienne, capitaliste et démocratique, celles qui nous serviront ici de première référence -, dans la vie, donc, on a assisté à de profondes mutations des pratiques, des mentalités et des institutions qui définissent les rapports dits de parenté entre les individus comme entre les groupes que ces rapports engendrent ; familles nucléaires, familles improprement dites « étendues », parentèles, etc. Plusieurs faits en témoignent, sur lesquels nous reviendrons plus loin en détail: la forte diminution des mariages, l'augmentation plus forte encore des séparations et des divorces, avec pour conséquences l'apparition et la multiplication des familles monoparentales, des familles recomposées, etc. Mais alors que le lien conjugal se montre de plus en plus fragile et précaire, la volonté des parents de continuer à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leurs enfants, même après leur séparation ou leur divorce, est un fait social qui n'a pas cessé de s'affirmer fortement. C'est là un aspect et un effet du mouvement de valorisation de l'enfance et de l'enfant apparu en Europe occidentale au XIXe siècle et qui a pris toute son ampleur au milieu du xxe • Bref, parmi les avatars de la famille conjugale, si l'axe de 'l'alliance se fragilise, l'axe de la filiation reste ferme 1. Mais la filiation elle-même risque de ne plus être demain ce qu'elle était hier, et la définir devient plus compliqué avec les progrès de la biologie et le développement des nouvelles technologies de reproduction. Alors qu'il semblait relever du simple bon sens de dire que, s'il y a toujours un doute possible sur l'identité du père d'un enfant, il ne peut y en avoir sur celle de sa mère puisque celle-ci ne pouvait être que la femme qui avait porté l'enfant dans son ventre et l'avait mis au monde, 1. Cf. Irène Théry, Couple. filiation et parenté aujourd'hui. Rapport à la ministre de l'Emploi et de la Solidarité et au garde des Sceaux, ministre de la Justice, Paris, Odile Jacob, 1998. Ce rappon, très précis dans les faits rapponés et très nuancé dans leur interprétation, nous a été d'une grande utilité.

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il est désormais devenu possible qu'il n'en soit pas ainsi. On peut en effet, aujourd'hui, transférer un ovule, fécondé dans le corps d'une femme, dans le corps d'une autre femme où il poursuivra son développement jusqu'à la naissance de l'enfant. Alors que dans nos sociétés la femme qui mettait au monde un enfant était perçue à la fois comme la génitrice et comme la mère de cet enfant, à partir du moment où l'on peut disjoindre artificiellement les trois moments naturellement indivisibles de la fabrication de celui-ci, la fécondation, la gestation et la parturition, la question se pose de savoir ce que sont pour l'enfant né dans ces conditions les diverses ·femmes qui ont l'une après l'autre contribué à sa naissance. En général, à cause de l'importance, dans notre culture, des aspects biologiques des liens de parenté et de la représentation généalogique de ces liens, la question se ramène le plus souvent à savoir laquelle de ces femmes est la « vraie » mère 1. Car si toutes ces transformations, qui vont parfois dans des sens contraires, ont profondément altéré l'univers de la parenté, elles n'ont pas encore ébranlé l'un des axiomes qui en Europe, depuis des siècles, servent à la définir et à la représenter, à savoir que la parenté est fondamentalement un univers de liens généalogiques, à la fois biologiques et sociaux, entre des individus de même sexe ou de sexe différent et appartenant à la même génération ou à des générations différentes qui se succèdent dans le temps. Or, depuis une vingtaine d'années déjà, d'autres formes d'union, auparavant interdites et réprimées, sont apparues au grand jour, plus ou moins tacitement acceptées par l'opinion publique, et ce sont elles qui contestent pour la première fois de front le principe généalogique qui, traditionnellement, était conçu comme le cœur de la parenté: ces unions sont celles qui caractérisent les couples homosexuels. Leur affirmation et leur multiplication pèsent désormais sur l'ensemble des rapports de parenté, et ceci pour deux raisons. D'une part parce que les couples homosexuels réclament un statut légal pour leur union, et que celle-ci pourrait prendre la forme d'une sorte de mariage. D'autre part parce qu'une minorité de ces couples veut aller plus loin et revendique le droit de pouvoir un jour transformer leur union en une vraie famille par l'adoption d'enfants engendrés hors du couple ou par insémination artificielle à partir d'un donneur de sperme plus ou moins anonyme. Nous sommes donc en plein paradoxe. Le mariage recule chez les hétérosexuels tandis qu'il est revendiqué par les homosexuels. Les enfants qui, jusqu'à l'apparition des nouvelles technologies de procréation, devaient leur naissance à des rapports sexuels entre des hommes et des femmes qui ne les désiraient peut-être pas, sont maintenant désirés par des couples homosexuels qui, par principe, excluent de leur désir les 1. Cf. R. Fox, Reproduction and Succession : Studies in Anthropology, Law and Society, New Brunswick (NJ), Transactions Publisher, 1993, p. 120. Voir aussi M. Strathem, Reproducïng the Future : Essays on Anthropology. Kinship and the New Reproduction Technologies, Manchester University Press, 1992, pp. 39-53.

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Il

rapports hétérosexuels. Autre paradoxe pour certains, ce serait au sein des familles homosexuelles que la parenté se réaliserait pleinement en devenant une réalité purement sociale et affective ou peu s'en faut. Une femme en choisissant d'être « père» et de se comporter comme tel, un homme en choisissant d'être « mère» et de se comporter comme telle vis-à-vis d'ùn enfant, l'un et l'autre en choisissant d'exercer la parenté en dehors de toute référence à leur sexe biologique, n'apporteraient-ils pas la preuve éclatante que la parenté dans son fond n'est pas biologique mais sociale, confirmant ainsi une thèse chère à beaucoup de théoriciens de la parenté ? Vévolution actuelle viendrait donc confirmer, une fois de plus, la place prééminente de l'anthropologie quand il s'agit de penser la parenté. Ce que justifieraient les juristes, les hommes politiqués, les psychologues lorsqu'ils font la démarche de s'adresser aux anthropologues afin que ceux-ci les aident à y voir plus clair dans les arcanes de la parenté moderne avant d'intervenir sur son cours. Mais les anthropologues sontils encore désireux, ou même capables, de répondre aux questions qui leur sont posées lorsque la majorité d'entre eux ont cessé, depuis vingt ans, de s'intéresser à la parenté? Avant d'examiner ce qu'est devenue chez eux l'étude de la parenté, longtemps considérée comme une spécialité et le plus beau fleuron de la discipline, prenons un peu de recul et examinons les principes du système de parenté dont nous sommes issus, le système dit « cognatique». TI est composé de trois éléments qui se combinent entre eux et constituent en quelque sorte la structure profonde de la parenté dans nos sociétés, le cadre dans lequel chacun, chacune, naît et vit sa vie. La première de ces composantes, c'est la famille, nucléaire et monogame. La deuxième, c'est le réseau des familles qui lui sont apparentées par des liens de consanguinité et/ou d'alliance 1. Ces réseaux associent des individus de générations différentes principalement liés entre eux par des rapports de filiation directe ou collatérale, et ceci tant du côté paternel que maternel. Car dans nos sociétés, les deux branches comptent presque autant l'une que l'autre, et c'est pour cela que ce système de parenté est dit « cognatique». Cependant, dans la mesure où c'est le père et non la mère qui continue à transmettre son nom à ses enfants et que d'autres éléments de la vie sociale passent principalement ou exclusivement par lui, on dit que notre système cognatique est à « inflexion patrilinéaire ). Ces réseaux de familles apparentées qui se fréquentent et dont les membres se sentent solidaires, s'entraident et échangent biens et services sont parfois improprement appelés « familles étendues »), alors que l'expression devrait être réservée à des groupes de parenté, en général un père et ses fils mariés vivant sous le même toit et composant une seule unité domestique qui souvent fonctionne aussi comme une unité de production. Ces familles « étendues » proprement dites ont existé dans 1. l'alliance peut être officielle s'il y a eu mariage ou déclaration de concubinage entre les deux individus qui s'unissent, ou être officieuse s'ils vivent en « union libre ».

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diverses régions des campagnes françaises et européennes sous l'Ancien Régime, et pendant une partie du XIXe siècle, telle la « famille souche» décrite par Le Play. Elles ont pratiquement disparu aujourd'hui. Troisième élément: la parentèle. La parentèle est, elle aussi, un réseau de parents, mais un réseau centré sur l'individu. li regroupe, d'une part, l'ensemble des parents dont cet individu « hérite» à sa naissance, côté paternel et côté maternel, ainsi que les alliés de leurs consanguins et les consanguins de leurs alliés. Cette parentèle héritée à la naissance, chacun la partage avec ses frères et sœurs de même père et de même mère, avec ses germains. Mais dès que l'individu en question se marie (ou comme souvent aujourd'hui vit en couple) et a des enfants, il devient lui-même le point de départ d'une autre parentèle qui, elle, diffère de celle de ses germains. On voit que les deux réseaux, le réseau des familles et le réseau des individus apparentés, sont des réseaux ouverts dont les limites dépendent de multiples facteurs qui n'ont rien à voir avec la parenté: proximité spatiale des familles et des individus, changement de statut social de certaines d'entre elles ou de certains d'entre eux qui ne se fréquentent plus, disparition à la suite d'épidémies, de guerres, etc. Ces trois éléments, qui composent en quelque sorte le champ de la parenté, existaient sous l'Ancien Régime mais ils étaient alors associés à d'autres qui soit ont disparu après la Révolution française et la promulgation en 1804 du premier code civil, le Code Napoléon, soit ont changé de statut au sein de la nouvelle société et du nouvel ordre moral et sexuel qui lui ont succédé. Sous l'Ancien Régime, le mariage était un acte religieux, un sacrement qui rendait l'union d'un homme et d'une femme indissoluble. Le divorce était interdit par l'Église, à moins que preuve ne soit faite que le mariage n'avait pas été charnellement consommé. Les enfants devaient être baptisés, et le baptême (comme la naissance) était consigné dans les registres de la paroisse où avait été dispensé le sacrement. Le père d'un enfant était censé être par principe le mari de sa mère, et il avait autorité sur sa femme et sur ses enfants. Cette configuration de droits, de pratiques et de valeurs caractéristiques de l'Ancien Régime devait commencer à changer avec l'institution, en 1804, du « mariage civil ». En principe, celui-ci n'était pas obligatoire, mais il l'est rapidement devenu de facto aux yeux de la majorité de la population, qui a vite compris que la nouvelle institution serait dorénavant la seule voie légale pour légitimer les enfants qui naîtraient de l'union d'un couple. Leur naissance fut désormais consignée dans les registres de l'état civil. Au XIXc siècle, le concubinage reste stigmatisé comme une pratique des classes inférieures ou d'individus ayant choisi de rompre avec les conventions sociales, les artistes par exemple!. Les enfants nés hors mariage, dits « naturels », n'ont aucun droit. Ce sont des bâtards, et ils sont moins bien traités que ceux de la noblesse sous l'Ancien Régime. 1. Réforme du 4 juin 1970, lois du 22 juillet 1987 et du 8 janvier 1993. Voir 1. Théry, Couple, filiation, parenté... , op. cit., pp. 189-207.

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Des pressions sociales s'exercent fortement pour que les jeunes se marient dans leur « condition », dans leur milieu. Au sein de la famille, seul le père exerce l'autorité. Il est investi de la puissance paternelle, un droit et un concept dont les origines remontent à l'Antiquité romaine. Le mari a le devoir d'assurer aux membres de sa famille leurs conditions matérielles d'existence. La femme mariée est soumise à la puissance maritale et est juridiquement incapable. Le mariage, qu'il soit civil ou religieux, demeure donc l'acte fondateur d'un couple. Le divorce, d'abord reconnu, sera aboli en 1816. La découverte avant le mariage de la sexualité et de l'amour chez les adolescents est réprimée. Bien entendu, l'homosexualité est condamnée et considérée comme un désir contrenature, comme un péché pour les croyants, comme une pathologie aux yeux des milieux médicaux, et les couples homosexuels sont obligés de cacher leur liaison. Ces quelques retours sur le siècle dernier, évidemment bien sommaires, n'ont pour but que de suggérer les changements qui se sont multipliés, à partir des années soixante du siècle dernier, lorsqu'une nouvelle société a pris sa forme et son élan après les bouleversements provoqués en Europe occidentale par la Seconde Guerre mondiale et par la division du monde en deux blocs qui l'avait suivie. En 1970, la notion de puissance paternelle est abolie et on lui substitue celle d'autorité parentale l, partagée à égalité par le père et la mère, auxquels il est enjoint d'assumer vis-à-vis de leurs enfants des responsabilités en matière de santé, d'éducation, de sécurité, de moralité 2, et ceci même après une éventuelle séparation ou divorce. Vautorité p~rentale est ainsi considérée comme une fonction d'ordre public dont l'Etat est le garant. En 1975 le divorce par « consentement mutuel» est institu~ en France. En 1996, 38 % des mariages se terminent par un divorce. A ce chiffre, il faut ajouter un nombre important de séparations qui ne passent pas par le divorce. C'est le cas évidemment pour les couples vivant en concubinage lorsqu'ils se séparent. D'où la multiplication des familles monoparentales et des familles dites «recomposées», qui n'offrent pas un modèle alternatif mais simplement de nouvelles configurations sociales qui se forment à différents stades de l'existence des individus, l'allongement spectaculaire de la durée de la vie par rapport au XIXe siècle permettant aux individus de nouer plusieurs types d'alliances au cours de leur existence. De façon générale, le mariage n'est donc plus dans notre société l'acte fondateur du couple 3• Celui-ci se forme avant le mariage, lequel s'il est décidé, n'intervient souvent qu'après que le couple s'est convaincu de la nécessité de stabiliser son union. Mais le mariage ne suffit plus à faire une famille. Celle-ci ne s'établit vraiment qu'avec la naissance d'un 1. J. Rubellin-Devichi (dit.), Des concubinages dans le monde, Paris, CNRS, 1990. 2. Article 371-2 du Code civil. 3. F. Battagliola, La Fin dJ~ mariage?, Paris, Syros, 1988.

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enfant. li serait donc faux de prétendre que l'on assiste à un rejet général du mariage, quand l'institution a tout simplement perdu de son poids social. En même temps les attitudes négatives vis-à-vis du concubinage ont en grande partie disparu, de même que l'opprobre jeté sur les enfants nés de cette forme d'union. Les réseaux de familles apparentées existent toujours et continuent d'apporter leur soutien aux individus, au-delà des limites de leur famille natale ou conjugale, surtout dans les époques de récession économique et de chômage des jeunes. Mais ces réseaux tendent à se faire plus étroits, à se resserrer autour des axes de la filiation directe en excluant de plus en plus souvent les collatéraux éloignés ou proches. li en va de même des parentèles auxquelles un individu se sent attaché, qui tendent elles aussi à se réduire à un petit nombre de parents consanguins ou alliés avec lesquels il a choisi de maintenir des liens. Quelles sont donc les forces qui ont modifié depuis un demi-siècle les formes et l'exercice de la parenté dans nos sociétés? C'est d'abord l'accent mis sur le libre choix de l'autre dans la fondation du couple, choix libéré des contraintes et des conventions sociales, comme l'obligation morale de se marier dans son milieu, de transmettre un nom, de pérenniser une famille, un groupe social, etc. Et dans ce choix, le désir, l'amour, les sentiments constituent des critères qui, désormais, l'emportent sur d'autres considérations, moins subjectives, plus sociales. Par ailleurs, les amours adolescentes ne sont plus interdites, et tous ces faits témoignent d'une nouvelle attitude vis-à-vis de la sexualité. Dans ce contexte, la disparition chez un individu de son désir et/ou de son amour de l'autre sont des raisons désormais suffisantes pour rompre une union et rendre l'individu en question disponible pour de nouveaux liens, une nouvelle vie. La deuxième force qui se conjugue aux autres pour remodeler les rapports de parenté a pris sa source dans les transformations des rapports entre les hommes et les femmes, et dans la pression sociale qui s'exerce de plus en plus en faveur d'une plus grande égalité entre les sexes dans tous les domaines de la vie sociale et personnelle. En témoignent l'institution de l'autorité parentale et celle du divorce par consentement mutueP. Cette pression dans le sens d'une plus grande égalité entre les sexes s'explique aussi par le fait que les femmes sont entrées en nombre toujours plus grand dans la vie économique et apportent une contribution essentielle à la vie matérielle de leur couple ou de leur famille. Ce faisant, elles acquièrent (aussi) plus d'autonomie matérielle vis-à-vis de leur conjoint ou de leur compagnon. La troisième force qui a affecté progressivement le champ de la parenté est le mouvement de valorisation de l'enfant et de l'enfance, qui fait que l'enfant n'est plus perçu comme un être plus ou moins « privé de raison », mais déjà comme une personne dont l'arrivée dans la famille «

1. Réforme de 1975 qui créa également un nouveau cas de divorce, non judiciaire, le divorce sur déclaration commune ».

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est de moins en moins subie mais désirée, voire, grâce aux progrès de la médecine, programmée. L'enfant occupe désormais une place beaucoup plus grande dans la vie affective et économique des familles. Mais en même temps, et c'est là un effet que de l'action des deux forces précédentes, beaucoup de couples s'efforcent de se ménager un espace propre ~ côté et. au-delà de leurs tâches et responsabilités parentales. Evidemment, ce sont les femmes qui bénéficient le plus de ce que leur vie familiale ne se trouve pas entièrement réduite à leur rôle de mère. Enfin, avoir une famille « nombreuse» n'est plus un idéal très répandu s'il le fut autrefois, et dans beaucoup de milieux le modèle moderne est plutôt celui d'une famille où les deux parents travaillent et ont deux enfants - un garçon et une fille. Toutes ces transformations sont portées par un mouvement plus profond qui n'est pas né dans le champ de la parenté mais le traverse et agit en lui en permanence, comme il traverse tous les domaines de la vie sociale et agit sur eux. C'est celui qui pousse à la promotion de l'individu en tant que tel, indépendamment de ses attaches premières à sa famille et à son groupe social, qui le valorise s'il se comporte de façon autonome et démontre sa capacité à prendre des initiatives, des responsabilités, qui le feront s'élever au sein des institutions publiques et privées qui constituent la structure économique et politique de nos sociétés. Ce mouvement de promotion de l'individu s'effectue en outre dans un contexte historique où les actes d'autorité exercés par ceux qui détiennent le pouvoir dans l'État ou dans les entreprises privées, vis-àvis des personnes qui dépendent d'eux, suscitent critiques, résistances et oppositions quand cette autorité est brutalement imposée sans aucune possibilité de dialogue. Bref, notre société préfère l'autorité méritée ou négociée à celle qui est héritée ou imposée. Ce mouvement s'est traduit de façon positive dans le champ de la parenté par l'abolition de la « puissance paternelle» et la promotion d'une ..« autorité parentale» toute neuve, partagée et « garantie» par l'État. A cela s'ajoute le fait que les enfants, reconnus comme des êtres qu'on doit traiter dès leur naissance comme des personnes, restent désormais enfants moins longtemps qu'avant, puisqu'ils deviennent « adultes » à l'âge de 18 ans. Les parents se sont donc retrouvés contraints d'inventer des formes d'autorité qui n'existaient pas quand ils étaient eux-mêmes enfants, des formes qui visent à convaincre plus qu'à être obéis et s'appuient sur le dialogue plutôt que sur la violence 1. L'exercice de la parenté est devenu plus difficile, et l'on assiste dans de très nombreuses familles à une crise profonde de l'autorité des parents, crise qui affecte d'ailleurs davantage le père que la mère dans la mesure où c'est à lui que revenait traditionnellement d'incarner la loi et l'autorité. On aboutit ainsi parfois, quand les parents se séparent ou 1. La même évolution est intervenue à l'école, lieu où les enfants passent autant de temps que dans leur famille, et cela a contraint les maîtres à changer leurs méthodes d'enseignement.

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divorcent, à une véritable dissolution de la figure paternelle : 80 % des enfants de parents séparés ou divorcés vivent avec leur mère contre 8 % qui vivent avec leur père et 6 % avec d'autres personnes. En outre, 20 % seulement des enfants qui vivent avec leur mère voient leur père une fois par semaine. Par ailleurs, si le père et/ou la mère se remarie(ent}, les enfants se retrouvent au sein de familles composées de fragments des familles précédentes. L'enfant vit alors avec un « beau-père» (stepfather, en ancien français « le parâtre») ou une « belle-mère» (autrefois une « marâtre») aux yeux de qui il n'est pas leur enfant. Il a des demi-frères ou demisœurs si le nouveau couple a des enfants, et des quasi-frères ou sœurs si la personne avec laquelle a choisi de vivre son père ou sa mère amène avec elle ses enfants d'une précédente union. De ce fait, les enfants des familles recomposées ont souvent beaucoup de mal à trouver leurs repères et leur place dans ces nouvelles configurations de personnes et de liens, et d'abord à trouver les mots qu'il faut pour s'adresser à leurs nouveaux «parents ». Enfin, comme la séparation et le divorce sont des pratiques qui tendent à se généraliser, beaucoup d'enfants craignent que leurs parents ne se séparent le lendemain et qu'ils ne puissent plus voir leur père ou leur mère qu'une fois par semaine, le dimanche, et pendant une partie des vacances. Bref, travaillée par ces mouvements opposés, voire contradictoires, la famille n'apparaît certainement plus, en ce début du XXJC siècle, comme le fondement stable de la société, comme sa cellule de base - si elle l'a jamais été. Et la multiplication des couples homosexuels qui revendiquent de pouvoir élever des enfants qu'ils n'ont pas engendrés euxmêmes en tant que couple ajoute de nouvelles incertitudes sur l'avenir de la parenté, de la famille et du mariage. En fait, considérés globalement et avec le recul de l'histoire, tous les changements intervenus récemment dans la parenté apparaissent en phase avec l'évolution générale des sociétés occidentales, qui sont des sociétés capitalistes, donc privilégiant les initiatives et les intérêts individuels, et des sociétés démocratiques, donc rejetant en pr~cipe les formes despotiques de l'autorité publique - mais aussi privée. A ces traits s'en ajoutent d'autres, plus spécifiques, qui ne s'expliquent que par l'influence de la tradition chrétienne, soit parce que cette tradition continue à affecter la vie des individus et des institutions, soit parce qu'elle a provoqué, en réaction contre elle, des formes de rupture spécifiques à l'Occident, dans le domaine de la sexualité ou dans celui de la famille, avec, par exemple, l'institution du mariage civil, devenu la seule forme légale de mariage dans un certain nombre de pays européens (reléguant le mariage religieux dans le domaine des choix privés). Bien entendu, cette évolution n'avait été prévue par personne lorsqu'elle a commencé à s'affirmer une dizaine d'années après la Seconde Guerre mondiale, et personne aujourd'hui ne sait clairement où elle nous mène. Et ceci d'autant moins que les faits qui la conditionnent sont à la fois complexes et insuffisamment connus, et que les problèmes, même

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les plus visibles (comme la difficulté pour les parents à conserver une certaine autorité sur leurs enfants, ou les maîtres sur leurs élèves), doivent être assumés par chacun individuellement, isolément, sans que le débat public ou la mise en partage des expériences les y aident encore réellement. Dire que l'évolution de la parenté est liée à celle, globale, de la société, dans son ensemble revient à regarder bien des jugements sur le mariage, la famille, l'amour, le désir, comme autant de déclarations idéologiques. Pour ceux qui condamnent l'évolution de nos sociétés au nom d'un passé idéalisé, le monde est devenu une jungle où chacun est condamné à se battre contre les autres pour faire triompher ses intérêts et ses appétits particuliers, fût-ce au détriment de ses parents ou de ses amis. A leurs yeux; la famille, autrefois sanctuaire de valeurs éminemment sociales, le respect, la solidarité, l'entraide, est condamnée à disparaître - et a déjà presque cessé d'exister: Pour d'autres, au contraire, notre monde est le premier dans l'histoire à permettre aux individus de vivre selon leurs désirs et leurs sentiments, c'est un monde où chacun choisit librement ceux avec lesquels il (elle) vivra, au-delà des préjugés et des conventions et en tenant pour rien les rapports de classes, de castes et de toute autre hiérarchie sociale, quelle qu'elle soit. TI semble évident que, entre la diabolisation de la société d'aujourd'hui et son angélisation, il y a place pour une autre attitude qui consiste, avant de se prononcer, à procéder à un inventaire détaillé des situations de fait et des pratiques. Cette démarche implique d'écouter sans a priori les gens quand ils parlent d'eux-mêmes et des autres, de leur passé et de leur présent, en s'efforçant de confronter discours et pratiques réelles. Bien entendu, ces discours, ces pratiques doivent être resitués dans un temps beaucoup plus long que celui dont les locuteurs se souviennent personnellement et auquel ils font référence, le temps de l'histoire moderne des sociétés européennes. Cette attitude revient en fait à combiner diverses approches et méthodes des sciences sociales, en premier lieu celles des historiens, qui font revivre pour nous un passé souvent plus ignoré qu'oublié ou inventé, et celles des anthropologues, dont le métier est de s'immerger de façon prolongée dans une société contemporaine pour l'observer, en quelque sorte à distance mais de l'intérieur: Que dit donc l'anthropologie de cette évolution ? Imaginons quelqu'un qui serait peu au fait des derniers développements et avatars de l'anthropologie, mais serait versé dans les sciences sociales et chercherait, en ce début du xxre siècle, à s'informer rapidement sur ce qu'est devenue l'étude de la parenté au sein de cette discipline. Vraisemblablement, ce lecteur aborderait son enquête en ayant encore en tête l'opinion autrefois communément répandue que l'étude de la parenté « est à l'anthropologie ce que la logique est à la philosophie ou le nu à l'art: la discipline de base». Malgré le caractère un peu

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~I(.T"~IOIU·HOSES DE LA PARENTÉ

d')\llf'IIX de la comparaison, cette formule de Robin Fox, auteur d'un 11\'1'(' totljours utile sur la parenté l, semblait lors de sa parution (en 1961) énoncer une évidence établie depuis fort longtemps - et elle devait par la suite être d'ailleurs abondamment citée. Sans nécessairement remonter jusqu'aux pères fondateurs, et particulièrement à Morgan qui, en 1871, avait publié son énorme ouvrage intitulé Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family2, la seule évocation de quelques-uns des grands noms de l'anthropologie - Rivers, Kroeber, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, Fortes, Murdock, Lévi-Strauss, Lounsbury, Dumont, Needham, qui tous doivent une partie de leur renommée à leurs contributions à l'étude de la parenté - devrait suffire à conforter le non-spécialiste dans l'idée que la parenté est bien l'un des domaines d'excellence de l'anthropologie et un objet dont l'étude est quasiment la spécialité de ceux qui s'en réclament. Du coup, notre lecteur serait probablement vite étonné, en balayant les différentes sources de données disponibles sur l'écran de son ordinateur, de découvrir que l'étude de la parenté a pratiquement disparu de l'enseignement de nombreux départements d'anthropologie aux ÉtatsUnis, ainsi que d'un certain nombre d'entre eux en Europe, qui les imitent en cette matière. D'un seul coup, l'éclat dont brillait encore à ses yeux l'étude de la parenté deviendrait comme la lumière que continuent à nous envoyer des étoiles mortes depuis plusieurs millions d'années, un trompe-l'œil et un trompe-l'esprit. En quarante ans, la parenté, qui semblait avoir plutôt bien survécu aux nombreuses et rudes batailles qui avaient opposé, génération après génération, les anthropologues qui cherchaient à en définir ou redéfinir l'objet, les principes et les fondements (biologiques et/ou sociaux), se serait finalement dissoute d'elle-même. Elle serait devenue un non-objet pour les anthropologues eux-mêmes, et cela avant même que ceux d'entre eux qui se réclament aujourd'hui du «post-modernisme» n'entrent en scène et nc s'attellent à la « déconstruction » de leur discipline. En témoignerait le fait que les principales figures de ce mouvement, Marcus, Fisher, Clifford, etc., ne font pratiquement plus référence à la parenté dans les nombreux ouvrages où ils dressent l'inventaire critique de l'anthropologie et proposent de nouveaux objets d'étude pour la reconstruire 3 • En fait, comme la suite de ce livre se propose de le montrer, cet effet de vide provient de ce que l'objet « parenté », bien loin de s'être évanoui, a émigré vers d'autres domaines de l'anthropologie, happé par de

1. R. Fox, Kinship and Ma"iage, Londres, Penguin Books, 1967, p. 10. 2. L. H. Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, vol. 17, Washington, Smithsonian Institution, 1871. 3. G. E. Marcus et M. J. Fisher, Allthropology as Cultural Critique, an Experimental Moment in the Human Sciences, Chicago, University of Chicago Press, 1986. G. E. Marcus, Ethnography though Thick and Thin, New Jersey, Princeton University Press, 1998. J. Clifford et G. E. Marcus, Writillg CII/ture, the Poetics and the Politics of Ethnography, Berkeley, University of Califomia Press, 1986.

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nouvelles interrogations qui le remodèlent. Et du coup, l'analyse de la parenté a tout simplement déserté les lieux où l'anthropologie tournait en rond depuis des décennies, engluée dans de faux problèmes par principe insolubles. Les vides laissés par cette désertion ne sont pas nécessairement le signe que la mort annoncée a déjà eu lieu. Mais commençons par le commencement. Morgan, le fondateur

Pourquoi commencer par l'Américain Lewis Henry Morgan? Parce que son œuvre illustre de façon exemplaire les contradictions auxquelles l'anthropologie se trouve confrontée depuis ses origines, et montre en même temps à quelles conditions le travail de terrain et les interprétations que l'anthropologue propose des faits qu'il a observés peuvent acquérir lentement un caractère scientifique, constituer un type nouveau de connaissances de l'autre et de soi, et non plus s'en tenir à la projection sur cet autre des représentations, des valeurs et des préjugés de l'ethnologue et de sa culture, parés d'un plumage et d'un ramage empruntés aux discours des sciences exactes. Pour mémoire, rappelons qu'à l'époque de Morgan le paradigme de l'explication « scientifique» était la théorie de l'évolution des espèces élaborée par Darwin. C'est dans ce contexte que Morgan, juriste de formation, avocat à Rochester auprès de compagnies de chemin de fer, ami et défenseur des Indiens contre les expropriations et autres exactions qu'ils subissaient de la part des Blancs, se prend de passion pour l'étude de leurs coutumes et décide d'y consacrer sa vie 1. C'est en enquêtant chez les Seneca, une tribu de la confédération des Iroquois, qu'il découvre que leurs rapports de parenté manifestent une logique propre très différente de celle des systèmes de parenté européens et euraméricain. Il note que là où les Européens ont deux termes pour désigner le père et les frères du père (appelés oncles), les Indiens ne font pas la distinction et désignent sous le même terme ces hommes et tous ceux qu'ils classent dans la même catégorie par rapport à un individu de référence (Ego). découvre qu'à l'inverse, là où les Européens ont un seul terme, cousin, pour désigner les enfants des frères et sœurs du père et de la mère, les Indiens en ont deux, l'un dédié aux enfants des frères du père et des sœurs de la mère, l'autre aux enfants de la sœur du père et du frère de la mère, autrement dit qu'ils recourent à des termes différents pour désigner les enfants de collatéraux du même sexe ou du sexe opposé à celui de leurs parents. Bref, ils opèrent une distinction entre ceux que les anthropologues ont appelés les cousins parallèles et les cousins croisés. Or, comme les termes pour désigner les cousins et cousines parallèles sont les mêmes que ceux qui servent à désigner les

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1. T. Trautmann, Lewis Henry Morgan and the Invention of Kinship, Berkeley, University of Califomia Press, 1987. R. Care, Lewis Henry Morgan, American Scholar, Chicago, The University of Chicago Press, 1960.

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frères et les sœurs et que frères et sœurs sont inépousables, les cousins parallèles sont également inépousables sous peine d'inceste. En revanche, il sera souvent possible, sinon recommandé, d'épouser ses cousins ou cousines croisés. Enfin, du fait que, par contraste avec les terminologies de parenté qui classent sous un seul terme plusieurs individus, par exemple le père et tous ses frères, les terminologies européennes procèdent en décrivant par étapes les rapports qui lient un individu à un autre, comme par exemple dans l'expression «le grand-père de mon grand-père est mon trisaieul », Morgan conclut qu'il existe une différence fondamentale de principes entre ces terminologies. li baptisera les premières « terminologies classificatoires» et les secondes «terminologies descriptives». Cette opposition devait par la suite susciter de fortes critiques et fut amendée. Morgan découvrit également que la composition des groupes exogames chez les Iroquois s'expliquait par la mise en œuvre d'un principe de descendance qui passait exclusivement par les femmes alors qu'en Europe la descendance d'un individu passe aussi bien par les hommes que par les femmes. désigna les groupes d'individus qui se considéraient comme descendant par les femmes d'une ancêtre commune d'un mot latin, le mot «gens», ce qui n'était pas un hasard, et il dénomma «descendance matrilinéaire» le principe qui présidait à la constitution de ces groupes de parenté. constata également qu'après leur mariage les hommes quittaient leur clan pour aller résider auprès de leur épouse. Et finalement, il en conclut que tous ces éléments formaient un tout cohérent, doté d'une logique propre, un « système ». TI poursuivit alors son enquête parmi d'autres tribus indiennes d'Amérique du Nord de langues et de cultures différentes et découvrit que, audelà de ces différences, un certain nombre d'entre elles recouraient à des terminologies de parenté dotées de la même structure que celle des Seneca, une structure que plus tard on appellera précisément de type «iroquois ». D'autres groupes, les Crow, les Omaha, présentaient néanmoins des terminologies et des règles d'alliance très différentes. Devant cette diversité, mais aussi devant ces convergences, Morgan décida de lancer à l'échelle du monde entier une enquête sur les terminologies et les règles du mariage. TI rédigea un questionnaire décrivant près d'une centaine de relations de parenté possibles par rapport à un individu de référence (Ego) de sexe masculin ou de sexe féminin, constituant ainsi une sorte d'arbre généalogique qui aboutissait à cet Ego ou en partait, et il en envoya près de mille copies à des missionnaires, des fonctionnaires, des administrateurs coloniaux répanis à travers le monde 1• Grâce à leurs réponses, Morgan fut le premier dans l'histoire de l'humanité à disposer d'une telle quantité et d'une telle variété d'informations sur l'exercice de la parenté dans des sociétés situées un peu partout à la surface de la planète. L'analyse et la comparaison de ces données le

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1. T. Trautmann, Lewis Henry Morgan ••• , op. cit.

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conduisirent à constater que les dizaines de terminologies recueillies dans des langues sans aucun rapport entre elles se présentaient comme autant de variétés ou de variantes autour de quelques formules-types, qu'il baptisa « punaluenne», « turanienne», etc., et que l'on nomme aujourd'h\li, après Murdock, «hawaïenne», «dravidienne », etc. De ce fait, les systèmes de parenté européens allaient désormais apparaître comme des variétés de l'une de ces structures-types, celle qu'on appellera plus tard le type «eskimo ». En 1871, Morgan rassembla une partie des terminologies qu'il avait recueillies, ainsi que ses conclusions théoriques, dans son fameux ouvrage, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, publié sous les auspices de la Smithsonian. Et dans ses conclusions, il insj~tait sur l'importance des rapports de parenté dans l'histoire de l'humanité - et particulièrement au sein des sociétés « non civilisées ». On voit donc comment Morgan a donné à l'anthropologie l'un de ses objets, la parenté, une méthode pour en traiter, le questionnaire généalogique, et un premier lot de résultats scientifiques avec la découverte de quelques-uns des principes que des sociétés non européennes avaient choisis pour organiser les liens de descendance et d'alliance entre les individus et les groupes qui les composaient. Mais tout ceci ne fut possible qu'en vertu de l'effort formidable et persistant de Morgan pour décentrer sa pensée par rapport aux catégories de sa propre société et de sa culture (euraméricaine). Et ce décentrement ne fut lui-même possible que par la suspension du jugement, la mise entre parenthèses provisoire des évidences reçues et partagées au sein de sa société et de sa culture. Certes, la suspension du jugement n'aurait pas suffi à donner un caractère scientifique aux recherches de Morgan. Et il lui aura fallu en outre apprendre à transformer les faits observés en problèmes à résoudre, en questions à poser, bref, en une façon nouvelle de considérer les faits, de les découper et de les regrouper. Mais il fallut aussi inventer une méthode pour les observer sur le terrain, des concepts pour les décrire et des hypothèses pour tenter de les expliquer. Et il fallut enfin poser comme principe que, pour comprendre les données recueillies dans une société quelconque, il est nécessaire de les comparer à d'autres, recueillies dans d'autres sociétés, semblables ou non, voisines ou non. C~est ainsi que la démarche de Morgan opéra une rupture profonde avec la pratique ethnographique spontanée des missionnaires, des militaires, des administrateurs de colonies, des commerçants et autres représentants de l'Occident qui, depuis le XVIe siècle, se préoccupaient de mieux connaître les coutumes des populations qu'ils avaient à convertir, contrôler, administrer, et qui, pour certains d'entre eux, avaient consigné leurs observations dans des lettres, des rapports, ou des récits de voyage.

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Le décentrement inachevé Cependant, et c'est l'autre face de l'œuvre de Morgan, celui-ci, aussitôt les Systems 1 publiés, s'était attelé à la tâche de mobiliser toutes ses données et ses analyses pour reconstruire, comme tant d'autres le faisaient à son époque, ce qu'avait été l'évolution de l'humanité. En 1877, il publia Ancient Society2, un ouvrage dans lequel il décrivait comment l'humanité avait progressé d'un état de sauvagerie primitive (qui la distinguait à peine du monde animal, et où régnait la promiscuité entre les sexes) jusqu'au stade de la civilisation, dont les plus grandes inventions étaient ,nées en Europe occidentale et se poursuivaient sous ses yeux dans les Etats-Unis d'Amérique du Nord, au sein d'une société nouvelle, certes créée par des Européens, mais débarrassée des séquelles féodales qui au milieu du XIXe siècle continuaient à entraver la marche vers le progrès et la démocratie de la plupart des nations du vieux continent. Et dans le cadre d'un schéma hypothétique prétendant rendre compte de l'évolution de Phumanité, qui aurait vu se succéder trois stades de développement social (ceux de la sauvagerie primitive, de la barbarie et de la civilisation), Morgan entreprit d'affecter à telle ou telle de ces trois étapes chacune des diverses sociétés exotiques dont il avait recueilli et analysé les terminologies de parenté. C'est ainsi que les sociétés polynésiennes à chefferies et à structures sociales complexes devinrent des témoins et des vestiges de l'époque où, sortant à peine de la promiscuité animale primitive, des groupes de frères s'unissaient à des groupes de sœurs, « fait» qui « expliquait», selon Morgan, le petit nombre de termes caractéristique des terminologies de parenté dites « hawaïennes » et leur extension, puisque tous les hommes et toutes les femmes de la génération qui précède un individu sont pour lui des « pères» ou des mères », et ceux et celles de sa génération des ( frères » et des ( sœurs ». Bref, le même homme qui avait réussi à décentrer sa pensée par rapport aux catégories de l'Occident, et donné naissance à une nouvelle discipline, mettait cette fois ses résultats au service d'une vision spéculative et idéologique de l'histoire qui, une fois de plus, mais à l'aide de nouveaux arguments, faisait de l'Europe et de l'Amérique le miroir où l'humanité pouvait à la fois contempler ses origines et mesurer les étapes de son évolution - progrès qui avait laissé un grand nombre de peuples loin en arrière. Ceci explique pourquoi Morgan, vingt ans auparavant, avait baptisé les groupes de descendance des Iroquois d'un terme latin, gens. Juriste versé dans le droit romain, il considérait que les clans iroquois fournissaient c(

1. L. H. Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, vol. 17, Washington, Srnithsonian Institution, 1871. 2. L. H. Morgan, Ancient Society or Research in the Lines of Human Progress {rom Savagery through Barbarism to Civilization [1877], Tucson, University of Arizona Press, 1985 (trad. française: La Société archaïque, 1971).

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la clef pour comprendre la gens romaine ou le genos des anciens Grecs depuis longtemps disparus. Les Iroquois du XIXe siècle projetaient ainsi leur système de parenté sur la société romaine antique, mais comme la «gens» iroquoise (qu'on appellera « clan» plus tard} était matrilinéaire et la gens romaine patrilinéaire, les Iroquois devenaient les témoins et les vestiges d'un stade encore plus archaïque de « l'organisation gentilice) de la société. Cette vision sera d'ailleurs très vite (en 1884) reprise par Friedrich Engels dans VOrigine de la famille, de la propriété privée et de l'État, où il tentera de faire correspondre les spéculations évolutionnistes de Morgan avec le matérialisme historique de Karl Marx. Finalement, en présentant la famille nucléaire occidentale, monogame de surcroît, comme la forme la plus rationnelle de famille, celle où les liens « de sang» reliant un enfant à son (vrai) père et à sa (vraie) mère étaient devenus enfin clairement visibles, Morgan, malgré ses efforts pour décentrer sa pensée par rapport aux valeurs et aux représentations de sa société d'origine, ne parvint jamais à considérer la manière occidentale d'organiser la parenté, la famille et le mariage comme un modèle culturel tout aussi ethnocentrique qu'un autre, donc tout aussi « rationnel» ou irrationnel que d'autres. Dès lors, on comprend pourquoi l'œuvre de Morgan fit aussitôt l'objet de tant de critiques dirigées contre son évolutionnisme, dont il parut vite évident qu'il fallait se débarrasser si l'on voulait avancer dans l'exploration du domaine que lui-même avait contribué à fonder comme objet de connaissance scientifique et auquel son ouvrage sur les Systems avait conféré ses premières lettres de noblesse. Après lui, pendant des décennies, des centaines d'enquêtes de terrain menées au sein des sociétés dites « tribales » d'Afrique, cl'Asie, d'Amérique et d'Océanie, ou au sein des sociétés dites « paysannes» en Europe, en Asie et en Amérique latine, allaient venir, l'une après l'autre, confirmer l'importance des rapports de parenté dans leur fonctionnement et même apparaître comme leur « fondement».

Lévi-Strauss et ses critiques Et à mesure que la parenté apparaissait comme le fondement de ces sociétés, son étude fut regardée comme la clef qu'il fallait posséder pour en comprendre Je fonctionnement. D'où la multiplication des travaux sur ce sujet, auxquels allaient contribuer les plus grands noms de l'anthropologie pour en faire la discipline de base de cette nouvelle science sociale. C'est dans ce contexte théorique qui accordait à la parenté un double primat - ontologique dans la vie des sociétés, épistémologique dans leur étude scientifique -, que George Peter Murdock put se permettre de donner à un livre presque entièrement consacré à l'inventaire et à l'analyse des terminologies et des formes de parenté à

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travers le monde le titre de Social Structure (1949)1. La publication, la même année, des Structures élémentaires de la parenté 2 de Claude LéviStrauss allait confirmer l'importance de la parenté dans l'avènement et le destin de l'humanité. En avançant la thèse selon laquelle la prohibition de l'inceste avait été simultanément la condition première de l'émergence des rapports de parenté et celle de l'apparition de la société humaine « authentique », désormais séparée de l'animalité et poursuivant son développement dans un autre monde créé par l'homme lui-même, celui de la culture, LéviStrauss allait faire de l'étude de la parenté un nouvel enjeu: il ne s'agissait plus seulement de comprendre les sociétés tribales ou paysannes, mais de cerner et appréhender ce qu'il y a de véritablement humain dans l'homme, bref, comme disent les philosophes, de saisir son essence. L'enjeu, du coup, débordait singulièrement les ambitions théoriques et les limites de l'anrhropologie et des autres sciences sociales considérées séparément. La thèse de Lévi-Strauss fondait une vision globale de l'homme qui rejoignait -l'évolutionnisme en moins - celle de Morgan, puisque celui-ci avait fait de l'exclusion (pour lui graduelle) de l'inceste, c'est-à-dire de la promiscuité primitive, animale, entre les sexes le moteur des transformations de la famille et de la parenté, et l'une des conditions du progrès de l'humanité. C'est peut-être pour cette raison que LéviStrauss dédia son livre à Morgan. Il rejoignait d'ailleurs implicitement Freud qui, un demi-siècle plus tôt, dans Totem et Tabou 3, avait expliqué par le meurtre par ses fils d'un père despotique et incestueux l'émergence des rapports de parenté (les fils, après avoir tué leur père pour accéder à leurs sœurs et à leurs mères, auraient en effet renoncé à s'unir incestueusement avec elles afin d'éviter d'avoir un jour, eux aussi, à s'entretuer. Les rapports de parenté seraient apparus aussitôt que les frères auraient échangé leurs sœurs et leurs mères auxquelles ils avaient renoncé avec d'autres groupes d'hommes, qui auraient fait de même). Cependant, Lévi-Strauss, dans Les Structures élémentaires, fit peu de cas du fait que Freud avait fondé les rapports de parenté sur l'échange des femmes et fait de cet échange la conséquence de l'interdiction de l'inceste, et ceci probablement parce que le savant viennois avait soutenu l'idée que, pour sortir de la promiscuité sexuelle animale, il fallait avoir au préalable tué le père qui terrorisait la horde primitive. Thèse sulfureuse qui mettait au premier plan la sexualité et sa répression, et prétendait expliquer par un acte unique, invérifiable mais aux effets irréversibles, et, de plus, par un meurtre, ce que Lévi-Strauss prétendait 1. G. P. Murdock, Social Structure, New York, Macmillan, 1949. 2. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949. 3. S. Freud, Totem et Tabou, Paris, Gallimard, 1993, p. 261 : cc On ne voit pas bien pourquoi un instinct humain profondément enraciné aurait besoin d'être renforcé par la loi. Il n'y a pas de loi qui ordonne aux hommes de manger et de boire ou leur interdise de mettre leurs mains dans le feu. La citation est extraite de J. G. Frazee, Totemism aml Exogamy, Londres, Macmillan, 1910, vol. 4, p. 97. JO

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expliquer par le choc que produit l'émergence du langage et de la pensée symbolique chez les humains. Avec Lévi-Strauss, il a pu sembler que l'étude de la parenté, élevée à une telle hauteur, avait un avenir considérable devant elle et que son importance ne serait plus contestée. D'ailleurs, après la publication de son livre, il' devait abandonner progressivement à ses disciples le soin de poursuivre la tâche pour s'attaquer désormais à l'étude des mythes des Indiens d'Amérique, non sans avoir tracé pour d'autres le programme 1 de recherche. Bien entendu, cette tâche à ses yeux ne pourrait être menée à bien que par des disciples ou des collègues qui partageaient avec lui la thèse que les différences entre les divers systèmes de parenté s'expliquent par les formes d'échange des femmes, et qu'il fallait pour les analyser avoir recours à la méthode dite d'« analyse structurale ». Beaucoup s'y attelèrent, et certains obtinrent des résultats importants 2 • Mais déjà l'édifice se lézardait sous les coups de critiques venues de divers bords. Nous n'en donnerons ici que quelques exemples. Très vite, notamment beaucoup d'anthropologues féministes rejetèrent que la parenté était nécessairement fondée sur l'échange des femmes par les hommes, objectant que cela revenait à faire de la domination masculine la condition première, insurmontable, donc « naturelle» en quelque sorte, de l'existence des rapports de parenté et de la société 3• Si c'était vrai, une limite infranchissable était posée aux progrès que les femmes pouvaient espérer atteindre en direction d'une plus grande égalité avec les hommes. Leach de son côté, après avoir accueilli avec intérêt et introduit en Grande-Bretagne les thèses de Lévi-Strauss, en avait ensuite entrepris la critique. Déjà dans son livre Pul Elya, a Village in Ceylon : A Study of Land Tenure and Kinship4, il avait proclamé que les rapports de parenté - de type dravidien - qui liaient entre eux les habitants de ce village n'étaient rien d'autre qu'un idiome, un langage dans lequel s'exprimaient et se dissimulaient des réalités sociales qui avaient plus de poids que la parenté, les rapports à la terre, les rapports de propriété, et qu'en dehors de ces liens à la terre « les systèmes de parenté n'avaient pas de réalité ». C'était là une provocation comme Leach se plaisait à en faire, mais la formule eut son impact. Sa critique préfigurait en effet de quelques années celles que certains anthropologues se réclamant du marxisme, Claude Meillassoux, Emmanuel Terray en France, Joel Khan en Angleterre et d'autres, allaient diriger contre la thèse que les rapports de 1. C. Lévi-Strauss, « The future of kinship studies », Proceedings of the Royal Anthropologicallmtitute, vol. 1, 1965, pp. 13-22. 2. F. Héritier, J.:ExercÎce de la parenté, Paris, Gallimard/Seuil, 1981. 3. R. Reiter, Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, particulièrement le texte de G. Rubin : «The traffie of women : Notes on the "Political Economy" of sex ., pp. 157-210. 4. E. Leach, Pul Elya, a Village in Ceylon : A Study of Land Tenure and Kinship, Cambridge, Cambridge University Press, 1961.

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parenté (et non les rapports de production) étaient au fondement de la société humaine 1. Le geste iconoclaste de Leach devait en effet être suivi par bien d'autres, et ceci en deux lieux saints de l'anthropologie de la parenté en Grande-Bretagne, Cambridge et Oxford. L'un après l'autre, les différents concepts de la parenté, le mariage, l'inceste, la descendance, la notion de filiation complémentaire de Meyer Fortes, celle de prescription ou de préférence dans le choix du conjoint dans les systèmes élémentaires, furent disséqués, et confrontés à divers faits qui venaient contredire leurs définitions courantes. Une fois encore, Leach avait ouvert la voie, dans un autre de ses ouvrages paru la même année que Pu/ Elya (1961) - mais dont le titre, Rethinking Anthropology2, disait clairement que le temps des évidences rassurantes était déjà passé -, en déclarant que le mariage n'était pas une institution susceptible d'une définition universelle. Finalement, en 1969, l'Assemblée générale des anthropologues britanniques (ASA), présidée précisément par Leach, déclara qu'il était devenu nécessaire d'assigner « une assise solide» à l'anthropologie et décida que la première question à débattre devait être, bien entendu, la parenté. C'est à Robert Needham que fut confiée la mission d'organiser en 1970 un grand colloque sur « La parenté et le mariage », dont une partie des communications fut publiée en 1971 sous le titre Rethinking Kinship and Marriage 3, titre qui indiquait clairement que leurs auteurs abordaient ces questions dans la perspective critique de Leach. Ce livre important mérite que l'on s'y arrête, car il est traversé par une contradiction majeure qui éclaire la nature de cette première grande vague de critiques dirigées contre les études de la parenté par des anthropologues de premier rang, experts en ce domaine. Les deux textes de Needham qui introduisent l'ouvrage en sont l'illustration spectaculaire. D'une part, en effet, certains des chapitres, tels celui de Thomas Beidelman sur les représentations de l'inceste chez les Kaguru de Tanzanie, ou celui de J. Fox sur « L'enfant de la sœur considéré comme plante », c'est-à-dire sur les métaphores de la consanguinité à Roti, une île d'Indonésie, ainsi que les longs passages où Needham reprenait et développait ses analyses antérieures sur les Purum, sur les Wikmunkan ou sur la notion d'alliance prescriptive, ne constituaient en rien une critique des études de parenté mais en étaient, au contraire, un prolongement direct et enrichissant. En revanche, dans d'autres passages du même livre, Needham et Leach brandissaient le drapeau de la rébellion. Needham, par exemple, s'affirme 1. M. Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Paris, Maspero, 1966; Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Paris, Maspero, 1973. C. Meillassoux, Femmes, greniers et capitalIX, Paris, Maspero, 1975. E. Terray, Le Marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1969. M. Bloch (dir.), Marxist Analyses and Social Anthropology, Londres, Malaby Press, 1975. 2. E. Leach, Rethinking Anthropology, University of London, Athlone Press, 1963. 3. R. Needharn, Rethinking Kinship and Marriage, Londres, Tavistock Publications, 1971. Traduction française: La Parenté en question, Paris, Seuil, 1977.

INTRODUCTION

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structuraliste tout en critiquant Lévi-Strauss pour avoir cédé à «la passion des généralités », selon l'expression de Wittgenstein! (dont Needham était un fervent admirateur). La critique ne visait pas seulement Lévi-Strauss et sa théorie de l'inceste, mais aussi Meyer Fortes pour avoir avancé la thèse de l'existence d'une « filiation complémentaire» présente dans les systèmes de parenté unilinéaires, c'est-à-dire l'idée que, dans une société patrilinéaire par exemple, les liens de l'enfant avec le lignage ou le clan de la mère, sans constituer des liens de « descendance» avaient une existence forte, reconnue et complétant dans beaucoup de circonstances les liens de descendance. Pour Needham, face à l'extrême diversité des faits, toutes les définitions générales de l'inceste, du mariage, apparaissaient comme des « mots à tout faire », des généralisations abusives. Mais en même temps il critiquait, avec raison, ceux de ses collègues qui n'avaient pas encore compris que non seulement on ne peut faire aucune déduction sociologique sur des institutions, des groupes ou des personnes à partir de la structure d'une terminologie mais on ne peut même pas déduire que les statuts dénotés par un même terme auront le même sens 2 • C'est donc dans cette perspective qu'il faut lire les déclarations suivantes, qui firent grand bruit à l'époque: Le terme « parenté est donc sans aucun doute fallacieux et est un critère erroné pour la comparaison des faits sociaux. TI ne désigne aucune classe distincte de phénomènes et aucun type distinct de théorie. Il ne répond à aucun canon de compétence et d'autorité. On ne saurait dire, en conséquence, qu'un anthropologue est fort en parenté: il peut être fort en analyse et, dans ce cas, tout dépend de ce qu'il analyse 3 (p. 45). J)

Ou encore: Pour parler net: la « parenté» ça n'existe pas; d'où il s'ensuit qu'il ne saurait y avoir de "théorie de la parenté" 4 (p. 107). Leach, dans le même ouvrage, ira même plus loin que Needham, tout en le mettant paradoxalement dans lè même sac que les anthropologues qu'il avait critiqués: Tout cela revient à dire qu'à mes yeux l'utilité de l'étude des systèmes de parenté en tant qu'ensembles - qui va de Morgan à Lounsbury en passant par Rivers, Radcliffe-Brown et Goodenough, et, d'autre part, par LéviStrauss et Rodney Needham - a fait long feu (p. 169). 1. 2. 3. 4.

L. Wittgenstein, The Bille and Brown Books, Oxford, Blackwell, 1958, pp. 43-44. R. Needham, La Parenté en q'lestion, op. cit., p.94. Ibid., p. 45. Ibid., p. 107.

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Mais Leach d'ajouter immédiatement: Qu'on n'en déduise pas que l'analyse de la logique formelle des ensembles de termes de parenté soit pour moi une activité entièrement dépourvue d'intérêt (p. 169).

Provocations et paradoxes, comme on le voit, étaient pain quotidien pour Leach! Même attitude chez Needham qui, après avoir enterré le concept de parenté et avec lui toute tentative visant à élaborer une théorie générale de celle-ci, soulignait en des termes qui appartiennent à l'anthropologie la ph:s classique que : Plus l'analyste va loin, plus il est contraint de s'attacher aux détails de la signification culturelle : cela implique qu'il essaie d'imposer une construction cohérente aussi bien à la diversité imprévisible des significations et des fonctions que tout terme peut prendre qu'à l'ensemble des termes combinés 1.

Sages paroles, qui montrent que le rejet proclamé de la notion de parenté et la critique de toute théorie générale ne signifiaient pas à l'époque, pour Needham ou Leach, une condamnation à mort des études sur la parenté mais la proclamation, en des termes volontairement excessifs et gratifiants pour leurs auteurs, qu'il fallait non pas cesser mais reprendre sur d'autres bases les études sur la parenté en examinant, audelà des terminologies, les liens de la parenté avec f économie, le pouvoir, la religion, etc. Quinze ans plus tard, il ne devait plus en être de même avec la parution du livre de Schneider Critique of the Study of Kinship (1984)2, qui allait inaugurer la seconde grande vague d'assaut contre les études sur la parenté et le concept même de parenté. Ce livre apparut pour beaucoup comme l'estocade finale portée au majestueux édifice des écrits consacrés à ce thème. Schneider, dans cet ouvrage, après avoir décrit comment, vingt ans auparavant, il avait analysé et interprété les rapports de parenté des habitants de l'île de Yap (Micronésie), où il avait fait son premier terrain, se livre à une autocritique radicale de ses premiers écrits et propose une autre interprétation des mêmes faits, et particulièrement de la nature de l'unité sociale de base de la société de Yap, le tabinau. Précédemment, il l'avait définie comme une famille étendue patrilocale associée à un système de parenté matrilinéaire. Dans sa seconde lecture, Schneider insiste désormais sur le fait que, selon lui, pour les habitants de Yap, ce qui lie les membres d'un même tabinau n'est pas la parenté mais la coopération effective dans le travail d'une même parcelle de terre, travail 1. Ibid., p. 95. 2. D. M. Schneider, A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor, The University of Miclùgan Press, 1984.

INTRODUCTION

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qui seul fonderait le droit pour les individus d'en hériter. Bref, le tabinau n'est plus à ses yeux un kin-group et la société de Yap n'est plus une société « fondée sur la parenté» (kin-based society), mais sur d'autres rapports (économiques), et d'autres valeurs (religieuses et cosmiques). Cette auto~ritique rejoignait donc la position de Leach à propos de la parenté à Pul Elya. En dépit de cette convergence avec lui, Schneider la mentionnait au passage sans s'y attarder, et adressait une première critique contre « presque tous les anthropologues» qui l'avaient précédé (et contre lui-même dans sa première vie), celle d'avoir abusivement posé pour principe que la parenté était une valeur fondamentale universellement reconnue dans toutes les sociétés. On était arrivé aux antipodes de Lévi-Strauss. Dans une seconde étape, Schneider entreprit pourtant de passer au crible les principales définitions de la parenté formulées depuis Morgan jusqu'à Scheffler et Lounsbury. Au terme de ce parcours, il s'estima en droit d'affirmer que toutes les études sur la parenté depuis Morgan avaient été fondées, explicitement ou implicitement, sur la même définition ethnocentrique de la parenté. Pour les Européens et les Euraméricains 1, la parenté a essentiellement à voir avec la procréation, la reproduction des êtres humains. Cette reproduction est d'abord un processus biologique, et de ce fait les liens généalogiques entre les individus sont des liens biologiques, «des liens de sang». Pour les Occidentaux, la famille nucléaire est le lieu où, précisément, se mêlent et se partagent entre les enfants les sangs de leurs parents. Finalement, dans les théories des anthropologues, on retrouverait l'idée occidentale, partagée aussi bien par Malinowski que par Meyer Fortes ou Scheffler, que, quels que soient les valeurs culturelles et les attributs sociaux qui peuvent être associés à ces liens généalogiques dans telle ou telle société, au cœur de tout système de parenté existerait une structure généalogique universelle, incontournable et indissoluble, et procédant de la famille nucléaire. C'est à partir de cette structure considérée comme le noyau des relations « primaires » de parenté que seraient dérivées « par extension directe et réinterprétation toutes les autres relations de parenté »2. La conclusion générale de Schneider fut donc que: 1. Schneider lui-même fut à l'origine d'une enquête importante sur les valeurs culturelles attachées aux rapports de parenté aux États-Unis qui donna lieu à la publication de American Ki"ship : A Cultural Account, Englewood Cliffs (N)), Prentice Hall, 1968, et, en collaboration avec R. T. Smith, d'un autre ouvrage, Class Differences and Sex Roles in American Kinship and Family Structure, Englewood Cliffs (N]), 1973. On lui doit également des articles remarquables tel « The meaning of incest », The Journal of the POIY'leSia" Society, vol. 8S (2), 1976, pp. 149-169, et auparavant son introduction à l'ouvrage Matrilineal Kinship, Berkeley, 1961, University of California Press, que Leach considérait comme un petit ct chef-d'œuvre ». Notre critique de Schneider ne concerne pas l'œuvre ct en bloc» mais son ouvrage de 1984, qui a eu le plus d'impact. 2. B. Malinowski, ( Paremhood - The basis of social structure .. , in The New Generation, V. Calverton et S. D. Schmalhausen (dir.). New York, Macaulay, p. 165, cité par Schneider, p. 171.

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Mf:TAr-.10RPHOSES DE LA PAREN"Œ

L'étude de la parenté dérive directement et pratiquement sans altération de l'ethnoépistémologie de la culture européenne [...]. Le présupposé que « Blood is thicker th an water », que le sang est plus épais que l'eau, tenu [...] pour une vérité fondamentale de notre culture 1

se serait transformé en un postulat pseudo-scientifique que Schneider a baptisé: la doctrine de Punité généalogique du genre humain 2 • C'est sur ce postulat qu'aurait été fondée la méthode d'enquête généalogique mise au point par Morgan, Rivers et d'autres, et avec laquelle tous les anthropologues étaient partis sur le terrain explorer la parenté au sein de la société qu'ils avaient choisi d'étudier. Du coup, tous s'étaient condamnés à échouer puisque, appliquant une méthode qui transportait avec elle les préjugés culturels de l'Occident transformés en vérités sociologiques universelles, leurs travaux ne pouvaient qu'aboutir à des résultats qui confirmeraient leur vérité et leur universalité. Pour Schneider, une seule conclusion s'imposait donc, simple et claire: depuis Morgan, les études sur la parenté avaient tout simplement tourné en rond, et l'analyse objective de la parenté n'avait jamais encore véritablement commencé. Dans la suite de ce livre, on examinera une à une ces critiques et on y répondra. Certaines d'entre elles sont proprement irrecevables. Mais sans attendre, il est impossible de passer sous silence ici le fait que de nombreux anthropologues avaient montré bien avant Schneider que, dans telle ou telle société, les termes de parenté employés par les individus pour se référer à d'autres individus qu'ils considèrent comme des parents ne correspondent pas à des liens généalogiques « réels » mais à des relations entre des catégories d'individus considérés comme entretenant entre eux le même rapport social. Durkheim en avait déjà fait la remarque pour les Aborigènes australiens - ce dont Schneider le loue tout en lui faisant reproche de n'avoir pas cherché à montrer en quoi ce rapport social était précisément un rapport de parenté plutôt qu'autre chose. Beaucoup d'autres avaient suivi Durkheim, tels Hocart, Leach, Dumont, que Schneider d'ailleurs ne cite pas. Par ailleurs, même dans les sociétés où les informateurs mettent l'accent sur les rapports généalogiques entre les individus, il est difficile, dès lors que l'on prend au sérieux les représentations culturelles du processus de procréation, de réduire ces rapports généalogiques à des rapports biologiques au sens ou notre culture l'entend, c'est-à-dire des rapports qui partagent et mêlent les sangs des parents. est du reste fort couramment admis que les représentations culturelles du rôle du sang dans la procréation des enfants ne relèvent pas de la biologie (en tant que discipline scientifique expérimentale), mais de l'idéologie. En outre, rien n'est mécanique dans la culture, et pour le montrer il suffit de citer l'exemple de sociétés où le «principe de descendance »), comme disent les anthropologues, est patrilinéaire et où cependant il est

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1. D. Schneider, A Critique of the Study of Kinship, op. cit., pp. 174-175. 2. Ibid., p. 195.

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fait silence sur un éventuel rôle du sperme ou même du sang dans la conception d'un enfant. De plus, s'il est vrai que la présence d'une terminologie de type iroquois au sein de centaines de sociétés d'Afrique, d'Océanie et d'Amérique ne nous dit rien sur la manière dont chacune d'entre elles conçoit le processus de procréation d'un enfant, et donc se représente ce que nous appelons la maternité, la paternité, etc., il reste à expliquer pourquoi tant de sociétés culturellement aussi différentes recourent à une terminologie de parenté dont la structure formelle est semblable. Ce point aussi fut entièrement passé sous silence par Schneidet; qui, finalement, cherchait à enfermer ses collègues dans un faux syllogisme. Partant du fait réel que l'on ne sait jamais à l'avance ce qu'est la parenté dans une société non européenne et, d'autre part, du fait que l'on sait que, pour les Européens, la parenté est conçue comme un ensemble de rapports biologiques et sociaux qui lient entre eux les individus des deux sexes dans le procès de reproduction de la vie et de succession des générations, Schneider considérait que chercher à découvrir la manière dont les autres sociétés se représentent ce processus revient toujours à retrouver chez les autres ce qu'on a déjà en soi et que l'on a transporté avec soi chez les autres. Les anthropologues ne feraient ainsi que « découvrir» dans les autres cultures des prétextes à dresser des miroirs où se refléterait leur propre image à l'infini, mais revêtue des traits de l'autre. C'est le paradoxe de Borges. Bref, si pour Leach et Needham le terme « parenté» ne désignait finalement aucune classe distincte de faits ni aucun type distinct de théorie, ils n'en avaient pas moins continué à étudier des faits de parenté et à en proposer la théorie. Schneidet; lui, considère que la parenté existe bel et bien comme telle, mais seulement chez nous. Ou plus exactement, qu'elle existe peut-être chez les autres, mais qu'on ne peut postuler cette existence, et que toute tentative pour le savoir est condamnée à l'échec si l'on s'en remet à la méthode d'enquête généalogique. Après Schneider, l'étude de la parenté valait-elle donc encore une heure de peine? En réalité, les choses ne se sont pas passées comme Schneider l'avait prévu. C'est qu'entre-temps la parenté avait été happée par d'autres interrogations et avait émigré vers d'autres lieux où son objet avait commencé à se remodeler et à s'enrichir. Les anthropologues s'étaient, par exemple, intéressés de plus en plus aux rapports entre les sexes et à la question des formes et des fondements des pouvoirs masculins ou féminins dans les sphères de la vie privée et publique. Et la parenté avait été aussi de plus en plus abordée, non plus comme un domaine isolé, mais comme un aspect du procès global de la reproduction des sociétés. Ou bien, encore à l'opposé de cette approche globale, mais complémentairement à elle, la parenté avait été considérée comme un élément du procès de construction de la personne, du moi. Et en se déplaçant ainsi, l'étude de la parenté était enfin parvenue à déserter les lieux où, depuis des décennies, elle tournait en rond en s'épuisant à répondre à de fausses questions sur lesquelles Leach, Needham et aussi Schneider avaient eu le mérite d'attirer l'attention.

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C'est amsl que, depuis les années 1980, presque plus personne ne cherche à déduire de l'analyse formelle d'une terminologie de parenté la structure de la société qui en fait usage. Et à l'inverse, personne n'explique la présence de telle ou telle terminologie de la parenté par l'existence de tel ou tel mode de production - ou de tel ou tel système politique. La mort annoncée n'a donc pas eu lieu! Et à les examiner d'un peu près, on s'aperçoit que les thèmes d'étude aujourd'hui privilégiés (la construction de la personne, les rapports entre les sexes, la parenté dans le fonctionnement global d'une société, etc.) ne sont pas vraiment nouveaux. Ce qui est neuf, c'est d'abord que ces thèmes sont passés au premier plan des préoccupations des chercheurs. Or, ceci ne s'explique pas uniquement par des raisons cl' ordre scientifique, mais aussi par ce qui se passe dans nos sociétés, par exemple les luttes et les pressions sociales pour plus d'égalité entre les sexes. Ce qui est nouveau également, c'est qu'on ne puisse plus, pour répondre à ces interrogations, recourir à des notions hier encore évidentes, telle l'idée que les sociétés dites ({ primitives» seraient des sociétés « fopdées sur la parenté» ou que la famille est le fondement de la société. A ces raisons s'ajoute le fait que, dans le contexte actuel de la mondialisation accélérée de l'économie capitaliste et de l'intégration de toutes les sociétés dans ce système mondial, le procès de reproduction globale de chaque société locale repose de moins en moins sur des bases propres à cette société, de sorte que les rapports de la parenté qui avaient pu jouer en d'autres époques un rôle important dans ce processus contribuent de moins en moins à la reproduction sociale des groupes et des individus. La conclusion à tirer de ce bref panorama des métamorphoses de la parenté dans la vie et dans la théorie nous semble claire. L'anthropologie ne saurait exister comme discipline scientifique qu'en soumettant en permanence à la critique et à l'autocritique ses concepts, ses méthodes et ses résultats et en replaçant toujours cette réflexion sur soi dans l'histoire, pas seulement l'histoire de l'anthropologie et des sciences sociales, mais l'histoire des sociétés au sein desquelles les anthropologues se sont formés à leur métier, comme celle des sociétés au sein desquelles ils ont exercé concrètement ce métier. C'est dans cette perspective que nous allons revenir maintenant sur notre propre travail, pour montrer comment nous avons concrètement étudié la parenté chez les Baruya, une société de Nouvelle-Guinée où nous avons vécu et travaillé au total plus de sept ans, entre 1967 et 1988.

CHAPITRE PREMIER

Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée ou la parenté sur le terrain Analyser et interpréter le domaine et l'exercice de la parenté dans les sociétés contemporaines n'est évidemment pas seulement une affaire de théories et de partis à prendre entre les différentes hypothèses et doctrines avancées par tel ou tel anthropologue pour en rendre compte. TI faut aussi avoir mis soi-même la main à la pâte et réalisé, en la matière, une enquête systématique sur les rapports et les représentations de la parenté au sein d'une société réelle. L'obligation vaut aussi bien pour les anthropologues que pour les sociologues et autres spécialistes des sciences sociales concernées par l'étude des sociétés contemporaines. La boîte à outils qu'on emporte avec soi

TI va aussi de soi que, avant d'entreprendre une telle enquête, un chercheur ne saurait se vider la tête de tout ce qu'il a auparavant lu, entendu, appris et compris sur la parenté. Une telle amnésie volontaire est impossible. En revanche, ce qu'il est possible et même recommandé de faire est de se mettre en état de vigilance critique pour être prêt, si nécessaire, à réviser ou à abandonner des concepts que le chercheur considérait jusque-là comme analytiquement fondés ou des méthodes d'enquête tenues pour « efficaces », «payantes », etc. Mais en attendant d'être confronté à de telles situations, chacun commence à travailler avec l'appareil théorique et méthodologique qui est le sien et qui lui paraît utile pour faire ce qu'il prétend faire. Ce fut bien entendu notre cas quand nous avons entrepris d'étudier les rapports de parenté existant chez les Baruya, une population de l'intérieur des hautes terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée au sein de laquelle, en 1967, nous avions choisi de vivre et de « faire du terrain », comme on disait alors. Comment avons nous procédé? quels résultats avonsnous obtenus et quels déplacements théoriques ont ensuite opéré en nous les faits que nous avons observés? C'est ce que nous allons tenter de décrire maintenant.

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En 1967, en France, on l'a dit, les travaux théoriques de Claude LéviStrauss sur la parenté occupaient la première place et avaient conquis une large audience dans les pays anglo-saxons. Leach avait certes déjà formulé ses premières critiques contre lui dans Rethinking Anthrop%gy, mais la scène était encore largement occupée par les débats et les disputes de ceux pour qui la descendance était l'axe primordial des rapports de parenté, et ceux pour qui le mariage, l'alliance matrimoniale, jouait ce rôle, bref, entre d'un côté le camp de Meyer Fortes, Evans~ Pritchard, Jack Goody, etc., et de l'autre celui de Lévi-Strauss, Needham, Louis Dumont, Leach, etc. Dans chaque camp d'aucuns avaient certes commencé à souligner qu'il n'y avait pas de définitions de la famille, du mariage, de l'inceste, etc., qui fissent l'unanimité, et surtout qui s'appliquassent à toutes les sociétés. Mais personne ne mettait alors sérieusement en doute que des institutions comme les principes de descendance, la filiation, le mariage, la famille, la transmission des noms et des statuts, les rapports avec les ancêtres, la dot, l'échange des femmes, etc., faisaient partie du champ de la parenté et de son exercice. Tout le monde connaissait également les catégories de Murdock, fondées sur les terminologies de parenté: « hawaïenne », « soudanaise », « Eskimo », etc., dont on avait isolé les principes de construction et les structures formelles, ce qui permettait de les repérer sur le terrain. Enfin, bien que ce fût déjà un fait bien connu (depuis Hocart 1 au moins) que dans beaucoup de sociétés d'Australie, d'Océanie, d'Asie, d'Amérique, les termes de parenté ne désignent pas seulement (ou pas du tout) la position généalogique d'un individu par rapport à un autre pris comme référence (un Ego abstrait, qualifié seulement par son sexe, masculin ou féminin), mais désignent (souvent) des rapports entre des « catégories» d'individus qui se trouvent entre eux dans un même rapport sans avoir cependant aucun lien généalogique, personne en France, en 1959, ne formulait encore de critique radicale à l'endroit de la méthode généalogique dans les enquêtes sur la parenté. On recommandait seulement à l'anthropologue débutant de ne pas forcer ses informateurs à inventer des généalogies pour lui faire plaisir et d'être conscient que des informateurs peuvent avoir toutes sortes de raisons pour manipuler les généalogies qu'ils exposent, des raisons intéressées, et donc intéressantes pour l'ethnologue à condition qu'il soit capable de s'en apercevoir et d'en découvrir les motifs ... Bref, ce fut avec ce bagage d'outils théoriques et de conseils critiques, alors partagé par les jeunes anthropologues, que nous sommes parti en octobre 1966 pour la Nouvelle-Guinée où nous sommes arrivé au début de 1967, après être passé par l'Australie afin d'apprendre le pidgin mélanésien dans le laboratoire de langues de l'université de Canberra, dirigé alors par A. Wurm. Robert Glasse, Andrew Strathem et d'autres nous avaient prévenu de 1. A. M. Hocart, .. Kinship systems ", Anthropos, vol. 32, 1937, pp. 545-551.

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l'importance du pidgin pour circuler en Nouvelle-Guinée. Mais pourquoi la Nouvelle-Guinée? Et pourquoi les Baruya, parmi lesquels, quelques mois plus tard, nous allions décider de vivre et de travailler? Pour rendre compte de ces choix personnels et des conséquences qu'ils entraînèrent pour nous, je me permettrai de poursuivre ce récit à la première personne.

Pourquoi la Nouvelle-Guinée? C'est sur les conseils de Claude Lévi-Strauss que ravais finalement choisi ce pays pour faire un « vrai » terrain. Après des études de philosophie puis d'économie, j'avais décidé de devenir anthropologue et de m'intéresser à un domaine alors peu développé: l'étude des systèmes économiques des sociétés tribales et paysannes, bref, de me consacrer à l'anthropologie économique. ravais opéré ce choix dans une perspective marxiste, car je pensais à l'époque que l'étude des modes de production et de circulation des biens de subsistance et des richesses (étude négligée en général par les ethnologues au profit de celle de la parenté ou de la religion, à d'illustres exceptions près tels R. Firth, A. Richard, Herskovitz, Bohannan et quelques autres) pouvait mieux que d'autres approches théoriques expliquer l'origine et le fonctionnement des systèmes de parenté et des systèmes politiques. Je m'étais alors adressé à Claude Lévi-Strauss, qui m'avait accepté dans son équipe et dont je devins l'assistant avec pour mission d'étudier 1'« infrastructure» des sociétés dont il analysait, lui, les « superstructures », la parenté et la religion. Lévi-Strauss à l'époque recourait encore volontiers à ce vocabulaire emprunté à Marx 1. L'occasion se présenta assez rapidement à moi de m'impliquer franchement dans le domaine de l'anthropologie économique quand l'Unesco me proposa de partir au Mali étudier les effets, sur le développement des communautés villageoises et des groupes ethniques locaux, de la mise en place d'une économie socialiste planifiée. Celle-ci avait été décidée par le président Modibo Keita et son parti, le Rassemblement démocratique africain (RDA), après que le Mali eut rompu avec la France et accédé à l'indépendance. Arrivé sur place, j'avais dû constater quelques semaines plus tard, que s'il existait bien un ministère et un ministre du Plan, il n'existait pas à proprement parler de plan, et que ce qui en tenait lieu n'avait pas beaucoup d'effets positifs sur le développement du Mali. Je consacrai alors mon temps à parcourir le pays et à lire la littérature consacrée à l'anthropologie économique que j'avais emportée avec moi. Un an plus tard, quand je revins à Paris, déçu, j'avais envie de faire un vrai terrain 2. 1. Cf. C. Uvi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. 2. Et en attendant, je rédigeai une synthèse de mes lectures maliennes qui parut dans L'Homme sous le titre cc Objet et méthodes de l'anthropologie économique .. , V (2), 1965, pp_ 32-91.

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Je cherchai d'abord conseil auprès d'Alfred Métraux, un ami qui me suggéra, plutôt que de retourner en Afrique, d'aller en Colombie parmi des groupes d'Indiens qu'il avait visités une trentaine d'années auparavant. Vidée me tenta, et j'en discutai à plusieurs reprises avec lui pour donner forme à ce projet, mais un soir, quelques heures après avoir à nouveau longuement reparlé ensemble, Métraux se donna la mort. Tout au long de notre conversation, il ne m'avait rien laissé deviner de sa décision, s'il l'avait prise. Quand, quelques jours plus tard, lors des funérailles de Métraux, je fis part à Lévi-Strauss de ce que nous avions envisagé comme terrain pour moi, il me déconseilla de poursuivre cette idée, en m'expliquant qu'il y avait déjà beaucoup d'anthropologues français qui travaillaient en Afrique ou en Amérique et qu'il y avait mieux à faire: aller en Nouvelle-Guinée, dernier pays où l'on trouvait des sociétés moins bouleversées par l'impact colonial et occidental qu'ailleurs, et où s'étaient illustrés quelques grands noms de la discipline, Malinowski, ThurnwaId, Mead, Fortune, etc. Je me rendis à ces raisons, et pendant deux ans je me préparai à partir en Nouvelle-Guinée. En janvier 1967 j'arrivai en Nouvelle-Guinée, muni d'une liste de noms de tribus ou de groupes locaux que des collègues, R. Rappaport, P. Vayda, Robert Glasse, A. Strathern, R. Crocombe, etc., qui avaient déjà fait du terrain en Nouvelle-Guinée m'avaient recommandé de visiter avant de choisir:. Ces tribus étaient en général voisines de celles où ils avaient eux-mêmes fait leur terrain. Ds savaient donc qu'elles n'avaient pas encore été étudiées et pensaient que cela valait la peine de le faire afin d'enrichir le matériau, à des fins comparatistes. Sur ma liste ne figuraient pas les Baruya. Pourquoi les Baruya ?

Ma rencontre avec les Baruya fut le fruit du hasard, même si la décision de les choisir pour terrain ne le fut pas. En fait, le premier nom sur ma liste des groupes à visiter était les Waffa, une tribu qui vivait à quelques jours de marche au sud de la Markham River et que personne, en 1967, n'avait visitée depuis une dizaine d'années. Après différentes péripéties (comme la traversée sans gué et sans pont de la Markham River, des guides qui m'abandonnent dans la brousse avant la traversée de la Waffa River, l'arrivée inattendue de trois hommes surgis de la forêt qui acceptent, disent-ils, de me conduire chez les Waffa), je me retrouve après quelques jours au pied d'une haute falaise au sommet de laquelle on devinait un village dont les habitants nous regardaient approcher... Parmi eux deux Européennes. J'appris alors de mes trois guides que je n'étais pas du tout arrivé chez les Waffa mais chez les Watchakés, et que ces deux européennes étaient deux sœurs attachées au Summer Institute of Linguistics (SIL), et qui vivaient là depuis des années pour apprendre la langue, traduire la Bible et convertir les gens au christianisme. J'étais furieux d'avoir été berné, mais ils m'expliquèrent alors que les Waffa vivaient en fait trop loin et qu'ils avaient pensé que ce serait utile pour

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moi de rencontrer les sœurs Best dans la mesure où elles connaissaient bien la région et parlaient anglais. Quarante ans après, je les remercie encore de cette initiative. Je restai quelque temps chez les Watchakés à écouter et à interroger les sœurs Best qui, à cette époque, recueillaient et traduisaient des récits traitant de l'origine des Pléiades, des plantes cultivées, etc. Un jour où j'exposais mes intentions, l'une des sœurs me désigna le plus haut sommet de la chaîne de montagnes qui barrait l'horizon et me dit : Pourquoi n'iriez-vous pas chez les Baruya? Ce n'est qu'en 1960 que l'Administration a établi un patrol post pour contrôler leur région, et depuis 1965 on peut librement y circuler. Nous avons un couple de missionnaires, les Lloyd, qui vivent dans un village, à quelques heures de marche du patrol post de Wonenara. Vous verrez, les Baruya sont encore habillés comme les Watchakés l'étaient autrefois. Hier encore ils étaient en guerre avec leurs voisins.

Je me laissai tenter et, quelques jours plus tard, je me retrouvai à Wonenara, sur le bord d'une petite piste d'atterrissage où m'attendait Dick Lloyd qui m'emmena à Yanyi, son village. j'appris par lui que les Baruya avaient été « découverts » en 1951 par Jim Sinclair 1, un jeune officier qui avait monté une expédition pour savoir qui étaient les « Batia », dont la réputation de fabricants de barres de sel utilisées comme une sorte de monnaie dans les échanges 2 était parvenue jusque dans la région où il était en poste. j'appris aussi que les Baruya appartenaient à un grand groupe de tribus appelées de façon méprisante « Kukakuka » (voleurs) par leurs ennemis (terme repris sans précaution par l'administration australienne pour les désigner) et que les Kukakuka avaient résisté à la pénétration des patrouilles australiennes et des chercheurs d'or blancs en en tuant ou blessant quelques-uns, parmi lesquels un jeune officier, J. McCarthy 3, qui, après être tombé dans une embuscade, était parvenu à s'enfuir et à marcher plusieurs jours avec une flèche dans le ventre. Plus tard McCarthy devait devenir hautcommissaire de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, et raconter ses aventures chez les Kukakuka dans un livre de Mémoires paru en 1963, quatre ans avant mon arrivée en Nouvelle-Guinée. Quittant les Lloyd et le village de Yanyi, je partis visiter le pays des Baruya. Ceux-ci vivent à plus de 2 000 mètres d'altitude dans deux hautes vallées d'une chaîne de montagnes dominées par un volcan, le mont Yelia. Sur les flancs des montagnes se succèdent des savanes déboisées par le feu et de grandes étendues de forêt tropicale, primaire 1. J. P. Sinclair, Behind the Ranges. Patrolling in New Guinea, Melbourne, Melbourne University Press, 1966. 2. M. Godelier:, «La monnaie de sel des Baruya de Nouvelle-Guinée », L'Homme, XI (2), 1969, pp. 5-37 et « Outils de pierre, outils d'acier chez les Baruya de NouveUeGuinée ~, L'Homme, xm (3), 1973, pp. 187-220. 3. J. K. McCarthy, PatTol into YesteTday. My New Guinea YeaTS, Melbourne, F. W. Cheshire, 1963.

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ou secondaire. Le paysage m'impressionnait par sa beauté, mais je devais vite découvrir que la Nouvelle-Guinée abonde en paysages grandioses. Je quittai la vallée de Wonenara, franchis la chaîne de montagnes et me retrouvai dans la vallée de Marawaka, la partie du territoire des Baruya qui n'était pas encore directement contrôlée par l'Administration austra· lienne. J'allai de village en village, couchant dans les maisons des hommes où vivaient les jeunes initiés. A l'époque, tous les hommes et tous les adolescents portaient en permanence leurs arcs et leurs flèches. Les femmes et les jeunes filles qui circulaient sur les sentiers s'arrêtaient et se cachaient le visage derrière leur cape d'écorce chaque fois que des hommes mariés ou de jeunes initiés les croisaient ou les dépassaient. En certains lieux, deux sentiers couraient en parallèle, l'un réservé aux hommes, l'autre en contrebas pour les femmes et les enfants. Près des cours d'eau s'étendaient des champs de canne à sel avec, ici et là, des constructions, les fours où l'on produisait des barres de sel cristallisé. La population vivait dans des villages de 200 à 300 personnes, perchés sur les crêtes des montagnes pour .se protéger des attaques des ennemis et dominés par une ou plusieurs « maisons des hommes ». Deux semaines plus tard je quittai les Baruya, emportant avec moi ces observations et ces impressions, et j'entrepris de visiter enfin les groupes inscrits sur ma liste. Après quelques semaines, je me suis retrouvé dans la région du mont lalibu, bloqué par une rivière en crue et contraint d'attendre que ses eaux baissent pour la franchir et me rendre chez les Huli, un groupe vivant du côté de Mendi où avait travaillé Robert Glasse. C'est là que je décidai de mettre fin à ce voyage de reconnais· sance, parce qu'il m'était devenu évident que rien de ce que j'avais vu ne m'attirait autant que les Baruya. Plusieurs critères rationnels intervinrent dans ce choix. Le fait, bien sûr, qu'aucun anthropologue n'avait travaillé chez les Baruya et que j'allais donc être le premier 1. Mais à l'époque, en Nouvelle-Guinée, c'était encore facile et courant pour un anthropologue d'être le premier quelque part. D'autres raisons pesèrent plus encore. En premier lieu, la réputation qu'avaient les Baruya d'être les producteurs d'une sorte de « monnaie » de sel. J'avais la tête pleine de Malinowski, des échanges Kula, etc., et je me réjouissais à l'idée d'étudier un autre réseau d'échanges régionaux. Le fait, ensuite, qu'ils initiaient leurs garçons (j'ignorais alors que les filles aussi étaient initiées) et que ces garçons, jusqu'à leur mariage, vivaient séparés du monde des femmes, dans les fameuses maisons d'homme perchées au sommet des hauteurs où sont 1. Mais pas le seul. Dans les années qui suivirent, j'invitais de jeunes chercheurs à me rejoindre et à développer leurs propres recherches. Jean-Luc Lory sur le chamanisme et sur l'horticulture des Baruya, Pierre Lemonnier sur la fabrication du sel et sur les techniques des Baruya, Annick Coudart, une jeune archéologue, qui désirait étudier les traces que laisse dans le sol un village d'horticulteurs pour les comparer avec celles que laissèrent les populations d'agriculteurs sur brûlis de l'époque néolithique.

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construits les villages. Le fait, aussi, que les Baruya avaient une réputation guerrière et que d'autres tribus du même groupe «ethnique», appelé Kukakuka, avaient opposé une résistance armée à la pénétration européenne. Le fait enfin que les Baruya vivaient dans des villages assez gros et que je n'aurais pas à passer mon temps à marcher des jours entiers pour visiter des petits groupes de 10 à 15 personnes dispersés dans la forêt. Cela aurait été le cas si j'avais choisi de vivre parmi les groupes très nomades vivant au sud du mont Hagen ou du mont Bosavi qui figuraient sur ma liste. Or, comme ma famille devait venir me rejoindre, le fait de pouvoir vivre dans un village assez peuplé, et à quelques heures de marche d'une piste d'aviation, pesa significativement aussi sur mon choix. Au total, entre 1967 et 1988, j'ai vécu, je l'ai dit, plus de sept ans parmi eux, séjournant la plupart du temps dans le même village, Wiaveu, que je quittais de temps à autre pour visiter les autres villages baruya ou des tribus voisines, amies ou ennemies. Pendant mes divers séjours, j'ai mené simultanément ou successivement plusieurs grandes enquêtes, dont l'une sur la parenté (que j'ai complétée au moins à trois reprises au cours de ces vingt années). Précisons qu'en 1975 l'Australie octroya à la Papouasie-Nouvelle-Guinée son indépendance et que les Baruya, l'une des dernières tribus à être passées sous le contrôle d'une puissance coloniale, se retrouvèrent alors, sans l'avoir voulu ou souhaité, citoyens d'une nation en formation dont l'État allait presque aussitôt devenir membre de l'ONU. Ce n'est donc pas dans une société figée dans son passé ni même cramponnée à lui que j'ai vécu et travaillé, mais dans une société qui allait changer vite et profondément. Ces changements ne furent pas seulement le fait de la puissance coloniale, mais des Baruya eux-mêmes confrontés à ces situations nouvelles.

Un mauvais départ Pendant les premiers mois de mon seJour, je tpe suis efforcé de recueillir les généalogies des gens qui m'entouraient. A cette époque, mes informateurs étaient avant tout des petits garçons non initiés, des filles non mariées, bref, des jeunes pour qui ma présence dans le village était un spectacle inhabituel et permanent et qui, par groupes, m'accompagnaient du matin au soir dans presque tous mes faits et gestes. Au bout de quelques mois, je soumis les premières généalogies que j'avais recueillies à des informateurs adultes, hommes et femmes, mariés et ayant des enfants. Tous me ment comprendre que pratiquement tout de ce que j'avais écrit était inexact. Inexact en ce sens que les jeunes ignoraient ou mélangeaient l'ordre des naissances de leurs oncles et tantes, paternels ou maternels, les noms et les lieux de naissance de leurs grands-parents, etc. J'avais cependant commencé aussi à collecter les termes qui désignent dans la langue baruya des rapports de parenté, père de, fils de, etc., et que j'avais confrontés avec une liste beaucoup plus complète que la

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mienne qu'avaient dressée avant mon arrivée Richard et Joy Lloyd, missionnaires et linguistes, et qu'ils m'avaient confiée. J'ai pu dès lors interroger les gens avec les mots de leur langue 1. Malgré cela, pour différentes raisons, mon enquête était mal partie et je décidai de l'interrompre pour m'attaquer à ce que ravais également en tête: une enquête sur la manière dont les Baruya produisaient leur monnaie de sel et pratiquaient l'horticulture. Cette enquête impliquait que l'on mesurât les surfaces de leurs jardins de patate douce, de taro, d'igname, que l'on identifie la composition sociale des groupes d'hommes et/ou de femmes qui coopéraient pour réaliser telle ou telle étape du procès de production, que l'on calcule le nombre et la surface des parcelles de chaque jardin, que l'on relève les noms des fenunes qui les cultivaient, et que l'on connaisse, avec l'aide de ces femmes, quels étaient leurs liens de parenté avec les propriétaires du sol qu'elles cultivaient, les noms des premiers défricheurs de chaque jardin, les noms des ayants droit à les cultiver en 1967, etc., pour finalement comprendre à partir de quels principes les Baruya fondaient leurs droits de propriété et d'usage sur des parcelles du territoire de leur tribu, forêts, savanes, rivières, consacrées à la chasse ou à l'horticulture. Pendant plus de six mois, je me rendis chaque jour dans les jardins, où, après avoir respecté les tabous d'usage pour pouvoir y entrer, je passais des heures en compagnie de ceux qui y travaillaient. Avec leur aide, je réalisais à chaque fois un relevé topographique du jardin, une étude du sol selon les classifications baruya, enregistrais le nombre et la surface des parcelles. Finalement, pour chacun des jardins mis en culture cette année-là par les habitants de Wiaveu, soit plus de 180 jardins divisés en 600 parcelles au moins, j'ai constitué un dossier assez complet. Une autre entrée et le bon détour

C'est alors que tout a changé dans mes rapports avec les Baruya qui, par la suite, allaient me faire participer à toutes leurs activités, y compris les rites les plus secrets de leurs initiations. Car les Baruya, comme beaucoup d'habitants de Mélanésie, sont des passionnés de jardins, adorent parler des qualités ou des défauts de tel ou tel sol, de l'origine et de la saveur de telle ou telle variété de taro ou de patate douce... Et bien entendu, il ne se passe pas longtemps avant qu'ils vous donnent le nom de leur ancêtre qui, le premier, a défriché à l'aide d'une herminette de pierre telle ou telle portion de la forêt. Ds vous précisent alors volontiers que c'était l'époque où les Baruya étaient en guerre avec telle tribu, 1. R. G. Lloyd, "The Angan Language Family", 1973, pp 31-110, in K. Franklin (dir.), The Linguistic Situation in the Gulf District and Adjacent Areas. Papua New Guinea. The Australian University, Canberra, 1973 ; " Baruya Kith and Kin .. in D. Shaw (dir.), Kinship Studies in Papua New Guillea, Summer Institute of Linguistics, Ukarumpa, 1974, pp. 97-114. J. A. Lloyd, A Baruya-Tok Pisin-ElIglish Dictionary, Pacifie Linguistics, The Australian University, Canberra, 1992.

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les Yuwarrounatché par exemple, et qu'ils avaient eu, au cours de cette guerre, un grand guerrier, un aoulatta, tué à tel endroit mais s'étaient vengés ensuite en tuant trois ennemis dont une femme, etc. On m'expliqua aussi qu'en bordure de tel jardin il était interdit d'abattre des arbres et d'ouvrir un jardin, qu'il fallait traverser ce lieu sans parler et surtout ne pas s'y arrêter pour faire l'amour car l'endroit était habité par des esprits qui pouvaient vous attaquer ou s'emparer du sperme et des liquides vaginaux qui auraient pu couler sur le sol pour vous tuer en manipulant ces substances contre vous. Bref, l'enquête sur les jardins débordait sans cesse vers la parenté, vers la guerre, vers la religion, et toujours vers l'histoire, individuelle et collective, des Baruya. C'est alors que je décidai - en attendant de pouvoir assister aux grandes cérémonies d'initiation prévues pour la fin de 1968 1 - de recommencer l'enquête sur la parenté 2• donc repris à zéro mon travail initial, mais en m'y prenant cette fois d'une tout autre manière. Au cours de l'enquête sur les jardins, j'avais remarqué qu'une femme assez âgée, Djirinac, du clan des Baruya, le dan qui a donné son nom à la tribu et en est le « poteau central », déployait un savoir immense en matière de généalogies, de reconstitutions de séries d'échanges de femmes entre lignages, au point que des personnes appartenant à d'autres dans faisaient appel à elle pour pallier les défaillances de leur mémoire. Je proposai donc à Djirinac de mener l'enquête avec moi, et elle accepta, du moins pour ce qui concernait les habitants de la vallée de Wonenara, car elle voulait pouvoir rentrer chaque soir chez elle pour nourrir sa famille et ses cochons. Deux hommes plus âgés qu'elle, Warineu et Kandavatché, l'un ancien garde du corps d'un grand guerrier, l'autre fabricant de sel, qui ne travaillaient plus guère dans leurs jardins, se joignirent à nous. Pendant des mois, notre petit groupe se déplaça de village en village pour reconstituer les généalogies de tous les habitants de la vallée de Wonenara. Mais quand il nous fallut franchir la chaîne de montagnes pour poursuivre le travail dans la vallée voisine de Marawaka, Djirinac, comme convenu, nous abandonna. La chance qu'un homme âgé de cette vallée se proposa pour prendre sa place, Nougrouvandjéréyé, du clan des Nounguyé, auquel, quand il venait à Wonenara, Djirinac avait eu parfois recours quand elle voulait se faire préciser des généalogies, des mariages concernant des Baruya vivant dans les villages de Marawaka, qu'elle connaissait moins bien. Nougrouvandjéréyé avait une mémoire aussi vaste et aussi précise que celle de Djirinac et, comme elle,

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1. Cérémonies d'initiation masculine qui ont lieu tous les trois ans environ. Au cours des vingt années suivantes, j'allais assister à plusieurs de ces cérémonies, ainsi qu'à deux cérémonies d'initiation des jeunes filles pubères, et enfin, en 1988, à l'initiation des chamans, cérémonie qui a lieu tous les dix ou douze ans. Cf. M. Godelier, La Production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de NouvelleGuinée, Paris, Fayard, 1982. 2. En fait, au cours des années suivantes, j'allais refaire, avec l'aide de Jean-Luc Lory, un second relevé complet des jardins cultivés par les habitants du village de Wiaveu.

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connaissait les liens de parenté existant entre des centaines de personnes, informations que j'allais ensuite avec lui vérifier sur place. Que le lecteur imagine un instant ce que représente en termes de gymnastique intellectuelle et de capacités cognitives une telle mémoire! En outre, Nougrouvandjéréyé ajoutait à sa connaissance des liens de parenté une autre mémoire, remarquable, celle de toutes les guerres faites ou subies par les Baruya, et il était capable de préciser à chaque fois les circonstances de ces guerres, les lieux des combats, le nombre et le nom des morts, les représailles ou les compensations qui s'en étaient suivies, etc. Sur ces thèmes, Djirinac n'avait rien à dire de particulier, tout simplement parce que ces histoires de guerre ne l'intéressaient pas. Par ailleurs, j'avais élaboré, pour mener cette enquête, une sorte de fiche-type que je m'imposais de remplir à propos de chaque individu dont j'avais recueilli le nom sur le terrain et dont je m'efforçais de reconstituer la généalogie - avec lui s'il était vivant et s'il y consentait, ou avec d'autres s'il s'agissait d'un mort ou d'un enfant. Or comme, entre-temps, j'avais appris beaucoup de choses sur les règles de mariage, les principes de descendance, et les formes de hiérarchie existant chez les Baruya, ma fiche était construite pour enregistrer les réponses à des questions du genre : quel est le lignage de ta mère? Quelle femme du lignage de ton père a été donnée en échange (ginomaré) de ta mère? Puisque (le groupe de) ton père n'a pas donné de femme en échange de ta mère, laquelle de tes «sœurs» va prendre la place de ta mère et épouser le fils du frère de ta mère (mariage avec le cousin croisé matrilatéral), etc. ? Ton père était-il un aoulatta (un grand guerrier), un kouloka (un chaman), etc.? Quels étaient les coinitiés de ton père? Certains vivent-ils encore? Nombre de ces questions pouvaient être posées aussi bien à un homme qu'à une femme. Mais d'autres ne le pouvaient pas, et je devais strictement respecter cet interdit quand je discutais avec une femme ou avec un homme. Finalement, au terme de cette première enquête systématique (qui dura plus de six mois), j'avais, à quelques exceptions près, recensé pratiquement tous les Baruya vivants, y compris les hommes partis travailler sur les plantations de la côte, les femmes mariées dans des tribus voisines, amies ou ennemies, les garçons que les missionnaires luthériens avaient envoyés poursuivre leurs études commencées à la Bible Scbool de Wonenara, dans une école d'une ville de l'intérieur ou de la côte, etc. A force de me voir aller de village en village, tous les Baruya vivant à Wonenara et à Marawaka me connaissaient, et bientôt j'en sus un peu plus que leurs jeunes enfants sur leurs ancêtres et sur l'histoire de leur lignage. Au cours des vingt ans qui suivirent, j'ai continué à noter les décès, les naissances, les mariages, les changements de résidence, de statut social, etc., et j'ai même refait un second recensement complet de toute la population, village après village. Je m'informais des raisons pour lesquelles, entre-temps, un tel avait épousé une telle ou avait changé de résidence. De quoi cette femme était-elle morte? En couches? D'un acte de sorcellerie? Tuée par son mari? Bref, en 1988, date de mon demier

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séjour prolongé chez les Baruya (il s'agissait pour moi de participer à une grande cérémonie d'initiation de nouveaux chamans, hommes et femmes, événement qui intervient tous les dix ou quinze ans et auquel il ne m'avait jamais été donné d'assister auparavant), je disposais d'informations accumulées au long de vingt années d'observation portant sur ce que, pendant tout ce temps-là, les Baruya avaient décidé de faire lorsqu'il s'agissait de se marier, de transmettre des statuts à leurs enfants, etc. Mais pour bien saisir ces données relatives à l'exercice de la parenté chez les Baruya, il est nécessaire d'avoir en tête un certain nombre d'informations indispensables sur l'histoire et le type de la société au sein de laquelle les Baruya vivent, agissent et se reproduisent.

Ce que sont les Baruya Que signifie le mot « Baruya » ? C'est le nom d'un insecte aux ailes rouges tachetées de noir (baragayé), qui fut choisi dans le passé par l'un des clans de la tribu pour s'autodésigner, et que les membres de ce clan s'interdisent de tuer. Ses ailes rouges leur rappellent la route de feu qu'avait suivie dans le ciel leur ancêtre du temps des origines, Djivaamakwé, que le Soleil avait envoyé à Bravégareubaramandeuc pour y fonder un village et une tribu en rassemblant autour de lui des hommes vivant à cet endroit et auxquels il aurait donné leur nom de clan et attribué des fonctions dans l'accomplissement des rites d'initiation. Aujourd'hui, Bravégareubaramandeuc est le site d'un village depuis longtemps déserté, perché au sommet d'une hauteur près de Menyamya, à quelques jours de marche des vallées ou vivent les Baruya, et qui était habité autrefois par divers clans des Yoyué, une «tribu» qui n'existe pll.\s. A ce récit mythique qui justifie la place, la première, qu'occupe le clan appelé « Baroya » dans le dispositif des initiations masculines et explique pourquoi ce clan était destiné à donner son nom au groupe territorial qui allait émerger de la fission des Yoyué, fait suite un récit « historique» qui renvoie, lui, à des faits sur lesquels s'accordent toutes les tribus de la région. . Ces faits sont les suivants. Vers la fin du :xvme siècle (selon mes estimations), certains clans des Yoyué auraient en secret organisé le massacre des habitants de Bravégareubaramandeuc par les ennemis traditionnels des Yoyué, les Tapatché. Mais ce jour-là, les Baruya et des membres d'autres clans étaient partis en forêt, emmenant avec eux leurs épouses et leurs jeunes enfants comme c'est le cas pendant les grandes chasses qui précèdent les initiations. Quand ils apprirent la nouvelle que tous leurs jeunes initiés avaient été massacrés dans la maison des hommes, ainsi que quelques personnes restées au village, les gens partis à la chasse s'enfuirent dans différentes directions chercher refuge auprès de tribus amies. Un groupe important de fuyards, comprenant les membres du clan des Baruya, parvint chez les Andjé, une tribu qui vivait dans la vallée de Marawaka, au pied du volcan Yelia, et leur demanda refuge

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d'organisation de la société, des valeurs et des normes de conduite. positives et négatives, auxquels se réferent 1 les individus et les groupes qui composent la société des Baruya lorsqu'ils agissent sur les autres, sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure. Et le monde qui entoure les Baruya est composé des arbres et des cours d'eau, des animaux et des esprits des morts, des tribus voisines amies et ennemies, des mauvais esprits qui vivent sous terre ou du serpent Python, dieu de la pluie et des menstrues, ainsi que des deux astres qui brillent dans le ciel, Soleil et Lune, deux puissances qui règlent les saisons et le destin des humains bien au-delà des frontières de chaque tribu. Bien entendu, aujourd'hui, font partie de ce monde les Blancs, la police, l'armée,)'Administration, qui sont les instruments d'une nouvelle institution, l'Etat. Sans oublier la présence d'un nouveau dieu, Jésus-Christ, et de son rival, Satan. Un fait très important va nous permettre de distinguer maintenant entre les réalités que nous désignons par les termes de «tribu» ou d'« ethnie» et de montrer que rexistence d'une culture commune ne suffit pas, comme l'ont avancé Schneider et ses disciples, à faire d'un ensemble de groupes locaux, de parenté ou autre, une société, c'est-àdire un tout capable de se représenter à lui-même comme tel et qui doit se reproduire comme un tout pour continuer d'exister comme tel. De la tribu à l'ethnie

Revenons donc sur le fait qu'à l'exception d'un seul groupe2 tous les voisins des Baruya, les Wantekia, les Usarumpia, les Bulakia, les Yuwarrounatché, les Andjé, etc., parlent la même langue et ont pratiquement les mêmes coutumes que celles des Baruya. Tous portent les mêmes vêtements, les mêmes insignes, et tous racontent que leurs lointains ancêtres vivaient dans la région de Menyamya. Les Baruya et leurs voisins constituent en fait la frontière nord-ouest d'un ensemble de groupes locaux parlant des langues apparentées, et qui occupent un vaste territoire s'étendant depuis les hautes vallées des Highlands au nord jusqu'à quelques kilomètres du littoral du golfe de Papouasie au sud. De proche en proche ces tribus se comprennent mutuellement, mais les individus appartenant à des groupes situés aux extrémités nord, sud, est et ouest de cet immense territoire ne se comprennent pas entre eux. D'après les linguistes ayant eu recours aux méthodes de la glottochronologie, toutes ces langues se seraient différenciées entre elles à partir d'une langue mère parlée du côté de Menyamya, et ce processus aurait pris plus d'un millénaire. Mais ce n'est pas 1. Se référer ne signifie pas nécessairement appliquer. Mais ne pas appliquer des règles communes, c'est encore s'y référer. Cf. Maurice Godeliet; L'Idéel et le matériel. Pensée, économie, sociétés, Fayard, 1984, ainsi que le chapitre cc Quelles cultures pour quels primates: définition faible ou définition forte de la culture? .. in A. Ducros, J. Ducros, P. Joulian (dir.), 1998, La 'ttlture est-elle naturelle l, Paris, Errance, pp. 217-223. 2. Les Kenazé, qui appartiennent au grand groupe linguistique des Awa-Tairora et avec lesquels les Baruya font régulièrement du commerce et ne sont jamais en guerre.

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seulement les langues qui se sont différenciées, car les structures sociales présentent également de fortes différences. Les groupes du Nord, auxquels appartiennent les Baruya, vouent un culte au soleil, mettent l'accent sur le sperme dans la fabrication des enfants et initient leurs garçons en les isolant dans les maisons d'hommes où ils pratiquent une homosexualité rituelle 1• Les groupes du Sud, en revanche, mettent l'accent sur le sang menstruel, leurs initiations ne comportent pas de pratique homosexuelle, et ils ne séparent que pour peu de temps les garçons initiés de leurs mères et du monde féminin 2 • Cependant, malgré ces différences culturelles et sociales, toutes les tribus reconnaissent partager une même origine qui remonte aux temps du ( Rêve », aux temps de leurs ancêtres mythiques (wandjinia, les hommes du temps des origines), une origine commune dont continuent à témoigner les vêtements, les insignes que portent les hommes et les femmes et qui sont, à peu de chose près, partout les mêmes 3• Mais la reconnaissance de leur origine commune et de cette identité culturelle partagée n'empêche pas les tribus de se faire la guerre, de massacrer leurs voisins, de s'emparer de tout ou partie de leur territoire, comme l'illustre l'histoire même des Baruya. Cette identité partagée est d'ailleurs également reconnue par les tribus qui vivent aux frontières de ce territoire mais appartiennent à d'autres ensembles linguistiques et culturels. Certaines d'entre elles utilisent d'ailleurs des termes méprisants tel que ct Kukakuka » pour désigner en bloc tous les groupes vivant de Menyamya au golfe de Papouasie. Kuka, en baruya, signifie « voler ». Et l'on peut imaginer que les Baruya et leurs voisins de même culture ne se désignaient pas eux-mêmes sous un terme qui évoquait une société de voleurs, dont les raids meurtriers dévastaient les villages de leurs . 4... enneIDIS Par « ethnie» nous entendons l'ensemble de ces groupes locaux, Baruya, Andjé, Bulakia, etc., qui se reconnaissent une origine commune, parlent des langues proches appartenant à la même famille, et partagent en outre des modes de pensée et des modes de vie, c'est-à-dire des 1. Cf. les travaux de J. Mimica : «The incest passions: An oudine of the logic of Iqwaye social organization », Part 1-11, Oceania, 62 (2), 1991, pp. 34-58, 81-113; Intimations of infinity, Oxford, Berg, 1988_ 2. P. Bonnemère. Le Pandanus rouge. Corps. différence des sexes et parenté chez les Ankave, Paris, CNRS/Maison des sciences de l'homme, 1996, pp. 293-294; cc Maternai nurturing substance and paternal spirit : the making of a Southern Anga society,., Oceania, nO 64, 1993, pp. 159-186. 3. Cf. I.:actide de P. Lemonnier, « Mipela wan bilas. Identité et variabilité sociocultUrelle chez les Anga de Nouvelle-Guinée », in S. Tcherkézoff, F. Marsaudon (dir.), Le Pacifique Sud aujourd'hui : identités et transformations culturelles, Paris, CNRS, 1998, pp. 196-227. 4. Ce terme «Kukakuka» fut malheureusement repris par l'administration australienne pour désigner les Baruya et les autres tribus de même cultUre. Il fut abandonné après l'indépendance, et remplacé par un terme neutre proposé par Dick Lloyd, cc Anga » qui est commun à toutes ces langues et désigne cc la maison». Le terme a été adopté par les Baruya et leurs voisins pour souligner leur commune identité dans le cadre ensuite du district de Menyamya auquel ils sont aujourd'hui rattachés.

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représentations de l'univers et des principes d'organisation de la société~ qui manifestent par leurs différences mêmes leur appartenance à une même tradition dont ces différences apparaissent comme autant de transformations possibles 1. Or, ce qu'il importe de souligner ici est que le fait pour un Baruya ou un Andjé d'appartenir à la même « ethnie» et de le savoir ne lui procure ni terre ni épouse (ou époux) et ne lui confère aucun pouvoir, aucune autorité au-delà des frontières de son groupe local, tribal et n'empêche aucunement les tribus appartenant à cette même ethnie de se faire la guerre. Bref, l'ethnie est bien une réalité sociale et culturelle mais une ethnie n'est pas une « société». En revanche, un groupe territorial tel que celui des Baruya, ou celui des Andjé, constitue véritablement une « société ». Ce qui fait des Baruya une société, c'est d'abord que ce groupe possède une identité qui s'exprime par un « grand nom» (les Baruya), un nom unique qui recouvre sans les exclure les noms des groupes particuliers (clans et lignages) et ceux des individus qui les composent et leur confère à tous une identité spécifique, globale, commune, qu'ils reconnaissent et que reconnaissent également les autres groupes territoriaux qui les entourent et qui, eux aussi, ont un grand nom (les Bulakia, les Andjé, les Wantekia, etc.). Ce grand nom est toujours associé à un territoire dont les limites sont connues des groupes voisins, même si ceux-ci ne les admettent pas, et sur lequel le groupe en tant que tel, autrement dit qui est perçu comme un tout par ses voisins, exerce une sorte de souveraineté et ce en un double sens. Souveraineté en ce que les clans et les individus qui composent la société baruya ont, de ce fait, le droit exclusif de s'approprier et d'exploiter des parcelles de ce territoire pour en tirer l'essentiel de leurs moyens d'existence. Souveraineté également par le fait que les Baruya ne reconnaissent pas à d'autres groupes qu'eux-mêmes le droit de régler les conflits parfois sanglants qui dressent les uns contre les autres certains de leurs membres. Aucune intervention extérieure, sauf exception, n'est acceptée ou sollicitée. On voit donc ce qui fait la différence entre une « ethnie », qui est une 1. Cette définition s'accorde avec les travaux pionniers de Fredrik Barth en la matière qui n'attribuait qu'une importance très variable à l'appartenance ethnique pour comprendre l'identité des individus et des groupes locaux. E Barth avait travaillé chez les Pashtoun d'Afghanistan et de Pakistan, une région cultureUement et sociologiquement très complexe où se rencontraient des groupes de langues différentes, persophones, arabophones, turcophones, etc., des agriculteurs et des pasteurs nomades, des envahisseurs et des groupes conquis, et où s'opposaient villes et campagnes. F. Banh a montré les alternatives qui s'offraient à ces groupes, du fait de leur histoire, pour définir ou choisir leur identité. La situation des Baruya est par contraste très simple à comprendre, mais démontre également que la conscience d'appartenir à une même ethnie ne les avait pas empêchés d'évoluer de façon très diverse. Cf. F. ~ Political Leadership among Swath Patham, New York, Londres, The Athlone Press, 1959. London School of Economics Monographs on Social Anthropology, nO 19. F. Barth (dir.), Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference, Boston, Little, Brown and Company, 1969.

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réalité sociale sans être une société, et une « tribu », qui, elle, est une société. Les Baruya, les Wantekia, les Usarumpia, etc., parlent la même langue ou des dialectes proches, participent de la même culture et suivent les mêmes principes d'organisation de la société (échange des sœurs, initiations masculines et féminines, etc.). Ces faits témoignent de leur appartenance à un même groupe de populations apparentées sur le plan linguistique et culturel, et c'est cet ensemble de populations que nous appelons une ethnie, une réalité sociale dont l'existence était reconnue par ces populations qui s'y référaient par une périphrase : « Tous ceux qui portent les mêmes parures que nous. » Ce qui fait donc des Baruya, des Wantekia, etc., des sociétés différentes au sein de cet ensemble ethnique, c'est que chacun de ces groupes contrôle un territoire distinct dont les membres exploitent les ressources et en tirent ressentiel de leurs moyens matériels d'existence. Ce territoire constitue donc la condition première de la reproduction des unités sociales qui composent ces sociétés, clans, lignages, etc., et donc de la reproduction des rapports sociaux qui les lient entre eux, par le mariage, les initiations, les pratiques rituelles, la solidarité dans la guerre, etc. Pour qu'une société existe (comme un tout capable de se reproduire), il faut qu'aux composantes « idéelles» de la vie sociale (les représentations de l'univers, les principes d'organisation de la société, les valeurs, les normes de conduite) s'ajoute un rapport d'appropriation à la fois sociale et matérielle d'un territoire dont les membres du groupe tirent une fraction significative de leurs moyens matériels d'existence 1• Les Baruya comme société, J'ethnie anga comme communauté

Ce tout qui doit se reproduire comme tel et qui constitue une société consiste concrètement en un certain nombre d'individus des deux sexes et de générations différentes appartenant par leur naissance à des groupes de parenté distincts, aux fonctions sociales, rituelles ou autres souvent différentes, mais qui exercent en commun sur la nature qui les entoure ce que l'on pourrait appeler une sorte de « souveraineté» qui cesse dès lors qu'ils franchissent les limites de leur territoire. De ce fait, tous ces individus et tous ces groupes participent d'une identité commune et portent un nom commun qui s'ajoute à leurs noms propres - qui révèlent le lignage auquel ils appartiennent, leur sexe, etc. Mais par ailleurs, tous ces individus et ces groupes entretiennent entre eux un certain nombre de rapports liés mais distincts - rapports de parenté, de dépendance matérielle ou rituelle, de subordination entre les sexes ou entre les générations, etc. De sorte que pour qu'une société continue d'exister, il faut non seulement que les individus qui meurent soient remplacés par d'autres, mais aussi que les rapports entre les individus et les groupes qui caractérisent ce type de société (rapports modelés par le 1. Sur la notion de réalités oc idéeUes .. , voir M. Godelier, L'Idéel et le matériel. Pensée, économie, sociétés, Paris, Fayard, 1984.

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système de parenté ou par l'existence d'un système d'initiations) soient reproduits. Et, bien entendu, de même que les individus ne peuvent pas, sauf circonstances exceptionnelles, cesser de produire et reproduire leurs rapports sociaux, ils ne sauraient non plus cesser de produire leurs conditions matérielles d'existence, qui ne se réduisent pas à leur subsistance mais consistent à produire ou réunir les conditions matérielles de l'exercice de la parenté, de la pratique des initiations, de la conduite d'une guerre, etc. Cependant, l'histoire des Yoyué et des Baruya nous montre aussi clairement que ces groupes territoriaux ne fonctionnent comme des sociétés, comme des unités locales globales si l'on préfère, qu'un certain temps. Avant l'arrivée des Européens, qui a figé l'état habituellement instable des rapports entre tribus voisines, de multiples conflits d'intérêts (à propos des femmes, des terres, du gibier, des partenaires commerciaux) dressaient les uns contre les autres les lignages, les indivi~us (même des parents très proches) appartenant à la même tribu. A terme, dans certaines circonstances, l'accord tacite des lignages et des individus pour vivre ensemble est rompu, l'unité de la tribu brisée, et celle-ci explose en morceaux qui vont s'agréger à des tribus voisines ou s'associent pour en créer une nouvelle, comme ce fut le cas des Baruya. Cependant, il faut noter que si, avant l'arrivée des Européens, les groupes locaux pouvaient se faire, se défaire et se refaire, la forme tribale de ces groupes, elle,

ne disparaissait pas et était immédiatement reproduite par chacun des nouveaux groupes. D'avoir montré que les Baruya existent comme une société à partir du moment où ils exercent une sorte de souveraineté sur un territoire, souveraineté sinon reconnue du moins connue de leurs voisins, d'avoir ensuite appliqué à cette société le concept de tribu parce que les unités sociales qui se partagent ce territoire sont des groupes de parenté, ne nous dit rien encore de la structure interne de cette société, structure qui engendre des fonctions et des statuts distincts et hiérarchisés entre les individus comme entre les groupes de parenté auxquels ils appartiennent par la naissance. Des institutions qui débordent les rapports et les groupes de parenté En fait, d'autres divisions que celles qui opposent clans et lignages partagent la société baruya, dont deux ont une importance particulière parce qu'elles traversent toute la société, l'une entre les sexes, l'autre entre les clans. Les rapports entre les sexes chez les Baruya étaient en 1967, et sont encore, des rapports de complémentarité et de coopération en même temps que de domination et de subordination. La complémentarité est manifeste dans la division des tâches et des domaines d'activité réservés à chaque sexe (la chasse, la guerre, l'élevage des enfants, le tissage, etc.) et fait que chacun d'eux contribue de façon distincte à la production continue de leurs conditions d'existence, matérielle et sociale. Mais cette

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coopération fonctionne sur la base d'un rapport de domination-subordination qui l'englobe et la marque, un rapport que l'on peut décrire comme celui de la subordination générale des femmes par rapport aux hommes 1. Cette inégalité dans le statut des individus en vertu de leur sexe s'affirme dès la naissance mais ne prend sa forme pleine et définitive qu'au moment où, brutalement, vers l'âge de 9 à 10 ans, tous les garçons du même âge sont séparés de leur mère et de leurs sœurs et enfermés, après qu'on leur a percé le nez, dans la «maison des hommes» qui domine chaque village baruya. I.:approche de cette maison est strictement interdite aux femmes. Cette séparation et ce marquage de leur corps sont les premiers moments d'une longue série d'épreuves initiatiques qui, au bout d'une dizaine d'années ou plus, et après avoir franchi quatre stades d'initiation, les dépouilleront de tout ce qui les rattachait au monde maternel. Ils pourront alors enfin affronter en hommes le monde des femmes, et quitter la maison des hommes pour épouser une jeune fille qu'on aura choisie pour eux et pour laquelle leur lignage aura donné une de leurs « sœurs ». Au cours de ces années, les garçons, dans le secret de la forêt ou dans la pénombre de la maison des hommes, seront mis en contact avec les objets sacrés détenus par les clans responsables des divers rites d'initiation. Ils entendront le rugissement des rhombes et ils découvriront que ce sont les hommes qui provoquent ce bruit qui terrifie les femmes et les non-initiés (auxquels on fait croire qu'ils entendent les voix des esprits de la forêt qui rendent visite aux hommes et aux nouveaux initiés au milieu de leurs cérémonies). On leur révélera - mais sous peine de mort s'ils en disent un mot aux femmes et aux enfants - que ce sont les femmes qui, en réalité, avaient inventé les flûtes, les arcs et bien d'autres choses encore, que les premiers hommes les ont ensuite dérobés aux femmes, et que depuis lors celles-ci ne peuvent ni voir ni posséder. On leur expliquera aussi que les hommes avaient été contraints de déposséder les femmes des arcs parce que celles-ci en faisaient mauvais usage, tuaient trop de gibier et compromettaient l'ordre cosmique et social en souillant toute chose du sang menstruel qui coule périodiquement entre leurs cuisses. Ils apprendront que le sexe des femmes et les rapports sexuels avec elles constituent une menace permanente pour les hommes qui risquent d'y perdre leur force, leur beauté, leur supériorité. Dans cet univers d'hommes qui perdure des années 2, les garçons 1. Depuis ma première rencontre avec les Baruya en 1967, les rapports entre les sexes ont beaucoup changé dans le sens d'une moins grande subordination (voire soumission) des femmes aux hommes. Voir plus loin, pp. 77-79. 2. n faut insister sur le fait que les jeunes Baruya quittent leur famille dès l'âge de 9 ou 10 ans. De loin en loin ils apercevront leur mère, mais ne pourront l'approcher. Chaque soir une de leurs sœurs leur apportera un filet de nourriture préparée par leur mère et le laissera suspendu à la clôture de la maison des hommes après avoir appelé son frère par son nom. Dans la maison des hommes, ces mêmes garçons rencontreront rarement leur père, sauf lorsque les hommes mariés s'y réunissent pour chanter avec les jeunes ou accomplir des rituels. Ce sont leurs aînés qui prennent soin d'eux quotidiennement.

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seront secrètement « réengendrés » par les hommes, mais sans l'aide des femmes cette fois. Leurs aînés des deux derniers stades, des jeunes gens de 15 à 20 ou 22 ans qui n'ont encore jamais eu de rapport sexuel avec des femmes, leur prodiguent généreusement leur sperme à boire à travers les liens homosexuels qui s'établissent entre anciens et nouveaux initiés. Ceux-ci, plus tard, donneront à leur tour leur semence, également pure de toute souillure féminine, à ceux qui seront entrés à leur suite dans la maison des hommes. Peu à peu se trouve ainsi justifié aux yeux de ces garçons et de ces adolescents le fait que les femmes baruya n'ont pas le droit d'hériter de la terre de leurs ancêtres, n'ont pas le droit de porter les armes, de fabriquer de la monnaie de sel, d'être en contact avec les objets sacrés, etc. Peu à peu se trouvent également justifiées les violences, physiques, psychologiques, sociales, que les hommes exercent sur les femmes, du moins sur leurs épouses, jamais sur leurs mères ni sur leurs sœurs. Car au cours des longues leçons qu'ils leur font subir, les maîtres des initiations leur enseignent aussi que les femmes ont des droits, et qu'il est de leur devoir de les connaître et de les respecter. C'est pourquoi la domination des hommes ne repose pas seulement sur la violence qu'ils exercent sur les femmes, et auxquelles celles-ci, souvent, résistent de diverses façons. Elle repose également sur le fait que, jusqu'à un certain point, les femmes consentent à la domination des hommes dans la mesure où elles partagent avec eux les mêmes représentations mythicoreligieuses qui imputent à leur sexe les désordres menaçant la reproduction de l'ordre social et cosmique et qu'elles ne veulent pas infliger à leurs proches ni à leurs enfants. C'est précisément par la mise en œuvre de cette formidable machine à différencier la nature sociale des sexes, à grandir les hommes dans l'imaginaire mais aussi à les élever réellement, socialement, au-dessus des femmes, que prend source et sens la seconde division qui traverse la société baruya, non plus cette fois entre les individus selon leur sexe mais selon la nature des groupes de parenté auxquels ils appartiennent par la naissance et selon la position généalogique qu'ils y occupent. Car seuls les représentants des clans qui descendent des réfugiés de Bravégareubaramandeuc, ainsi que du dan des Ndélié qui les avait aidés à s'emparer du territoire de leurs hôtes, ont le droit d'initier les garçons de la tribu, sous prétexte que seuls leurs ancêtres ont reçu du Soleil les objets sacrés et les formules secrètes permettant de disjoindre les garçons du monde des femmes et d'en faire des hommes, des guerriers, des chamans, etc. De ce fait, les clans des autochtones ralliés aux Baruya sont exclus de la conduite des activités politico-rituelles qui cimentent l'unité de tous les groupes de parenté et de toutes les générations et affirment leur identité commune face aux tribus voisines. Celles-ci, d'ailleurs, sont invitées au moment des initiations à venir admirer le nombre et la force des jeunes guerriers baruya lorsque ceux-ci sortent de la tsimia, la grande case cérémonielle qui se dresse entre les villages et dont les Baruya disent qu'il s'agit du « corps» de leur tribu. Les initiés vont

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alors danser autour de la tsimia et chanter pendant des heures, parés de leurs plumes, de leurs armes et de leurs capes d'écorce toutes neuves, sous les yeux de leurs mères, sœurs et fiancées qui se pressent pour les admirer au premier rang des spectateurs. La raison invoquée pour exclure de la conduite des cérémonies les clans autochtones ralliés aux Baruya est que leurs ancêtres seraient nés de créatures de la forêt et n'auraient jamais possédé de kwaimatnié ni de savoirs secrets (ce que les représentants de ces groupes nient vigoureusement quand on les interroge). C'est donc l'histoire des Baruya qui explique la hiérarchie existant entre les clans qui ont le droit d'initier les garçons et ceux qui ne l'ont pas. Au premier rang de cette hiérarchie on trouve le clan des Baruya, qui a donné son nom à la tribu, et plus particulièrement l'un des deux lignages de ce clan, les Baruya Kwarrandariar, qui ont la charge de faire passer les initiés du deuxième au troisième stade, celui à partir duquel ils seront considérés comme des guerriers et où on les préparera au mariage aussitôt que leur fiancée aura ses premières règles et aura été initiée de son côté par les femmes. Cette hiérarchie politieo-rituelle entre les clans crée également une hiérarchie entre les individus, dans la mesure où les représentants des clans qui assument des fonctions diverses dans l'initiation des jeunes gens sont considérés comme des « Grands Hommes ». Ds héritent de ce statut même temps que de leur fonction et des objets sacrés et des formules qui leur permettent de la remplir. Le cycle des initiations masculines et féminines n'est pas unique chez les Baruya. Un autre cycle existe, qui ne concerne que les chamans et voit se succéder tous les dix ou douze ans des cérémonies au cours desquelles s'achève la formation des hommes et des femm~s qui se sont révélés posséder des pouvoirs spirituels exceptionnels. A l'issue de ces cérémonies est confirmée ou infirmée publiquement leur capacité à soigner les victimes d'attaques des mauvais esprits et à porter la mort ou la maladie chez leurs ennemis. Le chamanisme est d'ailleurs le seul domaine de la vie sociale où les hommes et les femmes peuvent directement confronter leurs capacités sans médiations. Mais les fonctions du « maître» des initiations des chamans appartiennent exclusivement à un clan issu des réfugiés de Bravégareubaramandeuc, les Andavakia, et sont toujours transmises entre les hommes d'un des lignages de ce clan. A côté de ces fonctions et de ces statuts hérités, fort peu nombreux, il en existe d'autres que l'on peut acquérir au cours de sa vie en faisant preuve de talents et de mérites exceptionnels. ~tre en guerre avec des tribus voisines, être en paix avec d'autres, puis s'allier avec les premiers pour combattre les seconds fait que les Baruya vivent dans un état de guerre permanent qui explique que tous les hommes, depuis leur enfance, sont entraînés à la guerre et à la chasse et ne se déplacent jamais sans leurs armes. Cependant, seuls certains d'entre eux sont considérés comme de « grands» guerriers, des aoulatta, parce qu'ils ont tué en combat singulier, à la hache, plusieurs guerriers ennemis qu'ils avaient

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défiés publiquement. Les autres, le reste des hommes, sont considérés (de façon ironique) par les Baruya eux-mêmes comme n'étant que des « wopai», des « patates douces», des guerriers ordinaires qui font beaucoup de bruit, mais se contentent de tirer de loin des flèches contre les ennemis et se mettent au plus vite à couvert derrière leur bouclier quand on leur tire dessus ... Notons que dans une société où la guerre a tant d'importance, les représentants des clans qui possèdent des objets sacrés indispensables pour l'initiation des garçons ou celle des chamans ne vont pas à la guerre, pour éviter qu'ils ne soient tués avant d'avoir transmis leurs pouvoirs à leur fils aîné, ce qui priverait la tribu d'une partie des forces spirituelles qui en assurent l'existence et la reproduction. (Les noms des détenteurs des kwaimatnié sont d'ailleurs tenus cachés aux tribus voisines.) C'est également le cas des tanaka, des hommes considérés par tous comme de « grands » horticulteurs parce qu'ils ouvrent de grands jardins dans la forêt et mettent leurs récoltes à la disposition de ceux qui font la guerre et ne peuvent prendre soin de leurs propres jardins. D'autres individus se distinguent dans d'autres domaines et peuvent également devenir des Grands Hommes : certains chamans, quelques chasseurs experts à prendre au piège le casoru; la femme sauvage qui vit au fond des forêts et dont la chair, interdite aux chasseurs et aux femmes, est mangée par les initiés dans la maison des hommes. Enfin, loin derrière les autres, quelques experts dans la fabrication des barres de sel, qui servaient aux Baruya de monnaie avant l'arrivée des Européens, peuvent acquérir une certaine réputation. Par ailleurs, à chaque génération, un certain nombre de femmes sont promues « Grandes» Femmes sans que ceci remette en cause l'idéologie officielle qui veut que les hommes soient par principe supérieurs aux femmes. Sont réputées « grandes » les femmes qui ont mis au monde un grand nombre d'enfants dont la plupart ont survécu et qu'elles ont su élever, sont grandes les femmes dures à la tâche pour cultiver de grands et beaux jardins et élever de nombreux cochons, sont grandes les femmes chamans qui ont obtenu des guérisons spectaculaires, etc. Ces femmes peuvent se permettre de parler fort et clair lorsque les habitants de leur village se réunissent pour débattre de problèmes qui concernent tout le monde, des conséquences d'un adultère, de la menace d'un conflit armé avec une tribu voisine, etc. Peu d'hommes osent leur imposer de se taire et leur avis est entendu. Constatons cependant que pour les femmes tout doit être mérité, rien ou presque 1 n'est hérité, tandis qu'il est réservé aux seuls hommes d'hériter de fonctions et de statuts qui les distinguent automatiquement entre eux. C'est là une preuve de plus de la position dominante qu'occupent les hommes dans cette société, et du contrôle qu'ils exercent sur son fonctionnement. Rappelons que les fonctions et les statuts hérités sont 1. Les femmes héritent néanmoins de leur mère ou de leur père des pouvoirs chamarustes.

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répartis entre les huit clans des descendants des réfugiés de Bravégareubaramandeuc auxquels s'ajoutent les Ndélié, l'un des sept clans autochtones ralliés aux Baruya et auxquels ceux-ci opt accordé un kwaimatnié et une fonction dans les rites d'initiation 1. A côté de ces statuts réservés, tous les statuts qu'un individu pouvait acquérir par ses propres qualités étaient, eux, accessibles à tous et à toutes quelle que soit leur appartenance à tel ou tel clan. On voit donc qu'en dépit du clivage politico-rituel entre réfugiés et autochtones qui avait perduré jusqu'en 1967, et qui était d'ailleurs soigneusement entretenu, la structure de la société baruya était telle qu'aucun clan particulier, encore moins aucun individu de renom, ne détenait le monopole de la violence armée - ce qui leur aurait permis d'imposer au reste de la société leurs volontés, de servir leurs seuls intérêts. C'est ainsi, par exemple, que les décisions ayant des conséquences pour tous - ouvrir de grands jardins, rassembler les matériaux nécessaires à la construction de la grande case cérémonielle avant que débutent les cérémonies d'initiation, se préparer à entrer en guerre avec tel groupe voisin et s'assurer le concours de groupes alliés, ou aujourd'hui planter de vastes étendues de forêt en caféiers - étaient prises au cours de débats publics où la voix des hommes certes dominait, où les jeunes et les femmes habituellement ne prenaient pas publiquement la parole, mais où les Grandes Femmes parlaient et se faisaient entendre. C'est sur ce fond de souveraineté inégalement partagée que se détachent les autres formes d'autorité et de pouvoir plus facilement visibles que sont celles des maîtres des rituels, des grands guerriers, des chamans, etc. L'une des premières conclusions théoriques à tirer de ces analyses est que l'existence de groupes de parenté ne suffit pas à faire une société ni à donner une forme « tribale» à cette société. TI faut aussi - et surtoutque ces groupes (ou la majorité d'entre eux) exercent en commun une sorte de souveraineté politique et rituelle sur l'ensemble de la population et sur un territoire défendu par tous, et dont les limites sont connues (sinon reconnues) par leurs voisins. Et si cela est vrai, on voit déjà combien il est erroné d'affirmer - comme le font encore la majorité des anthropologues - que les sociétés sans castes et sans classes, «primitives », etc., sont des sociétés fondées sur la parenté.

1. Si toutes les fonctions poli rico-rituelles étaient concentrées dans un ou deux de ces clans er transmises en leur sein de génération en génération, la sociéré serait divisée en une sorte d'aristocratie héréditaire et une majorité de gens « du commun », bref, fonctionneraient comme une sorte de chefferie, fait très rare en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Voir néanmoins l'exemple des Mekeo étudiés par Marc Mosko, et, bien entendu, des Trobriandais étudiés par Malinowski. M. Mosko, Quadripartite Structures. Categories, Relations and Homologies in Bush Mekeo Culture, Cambridge University Press, 1985; «Rethinking Trobriand Chieftainship », The Journal of the Royal Anthropological Institute, 1 (4), 1995, pp. 763-785.

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L'identité plurielle d'un(e) Baruya

Deuxième conclusion théorique susceptible d'être tirée de ces analyses: l'identité d'un individu, ici d'un Baruya, ou d'un Wantekia, etc., ne se réduit jamais à l'identité commune, englobante, qui lui est conférée par le fait d'être membre de sa tribu, de sa société, elle est toujours multiple. li (elle) a autant d'identités qu'il (elle) appartient simultanément à différents groupes sociaux par différents aspects de lui ou d'elle-même. Il est homme et non pas femme. Il est le coinitié de... Elle est femme, elle est la coinitiée de ..., Welle est chaman... C'est un maître d'initiation qui a hérité sa fonction et son statut de son père, etc. Il est fils de, frère de ... Elle est sœur de, mère de ... Toutes ces identités sont des cristallisations en chaque individu de différentes sortes de rapports aux autres, de fonctions et de statuts qui soit aboutissent à lui (à elle) et s'impriment en lui (en elle), soit partent de lui (ou d'elle) et vont s'imprimer chez d'autres. Un individu puise le contenu et la forme de toutes ses identités au sein des rapports sociaux spécifiques qui caractérisent sa société, dans les particularités de sa structure et de son fonctionnement. Toutes constituent la multiplicité concrète de son identité sociale, qui n'est jamais une simple addition d'identités distinctes, de rapports particuliers. Car l'identité personnelle, intime, d'un individu est toujours le produit d'une histoire singulière, qui n'est reproduite nulle part et s'est construite dans des circonstances de la vie qui ne sont jamais les mêmes pour tous, y compris pour des individus aussi proches que deux frères ou deux sœurs, ou un frère et une sœur. Et avant même l'arrivée des Européens à Wonenara en 1951, l'identité d'un Baruya était également faite d'aspects de lui-même qui débordaient sa société. li (elle) savait qu'il appartenait à un groupe de tribus apparentées par leurs langues et leurs coutumes, un ensemble que nous avons appelé une ethnie et qui constituait une communauté 1 qui englobait sa propre société, lui était liée par un passé lointain commun, mais qui ne fonctionnait pas pour lui ou pour elle comme sa « société». Or, cette caractéristique, née de l'appartenance d'un individu à des ensembles qui débordent et englobent sa société de naissance, devait encore s'affirmer à partir de 1951.

1. Nous entendons par « communauté» un groupe social qui naît du partage entre des individus et/ou des groupes de réalités communes, une langue, une religion, une fonction, une histoire, un mythe, etc., qui leur sont transmises à la naissance ou sont choisies par eux au cours de leur existence. Le partage d'un ou de plusieurs éléments communs par ses membres ne suffit pas à transformer une communauté en une société. Sur les concepts de « société », « communauté », « culture », voir M. Godelier, «Introspection, rétrospections, projections: un entretien avec Hosham Dawod lO, Gradhiva, nO 25, 1999, pp. 1 à 25.

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L'arrivée de l'Occident, ou la perte par les Baruya de leur souveraineté sur leur territoire et sur eux-mêmes C'est à cette date que les Baruya, sans l'avoir voulu ni prévu, se virent conférer une nouvelle identité .commune quand ils devinrent des « sujets» de Sa Majesté la reine d'Angleterre et furent placés sous l'autorité et le contrôle d'un État colonial créé et gouverné par des Blancs d'origine australienne, assistés d'autres Blancs d'origine européenne ou nord-américaine. En 1975, sans non plus l'avoir vraiment voulu, bien qu'on les en eût informés, les mêmes Baruya devinrent « citoyens», cette fois d'un État postcolonial dont l'indépendance et le régime constitutionnel n'avaient pas été conquis par eux mais octroyés par l'Australie, l'ex-puissance tutélaire. Ds se trouvèrent alors embarqués dans un processus forcé de formation d'une nation multiculturelle qu'il fallait faire naître à tout prix pour donner corps a posteriori à un État créé de toutes pièces par des étrangers et imposé désormais à tous les habitants de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, quelle que soit leur tribu ou leur ethnie d'origine, comme le cadre obligé de leur vie future. Dans ce contexte historique nouveau, des enfants baruya (les garçons d'abord) fréquentèrent l'école de la mission luthérienne et certains devinrent policier, infirmier, pasteur luthérien ou encore professeur de mathématiques à l'université de Lae. Plus récemment, à partir de 1981, parmi les adultes, beaucoup de Baruya, les femmes surtout, se sont convertis au christianisme et ont adhéré à diverses Églises et sectes protestantes qui, depuis plusieurs décennies, rivalisent entre elles pour leur enseigner le message du Christ et extirper leurs anciennes croyances religieuses, inspirées dit-on par Satan. Le nombre des chamans a diminué, leur prestige également. Les grands guerriers sont morts. La guerre, lorsqu'elle reprend sporadiquement avec une tribu voisine, ne se mène plus selon les mêmes règles, avec les mêmes armes. On ne tue que les hommes, on épargne les femmes, les enfants, ceci parce qu'on risque beaucoup plus que la police n'intervienne si la nouvelle circule que des femmes et des enfants ont été tués dans les affrontements. Bien entendu, toutes ces identités anciennes et nouvelles ne s'articulent pas les unes aux: autres sans conflits, dans la mesure même où certaines d'entre elles prétendent en exclure d'autres. Car devenir un citoyen de Papouasie-Nouvelle-Guinée, ce fut, pour un Baruya, perdre le droit de porter les armes et de régler soi-même, selon ses lois à lui, les offenses et les crimes qui dressent les uns contre les autres des individus ou des groupes appartenant à sa tribu. C'est devoir s'en remettre à des policiers et à des juges inconnus qui invoquent d'autres lois pour obtenir réparation et justice. Par ailleurs, se faire baptiser et devenir chrétien revient certes à intégrer une communauté universelle qui affirme l'égalité de tous, Blancs, Noirs, Jaunes, devant un dieu venu sauver toute l'humanité, mais c'est aussi cesser d'être polygame et d'initier les garçons et les filles,

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ou de pratiquer les rites permettant de chasser les mauvais esprits ou de s'assurer une bonne récolte dans son jardin. Bref, tous les Baruya qui sont devenus infirmiers ou se sont convertis au christianisme ont cessé, les uns après les autres, individuellement ou en groupe, de reproduire certains des rapports sociaux qui caractérisaient leur société avant l'arrivée des Européens - ou, s'ils continuent à les reproduire, c'est partiellement seulement, et en en altérant profondément le sens. Les rapports sociaux précoloniaux n'ont donc pas disparu d'eux-mêmes mais du fait que certains individus et certains groupes ont refusé de les reproduire, de continuer à nouer avec les autres membres de leur société ce type de rapports. Et ce n'est pas seulement une question de choix intime, personnel. Ce fut aussi souvent un acte de soumission à des contraintes imposées de l'extérieur, comme l'interdiction de faire la guerre, d'exposer les morts sur des plates-formes, etc., bref, l'effet de rapports de force entre l'ancienne société, souveraine sur son territoire, et la nouvelle société qui l'a dépossédée en bloc de cette souveraineté) que s'est désormais appropriée une institution autrefois inconnue, l'Etat. Peu à peu, à travers ces choix voulus ou imposés, une nouvelle société s'est mise en place qui s'étend au-dessus et au sein des sociétés locales. Car devenir policier, infirmière, produire du café pour le marché, travailler comme employé dans une banque, ce n'est pas seulement faire partie de nouvelles «communautés ». C'est vivre en faisant désormais vivre et se développer des institutions qui interviennent sur l'ensemble du territoire de l'Etat de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et s'imposent désormais à tous les groupes locaux, tribaux, urbains, etc. Et toutes ces institutions, la police, les hôpitaux, l'université, le marché, ne sont pas là par hasard et ne sont pas sans lien entre elles. Elles constituent les éléments d'une nouvelle société globale importée et imposée de l'extérieur, et qui combine deux formules bien connues ailleurs: le développement d'une économie de marché et la mise en place q'un régime politique de démocratie parlementaire et de partis multiples. A cela s'ajoutent les effets de l'expansion d'une religion militante venue également de l'Occident, le christianisme, qui met l'accent sur l'individu et sur son salut et jette le discrédit sur les religions ancestrales. À terme, cette nouvelle société globale devrait éliminer et remplacer les différentes sociétés locales qui existaient en Nouvelle-Guinée à l'arrivée des Européens. Mais pour cela, il faudra que les anciennes sociétés locales deviennent incapables de (ou se refusent à) continuer à fournir à leurs membres un accès non marchand à la terre et d'autres formes d'entraide ayant leur origine dans le fonctionnement des rapports de parenté ou d'autres rapports sociaux qui impliquent solidarité et partage entre ceux qu'ils lient. Cette perspective est tout à fait plausible, mais en attendant, en 2004, alors que j'écris, ces deux types de « sociétés» globales, locale et nationale, s'appuient en fait l'une sur l'autre pour fonctionner et se reproduire et continueront à le faire encore un certain temps - il est vrai

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dans un contexte de mondialisation toujours plus intégrée de l'économie capitaliste et des institutions créées en Occident 1 • Finalement, en ce début du XXIe siècle, les Baruya vivent ou naissent dalls une société hybride profondément altérée par un demi-siècle d'interventions directes ou indirectes de puissantes forces extérieures (l'État, colonial puis post-colonial, le marché, le christianisme) qui, demain, seront plus fortes encore mais n'ont pas encore fait disparaître des pans entiers de l'ancienne organisation sociale et des modes de pensée ancestraux, même si, pour les conserver, les Baruya ont· dû les adapter, les remodeler. Nous avons vu que l'histoire des Baruya, la souveraineté globale qu'ils exercent sur leur territoire, la hiérarchie politico-rituelle entre les groupes de parenté et finalement les distinctions entre Grands Hommes ct Grandes Femmes, d'une part, et le reste de la population, de l'autre, trouvaient leurs origines ailleurs que dans l'univers des rapports de parenté tout en enveloppant cet univers et en le travaillant de l'intérieur. Il serait cependant tout à fait erroné d'en conclure que la parenté chez les Baruya est un domaine de la vie sociale d'importance mineure - voire marginale. Car si les Baruya existent en tant que « société» parce qu'ils exercent en commun une souveraineté sur leur territoire, ce sont les groupes de parenté qui se partagent ce territoire et c'est l'appartenance (de naissance) des individus à l'un de ces groupes qui leur donne accès aux conditions matérielles de leur existence sociale, de la terre à mettre en culture, un territoire pour chasser. Mais la terre n'est pas la seule ressource que procure à un individu le fait d'être membre d'un lignage et d'un clan. Ce fait signifie aussi qu'il (ou elle) peut compter sur la solidarité et le soutien des membres de son groupe - et de ceux qui lui sont liés par alliance - au cas où un conflit sérieux l'opposerait à des membres d'un autre lignage. Cela implique pour lui (ou pour elle) que, en cas de conflit l'opposant cette fois à un membre de son propre lignage, il lui faudra se soumettre à un arbitrage interne rendu par les aînés de son lignage. En outre, chacun est en droit d'attendre l'aide et l'intervention de son lignage pour se procurer une épouse ou un époux. Enfin, pour les groupes de parenté qui exercent des fonctions héréditaires dans le déroulement du cycle des initiations masculines, les fils aÎnés des représentants de ces lignages savent que, s'ils ne sont pas idiots ou infirmes, c'est à eux que seront transmises ces fonctions avec les objets sacrés et les formules rituelles qui confèrent le 1. Voir M. Godelier; « Les Baruya de Nouvelle-Guinée, un exemple récent de subordination économique, politique et culturelle d'une société "primitive à l'Occident" JO ; M. Godelier (dir.), Transitions et subordinations au capitalisme, Maison des sciences de l'homme, 1991, pp. 379-399.

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droit de les exercer. Fonctions, objets, statuts hérités circulent en vertu de certains liens de parenté unissant des individus de même sexe et de générations successives. Parenté et société chez les Baruya

Cunivers de la parenté, celui qui entoure chacun à sa naissance, est fait d'intimité, d'affection, de protection, d'autorité et de respect. De cet univers les garçons seront brutalement arrachés vers l'âge de dix ans pour passer sous l'autorité non de leur père mais de leurs aînés qui ne sont pas encore mariés mais le seront bientôt, et c'est de leur sperme bu qu'ils vont renaître pleinement hommes, dépouillés de toute trace laissée en eux d'être nés du ventre d'une femme et d'avoir jusque-là grandi dans un monde avant tout féminin. Pour une fille, le destin n'est pas de renaître hors de la parenté. Jusqu'à sa puberté et au-delà elle vivra dans sa famille qu'elle quittera lors de son mariage pour en créer une autre. Là, rien ne l'empêchera de devenir une Grande Femme, un chaman, ou la mère d'une famille nombreuse. Mariée, elle ne cessera cependant jamais d'appartenir à son lignage de naissance, même si elle est désormais passée sous l'autorité de son mari et que ses enfants appartiennent au lignage de ce dernier, au lignage de leur père. Car les groupes de parenté, chez les Baruya, sont formés par l'application d'un principe de descendance qui passe exclusivement par les hommes et crée des lignages et des clans patrilinéaires. Cela ne veut pas dire que les parents maternels d'un enfant n'ont aucune importance ni aucun droit sur lui. Cela signifie que les noms, les terres, les statuts qu'un enfant recevra au cours de sa vie lui viennent de ses ancêtres à travers son père et les frères de son père, qui sont pour lui également des pères et sont désignés par un même terme (en accord avec la terminologie de parenté de type iroquois utilisée par les Baruya). La mémoire généalogique ne remonte pas à plus de trois, parfois quatre, générations audessus d'Ego. Au-delà, quelques noms se détachent dans la nuit de l'oubli. Ce sont des noms de Grands Hommes, de héros légendaires. Bakitchatché, par exemple, cet ancêtre des T chatché, qui, aidé par des puissances surnaturelles, avait tué, jeune encore, un grand nombre d'Andjé et permis aux Baruya de s'emparer du territoire des Andjé qui les avaient accueillis et protégés. Le principe patrilinéaire a d'ailleurs pour effet d'introduire un biais dans les listes des ancêtres les plus lointains dont un individu se souvient. Toutes en effet commencent par un homme, parfois par plusieurs qui se succèdent dans l'ordre des naissances. Rarement à ce niveau généalogique (G+s, G+4) un nom de femme, d'une sœur de ces hommes est donné, et cette femme n'est jamais l'aînée. La mémoire des rapports de parenté est donc doublement marquée par le principe patrilinéaire, qui engendre l'oubli quasiment général des noms des femmes du lignage appartenant à la génération des arrière-grands-parents et au-delà, l'attribution systématique de la position d'aîné d'une génération à un homme.

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Précisons que les noms des individus (et peut-être leurs esprits) sont transmis en générations alternées, des grands-pères aux petits-fils, des grands-tantes paternelles à leurs petites-nièces. Ces noms fonctionnent par paires, un premier nom est attribué à la naissance, qui sera remplacé par un second après que le garçon ou la fille aura eu le nez percé et aura été initié(e'. Dès lors il est interdit à quiconque d'appeler cette personne par son nom d'avant l'initiation. Ce serait l'insulter gravement et ce manquement demanderait réparation.

Que dit un Baruya de sa parenté? Les groupes de parenté, nous les avons appelés parfois clans, parfois lignages. Comment les Baruya les appellent-ils? Ds utilisent deux termes qui mettent l'accent sur des aspects différents, mais liés, de ces groupes. Le premier terme, navaalyara, vient de avaala, qui veut dire « le même» et met en avant le fait que tous les membres de ces groupes partagent la même identité. Le second terme, yisavaa, fait référence à l'arbre, yita, et met l'accent sur le principe de la descendance, sur la ramification des branches d'un arbre à partir de son tronc et de la croissance du tronc à partir de ses racines. Les deux termes peuvent être employés pour désigner soit un lignage particulier, soit plusieurs lignages qui partagent le même nom. Le terme yisavaa est employé de préférence dans ce second cas, pour désigner un ensemble de lignages qui partagent un même grand nom, ensemble que nous avons appelé « cIan» avec beaucoup de précaution. Pour donner un exemple, le nom « Bakia » se retrouve dans les noms de plusieurs lignages, les Kuopbakia, les Boulimmanbakia, etc. Mais quel poids ces réalités ont-elles dans la pratique? Prenons le groupe de parenté qui se nomme lui-même les Baruya. Il est composé de deux lignages qui portent les noms de deux toponymes de la vallée de Marawaka, là où leurs ancêtres, donc, venus de Bravégareubaramandeuc, s'étaient établis à leur arrivée chez les Andjé. Cun des lignages s'appelle désormais les Baruya Kwarrandariar, l'autre les Baruya Wombouyé. Tous deux savent qu'ils sont des Baruya mais ne peuvent retracer les liens qui les rattachent à un ancêtre commun. Celui-ci, on l'a rappelé, serait un certain Djivaamakwé, le héros du temps des origines, du temps du rêve. C'est lui qui aurait reçu du Soleil les premiers kwaimatnié, institué les initiations et attribué à chacun des autres cIans une fonction spécifique dans leur déroulement. Mais les Kwarrandariar revendiquent Djivaamaakwé comme leur ancêtre à eux, et s'ils associent les Wombouyé à leurs tâches rituelles, c'est à une place mineure. Donc, si l'on désigne par cIan ces deux lignages qui portent le même grand nom, Baruya, on voit qu'il n'a pas d'existence en dehors du domaine politico-rituel. Car, par ailleurs, ces deux lignages échangent parfois entre eux des femmes et se comportent comme des unités exogames. Si l'on confronte ces pratiques avec la définition qu'ont donnée du clan certains anthropologues (un groupe « exogame »), on constate que si la réunion des Kwarrandariar et des

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Wombouyé sous le même nom de Baruya donne l'impression que ces deux lignages forment un clan, alors soit ce clan n'est pas « exogame», soit ce que recouvre ce nom commun n'est pas un « clan ». Je penche pour la première interprétation. C'est un « clan» en tant qu'ensemble de lignages ayant gardé mémoire d'une origine et d'un nom communs, mais ce clan n'est pas exogame. Des lignages qui vivent séparés physiquement, ou qui ont entre eux des liens généalogiques très distants, nouent une alliance qu'ils ne renouvelleront d'ailleurs pas avant trois générations au moins, comme nous le verrons en analysant les formes d'alliance pratiquées par les Baruya. En principe, les fils, quand ils se marient, doivent construire leur maison auprès de celle de leur père si celui-ci est vivant, ou près de son ancien emplacement s'il est mort. Mais si ce principe était systématiquement appliqué, on devrait trouver des villages entiers habités par tous les descendants mâles d'un groupe de frères vivant déjà au même endroit trois ou quatre générations plus tôt. En fait il n'en est rien, parce que, sans cesse, un ou plusieurs des fils choisissent d'aller habiter auprès d'un de leurs beaux-frères et vont s'établir dans un autre village. Et pour la même raison, régulièrement, un beau-frère s'en vient vivre auprès de l'un des fils, celui-là même auquel il a « donné» l'une de ses sœurs comme épouse. Le résultat de ces départs et de ces arrivées est que les villages et les hameaux 1 se composent de plusieurs petits segments de lignages différents autour du lignage des fondateurs du site. Ces habitats étaient regroupés et fortifiés en temps de guerre, mais en temps de paix, les familles se dispersaient et résidaient alors souvent auprès de leurs jardins. Les Baruya trouvent un avantage à inviter un ou plusieurs de leurs alliés à venir vivre auprès d'eux, ou à laisser partir l'un d'entre eux pour aller vivre auprès de ses alliés. La présence de ces alliés permet d'amoindrir les conflits qui dressent fréquemment les uns contre les autres deux frères ou deux fils de deux frères (des cousins parallèles). Les motifs de querelles et de conflits ne manquent pas : un homme a essayé de coucher avec l'épouse de l'un de ses frères, l'épouse d'un frère s'est prise de querelle avec l'épouse d'un autre frère ou a maltraité l'un des enfants de cette femme. Plus sérieusement: un homme a ouvert un jardin dans une zone autrefois défrichée par le frère de son père mais sans en informer celui-ci, etc. Dans certains cas les querelles vont jusqu'au meurtre, et dans ce cas, le meurtrier et sa famille doivent chercher refuge chez des alliés qui le protégeront et peut-être même consentiront à ce qu'il vienne résider définitivement auprès d'eux et utilise leurs terres de culture et leurs terrains de chasse. Après un certain nombre d'années, le meurtrier pourra même être incorporé dans le lignage de ses hôtes à l'issue d'une cérémonie au cours de laquelle celuici donnera une quantité considérable de barres de sel et de brasses de cauris au lignage du meurtrier. Caîné de ce lignage proclamera alors que 1. En 1979, il en existait 17 chez les Baruya pour une population de 2 159 personnes, soit en moyenne 127 personnes habitant dans le même hameau ou village.

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cet homme n'est plus l'un des siens et a perdu tout droit sur les terres et sur les bosquets de pandanus (un arbre aux fruits très appréciés) plantés par ses ancêtres. Désormais, les descendants de cet homme porteront un double nom, composé du nom du lignage qui les absorbe et de celui de leur lignage d'origine. lis deviendront par exemple des Ndélouwayé, des Youwayé dèvenus des Ndélié. Une terminologie de parenté de type iroquois

La terminologie de parenté baruya est du type dit iroquois. En quoi cela consiste-t-il? D'abord rappelons qu'on appelle terminologie de parenté une fraction du vocabulaire d'une langue, un ensemble limité de termes désignant des relations qu'un individu, caractérisé exclusivement par son sexe, masculin ou féminin, entretient, d'une part, avec un certain nombre d'individus des deux sexes dont il (elle) descend ou qui descendent de lui (d'elle), et, d'autre part, avec d'autres individus auxquels il (elle) est allié(e) par le mariage ou qui sont alliés à ses parents paternels ou maternels - ou parfois même sont les alliés de ses alliés. On a pris l'habitude, en Occident, de désigner l'ensemble des parents paternels et maternels, ainsi que leurs descendants, comme les consanguins et l'ensemble des alliés comme les affins. Mais ces termes n'ont pas de définition unique, universelle, et ont l'inconvénient de projeter sur des univers de parenté autres que les nôtres des distinctions qui engendrent des confusions, déforment ou masquent les faits observés. Pour ce qui concerne les Baruya, il serait absurde de désigner les « maternels » par le terme «consanguins », qui suggérerait qu'ils partagent leur sang avec l'enfant alors que, comme nous allons le voir, le sang et les os d'un enfant proviennent du sperme de son père tandis que son âme, son esprit, provient d'un ancêtre (masculin ou féminin, selon le sexe de l'enfant) appartenant également et exclusivement au lignage de son père. Par ailleurs, mais ceci sera exposé plus loin aussi, on sait que dans beaucoup de terminologies de parenté, dravidiennes et australiennes notamment, il n'existe pas de vocabulaire spécifique pour désigner les affins et que le frère de la mère est désigné par le même terme qui désigne le père de l'épouse (WF), ce terme subsumant deux relations qui, en Occident, appartiennent l'une au vocabulaire de la consanguinité (oncle maternel), l'autre au vocabulaire de l'alliance (beau-père). On comprend ainsi pourquoi un observateur doit décentrer sa pensée par rapport aux catégories et aux représentations de la parenté en usage en Occident. Quels sont les aspects de la terminologie de parenté baruya qui la font ranger parmi celles de type iroquois? (Bien entendu les Baruya ignorent que leur terminologie est du même type que celle qui fut recueillie au XIXC siècle par Morgan chez les Iroquois ... ) C'est d'abord le fait que les enfants des frères du père et de la sœur de la mère sont désignés par les termes employés pour désigner les frères et les sœurs d'Ego. Tous sont frères et sœurs, ce qu'en jargon anthropologique on énonce en disant

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que les cousins paral1èles sont (équivalents, identiques à) des germains. En revanche, les enfants des sœurs du père et des frères de la mère, les cousins croisés d'Ego, sont désignés par un terme distinct. Les cousins et cousines parallèles étant des frères et sœurs, ils sont théoriquement inépousables. Mais les Baruya épousent parfois leur cousine parallèle matrilatérale. Les cousins et cousines croisés au contraire sont potentiellement épousables, mais en fait les Baruya n'épousent pas la fille du frère de leur mère, leur cousine croisée matrilatérale, et ceci parce qu'ils ne doivent pas reproduire le mariage de leur père et prendre femme dans le lignage d'où vient leur mère. Cette distinction entre cousins parallèles et croisés ne se prolonge pas sur plusieurs générations comme dans les systèmes dravidiens. Elle est la conséquence, au niveau de la génération d'Ego, d'un échange de femmes qui a eu lieu à la génération précédant celle d'Ego (G+l), mais elle n'est pas la conséquence d'une règle qui prescrirait à Ego d'épouser l'une de ses cousines croisées, ou qui, de façon moins contraignante, la lui ferait choisir de préférence à d'autres épouses possibles. I.:absence de règle de mariage prescriptive ou préférentielle explique l'existence, dans la langue baruya, d'un vocabulaire spécifique pour désigner les alliés par le mariage, ce qui est un second trait caractéristique des terminologies de parenté iroquoises qui les distingue des terminologies dravidiennes. L'existence de cette terminologie spécifique signifie que la règle n'est pas d'épouser quelqu'un qui soit un parent proche du côté paternel ou maternel, mais un(e) Baruya d'un lignage avec lequel votre lignage n'a pas encore fait d'alliance (ou n'en a plus fait depuis trois générations au moins). Bref, un(e) allié(e) potentiel(le) est un(e} Baruya non apparenté(e) ou lointainement apparenté(e), mais ce n'est pas un étranger car la tribu des Baruya est massivement endogame. Quand on épouse une étrangère, c'est en général pour conclure une alliance commerciale ou politique, et dans ce cas on échange, suivant le contexte, soit une femme (alliance politique) soit (alliance en vue du commerce) une certaine quantité de biens: barres de sel, cauris, capes d'écorce, plumes, etc., bref, des richesses pour une femme, un bridewealth. Revenons sur le fait que les enfants des frères de mon père et des sœurs de ma mère sont pour moi des frères et sœurs. Ceci implique que les frères de mon père sont également pour moi des pères et les sœurs de ma mère des mères. Nous avons donc affaire à une terminologie dite « classificatoire» où le terme pour ( père» désigne une catégorie d'individus dans la même relation avec Ego que l'homme qui est marié à sa mère. La notion d' oncle» paternel n'existe donc pas dans cette langue, et la «paternité» n'a pas le même sens que dans notre langue puisque le mot (( noumwé» en baruya range dans la même catégorie des personnes et des relations que nous distinguons. Il en va de même du côté maternel, où la notion de tante maternelle n'existe pas puisque toutes les sœurs de ma mère sont des mères. Mais comme toutes ces « mères» ne «(

CHEZ LES BARUYA DE NOUVELLE-GUINtE

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sont ni des coépouses de mon père ni des épouses potentielles ou réelles des frères de mon père, de mes autres pères, on voit aussitôt que le mot « noua », que je traduis en français par « mère», englobe des personnes et des relations que nous distinguons dans la parenté européenne. Par ailleurs les frères de ma mère sont bien des oncles, mais du fait que le mariage chez les Baruya repose sur l'échange entre deux hommes, chacun d'une de leurs « sœurs », l'une des sœurs de mon père est probablement l'épouse de l'un des frères de ma mère (MB = FZH). En revanche, les autres frères de ma mère seront mariés à des femmes d'autres lignages au nom du principe qui veut que deux frères ne doivent pas prendre femme dans le même lignage. Les notions de père, de frère, de sœur, etc., renvoient donc chacune à un nombre indéfini d'individus qui sont avec Ego et les germains d'Ego dans la même relation catégorielle. Les théoriciens de la parenté, devant l'existence de ces terminologies classificatoires et de ces termes désignant des catégories d'individus entretenant une relation équivalente, se sont posé la question de savoir si ces catégories se sont construites par extensio~ comme par exemple lorsque l'on utilise le mot « père» par extension (et projection) de la relation père-enfants créée au sein de la famille nucléaire à tous les frères du père qui n'appartiennent pas à cette famille nucléaire et ne sont pas mariés à la mère. Or la parenté, nous le verrons, ne se réduit jamais à la famille, nucléaire ou autre, et les groupes de parenté ne se construisent pas par simple extension et multiplication des relations internes à la famille nucléaire, que certains, depuis Murdock, insistent pour désigner comme les « relations primaires» de la parenté. C'est donc du côté d'une équivalence posée dès le départ entre les relations qui lient un Ego et la classe de ses substituts (suffit pas à justifier le bien-fondé de l'explication dite « extensionniste » des termes de parenté, dont le fondement serait en dernière analyse .généalogique. Une grande partie des relations d'équivalence entre parents, lorsqu'elles existent, ne sauraient être pensées comme des formes d'extension de relations généalogiques primaires à des parents lointains, secondaires. ';::Dans cette perspective, nous pouvons reconsidérer ce que signifie l'expression «échange des femmes» dans les systèmes australiens. Pour qu'Ego (homme) puisse se marier, nous l'avons vu, il faut que trois èônditions soiènt satisfaites: que la femme appartienne à la catégorie des femmes épousables, mais aussi que cet homme ait acquis certains droits sur cette femme-là et - condition supplémentaire, qui ne relève paS de la parenté et précède tout mariage possible pour un homme -, il faut que ce dernier ait été initié. Revenons sur la première condition. Au niveau global d'une société divisée par exemple en quatre sections, ou comme on disait autrefois en quatre classes matrimoniales, le mariage en question est donc «classé »,

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et cette division constitue la condition générale, le cadre préprogrammé, si l'on veut, de tout mariage régulier possible et précède de fait tout mariage réel. Ceci a conduit certains auteurs, tel Alain Testart, à distinguer deux niveaux de parenté en Australie, la parenté classificatoire et la parenté agie, manipulée par les individus, et à affirmer, dans une formule dirigée contre Lévi-Strauss et qui peut surprendre, que « le système de parenté australien n'est pas un système d'échange matrimonial », parce que si le « frère de mon épouse» (WB) est désigné par le même terme que « le mari de ma sœur» (ZH), c'est en vertu d'« une propriété de structure intrinsèque au système de parenté. Automatiquement dans ce système, tous les WB sont des ZH au sens classificatoire ». À ce niveau, il n'existe donc aucune stratégie d'alliance possible: Du point de vue de la structure rien ne change, et il n'y a rien à céder puisque mes sœurs sont depuis toujours, de par le système de parenté, prévues pour être les épouses des frères de mon épouse (Z = WBW). n y a réciprocité logique au sein de la structure, pas d'échange des sœurs au sens propre.

Testart a donc le grand mérite d'avoir mis en évidence, par un examen très précis des principales publications sur les Aborigènes australiens, en remontant jusqu'aux écrits de Fison et Howitt en 1880, le fait que, dans la pratique, l'échange direct des sœurs existe certes en Australie, mais n'est ni une régularité ni même une constante majeure de la vie sociale des Australiens - ce que suggère pourtant l'existence des sections et leur fonctionnement en tant que « classes matrimoniales» (que Lévi-Strauss a analysées en tant que telles). Cependant, déclarer comme le fait Testart que la parenté classificatoire n'est pas dans son fond un système d'échange est un paralogisme. Du fait que toutes les sections sont exogames (puisque le mariage à l'intérieur d'une même section est considéré comme incestueux et interdit), dans la pratique, tous les membres d'une section doivent trouver en dehors de leur section un partenaire autorisé. Nous retrouvons donc bien la chaîne causale (prohibition de l'inceste-exogamie-échange), mais cet échange n'est pas pratiqué concrètement entre deux personnes. C'est un échange abstrait, global entre des groupes appartenant à des sections différentes. C'est ainsi que la division en sections crée la nécessité globale, logique et sociologique d'échanger, mais que cet échange, qui pourrait prendre la forme d'un échange entre les membres d'une section et ceux des trois autres, est lui-même limité puisque les membres d'une section sont les époux et épouse potentiels des membres d'une seule des trois autres sections. 1.:originalité du système est que les enfants des deux sections qui s'intermarient appartiennent automatiquement aux deux sections avec lesquelles les sections de leurs parents ne s'intermarient pas. Et à l'inverse, les deux sections auxquels appartiennent les enfants en s'intermariant engendrent les membres des deux sections de leurs parents. Le

L'ALLIANCE ET LA Rf:SIDENCE

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système est logiquement et sociologiquement circulaire, fermé sur soi. Il l'est aussi philosophiquement, puisque cette circularité est pensée comme voulue de toute éternité depuis le Temps du Rêve, le Temps des Origines, un temps qui ne s'écoule pas, ne change pas, un temps éternel. Dans un tel système, si l'on ne considère que le niveau de la paremé classificatoire (qui se présente comme fondée de toute éternité sur une division dualiste du cosmos et de la société), il est évident, comme l'écrit Alain Testart, que « la famil1e », encore moins la famille « nucléaire» sinon biologique, ne saurait en être le fondement ... l . En revanche, au niveau de la pratique concrète, de l'exercice de la parenté au quotidien, le mariage est vraiment l'objet d'un choix, de décisions de s'allier à telle ou telle famille. Il fonctionne comme un point de départ fondateur. Précisons que le mariage chez les Australiens, comme chez les Baruya et dans de nombreuses sociétés, n'est pas un acte religieux. Comment se décide alors concrètement un mariage chez les Aborigènes australiens? Les mariages réels résultent en fait de l'acquisition par un homme de droits sur une femme (ce qui n'est pas pour nous surprendre), donc de la création de liens entre cet homme et un certain nombre d'hommes et de femmes de la génération antérieure à lui. Ces liens peuvent être, par exemple, ceux qui existent emre cet homme et l'homme qui l'a initié et circoncis et qui, de ce fait, lui doit une femme ou doit l'aider à en trouver une. Ils peuvent aussi attacher cet homme à une femme, souvent de son ~lge, qu'il traite comme sa belle-mère, ce qui lui donne des droits sur les enfants de cette femme, droits qu'il peut même transférer à d'autres hommes. En revanche, l'enlèvement d'une épouse ou d'une jeune fille promise à un autre donnera lieu comme ailleurs à des représailles et à des réparations. Parfois, comme chez les Walbiri, l'épouse ou la fiancée aura entre 3 et 10 ans, et sera élevée par son mari, etc. Ensuite, les obligations de l'homme vis-à-vis de ses donneurs d'épouses se traduiront par de multiples dons de gibier, des services, etc. Nous retrouvons là un monde familier. Si nous comparons les diverses formules d'échange que nous venons d'examiner, les différences apparaissent nettement: chez les Baruya, l'échange direct de sœurs entre les lignages est la formule générale de l'alliance de mariage, mais elle s'accompagne de l'interdiction de renouveler les mêmes alliances avant plusieurs générations. Chez les Australiens, la formule générale est l'échange de sœurs entre des sections (qui ne sont pas des clans ou des lignages). Cet échange est réciproque et
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